1La nécessité d’une immigration importante en France n’est plus guère contestée. Mais cet accord à peu près unanime couvre des malentendus ou, tout au moins, de sérieuses divergences dans les motifs qui provoquent le jugement commun.
2Le point de vue économique et social immédiat est celui qui retient le plus facilement l’attention, comme ce fut presque toujours le cas jusqu’ici :
- de 1921 à 1931, période de conjoncture ascendante, les besoins de main-d’œuvre sont considérables et inspirent aux pouvoirs publics une politique d’immigration. Entre 1921 et 1931, le nombre d’étrangers entrés sur notre sol s’est élevé à environ 2 millions ;
- de 1931 à 1935, le renversement de la conjoncture a modifié non seulement la politique démographique, mais le jugement porté sur la situation. L’examen des statistiques de chômage donnait à penser à beaucoup de personnes que la population française était excédentaire.
3Ainsi, ce sont des circonstances extérieures (crise mondiale) et la politique financière du moment (déflation) qui ont conduit à renverser un courant dicté par des causes profondes et à pratiquer une politique de refoulement des étrangers admis antérieurement. En fait, les rentrées clandestines (manifestation du courant naturel) ont réduit sensiblement les chiffres de cette émigration forcée.
4Aujourd’hui, nous nous trouvons à nouveau devant d’importants besoins de main-d’œuvre provoqués à la fois par les besoins réels de la reconstruction et par le processus inflationniste.
5Ces alternatives d’accueil et de refoulement n’ont évidemment pas été dictées par l’évolution des besoins démographiques, car ceux-ci témoignent d’une grande stabilité. Ce sont au contraire les à-coups, les accidents d’ordre économique, qui ont dicté les mouvements de population.
6Sans doute, la thèse de la priorité économique, en matière d’immigration, pourrait-elle aller jusqu’à considérer l’immigration comme un mécanisme régulateur contre les va-et-vient de la situation et de la politique économiques. Toutefois, même en négligeant les facteurs humains, les possibilités de réalisation d’une telle politique peuvent être mises en doute et l’on est en droit de penser que la recherche du plein emploi doit être poursuivie par d’autres moyens que le refoulement hors des frontières d’une main-d’œuvre jugée excédentaire.
7Ces considérations conduisent à penser que les prévisions sur l’immigration ne doivent pas être calculées d’après les seuls besoins actuels de la reconstruction, mais tenir compte des besoins démographiques, beaucoup plus stables et plus sûrs, par conséquent.
8Pour tenir compte des possibilités d’emploi, nous pouvons nous appuyer sur un précédent : celui de la période de prospérité.
Comparaison avec la population de 1931
9Le recensement de mars 1931 s’est placé peu après le point le plus haut de la conjoncture. La population n’avait que peu varié entre ce maximum (1929-1930) et la date du recensement. Comme cette population a connu le plein emploi, elle peut être considérée comme étant à nouveau susceptible d’être employée [1].
10La méthode employée ici ne consiste pas à proposer comme un idéal l’équilibre réalisé en 1929, mais simplement à s’appuyer sur un précédent et à mesurer l’intervalle qui nous en sépare.
11La comparaison est la suivante (en milliers) :

12Ainsi, la population adulte a diminué, dans l’ensemble, de 1.450.000 personnes. Comme nous ne tenons pas compte des besoins immédiats de la reconstruction, ni de ceux, plus durables, provoqués par l’accroissement du nombre des vieillards (560.000) (qui nécessite un plus grand nombre de producteurs), les besoins de l’immigration sont au minimum de 1.500.000 personnes adultes. Il ne s’agit pas ici, rappelons-le, d’un besoin purement démographique, mais de possibilités de travail reconnues à l’expérience.
13En fait, compte tenu de la reconstruction et surtout des besoins d’armement et des charges de la vieillesse citées ci-dessus, ce chiffre de 1.500.000 doit être considéré comme très inférieur à la réalité.
14Voyons maintenant les besoins proprement démographiques.
Structure par âge
15Ces besoins démographiques ne sont pas définis avec précision, car plusieurs considérations pourraient être retenues. Nous nous placerons seulement du point de vue, très important, du reste, de la répartition par âges.
16Pour diverses raisons, parmi lesquelles les facteurs économiques tiennent une large place, la structure par âges de la population joue un rôle peut-être plus important que le chiffre total de cette population.
17Or, la population française a une proportion anormale de vieillards, la plus élevée du monde entier. Nous allons essayer de chiffrer de combien la population jeune ou adulte devrait s’accroître pour rétablir l’équilibre de structure.
18Pour simplifier, nous raisonnerons sur quatre grands groupes d’âges. Voici la composition approximative de la population française au 1er Janvier 1946 (en milliers) :

