1La littérature sur les discriminations s’est développée dans le champ scientifique français depuis une vingtaine d’années, principalement à partir de travaux théoriques et conceptuels d’une part, et par des approches quantitatives d’autre part. Ces dernières ont été possibles grâce à l’exploitation secondaire des enquêtes de la statistique publique (enquêtes Étude de l’histoire familiale, Générations, Formation et qualification professionnelle, enquêtes Emploi, etc.) et à la réalisation d’enquêtes ad hoc, soit de type expérimental (comme les testings) soit à partir de plus larges échantillons (l’enquête Trajectoires et Origines en étant l’exemple le plus récent). De nombreux témoignages ont par ailleurs été publiés dans la presse. Cependant il y a encore peu d’ouvrages académiques rendant compte de l’expérience des discriminations rapportée par celles et ceux qui y sont confrontés [1].
2C’est le premier intérêt de l’ouvrage de François Dubet et de ses collègues que de dresser un panorama général sur la manière dont les minorités sexuelles, les minorités ethniques et les femmes vivent au quotidien l’expérience discriminatoire. Ce « retour sur expérience », pour ainsi dire, permet d’affiner notre compréhension des mécanismes et des enjeux liés aux discriminations. La grande diversité de ces expériences est abordée à partir de différentes entrées qui constituent chacun des chapitres de l’ouvrage. Celui-ci traite de la manière dont les personnes concernées vivent et répondent à la discrimination en la décodant et en adoptant des stratégies pour « faire avec », mais aussi de la façon dont ce vécu s’insère dans leur trajectoire, ainsi que des sphères sociales dans lesquelles la discrimination se produit.
3Le premier chapitre, volontairement placé en marge du propos, retrace des formes d’expériences « totales » de discriminations, qui, se manifestant par la colère, l’écrasement de l’individualité ou la réclusion, envahissent toute l’existence des individus et deviennent « un principe de compréhension du monde ». L’expérience totale vécue sous forme de colère est incarnée par Nordine, un jeune issu du ghetto qui vit une grande partie de ses expériences et de son parcours sous l’angle de la discrimination et du racisme. Il interprète tout en fonction de la discrimination raciste qui procède « d’une vision organisée de l’histoire, de la société, et de sa propre identité » selon laquelle aucun progrès ne serait possible. Quant à l’écrasement, il s’agit d’une forme d’expérience totale qui anéantit l’individu par une succession d’humiliations et de stigmatisations. Ces discours sont inaudibles car réduits à la souffrance et à l’exclusion. Enfin, la réclusion, exil intérieur radical, est possible seulement lorsque l’on peut cacher, voire nier son stigmate. L’expérience est totale parce qu’elle exige un contrôle de soi permanent. Le stigmatisé qui adhère aux normes sociales est écrasé par la honte et le déni de soi.
4Le deuxième chapitre théorise quatre formes de vécu en établissant une distinction entre discrimination et stigmatisation. Il s’agit d’une distinction présentée comme novatrice, car elle se distingue des théories de la domination selon lesquelles la discrimination serait la conséquence de la stigmatisation dans un monde où les normes sociales créent des rapports de domination. L’articulation de ces deux phénomènes conduit logiquement à un tableau à double entrée et quatre cas possibles : stigmatisation et discrimination fortes ; stigmatisation forte mais discrimination faible ; stigmatisation faible et discrimination forte ; enfin, discrimination et stigmatisation faibles. La discussion sur ces articulations aurait cependant gagné à être plus ancrée dans la littérature nord-américaine, rapidement survolée. Les cas traités ne sont pas équivalents et si le premier (stigmatisation et discrimination fortes) est attendu et correspond à de nombreuses situations, le second (stigmatisation sans discrimination) est moins convaincant. Les exemples fournis pour ce cas relèvent de personnes stigmatisées, le plus souvent avec de basses qualifications, dont les difficultés sur le marché du travail seraient justifiées, selon les auteurs, par leurs faibles diplômes plus que par leur couleur ou leur origine, alors même qu’elles subissent racisme et dénigrements. Cette interprétation est discutable car les interviewés évoquent clairement avoir subi des propos ou des situations d’ostracisme, voire d’insultes manifestant une vision péjorative de leur personne et de leurs compétences. Que tout ceci n’entraîne pas de jugements négatifs et de décisions au détriment des personnes visées, apparaît peu plausible. Les auteurs considèrent pourtant que les positions basses qu’elles occupent ou, à l’inverse, les capitaux sociaux parfois élevés qu’elles détiennent, les mettent à l’abri des traitements discriminatoires. C’est là affaire d’interprétation et on peut fort bien ne pas les suivre sur ce point. Le troisième cas (discrimination sans stigmatisation) concerne principalement les femmes dont il est dit que les pénalités qu’elles subissent sur le marché du travail ne s’accompagnent pas nécessairement de stigmatisation. Là encore, les interviewées évoquent suffisamment faire l’objet de préjugés et de comportements sexistes pour que l’on puisse douter de cette interprétation.
