1L’article « La couverture des coûts du divorce : le rôle de la famille, de l’État et du marché » propose une analyse du risque économique associé au divorce et à sa prise en charge privée ou publique. Les auteures évoquent, furtivement mais à au moins trois reprises, que leurs propos peuvent tout autant s’appliquer aux couples mariés qu’aux couples non mariés. En effet, si l’on reprend les différents coûts associés au divorce évoqués par les auteures, ceux-ci existent également pour des couples non mariés vivant une rupture (éventuellement pour des montants différents) : perte de niveau de vie du fait d’économies d’échelle moindres après la rupture, perte en capital humain du fait de la spécialisation antérieure (entraînant un risque d’employabilité et un niveau faible de retraite pour l’un des conjoints), coûts collectifs en termes de pauvreté des enfants du fait de la perte de niveau de vie (avec une incidence à long terme du point de vue du capital humain agrégé), coûts liés à l’inégalité de genre, coûts de procédure [1]. Donc, si les types de risques sont similaires, on s’attend à ce que l’État propose les mêmes outils de prise en charge de ces risques quel que soit le statut matrimonial. C’est en effet le cas à bien des égards : les prestations sociales ciblées sur l’isolement et sur la pauvreté, les politiques d’incitation à l’activité, la diffusion de barèmes de pensions alimentaires, les modalités familiales des régimes de retraite, certains avantages fiscaux familiaux… ne dépendent pas du statut matrimonial. Pourquoi alors la prestation compensatoire demeure-t-elle réservée aux couples mariés ?
2Pour tenter de répondre à cette question, reprenons les logiques économiques de cette prestation [2]. Si nous considérons que la prestation compensatoire répond à une logique alimentaire, au sens où la séparation met l’un des anciens conjoints dans une situation économique très dégradée comparativement à celle de l’autre, au point même de risquer de placer la première (et ses éventuels enfants si elle en a la garde principale) dans une situation économiquement très précaire, rien ne justifie que la prestation compensatoire soit réservée aux couples mariés. Nous pouvons d’ailleurs faire un parallèle avec la « contribution à l’entretien et à l’éducation de l’enfant » (plus communément dénommée pension alimentaire) qui s’applique tout autant aux parents mariés qu’aux parents non mariés, et ce parce que la rupture du couple ne modifie en rien l’obligation alimentaire et d’éducation des parents envers leurs enfants.
3Si nous nous plaçons du point de vue de la logique indemnitaire, la question est plus délicate. Cette logique repose sur une représentation de l’union comme étant un contrat. Lors de l’union (ou lors de décisions ultérieures du couple), les conjoints effectuent un contrat de long terme selon lequel celui qui se spécialise en début de vie commune dans la production domestique (essentiellement l’éducation des enfants) et donc investit moins dans l’activité marchande, retrouvera le fruit de son investissement en seconde partie de vie commune en « profitant » des revenus d’activité (présents ou différés) de l’autre conjoint. Et en cas de rupture, faute de vie commune assez longue, le conjoint qui a investi dans l’activité domestique doit être indemnisé [3]. Cette logique peut-elle s’appliquer indifféremment, quel que soit le statut matrimonial ?
Le mécanisme de spécialisation (et ses conséquences) est-il le fait du mariage ?
4D’un point de vue théorique, la réponse est assurément négative : la théorie de la spécialisation inscrite dans le modèle d’économie de la famille initié par G. Becker ne fait aucune hypothèse sur le statut matrimonial. D’un point de vue empirique et descriptif, certains travaux montrent qu’il existe bien une spécialisation des activités au sein des couples non mariés, certes d’ampleur un peu moindre que dans le cas des couples mariés (Baxter, 2004 ; Craig et Mullan, 2010 ; South et Spitze, 1994). Enfin, d’un point de vue empirique et analytique, il n’existe pas, à notre connaissance, de travaux qui proposent une analyse de l’incidence de la nature du lien conjugal (marié versus non marié) sur le capital humain (taux de salaire) des individus vivant en couple.
5La littérature s’applique plutôt à étudier l’effet d’être marié ou en union libre par comparaison au statut de célibataire. La littérature la plus récente sur ce sujet montre qu’il existerait bien une (faible) prime au mariage pour les hommes et une prime encore plus ténue (voire inexistante) pour les hommes en union libre (Barg et Beblo, 2009 ; Cohen, 2002 ; Datta Gupta et Smith, 2002 ; Datta Gupta et al., 2007 ; Dougherty, 2006 ; Killewald et Gough, 2013 ; Mamum, 2012 ; Pollmann-Schult, 2011 ; Taylor et Bardasi, 2008) [4]. On observe également une petite prime au mariage pour les femmes sans enfant et aucun effet significatif (au sens statistique) du fait d’être en couple pour les mères (Datta Gupta et Smith, 2002 ; Dougherty, 2006 ; Killewald et Gough, 2013). En revanche, la littérature s’accorde assez nettement sur l’existence d’une pénalité à la maternité (pour une synthèse, voir Jeandidier et Lim, 2015). De ces travaux, nous pouvons donc retenir deux conclusions : le statut matrimonial ne semble pas fortement déterminant en termes de spécialisation ni en termes de conséquences de cette spécialisation ; par contre, quelle que soit la forme d’union, lorsque celle-ci est féconde, les conséquences (de la maternité) sont indiscutables. Donc de ce point de vue, il n’est pas cohérent de limiter la prestation compensatoire aux seuls couples mariés lorsqu’il s’agit de parents. Et c’est justement à cette conclusion que vient d’aboutir le Comité consultatif sur le droit de la famille (2015) au Canada, comité constitué de juristes, qui plaide pour la création d’une prestation compensatoire parentale indépendante du statut matrimonial [5].
