1La fécondité des populations vivant dans les territoires palestiniens a été pendant longtemps exceptionnellement élevée. Toutefois, les changements récents des comportements reproductifs, notamment la diffusion massive de la contraception relativement aux autres pays de la région, conduisent à s’interroger sur les facteurs en jeu dans la baisse de la fécondité. Dans cette perspective, Sarah Memmi et Annabel Desgrées du Loû analysent le rôle des rapports conjugaux dans le recours aux méthodes de contraception en combinant deux types de données, une enquête statistique réalisée en 2006 et des entretiens approfondis auprès de couples palestiniens. La construction d’une typologie des rapports de genre en matière de régulation de la fécondité leur permet de dégager trois catégories de couples. Si pour une fraction de la population les normes de genre à tendance patriarcale structurent toujours les comportements de fécondité, pour d’autres le couple devient un espace d’échanges et de décision partagée en matière de choix contraceptifs.
2La fécondité palestinienne est souvent présentée comme un « casse-tête démographique » (Pedersen et al., 2001). En effet, en dépit d’un niveau élevé d’instruction des femmes et des hommes (Giacaman et Johnson, 2002 ; Heiberg, 1993), d’une faible mortalité infantile (Khawaja, 2004) et d’un meilleur accès à la contraception que dans d’autres pays de la région (Khawaja et al., 2009), la fécondité palestinienne est longtemps demeurée parmi les plus fortes du monde. Elle a baissé ces dernières années mais reste élevée : l’indicateur conjoncturel de fécondité (ICF) est passé de 6,2 enfants par femme en 1990 à 4,1 en 2009 (PCBS, 2010), soit toujours supérieur à la moyenne régionale de 3,6 enfants par femme (Courbage et Todd, 2007). Par ailleurs, avoir beaucoup d’enfants et surtout des garçons (Abu Nahleh et Johnson, 2002 ; Kanaaneh, 2002 ; Memmi, 2012) reste une norme sociale très prégnante malgré un niveau d’instruction plus élevé chez les Palestiniennes que dans les pays alentours (Abdul Rahim et al., 2009).
3Plusieurs travaux attribuent au conflit israélo-palestinien ce maintien d’une fécondité élevée (Della Pergola, 2001; Zimmerman et al., 2006), évoquant même une « guerre des berceaux » (Courbage et Todd, 2007) : faire plus d’enfants pour modifier les équilibres entre populations a longtemps été appréhendé comme « une arme contre l’occupation » (Courbage, 1994; Peteet, 1991), ou encore « un instrument de libération nationale » (Giacaman et al., 1996). Au cours de la première Intifada (soulèvement palestinien entre 1987-1993), la fécondité a augmenté, y compris chez les femmes les plus instruites largement politisées (Courbage, 1997).
4Procréation et contraception, avant d’être mobilisées sur le plan politique, s’inscrivent cependant dans la relation conjugale, et en particulier dans les rapports de pouvoir qui existent au sein du couple. Contrôler la procréation est au cœur des rapports sociaux de sexe : pour l’anthropologue Françoise Héritier, l’appropriation par les hommes du pouvoir de fécondité des femmes est en effet le principal moteur de la domination masculine (Héritier, 1996). Si les travaux sur la contraception ont longtemps appréhendé ce sujet comme relevant uniquement de la sphère féminine et si les enquêtes sur les pratiques contraceptives ont souvent été menées seulement auprès des femmes, les hommes sont bien présents dans le contrôle de la fécondité (Oppenheim Mason et Taj, 1987). La révolution contraceptive qu’a représenté l’accès généralisé à une contraception médicale a pu être perçue au premier abord comme une réappropriation par les femmes du contrôle de la fécondité, mais Nathalie Bajos et Michèle Ferrand ont montré qu’il s’agissait plutôt d’un renouvellement du système de genre traditionnel qui fonde l’identité féminine sur la maternité (Bajos et Ferrand, 2005). Les femmes apparaissent ainsi comme « les principales responsables » en matière de grossesses et de contraception (Bajos et Ferrand, 2004 ; Bajos et al., 2002 ; Caselli et al., 2001). Pour autant, les hommes jouent un rôle crucial à toutes les étapes du processus de procréation : comme partenaire sexuel mais aussi comme détenteur d’une large part du pouvoir de décision au sein de la sphère conjugale et familiale (Andro et Desgrées du Loû, 2009). Il faut donc rappeler cette évidence : la procréation implique bien les deux partenaires, chacun étant susceptible de peser dans les choix et les pratiques reproductives (Andro, 2000). Les recherches en planification familiale s’intéressent ainsi de plus en plus aux attitudes aussi bien masculines que féminines en matière de contrôle des grossesses (Bankole, 1995 ; Duze et Mohammed, 2006 ; Ezeh, 1993 ; Kulczycki, 2008 ; Yang, 1993) et analysent les pratiques procréatives non seulement au niveau individuel mais aussi conjugal (Andro et Hertrich, 2001 ; Bankole et Singh, 1998 ; Karra et al., 1997).
