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1L’Essai sur le commerce de Jean-François Melon est aujourd’hui considéré à juste titre comme un ouvrage majeur de l’économie politique des Lumières européennes [1]. Dans son étude sur les ouvrages économiques les plus diffusés avant 1850, Kenneth Carpenter fait figurer l’Essai en bonne place avec vingt éditions recensées dans pas moins de huit langues différentes (allemand, anglais, danois, espagnol, français, italien, russe, suédois) [2]. En 1771, Turgot pourtant peu suspect de sympathie pour un auteur qui défendait des principes – sur le luxe, l’impôt indirect, le crédit public ou encore l’esclavage – opposés aux siens, tenait en haute estime un ouvrage qu’il avait lu assidûment dans sa jeunesse. Jean-François Melon, cofondateur de l’Académie des sciences de Bordeaux est secrétaire de John Law à l’époque du système, puis du régent Philippe d’Orléans à la chute de ce dernier, jusqu’à sa mort en 1724. Melon revient alors à la vie civile, même s’il reste un homme régulièrement consulté par l’administration royale, notamment sur les questions monétaires. Reprenant une activité littéraire, il écrit tout d’abord une histoire allégorique de la régence, Mahmoud le Gasnevide, publiée en 1730, qui profite de la mode orientaliste initiée par les Lettres persanes de son ami Montesquieu. Mais c’est bien l’Essai politique sur le commerce dont la première édition date de 1734 qui lui confère une place de choix dans l’historiographie des Lumières.

2Dans sa première édition, l’Essai est un ouvrage un peu sec et technique comme on pouvait s’y attendre d’un tel spécialiste de l’économie et des finances de son époque. Assez court, il ne fait qu’un peu plus de 250 pages, il comporte dix-huit chapitres également répartis entre l’économie réelle (les neuf premiers) et l’économie monétaire (les chapitres suivants). Deux chapitres sont particulièrement remarquables : le chapitre introductif intitulé fort justement « Des principes » et le dernier « Du crédit public », consacré à une mise en perspective théorique et historique du système de Law dont il fut un spectateur privilégié. Dans le premier chapitre, Melon commence par développer un modèle abstrait des relations politiques et économiques internationales à travers la fameuse parabole des îles. Partant, en bon cartésien, du simple vers le compliqué, Melon commence par assigner à ses îles une seule production : le blé pour l’une, la laine pour l’autre, etc. Il continue en démontrant que la première, si elle peut être autosuffisante, peut échanger avec les productions réalisées par les autres îles tout en conservant un surplus. Elle drainera ainsi les ressources et en particulier les hommes des autres îles. En quelques lignes, Melon annonce à la fois la prééminence que prend le commerce, dès la première moitié du xviiie siècle dans les rapports de force internationaux, et son caractère naturellement politique. La suite du chapitre est consacrée au raffinement de son modèle puisque, comme Melon le reconnaît, dans une Europe composée d’une multitude d’États, il n’est pas nécessaire de disposer de l’avantage matériel d’un surplus de blé, il suffit d’avoir une balance commerciale positive. Dans les chapitres suivants, l’auteur complexifie encore un peu plus l’analyse en prenant en compte les effets dynamiques du progrès technique – ce qui est assez rare à l’époque –, du luxe, des colonies et de l’augmentation de la population – ce qui est plus classique. Par sa grande sophistication, l’ouvrage de Melon représente une avancée majeure par rapport aux écrits des auteurs anglais du siècle précédent.

3Si la discussion du système de Law est assez succincte, elle a suscité des réponses immédiates de ses contemporains, et plus spécifiquement de la part de plusieurs autres acteurs notables du système : Nicolas Dutot et les frères Pâris. De manière plus générale, le traitement que Melon fait de la question monétaire qui occupe à peu près la moitié de son ouvrage va avoir un écho considérable dans l’Europe des Lumières. Galiani à Naples, David Hume en Écosse, d’autres administrateurs et auteurs en Espagne, en Suède, en France bien sûr, sont redevables au livre de Melon soit parce qu’ils lui empruntent nombre d’idées – comme par exemple le rôle positif que peuvent jouer les dévaluations monétaires –, soit parce qu’ils s’opposent à ses conceptions, comme par exemple Hume qui s’oppose dans ses Political Essays à l’augmentation de la masse monétaire que préconisait Melon à la suite de Law.

