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1Le texte de Jean Meuvret (1901-1971) sur les crises de subsistances est un classique de l’historiographie de l’après-guerre [1]. Il arrivait à point nommé pour poser les premiers jalons de l’histoire de la population, un champ alors en friche de l’histoire économique et sociale, dont Louis Chevalier (1946) venait précisément de souligner les enjeux dans un des premiers numéros de Population. Cet « article fondateur » a marqué plusieurs générations d’historiens et de démographes historiens, qu’ils aient eu ou non l’heur de bénéficier de l’enseignement que son auteur dispensait à l’École pratique des hautes études depuis 1951 [2]. Meuvret possédait une connaissance exceptionnelle des fonds d’archives exploitables par l’histoire quantitative, pour aller plus avant dans des pistes de recherche déjà clairement dessinées, pistes qu’il comptait suivre lui-même et surtout qu’il incitait d’autres à suivre. Il fut parmi les premiers à dévoiler les richesses négligées des registres paroissiaux, source accessible et privilégiée pour reconstituer les mouvements de population de l’ère préstatistique et appréhender les caractéristiques démographiques du passé. Meuvret ouvrait ainsi la voie de la démographie historique, que ce soit la grande enquête sur « la population de la France de Louis XIV à la Restauration » que Louis Henry lancerait, avec l’aide de Michel Fleury, en 1958, les travaux pionniers de Pierre Goubert (1960, 1966) ou encore la magistrale étude sur la famine au temps du Roi Soleil de Marcel Lachiver (1991).

2Engagé depuis plusieurs années dans la préparation d’une thèse sur le problème des subsistances pendant le long règne de Louis XIV, Meuvret avait publié deux articles en 1944, respectivement dans les Mélanges d’histoire sociale (les Annales, fondées par Marc Bloch et Lucien Febvre, avaient été rebaptisées en 1942) et dans le Journal de la Société Statistique de Paris[3]. Le premier discutait la qualité des mercuriales, la principale source à exploiter pour retracer l’histoire des prix des céréales, en ayant recours aux relevés hebdomadaires, si disponibles, de préférence aux évaluations annuelles, et s’interrogeait sur les chausse-trappes à éviter dans les conversions métrologiques et monétaires. Le second comportait d’importantes propositions méthodologiques pour la reconstitution du mouvement des prix : le choix de la médiane mobile, au lieu de la moyenne mobile, afin de supprimer l’influence des écarts extrêmes dans des séries très irrégulières, et l’année-récolte, comme cadre le plus pertinent pour saisir les fluctuations du prix des denrées alimentaires, en particulier pour rechercher leur impact sur les populations exposées à ces hausses.

3Deux ans plus tard, l’article de Population précise et élargit l’analyse des « répercussions » démographiques des chertés (exceptionnelles). Meuvret en examine les mécanismes complexes et la possibilité ou non de les quantifier. À ses yeux, la part à attribuer au facteur épidémique en lui-même est impossible à déceler « statistiquement ». Il souligne aussi l’effet perturbateur des migrations de disette, susceptible de fausser la mesure. L’économie de chiffres fournis pour étayer les hypothèses peut surprendre. Comme le rappelait Albert Soboul (1972), l’auteur « ne succombait pas au vertige du nombre » contrairement à ce d’aucuns laissaient croire. Un des autres points les plus novateurs dans l’article est l’accent mis sur un phénomène passé relativement inaperçu jusque-là, et qui doit être pris en compte pour apprécier l’intensité de la crise : le fléchissement des naissances, mesuré selon le calendrier des conceptions, conséquence et symptôme caractéristique des crises tout autant – sinon plus – que la surmortalité. Enfin, le contraste mis au jour entre deux grands types de crises – crise aiguë, crise larvée – constitue aujourd’hui encore un des résultats majeurs d’une étude qui reposait finalement sur un nombre restreint de données, et dont la représentativité, à l’échelle du royaume, n’allait pas forcément de soi. Le graphique possède une force visuelle de démonstration toujours aussi frappante, même si l’auteur s’attarde peu sur la façon dont il est construit.