5Pour mieux comprendre les ressorts du « casse-tête démographique » palestinien, nous proposons ici d’explorer le contrôle des naissances dans les Territoires palestiniens au niveau conjugal. Dans le couple marié, seul cadre licite de la procréation, comment s’articulent la fécondité (au sens de constitution de la descendance) et la pratique contraceptive ? Comment cette articulation est-elle modelée par les rapports de genre à l’œuvre dans le couple, dans une société où les femmes font des études mais qui reste structurée par des hiérarchies fortes entre les sexes et les générations? Dans quelle mesure la planification des naissances est-elle contrôlée par les hommes, qui exercent ainsi leur pouvoir sur un domaine longtemps considéré comme étant un enjeu politique, ou relève-t-elle plutôt du champ féminin puisqu’elle concerne le corps des femmes? Nous faisons l’hypothèse que ce sont en fait les relations conjugales et les rapports de genre à l’œuvre au sein des couples qui modèlent l’histoire contraceptive.
6À partir de l’analyse des données de l’enquête Palestinian Family Health Survey, et d’entretiens approfondis menés auprès de Palestiniens mariés (hommes et femmes), nous analysons le niveau de pratique contraceptive dans les Territoires palestiniens, ses déterminants et les types de méthodes utilisées. Nous explorons les modes d’« organisation conjugale » en matière de décisions de procréation et de contrôle des naissances ainsi que leur articulation avec les rapports de genre sur lesquels est construite la relation conjugale : qui décide, à quel moment et pour quel type de contraception.
I – Population et méthodes
7La recherche articule deux approches complémentaires : une analyse secondaire des données de l’enquête Palestinian Family Health Survey de type Enquête démographique et de santé, pour un cadrage quantitatif des niveaux et déterminants de la pratique contraceptive dans la population palestinienne, et l’analyse d’entretiens approfondis réalisés pour cette étude auprès d’hommes et de femmes mariés.
1 – Analyse de l’enquête Palestinian Family Health Survey
8L’enquête Palestinian Family Health Survey (PFHS) a été menée en 2006 par le Palestinan Central Bureau of Statistics (PCBS) [1] et The Pan Arab Project for family Health (PAPFAM). Cette enquête repose sur un échantillon stratifié à plusieurs degrés ; 13 238 ménages ont répondu au questionnaire (taux de réponses 88,0 %), dont 8 781 en Cisjordanie et 4 457 dans la bande de Gaza (PCBS, 2006). Le volet de l’enquête concernant la santé sexuelle et reproductive s’adressait exclusivement aux femmes en âge de procréer (15 à 54 ans) identifiées au sein de ces ménages, déjà mariées au moins une fois [2] (N = 5 542). Ces femmes étaient interrogées sur leurs attitudes et pratiques en matière de contraception ainsi que sur celles de leur mari.
9À partir des informations collectées dans l’enquête, nous avons retenu des indicateurs sur la pratique contraceptive et sur l’organisation conjugale en matière de contrôle de la fécondité.
Pratique contraceptive
10Pour évaluer la pratique contraceptive, nous avons mesuré la proportion de femmes déclarant utiliser une contraception au moment de l’enquête [3] chez les femmes mariées effectivement exposées au risque de grossesse (femmes mariées, non enceintes et non ménopausées au moment de l’enquête) soit 80,9 % des répondantes (N = 4 486) [4].
11Nous avons préféré caractériser l’utilisation d’une contraception « au moment de l’enquête » à l’utilisation de la contraception « à un moment quelconque de la vie », qui ne fournit qu’une indication sommaire sur le degré d’adhésion à la planification familiale (R’Kha et al., 2006). Le type de méthode utilisée a été précisé et distingué selon qu’il s’agisse de contraception médicale (qui demande le recours à un professionnel de santé et une intervention médicale ou un traitement hormonal : pilule, stérilet, injection hormonale, implants, ligature des trompes, vasectomie) ou non médicale (qui ne demande pas d’intervention médicale : préservatif masculin, préservatif féminin, abstinence, coït interrompu).
