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1Mobilité sans racines réunit un collectif d’auteurs (V. Kaufmann, S. Vincent-Geslin, G. Viry, N. Ortar, I. Joly) qui s’intéressent au développement de nouvelles formes de mobilité en Europe : la pendularité longue distance et la bi-résidence pour motif professionnel. La mobilité, considérée comme le fait de « se déplacer toujours plus loin toujours plus vite… », est valorisée comme compétence pour s’affranchir des contraintes liées à la distance, à la dispersion et à l’éloignement croissant des différents lieux d’activité. Dans le cadre des déplacements liés au travail, privilégiés dans cet ouvrage, les pratiques spatiales observées soulèvent les questions de l’ancrage et du rapport aux racines, mais aussi celle du changement des relations sociales et familiales lié à l’absence temporaire de l’individu de son lieu de résidence principale ou de la maison familiale.

2Selon les auteurs, la nouvelle caractéristique des mobilités mises en évidence chez les actifs européens est « qu’elles relèvent de l’utilisation réversible du territoire et des systèmes de transport ». C’est pourquoi les contributeurs adoptent un angle d’approche commun fondé sur le concept de « mobilité réversible ». Les résultats des enquêtes utilisées montrent que cette forme de mobilité est très répandue en Europe puisqu’elle concernerait la moitié de la population européenne (en prenant en compte aussi bien la situation actuelle des individus que celles qu’ils ont vécues par le passé). La spécificité de ce mode de mobilité n’est pas nécessairement liée aux évolutions du monde du travail mais plutôt aux réseaux de communication, qui permettent l’augmentation de la vitesse de déplacement et même l’annulation des distances. Cette pratique fait émerger une catégorie sociale relativement nouvelle, caractérisée par des budgets-temps de déplacements importants que les individus ne cherchent pas nécessairement à réduire. Elle s’appuie également sur l’utilisation optimale des réseaux de télécommunications qui modifie le rapport à l’espace et les relations sociales.

3Les mobilités réversibles répondent finalement à un besoin croissant de conciliation entre vie privée et vie professionnelle quand les différentes activités sont de plus en plus éloignées spatialement : ce n’est pas seulement le travail qui importe dans la décision d’entrer en « grande mobilité » mais aussi et surtout l’attachement territorial et social à son propre lieu de vie. Les mobilités réversibles servent donc d’une certaine manière à préserver une sédentarité. La conciliation entre vie privée et vie professionnelle n’est pas seulement liée à un compromis géographique lorsque le couple est bi-actif ; elle n’est pas forcément non plus une contrainte, mais elle peut aussi être choisie. La réversibilité se présente alors comme un « palliatif à l’incertitude et un rempart contre la flexibilité et le changement ».

4Au fil des six chapitres qui structurent l’ouvrage, les analyses s’appuient sur des données d’enquête variées, de nature qualitative et quantitative, issues de plusieurs programmes de recherche, dont l’enquête sur les « grands mobiles » du programme européen JobMob and FamLives menée dans plusieurs pays (Allemagne, Belgique, Espagne, France, Pologne et Suisse) est la plus utilisée dans l’argumentation. Si l’on comprend aisément que le format court de l’ouvrage ne se prête guère à une longue démonstration méthodologique, le lecteur aimerait en savoir davantage sur les techniques d’échantillonnage adoptées, sur le profil des enquêtés et sur les caractéristiques des secteurs géographiques étudiés.

5Si, comme on peut le présumer, il s’agit essentiellement d’individus installés ou ancrés en milieu urbain sinon métropolitain et transfrontalier, au « cœur économique de l’Europe », la spécificité du contexte est à même d’orienter significativement les résultats présentés. Dans quelle mesure pourraient-ils être généralisés et mobilisés pour démontrer l’émergence d’un mode de vie ou d’une catégorie sociale nouvelle en Europe ? Sur ce point particulier, un dialogue pertinent pourrait être engagé avec d’autres résultats récents produits sur le même thème mais selon une méthodologie et un contexte de mobilité distincts [1].

6Bien qu’ils semblent regretter dans le bilan préliminaire « le morcellement progressif de l’étude de la mobilité en sciences sociales » (p. 20) et qu’ils en appellent à « une approche intégratrice des mobilités » (p. 24), les auteurs de l’ouvrage adoptent une approche franchement sociologique et un regard européo-centré. Quand il est question d’aborder l’annulation des effets de la distance par la vitesse ou celle de nouvelles propriétés du territoire, la géographie n’est pas invitée au débat alors que des travaux existent sur ces sujets [2] ; pas plus que la démographie n’est mobilisée, par exemple, pour se saisir des avancées relatives à l’approche longitudinale et multidimensionnelle de la mobilité [3].

7À la lecture de la bibliographie finale, on pourra noter certaines absences qui pourtant iraient dans le sens souhaité par les auteurs, vers un décloisonnement des études sur la mobilité. En effet, depuis plus de vingt ans, sur des terrains situés aussi bien dans les pays du Nord que du Sud (Afrique de l’Ouest, Inde et Amérique latine en particulier), des géographes, des démographes et des sociologues francophones développent une approche globale et articulée des différentes formes de mobilité spatiale, sans typologie construite a priori. Les « mobilités hybrides » et/ou « réversibles » évoquées dans cet ouvrage, ont déjà été travaillées sans qu’elles soient isolées des autres formes de déplacements. À la lecture du texte, une question qui peut nous interpeller est donc de savoir comment les formes de déplacements observés (pendularité de longue distance, bi-résidence pour raison professionnelle) s’inscrivent plus largement dans des systèmes de mobilité individuels et familiaux. Autrement dit, comment cette pratique émerge-t-elle et évolue-t-elle par rapport aux autres formes de déplacements individuels ? Et comment s’organisent les relations sociales, les interactions avec l’entourage, au-delà du couple et des lieux concernés par ces déplacements professionnels ?

8La recherche d’une articulation des échelles micro (individus, familles), meso (quartiers, villages, communautés) et macro (État, régions), avec un souci des effets de contexte [4], pourrait constituer un supplément aux pistes proposées par les auteurs en conclusion « pour aller plus loin… » dans la connaissance des phénomènes de mobilité.

Notes

  • [1]
    Imbert C. et al., D’une métropole à l’autre. Pratiques urbaines et circulations dans l’espace européen, Paris, A. Colin, Recherches, 2014, 485 p.
  • [2]
    Par ex., Lussault M., L’homme spatial. La construction sociale de l’espace humain, Paris, Seuil, La Couleur des idées, 2007, 364 p.
  • [3]
    Groupe de réflexion sur l’approche biographique (GRAB), États flous et trajectoires complexes, observation, interprétation, modélisation, Paris, Ined., Méthodes et savoirs n°5, 2006, 301 p.
  • [4]
    Quesnel A., « De la communauté territoriale à l’organisation familiale en archipel », in Dureau F., Hily M.-A. (dir.), Les mondes de la mobilité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 68-103.
David Lessault
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Mis en ligne sur Cairn.info le 26/08/2015
https://doi.org/10.3917/popu.1502.0375
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