4Vingt ans plus tard, Meuvret (1965a, 1965b) reconnaissait que la source mobilisée pour la courbe des prix était « pleinement inadéquate ». Mais il pouvait alors s’appuyer sur les travaux de ses « disciples » – au premier rang desquels Pierre Goubert – pour réaffirmer la corrélation souvent positive entre cherté des grains et crises démographiques, même si d’autres observations la contredisaient ou la nuançaient, comme celles de René Baehrel (1961) en Provence. Comme tout article fondateur, il fit débat et son contenu fut parfois caricaturé par ses adversaires. La distinction année de récolte / année civile fut notamment regardée comme un raffinement inutile, très coûteux en temps pour l’historien (Baehrel, 1954). Pierre Chaunu, en 1962, semblait sonner le glas, dans le style provocateur qui était le sien, des enseignements de Meuvret : « Il y a des crises de subsistances qui ne tuent pas, des crises démographiques en période d’abondance ; même quand la rencontre a lieu, elle n’est pas un lien simple de cause à effet… Ce n’est pas la faim concrètement qui tue, mais les à-côté de la faim […] La crise de subsistances a cessé d’être la tarte à la crème de la démographie d’Ancien Régime » (Chaunu 1962). Meuvret n’en resta pas moins l’un des pionniers respectés de l’ « école française de démographie » (Dupâquier, 1995 ; Kaplan, 2015 ; Séguy, à paraître).

5La question du lien entre les disettes – terme qui signifie « chertés » à l’Époque moderne – et le mouvement naturel de la population, soulevée au xviiie siècle (Meuvret s’appuie sur des réflexions – anonymes – publiées par Louis Messance dès 1766), poursuivie au xixe siècle (Loua, 1867) et abondamment traitée dans la décennie 1980, a depuis été abandonnée par les historiens-démographes et les historiens-économistes. Le modèle de la crise de subsistance est connu et reconnu, bien que la corrélation entre hausse du prix des céréales et hausse de la mortalité ne soit pas aussi systématique que Jean Meuvret le pensait. Les crises de subsistance sont désormais considérées dans un contexte plus large. Les causes premières des disettes sont bien connues : les historiens du climat se sont attachés à en décrire les fluctuations aléatoires, autant que les tendances longues, qui tout au long du Petit âge glaciaire perturbent durablement les cycles et les techniques agricoles. Parallèlement, les historiens économistes ont révélé les carences du système productif et distributif au sein du royaume, certains freins relevant d’une réglementation rigide et parfois inadaptée, d’autres de facteurs démographiques (tels que le manque de main d’œuvre agricole après une succession de surmortalités). Cependant, des causes structurelles, plus profondes, doivent être évoquées. L’état de guerre quasi permanent durant le règne de Louis XIV non seulement ruine les populations, mais entrave aussi la circulation des blés d’une province à l’autre et en réserve surtout l’approvisionnement aux munitionnaires (agents chargés de la distribution des vivres et du fourrage aux troupes). Enfin, les mécanismes de solidarité mis en place, parfois depuis fort longtemps, par les municipalités et les œuvres de charité, permettent de réduire localement l’impact de la cherté sur les populations les plus pauvres. Mais ces aides alimentaires, qui s’organisent principalement dans les villes, ne manquent pas d’attirer mendiants et paysans ruinés, vite renvoyés dans l’errance tant que les institutions n’ont pas eu les moyens d’assumer l’assistance des citadins et des forains. Parallèlement à l’étude des causes, les historiens ont aussi pris en compte les conséquences des disettes et des famines. Si Jean Meuvret s’est intéressé aux impacts démographiques immédiats des disettes sévères, d’autres historiens ont considéré ceux qui surviennent à plus long terme, notamment les naissances perdues. Les travaux actuels s’attachent, quant à eux, à reconnaître les conséquences physiologiques, psychologiques, épidémiologiques de la malnutrition et de la famine, notamment au travers des très graves crises alimentaires des xixe et xxe siècles.

Notes

  • [*]
    Institut national d’études démographiques.
  • [1]
    Cet article a été réédité dans les Études d’histoire économique (1971), recueil d’articles publié peu avant la mort de l’auteur.
  • [2]
    Jean Meuvret a occupé la chaire d’histoire rurale de la VIe section « Sciences économiques et sociales » fondée en 1947 et dirigée par Lucien Febvre jusqu’en 1956, puis par Fernand Braudel, et qui deviendra par la suite l’EHESS. Normalien et agrégé d’histoire, il fut d’abord pendant une vingtaine d’années « caïman » et bibliothécaire adjoint à l’École normale supérieure avant d’entrer tardivement dans l’enseignement supérieur. Pour sa biographie, voir Cobb (1972), Soboul (1972), Goubert (1972, 1996, p. 151-156).
  • [3]
    Meuvret avait initié sa thèse sous la direction d’Henri Hauser (1866-1946). Il avait achevé d’en rédiger deux grandes parties en 1952, mais il renonça à soutenir sa thèse. Le manuscrit fut publié par ses « élèves » après sa mort (Meuvret, 1977-1988). Sur sa contribution à l’histoire économique, voir (Grantham, 1989).
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Français