Indicateurs des rapports conjugaux en matière de contrôle de la fécondité
12Trois indicateurs ont été retenus à partir des questions posées aux femmes uniquement dans l’enquête PFHS :
13Le désir d’enfants des conjoints, précisant si le mari désire autant d’enfants que sa femme, s’il en désire plus ou s’il en désire moins [5].
14L’organisation conjugale de la décision en matière de planification familiale, précisant qui dans le couple décide des questions de planification familiale : le mari seul, la femme seule ou les conjoints ensemble [6].
15La communication conjugale sur le nombre d’enfants désiré [7], précisant si les conjoints ont déjà discuté ou non de ce sujet.
Variables retenues dans l’analyse
16Les variations des indicateurs ci-dessus ont été analysées selon une série de variables :
- Les variables sociodémographiques qui caractérisent les femmes interrogées (âge, niveau d’instruction, statut dans l’emploi), leur conjoint (âge, niveau d’instruction, statut dans l’emploi) et la relation conjugale (durée de la relation entre les conjoints, union monogame ou polygame [8], statut d’emploi dans le couple (avec les modalités « le mari travaille, pas la femme; les deux travaillent; la femme travaille, pas le mari; aucun ne travaille »).
- Les variables qui caractérisent le profil de fécondité des femmes interrogées : nombre d’enfants souhaités, nombres d’enfants nés vivants, en distinguant les filles et les garçons.
- Les variables contextuelles qui caractérisent le statut socioéconomique [9], le lieu de résidence (urbain, rural et camp de réfugié) et la région de résidence (Cisjordanie, Jérusalem-Est ou bande de Gaza). Dans le contexte palestinien, cette distinction en trois régions est importante dans la mesure où Israël a mis en place une politique de séparation (Parizot, 2009) reposant à la fois sur un ensemble de dispositifs et édifices physiques et un système de séparations administratives et bureaucratiques (Latte Abdallah et Parizot, 2011). La construction du mur de séparation depuis 2002 accentue concrètement ce morcellement des Territoires palestiniens. Selon qu’ils résident en Cisjordanie, à Jérusalem-Est ou à Gaza, les Palestiniens n’ont pas la même capacité de mobilité, le même accès au marché de l’emploi, et ne sont pas soumis aux mêmes lois (Mitchell, 2010 ; Taraki, 2006). C’est dans la bande de Gaza que les restrictions à la mobilité sont les plus fortes, suivies par la Cisjordanie puis Jérusalem-Est.
17Après avoir mesuré les niveaux des indicateurs de prévalence contraceptive et des indicateurs conjugaux en matière de contrôle de la fécondité, nous avons analysé les variations de la pratique contraceptive selon ces variables sociodémographiques, contextuelles, de fécondité et de relations de genre, et selon les indicateurs conjugaux en matière de fécondité. Nous avons examiné séparément les relations entre chaque caractéristique des répondantes et l’utilisation d’une méthode contraceptive (analyse bivariée); puis nous avons étudié l’effet conjoint des différentes variables grâce à un modèle de régression logistique multivariée. Nous avons introduit dans le modèle uniquement les variables significatives au seuil de 10 % dans l’analyse bivariée, et non colinéaires entre elles. Nous avons également mesuré et représenté graphiquement la proportion de femmes utilisant une contraception selon le nombre de garçons et de filles déjà nés, et selon le niveau d’instruction de la femme.
18La probabilité que ce soit l’homme seul qui prenne les décisions de contrôle des naissances dans le couple, ou la femme seule, a été modélisée par une régression logistique multivariée polytomique, en introduisant les variables selon le même principe (la référence de réponse dans ce modèle étant une prise de décision « à deux »).
19Enfin, nous avons modélisé par une régression logistique, toujours selon le même principe d’introduction des variables, la probabilité d’utiliser une contraception non médicale plutôt qu’une contraception médicale.