La nature du contrat diffère-t-elle selon le statut matrimonial ?
6Du point de vue du droit, les juristes diront que le mariage comme institution [6] suffit à justifier un traitement différencié entre ces deux types de couples. Du point de vue de l’économie, la question est plus discutable. Il nous semble que quel que soit le statut matrimonial, le contrat de l’union est implicite, non écrit, les époux se font confiance et le mariage légal n’y change rien. Les choix professionnels réalisés par le couple, avec les promesses qui y sont attachées, ne font pas partie explicitement de l’institution du mariage. Mais on pourrait rétorquer que la prestation compensatoire constitue bien une modalité du mariage légal, que le contrat implicite dépend donc de cette dernière et qu’en conséquence, toutes choses égales d’ailleurs, le contrat implicite ne serait pas identique selon le statut matrimonial. C’est d’ailleurs l’hypothèse développée, nous semble-t-il, dans le modèle théorique de Landes (1978) : dans le mariage, les époux ajustent leurs choix professionnels en fonction du gain escompté de prestation compensatoire en cas de rupture (et donc, pour un couple non marié, le gain escompté est nul et certain). Toutefois, il est permis de douter de la pertinence de cette hypothèse, au moins dans le cas de la France : est-ce que les couples font des choix professionnels et de fécondité en bonne connaissance des articles 270 et 271 du Code civil ? Qui sait raisonnablement évaluer longtemps à l’avance un montant de prestation compensatoire, sachant qu’il n’existe pas de barème officiel et que les juges et les avocats eux-mêmes avouent être bien démunis pour fixer le montant des prestations compensatoires ? Le doute est donc permis quant à l’effectivité du caractère incitatif ex ante de la prestation compensatoire. En conséquence, nous pouvons considérer que le contrat implicite est de même nature, quel que soit le statut matrimonial.
7Il nous semble donc que peu d’arguments sont favorables au maintien de cette inégalité de traitement entre couples mariés et couples non mariés. La prestation compensatoire doit être étendue aux couples non mariés, pour ainsi reconnaître l’investissement des conjoints (le plus souvent des femmes) non mariés qui se sont consacrés à l’éducation des enfants [7] en renonçant, au moins pour partie, à leur carrière professionnelle, et ce nonobstant le fait que l’évolution (lente) des comportements aille dans le sens d’une moindre spécialisation des tâches entre conjoints. Cela contribuerait aussi à l’amélioration de la politique d’égalité entre les sexes.
Notes
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BETA, CNRS et Université de Lorraine.
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[1]
Même en l’absence de procédure de divorce, des coûts de procédure peuvent exister : recours au juge et à l’avocat pour la fixation de la pension alimentaire des enfants ; recours à un notaire pour régler une question patrimoniale, etc.
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[2]
On ne se placera pas en effet du point de vue du droit, car ce n’est pas l’angle d’attaque des auteures.
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[3]
Comme l’expliquent les auteures, cette logique d’indemnisation constitue aussi ex ante une incitation à ne pas rompre, ou à adapter les choix professionnels en fonction du niveau d’indemnité probable.
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[4]
La différence d’ampleur de cette prime selon que l’homme est marié ou non peut s’interpréter comme la résultante d’une moindre spécialisation chez les couples non mariés, mais il convient de souligner qu’aucune étude, à notre connaissance, ne teste explicitement la significativité statistique de cette différence.
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[5]
Prestation qui s’ajoute à la pension alimentaire pour les enfants dont la logique est différente : la pension alimentaire sert à partager entre les parents les coûts présents et futurs des enfants, la prestation compensatoire parentale sert à compenser l’investissement de l’un des conjoints dans l’éducation passée des enfants.
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[6]
Du point de vue du droit, le mariage n’est pas un contrat, mais une institution, car les parties ne peuvent pas modifier les règles du mariage qui s’appliquent de la même manière à tous les individus.
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[7]
Le fait de proposer de limiter la compensation aux parents tient au fait, d’une part, que les choix professionnels qu’il convient de compenser sont essentiellement liés à la maternité et, d’autre part, que la parentalité atteste – d’une certaine manière et même si cela demeure discutable et nécessiterait approfondissement – de la véracité du couple (au-delà du pacs et du certificat de concubinage qui, eux, bien sûr l’attestent explicitement).