4Deux années après la parution de l’Essai, Melon en publie une nouvelle édition augmentée de sept nouveaux chapitres et d’environ un tiers de pages. C’est cette version de son texte qui est reproduite par les Presses universitaires de Caen. Si les ajouts de Melon ne transforment pas son livre de fond en comble, ils lui donnent plus d’ampleur encore [3]. D’une part, Melon consacre trois nouveaux chapitres et une trentaine de pages à approfondir son analyse monétaire et répondre ainsi aux critiques amicales de Dutot qui avait fait paraître plusieurs articles dans le Mercure[4]. D’autre part, peut-être enhardi par le succès de son ouvrage, Melon développe son analyse de l’interaction entre commerce et politique et les conséquences fondamentales du développement du premier pour les monarchies, et avant tout pour la monarchie française. Ces aspects soulignent la communauté, sinon de vues, tout au moins de réflexions qui lient Melon à Montesquieu.

5C’est donc bien un livre remarquable que les Presses universitaires de Caen rééditent en fac-similé dans son édition augmentée de sept chapitres de 1736, avec une introduction rédigée par la philosophe Francine Markovits. Pour l’historien de la démographie et des sciences de la population, l’Essai prendra une place de choix entre William Petty, dont Melon critique les calculs d’arithmétique politique, et Cantillon, qui rejoint Melon sur plusieurs points, notamment l’idée que l’augmentation de la richesse d’une nation incite les populations étrangères à migrer sur son territoire. Melon développe notamment sa critique de l’arithmétique politique de Petty dans un long chapitre (présent seulement dans le texte de l’édition de 1736) où il lui oppose Vauban et les fameux dénombrements de population de la ville de Breslau.

6Dans son l’introduction, F. Markovits propose de suivre pas à pas notre auteur en résumant de manière pédagogique et compétente chacun des vingt-six chapitres que compte l’ouvrage. Ce faisant, elle offre une aide utile pour s’approprier un texte qui reste, même si la plume de Melon est agréable, difficile à approcher pour le lecteur non averti. On notera néanmoins les limites de cette introduction pour le chercheur. Il manque notamment une véritable note d’édition où, à défaut, des précisions sur les principales variantes entre le texte de 1736 et le texte de 1734. Il aurait été assez simple d’utiliser le travail remarquable de l’édition italienne des œuvres de Melon, édition qui a manifestement échappée à l’attention de F. Markovits [5]. Enfin, on ne peut que déplorer l’absence complète (à l’exception d’une référence de langue allemande déjà ancienne) de la littérature secondaire de langue étrangère dans les références données dans l’introduction. Cela nuit quelque peu à l’intérêt que peut représenter le texte de F. Markovits pour les chercheurs, étant donné que l’essentiel des travaux récents consacrés à Melon ou intégrant l’ouvrage de Melon ont été le fait d’historiens anglo-saxons et, dans une moindre mesure, italiens.

Notes

  • [1]
    Jesús Astigarraga, « La dérangeante découverte de l’autre : traductions et adaptations espagnoles de l’Essai politique sur le commerce (1734) de Jean-François Melon », Revue d’histoire moderne et contemporaine 1/2010 (n° 57-1), p. 91-118. Istvan Hont, Jealousy of Trade: International Competition and the Nation-State in Historical Perspective, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2005. Le premier fait un bilan très complet des travaux récents sur Melon, nous y renvoyons le lecteur.
  • [2]
    Kenneth E. Carpenter, « The economic bestsellers before 1850 », Bulletin of the Kress Library of Business and Economics, n° 11 (May 1975), Harvard Business School. Il est à noter qu’aucun autre des ouvrages recensés par Carpenter n’a été traduit en autant de langues que l’Essai politique sur le commerce.
  • [3]
    On notera aussi des changements plus subtils, mais parfois importants comme le passage de quatre îles (1734) à trois îles (1736) dans la parabole qui introduit l’Essai.
  • [4]
    Sur ce point, nous renvoyons le lecteur à l’excellente introduction d’Antoine E. Murphy à l’Histoire du système de John Law, 1716-1720, Paris, Institut national d’études démographiques, C lassiques de l’économie de la population, 2000, 406 p.
  • [5]
    Jean-François Melon, Opere, dirigé par Onofrio Nicastro et Severina Perona, Siena & Pisa, Università di Siena & LibreriaTesti universitari, 2 vol., 1977 et 1983.
Loïc Charles
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Mis en ligne sur Cairn.info le 19/04/2016
https://doi.org/10.3917/popu.1504.0877
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