2 – Les entretiens approfondis auprès de Palestiniens mariés
20Nous avons mené [10] des entretiens approfondis à Jérusalem-Est et en Cisjordanie [11] auprès de femmes (n = 22) et d’hommes (n = 20). Les répondant·e·s ont été choisi·e·s selon différents critères d’appartenance sociale en termes d’âge, du niveau d’instruction, du nombre de garçons et du lieu de résidence (voir tableau annexe A.1). Le recrutement s’est fait selon la méthode dite « boule de neige », en mobilisant plusieurs sources initiales : le planning familial palestinien, les professionnels de santé, l’entourage de l’enquêtrice.
21Le guide d’entretien semi-directif invitait tout d’abord les personnes à évoquer leur milieu de socialisation pour arriver à l’entrée en union. Il leur était ensuite demandé d’exposer la manière dont les rôles se répartissent au sein du couple puis d’aborder leur itinéraire procréatif et contraceptif. Les hommes et les femmes interrogés n’avaient pas de lien conjugal entre eux mais étaient questionnés sur les choix et les pratiques de leurs conjoints respectifs.
22Un consentement éclairé oral a été obtenu pour chaque enquêté(e). Les entretiens ont fait l’objet d’un enregistrement, ont été transcrits et anonymisés grâce à des prénoms fictifs. Les entretiens ont été menés en anglais lorsque la personne interrogée parlait cette langue couramment, et sinon en arabe; dans ce dernier cas, nous avons eu recours à une traduction simultanée [12].
23Une analyse thématique et une analyse de contenu de ces entretiens ont été réalisées, permettant d’examiner les rapports de genre à l’œuvre au sein des couples, et leur articulation avec l’attitude des hommes et des femmes face à la contraception et leur histoire contraceptive.
II – Niveaux et déterminants de la pratique contraceptive dans les Territoires palestiniens
24On trouvera la description de la population enquêtée dans la PFHS/PCBS dans le tableau annexe A.2. Parmi les 4 486 femmes interrogées en 2006 soumises au risque de concevoir, la quasi-totalité savent lire et écrire mais les niveaux d’instruction sont très hétérogènes : un tiers ont au plus un niveau basique [13], un tiers ont un niveau primaire et un tiers un niveau secondaire ou plus. Près de 9 femmes sur 10 sont au foyer et 7 femmes sur 10 ont un conjoint en emploi. Plus de la moitié des femmes appartiennent à la classe moyenne et vivent en zone urbaine. Par ailleurs, plus de neuf femmes sur dix sont en union monogame. Le nombre moyen d’enfants par femme est de 5,1.
1 – Une pratique contraceptive généralisée
25En 2006, plus d’une femme sur deux a déclaré qu’elle-même ou son conjoint utilisaient une contraception au moment de l’enquête ; parmi les utilisatrices d’une contraception, près des trois quarts ont recours à une méthode contraceptive médicale. Le stérilet représente à lui seul la moitié des contraceptifs, suivi de la pilule, du coït interrompu, du préservatif masculin puis de l’abstinence (tableau 1).
Pratique contraceptive et indicateurs des rapports conjugaux en matière de contrôle de la fécondité(a) (N = 4 486)(a),(b),(c)

Pratique contraceptive et indicateurs des rapports conjugaux en matière de contrôle de la fécondité(a) (N = 4 486)(a),(b),(c)
(a) Femmes âgées de 15 à 54 ans, mariées, non enceintes et non ménopausées au moment de l’enquête.(b) Parmi les 4 428 femmes ayant répondu à cette question.
(c) parmi les 4 083 femmes ayant répondu à cette question.
26La contraception est une pratique qui concerne l’ensemble des Palestiniennes, quel que soit le niveau d’instruction des femmes et des hommes (tableau 2) : même parmi les femmes les moins instruites, 50 % déclarent utiliser une contraception au moment de l’enquête. Les femmes qui travaillent ont tendance à plus utiliser une contraception, mais l’écart n’est pas significatif.
Proportion des femmes qui ont déclaré utiliser une contraception au moment de l’enquête selon les caractéristiques sociodémographiques des femmes et de leurs conjoints (analyse bivariée et multivariée, régression logistique)


Proportion des femmes qui ont déclaré utiliser une contraception au moment de l’enquête selon les caractéristiques sociodémographiques des femmes et de leurs conjoints (analyse bivariée et multivariée, régression logistique)
Note : Les variables suivantes ont aussi été introduites dans le modèle mais elles n’avaient pas une influence significative : âge et niveau d’instruction de l’homme, nombre d’enfants et lieu de résidence (N = 4 486). Les valeurs manquantes pour chaque variable ont été enlevées de l’analyse et ne sont pas présentées dans le tableau.27Certains groupes cependant utilisent moins la contraception : lorsqu’aucun des conjoints ne travaille, les femmes les plus pauvres, celles qui habitent à Gaza ou encore les femmes en union polygame (tableau 2).