19Nous partons du principe général que la population de plus de 60 ans ne saurait être affectée par les migrations et, par suite, que l’équilibre de structure ne peut être rétabli que par action sur les autres groupes d’âges.
a – Comparaison avec la population stationnaire
20La population stationnaire est une population idéale, qui resterait constamment identique à elle-même, les jeunes générations remplaçant intégralement les anciennes. Une telle population a même composition que la table de survie.
21Cette composition serait, en France, la suivante (d’après la mortalité d’avant-guerre) :

22Le rapprochement entre cet idéal et la réalité nous donne alors la comparaison suivante, en supposant invariable le nombre de vieillards :

23Avec la répartition actuelle, il y a 3, 4 adultes pour un vieillard, donc 3,4 cotisants pour un retraité si l’activité cesse à 60 ans (l’âge réel est, sans doute, un peu plus élevé).
24Avec la répartition de la population stationnaire, il y aurait 3,79 adultes pour un vieillard. La retraite moyenne pourrait être de 11 % plus élevée, ou bien la charge de la population active de 10 % plus faible.
25Pour rétablir, par l’immigration, l’équilibre démographique (qui ne pourrait être maintenu, dans la suite, que par un relèvement de la natalité d’environ 15 % ou par une immigration permanente de jeunes), il faudrait une immigration portant sur 5.290.000 personnes, dont 2.450.000 adultes.
b – Comparaison avec des pays étrangers
26La population française peut aussi être comparée à celle d’autres pays étrangers. Nous avons retenu un pays à population âgée (Angleterre), un pays à population assez jeune (Hollande), un pays à population jeune (U.R.S.S.). En admettant toujours que le nombre de vieillards resterait le même, voici ce que serait la population française, si sa composition par âges était la même que celle de ces pays (avant guerre) :