Mots-clés

  • démographie historique
  • crise de subsistance
  • mortalité
  • Jean Meuvret

Références

  • En ligneBaehrel René, 1954, « L’exemple d’un exemple : histoire statistique et prix italiens », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 9(2), p. 213-226.
  • Baehrel René, 1961, Une croissance : la Basse-Provence rurale, Paris, Sevpen, 800 p.
  • En ligneChaunu Pierre, 1962, « Le Neubourg, quatre siècles d’histoire normande xive-xviiie siècle [recension de l’ouvrage d’Adré Plaisse] », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 17(6), p. 1152-1168.
  • En ligneChevalier Louis, 1946, « Pour une histoire de la population », Population, 1(2), p. 245-256.
  • Cobb Richard, 1972, « Hommage à Jean Meuvret », Bulletin de la Société d’histoire moderne et contemporaine, n° 3, p. 5-9.
  • Dupâquier Jean (dir.), 1995, Histoire de la population française, 2. De la Renaissance à 1789, Paris, PUF, Quadrige, 602 p.
  • Kaplan Steven, 2015, « A Legend in the field », in Kaplan Steven, The Stakes of Regulation. Perspectives on Bread, Politics and Political Economy Forty Years Later, Londres/New York, Anthem Press, p. 82-93.
  • Goubert Pierre, 1960, Beauvais et la Beauvaisis de 1600 à 1730, Paris, Sevpen, 653 p.
  • Goubert Pierre, 1966, Louis XIV et vingt millions de Français, Paris, Fayard, 354 p.
  • En ligneGoubert Pierre, 1972, « Jean Meuvret (1901-1971) », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 27(1), p. 281-284.
  • Goubert Pierre, 1996, Un parcours d’historien. Souvenirs 1915-1995, Paris, Fayard, 315 p.
  • En ligneGrantham George, 1989, « Jean Meuvret and the subsistence problem in early modern France », Journal of Economic History, 49(1), p. 184-200.
  • Lachiver Marcel, 1991, Les années de misère : la famine au temps du Grand Roi, Paris, Fayard, 574 p.
  • Loua Toussaint, 1867, « De l’influence des disettes sur les mouvements de population », Journal de la société statistique de France, 8, p. 94-97.
  • Messance Louis, 1766, Recherches sur la population des généralités d’Auvergne, de Lyon, de Rouen et de quelques provinces et villes du Royaume.
  • En ligneMeuvret Jean, 1944a, « L’histoire des prix des céréales en France pendant la seconde moitié du xviie siècle », Mélanges d’histoire sociale, 5(1), p. 27-44.
  • Meuvret Jean, 1944b, « Les mouvements des prix de 1661 à 1715 et leurs répercussions », Journal de la société statistique de Paris, 85(3), p. 109-119.
  • En ligneMeuvret Jean, 1965a, « Demographic crisis in France from the sixteenth to the eighteenth century » [tr. M. Hilton], in Glass D. V., Eversley D.E.C. (eds.), Population in History. Essays in Historical Demography, Londres, E. Arnold, p. 507-522.
  • Meuvret Jean, 1965b, « Réflexions d’un historien sur les crises démographiques aiguës avant le xviiie siècle », Problèmes de mortalité : méthodes, sources et bibliographie historique. Actes du Colloque international, Université de Liège, 18-20 avril 1963, Paris, Génin, p. 93-97.
  • Meuvret Jean, 1977-1988, Le Problème des subsistances à l’époque de Louis XIV, Paris, EHESS- Mouton, (6 volumes).
  • Séguy Isabelle, 2016, « The French school of historical demography (1950-2000) : Strengths and weaknesses », in Fauve-Chamoux Antoinette, Sogner Solvi, Bolovan Ioan (eds.), A Global History of Historical Demography. Half a Century of Interdisciplinarity, Bern, Peter Lang, p. 257-275.
  • Soboul Albert, 1972, « Jean Meuvret (1901–1971) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 19(1), p. 1-5.
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/12/2016
https://doi.org/10.3917/popu.1603.0577
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