2 – Derrière le contrôle des naissances, un « contrat procréatif » à respecter ?
28La probabilité d’utiliser une contraception est plus de trois fois plus élevée chez les femmes qui ont au moins un fils que chez celles qui n’ont pas de fils (rapport de cotes ou Odds Ratio (OR) = 3,45, tableau 2). Elle est seulement doublée chez les femmes qui ont eu au moins une fille (OR = 2,07).
29Parmi les femmes ayant déjà utilisé une méthode de contraception, le nombre moyen d’enfants par femme lors du premier recours à la contraception est de 3,3 [14] et le détail des variations de la prévalence contraceptive selon le nombre d’enfants déjà nés montre que cette pratique croît régulièrement avec le nombre d’enfants, pour atteindre un seuil maximum à partir de 4 enfants (figure 1) [15]. On observe un décalage entre les courbes d’utilisatrices selon le nombre de garçons nés et selon le nombre de filles nées : les femmes qui n’ont pas de garçons ou qui n’en ont eu qu’un utilisent moins la contraception que les femmes qui n’ont pas de filles ou une seule.
Proportion de femmes qui déclarent utiliser une contraception selon le nombre d’enfants nés vivants et leur sexe

Proportion de femmes qui déclarent utiliser une contraception selon le nombre d’enfants nés vivants et leur sexe
30Le détail par niveau d’instruction (figure 2) montre que ces différences selon le sexe des enfants déjà nés existent quel que soit le niveau d’instruction des femmes, jusqu’au niveau secondaire, mais disparaissent chez les femmes qui ont fait des études supérieures.
Proportion de femmes qui déclarent utiliser une contraception selon le nombre d’enfants nés vivants et le niveau d’instruction

Proportion de femmes qui déclarent utiliser une contraception selon le nombre d’enfants nés vivants et le niveau d’instruction
31Le recours à la contraception commence tardivement, après avoir eu déjà plusieurs enfants. Il reste subordonné à l’idéal d’une descendance nombreuse et surtout masculine : le nombre moyen d’enfants désirés par femme est de 4,9 dont 2,7 garçons. Même chez les personnes les plus instruites l’idéal de fécondité reste élevé : les femmes qui ont fait des études supérieures désirent en moyenne 4,4 enfants. L’une de nos enquêtées, qui a fait des études supérieures, explicite la notion d’une « descendance idéale » autour de quatre enfants :
« L’idéal je pense c’est d’avoir deux enfants de chaque sexe. J’ai deux fils donc ils peuvent jouer ensemble. Ma fille me demande souvent une sœur pour jouer parce qu’elle se sent seule. C’est vrai que ce serait bien de lui donner une petite sœur ».
33Chez ces femmes très instruites, la préférence genrée subsiste, puisque le nombre idéal de garçons déclaré est un peu supérieur au nombre idéal de filles : 2,4 garçons vs 2,05 filles. Dana (femme, 39 ans, 2 filles, niveau d’instruction supérieur, Ramallah, 2011) déclare ainsi qu’elle veut un fils pour « [se] sentir entière » :
« En tant que femme arabe, j’ai cette idée en tête qu’il me faut un fils pour me sentir « entière ». Il faut que j’aie un fils aussi pour défendre mes filles, qu’elles aient un frère pour qu’il les accompagne quand elles sortent et leur faire sentir qu’elles sont protégées. C’est important dans notre société et elles en ont besoin ».
35Cette norme procréative peut être imposée par les familles qui exercent alors une forte pression lorsque les couples ont peu d’enfants ou n’ont pas de garçon. C’est ce qu’explique Fatima (femme, 25 ans, 1 fille) dont la belle-mère lui rappelle à chaque visite qu’elle ne peut pas se contenter d’avoir « seulement un enfant et encore moins une fille ». Si le couple parvient à s’en tenir à ses propres choix, cela se fait parfois au prix de confrontations avec l’entourage.