5Les trois chapitres suivants se concentrent sur la dimension individuelle du vécu des discriminations et leurs effets chez les discriminés. Ils décrivent les différentes réponses possibles aux discriminations ainsi que l’influence du parcours sur ce vécu, c’est-à-dire le fait d’être immigré ou enfant d’immigrés, d’avoir connu ou non une ascension sociale, d’évoluer ou non dans un milieu communautaire, etc. Les auteurs soulignent l’extrême difficulté d’exprimer ce vécu et décrivent son caractère déstabilisant. Néanmoins, les victimes de discriminations, loin d’être passives, disposent de nombreuses stratégies afin d’y résister et de les esquiver.
6Les chapitres six et sept analysent l’expérience discriminatoire dans le cadre de la sphère professionnelle, ainsi qu’à l’école et à l’hôpital. Les auteurs opposent ces deux institutions, l’hôpital étant considéré comme peu discriminant car le malade est pris dans sa singularité tandis que l’école susciterait un grand sentiment d’injustice qui résulterait de sa tendance à classer les élèves et à reproduire les inégalités sociales.
7Les deux derniers chapitres abordent la question des discriminations dans des sphères plus spécifiques, se concentrant sur l’industrie culturelle et sur la sphère politique, deux milieux qui se montrent officiellement neutres par rapport aux différences même si, selon les auteurs, ils ne rendent pas assez compte de la diversité. Alors qu’on assiste dans l’industrie culturelle à une certaine diversification des rôles représentés, le milieu politique demeure encore très fermé, laissant peu de place aux nouveaux arrivants, quoiqu’il soit devenu stratégique de présenter des élus issus des minorités. Le dernier chapitre enfin révèle la mauvaise opinion que les personnes interrogées ont sur les associations de lutte contre les discriminations et sur le principe de discrimination positive.
8Cet ouvrage constitue une excellente entrée en matière et apporte un regard large et transversal sur un sujet qui demeure encore trop peu exploré dans les sciences sociales. Il a le mérite d’être parfaitement clair, très accessible, et accorde une place centrale au récit des acteurs concernés, en traitant la question des discriminations de manière riche et exhaustive. L’ouvrage présente néanmoins certaines faiblesses inhérentes à ces qualités dans la mesure où il envisage l’expérience des discriminations de manière trop large pour qu’on puisse faire une étude fine et détaillée en fonction de contextes et de groupes sociaux spécifiques. En effet, étudiant des groupes minoritaires très divers, il ne met pas assez clairement en avant les différences potentielles entre les expériences discriminatoires vécues selon le groupe d’appartenance. Les femmes, les minorités ethno-raciales ou les minorités sexuelles ont certes des expériences de discrimination en partie similaires, mais occupent des positions très différentes dans l’espace social. Les catégories qu’elles représentent sont perçues différemment et disposent de leviers institutionnels ou organisationnels plus ou moins mobilisables. On a également le sentiment de passer trop vite d’un sujet à l’autre et de ne pas avoir le temps d’appréhender en profondeur les circonstances qui entraînent un vécu particulier de la discrimination. De plus, il est regrettable que la partie théorique soit relativement délaissée et qu’elle n’occupe pas une position centrale dans la structuration du propos. Cette dernière tend par ailleurs à réifier quelque peu les logiques d’interaction entre discrimination et stigmatisation, alors que celles-ci peuvent être pensées comme processuelles et produites par les contextes sociaux dans lesquels elles s’inscrivent. Finalement, cet ouvrage soulève de nombreux enjeux et constitue une belle invitation à approfondir par de nouvelles recherches notre compréhension de l’expérience discriminatoire.
Notes
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[1]
On peut citer le programme de recherche « Discriminations ressenties et inégalités sociales » (Agora, n° 57, 2011). Citons également plusieurs « post-enquêtes » dans le cadre de l’enquête Trajectoires et Origines, qui ont porté sur le vécu des discriminations, par exemple M. Eberhard et M. Cognet, 2013, « Composer avec le racisme : postures stratégiques de jeunes adultes descendants de migrants », Migrations société, n° 147-148, p. 221-234 ; M. Lesné, 2013, « La transition vers l’âge adulte : une période critique d’exposition aux discriminations », Migrations société, 25(147-148), p. 205-219.