27Pour obtenir la même composition par âge que l’Angleterre, il faudrait une immigration de 5.490.000 personnes, dont 4.350.000 adultes. Ce chiffre est peu différent de celui que donne la comparaison avec la population stationnaire, mais il comprendrait plus d’adultes et moins d’enfants, car la population anglaise a de fortes générations nées vers 1900, mais a vu sa natalité se réduire fortement après la guerre 1914-1918.
28Pour obtenir la même composition par âge que la Hollande, il faudrait une immigration de 14.390.000 personnes, dont 9.750.000 adultes. La Hollande est, rappelons-le, un pays qui a pu faire baisser fortement sa mortalité, sans que sa natalité ait baissé autant que celle des autres pays occidentaux.
29Enfin, la comparaison avec la population de l’U.R.S.S. donne des chiffres si élevés qu’ils ne constituent qu’une simple curiosité. Notons, en particulier, la disproportion entre les effectifs d’enfants : en U.R.S.S. 7 enfants pour 1 vieillard, en France un peu moins de 2.
Immigration par sexe
30On ne peut pas tirer de conclusions utiles en comparant la population actuelle à celle de 1931, ni à celle de l’Angleterre ou de l’U.R.S.S., qui ont été affectées par la guerre de 1914-1918.
31La question des sexes doit, du reste, être examinée sous un autre point de vue :
- au-dessus de 40 ans, les mariages sont rares, de sorte que la question présente surtout de l’importance de 20 à 39 ans.
32A ces âges, le nombre des femmes dépasse actuellement celui des hommes d’environ 200.000 [2]. Cette différence, qui résulte surtout de la mortalité de guerre, qui fut plus élevée pour les hommes que pour les femmes (militaires, fusillés, déportés), est faible (32 femmes pour 31 hommes). Elle est beaucoup moins élevée que celle enregistrée après 1918 (1.400.000 hommes tués, et un grand nombre de mutilés graves).
33De 1920 à 1931, l’immigration, dictée par les seules considérations des besoins de main-d’œuvre, a porté surtout sur les hommes. Le déséquilibre des sexes provoqué par la guerre s’est trouvé ainsi résorbé.
34Par contre, une immigration dictée par les seuls besoins actuels de la reconstruction, porterait à nouveau essentiellement sur des hommes et créerait, cette fois, un déséquilibre dans l’autre sens. Le gain démographique réalisé ne serait que temporaire, puisque les immigrés (ou un nombre équivalent de Français) seraient voués au célibat.
Autres facteurs
35Le facteur purement démographique et le nombre d’emplois disponibles ne sont pas les seuls à déterminer les besoins d’immigration. Celle-ci peut-être limitée par des questions de logement, de ravitaillement, d’outillage, par le souci de l’assimilation.
36L’immigration peut aussi être limitée par des considérations extérieures (difficulté de trouver des émigrants, conventions internationales).
37Mais il faut noter également que les besoins peuvent se modifier sous l’influence de l’immigration elle-même : l’entrée de maçons peut résoudre les difficultés de logement, celle de cultivateurs supprimer l’obstacle du ravitaillement, celle des mineurs accroître considérablement les possibilités d’emploi. Les conditions économiques sont donc changeantes et susceptibles d’être modifiées par une orientation judicieuse des immigrants. Par contre, les facteurs démographiques n’ont pas la même élasticité.
Conclusion
38Ce rapide examen de la situation démographique montre que l’estimation de l’immigration nécessaire, d’après les besoins actuels de main-d’œuvre (2 millions d’après des sources autorisées), est inférieure aux besoins démographiques résultant de la structure des âges, sans même faire intervenir la notion d’optimum de peuplement, qui conduirait à des chiffres beaucoup plus élevés.
39L’admission sur notre sol de nouveaux étrangers ne doit pas être considérée, par suite, comme une simple admission temporaire de travailleurs (prisonniers, par exemple), mais comme une véritable immigration, de personnes appelées à rester et à faire souche. Cette condition ne peut être réalisée que si l’équilibre des sexes n’est pas rompu sur la prise en considération de données essentiellement temporaires.
40Une étude plus complète devrait porter sur la répartition géographique des besoins. Le problème est beaucoup plus délicat, même si on limite le sujet au seul point de vue démographique. La prise en considération de la répartition par âges, si puissante dans le cadre national, ne donnerait pas les mêmes résultats. D’une part, en effet, certaines régions montagneuses ou pauvres, évacuées par la jeunesse pour des raisons économiques, ne doivent pas être repeuplées ; le rétablissement de leur structure par âges conduirait à retrouver une répartition anachronique de la population sur le territoire. D’autre part, les compensations économiques et sociales pour assurer l’entretien de la vieillesse se font dans le cadre national et ne sauraient se pratiquer dans un cadre trop étroit.
41Les considérations économiques reprennent donc toute leur force s’il s’agit de la répartition géographique des nouveaux immigrants ; toutefois, elles doivent souvent céder le pas aux considérations générales qui touchent l’adaptation des étrangers dans leur milieu ; et le pouvoir d’adaptation varie à la fois suivant les nationalités et suivant les régions. Cette vaste étude, qui n’a pu être abordée ici, fera l’objet de recherches ultérieures.
Notes
-
[1]
L’accroissement des dépenses budgétaires et, d’une façon générale, des frais généraux de la nation a même vraisemblablement relevé le niveau optimum de la population depuis 15 ans.
-
[2]
Un calcul plus précis devrait porter sur les hommes et les femmes non mariés. Mais il ne changerait pas les conclusions générales.