36Ainsi, la norme procréative palestinienne, à savoir les conditions socialement valorisées de la fécondité, favorise une descendance nombreuse, quel que soit le niveau d’instruction des femmes et des hommes concernés. Tout se passe donc comme s’il existait un « contrat procréatif » palestinien qui consisterait à avoir 4 enfants ou plus dont au moins 2 garçons pour satisfaire cette norme.
3 – Une inscription conjugale marquée
37Le contrôle des naissances se décide en couple, d’après trois femmes sur quatre (tableau 1). Le couple apparaît donc comme un lieu d’échange et de décision en matière de contraception : 6 couples sur 10 ont déjà discuté ensemble du nombre d’enfants désirés. La contraception est plus utilisée dans ces couples qui ont discuté du nombre d’enfants qu’ils souhaitaient (56 % vs 52 %, OR = 1,06, tableau 2) et dans les couples où la décision de contraception est commune. Elle est moins utilisée lorsque c’est le mari qui décide seul (OR = 0,67) ou lorsque la femme décide seule (OR = 0,75) par rapport aux couples dans lesquels la décision est prise à deux.
38La contraception apparaît bien être un enjeu conjugal, que ce soit en termes de prise de décisions, de désir de fécondité des conjoints ou de communication. Mais elle peut être aussi un sujet de dissension : dans la moitié des cas, mari et femme ne désirent pas le même nombre d’enfants (tableau 1). Lorsqu’il y a dissension, le souhait du mari pèse fortement : si le mari désire moins d’enfant que sa femme, 64 % des femmes déclarent pratiquer une contraception contre 56 % si mari et femme veulent le même nombre d’enfants (OR = 1,63, tableau 2).
III – Relations conjugales, rapports de genre et prise de décisions
39L’analyse des déterminants de la pratique contraceptive souligne l’importance des indicateurs conjugaux dans le recours à la contraception chez les Palestinien·ne·s. Il s’agit donc d’étudier à présent comment se prennent les décisions relatives au contrôle des naissances au sein du couple.
1 – Typologie des rapports de genre au sein des couples
40À partir de l’analyse des 42 entretiens, nous avons distingué trois profils de couple selon les rapports de genre à l’œuvre entre les conjoints.
41Les couples traditionnels (profil 1, 17 personnes) : les relations entre mari et femme sont basées sur le mode traditionnel de la domination masculine. L’homme est considéré comme le chef de famille et le principal décisionnaire.
42Il assure le rôle de pourvoyeur financier, il prend seul les décisions concernant l’ensemble des affaires familiales. La femme s’occupe du foyer et des enfants, elle dispose d’une autonomie très limitée; dans certains cas, elle déclare même des épisodes de violences conjugales. Les personnes vivant dans ce type de couple ont fait peu d’études, tout comme leur conjoint·e : la grande majorité s’est arrêtée au primaire ou au début du secondaire et tous vivent dans des villages ou en camp de réfugié.
43Les couples égalitaires (profil 2, 15 personnes) : les relations entre mari et femme reposent sur un mode plus égalitaire où les femmes ont plus d’autonomie et ont une activité valorisante en dehors du foyer grâce à leur niveau d’éducation et leur emploi. Les hommes s’investissent aussi bien dans les différentes activités domestiques que dans le soin et l’éducation des enfants. Ce profil rassemble des personnes qui ont toutes fait des études supérieures (sauf une qui s’est arrêtée au secondaire) ainsi que leur conjoint. Presque toutes habitent en ville, trois habitent dans un village.
44Les couples intermédiaires (profil 3, 10 personnes) : Les rôles de chacun des époux sont définis sur un mode traditionnel avec une division sexuelle claire dans le partage des tâches, la femme s’occupe du foyer et des enfants, l’homme doit produire les ressources financières du ménage. Cependant, à la différence du profil 1, les décisions sont prises en commun pour ce qui concerne la famille. En cas de difficultés, les conjoints peuvent échanger et se consulter l’un l’autre. Ces personnes ont aussi fait des études supérieures ou ont au moins été jusqu’au baccalauréat. Elles habitent dans un village (pour la majorité) ou en ville.
45La communication conjugale et la prise de décision en matière de fécondité et de contrôle des grossesses s’expriment très différemment au sein de ces trois profils, traduisant trois modes bien distincts d’organisation conjugale de la pratique contraceptive.
2 – Contrôle des naissances dans les couples traditionnels (profil 1) : le poids des normes procréatives
46Dans ce premier profil, les choix de fécondité et les pratiques contraceptives sont soumis à la volonté de l’homme. La communication existe mais souvent sur le mode du conflit car l’homme veut imposer ses propres désirs de fécondité tandis que la femme peut chercher à s’y opposer. Les désaccords surviennent lorsque les maris désirent plus d’enfants que leur femme ou refusent d’espacer les naissances. Ils peuvent contraindre leur épouse à ne pas utiliser de contraception jusqu’à ce que le nombre désiré d’enfants – et en particulier le nombre de garçons – soit atteint, et ce, parfois au détriment de la santé de leur épouse.
47Un moyen de pression est la menace de répudiation ou de divorce. C’est le cas d’Oum [la mère de] Shadi, dont le mari refuse qu’elle se fasse poser un stérilet après trois grossesses consécutives et la menace de répudiation si elle n’a pas d’autres enfants rapidement.
« Il y a eu une première dispute avec mon mari sur les enfants. Il était très fâché quand je lui ai parlé du lawlab (stérilet). Je pensais que mes belles-sœurs allaient me soutenir ou me comprendre. J’avais déjà trois enfants, on vivait tous ensemble là, c’était pas du tout confortable. Et puis on n’avait pas d’argent. Mais au contraire, toute sa famille s’est mise contre moi et tous ont dit qu’il fallait plus d’enfants (…). On m’a bien fait comprendre que si je mettais le stérilet, ça allait très mal se passer et peut-être même que j’allais devoir partir et surtout que j’allais perdre mes trois enfants »
49La polygamie est une autre menace possible. C’est le cas pour Oum Ramsy (58 ans, 6 fils et 4 filles) qui a arrêté sa contraception lorsque son mari a commencé à chercher une deuxième femme pour avoir plus d’enfants.
50Pour la ligature des trompes, l’accord du mari est nécessaire, ce qui le place dans une position de supériorité. L’accord peut être difficile à obtenir et source de conflits, comme pour Oum Ali qui a subi de la part de son mari une forme de chantage et de violence psychologique avant qu’il ne finisse par accepter.
« Pour l’opération, j’avais besoin de l’accord signé de mon mari. Mais il n’a pas voulu, il a refusé dès le début. On avait déjà 7 enfants, moi je n’en voulais plus et puis j’étais malade. Le médecin a dit qu’il fallait le faire parce que je risquais de gros problèmes. C’était très dur de le convaincre. Il a refusé plein de fois parce qu’il voulait d’autres enfants (…) Il a fi par accepter mais maintenant il me répète tous les jours qu’il voudrait des garçons jumeaux et que si je ne peux pas lui donner il prendra une autre femme. Qu’est-ce que je peux faire ? ».
52Dans ce profil, l’injonction sociale à avoir de nombreux enfants, et en particulier des garçons, est forte. Tant que la femme n’a pas rempli le contrat procréatif définit précédemment, la contraception relève d’une décision masculine. L’analyse quantitative des facteurs de prise de décision contraceptive (tableau annexe A.5) confirme ces observations. La probabilité que la femme décide seule de sa contraception est plus importante chez les femmes en fin de vie reproductive : celles qui ne souhaitent plus d’enfant, qui ont des garçons et qui sont mariées depuis longtemps.
3 – Les couples égalitaires (profil 2) : coresponsabilité et prise de décision conjointe
53Dans ce second profil, le projet de fécondité apparaît élaboré à deux, dans un partenariat. Les choix de contraception sont le fruit d’une décision commune. Les hommes soulignent l’importance de la relation affective et conjugale, au-delà du simple souhait de descendance, et sont aussi très investis dans leur rôle de père à toutes les étapes de la vie de l’enfant. Ils privilégient une famille de petite taille :
La pratique contraceptive du couple prend en compte les préférences de chacun des conjoints. La communication conjugale sur ce sujet existe. Elle est constructive au sens où chacun des conjoints peut l’initier et exposer ses choix. Hommes et femmes trouvent de l’intérêt à la communication conjugale pour assurer le bon fonctionnement de la vie de couple. Lorsque les conjoints s’accordent sur un projet procréatif commun, la probabilité que la contraception soit une décision prise « à deux » augmente (tableau annexe A.5).« Je suis très heureux avec mes filles. Je passe beaucoup de temps avec elles, je les sors beaucoup, on fait plein de choses ensemble. Mais je ne pense pas qu’il en faut plus, parce que c’est important aussi d’avoir du temps avec ma femme et pas que s’occuper des petites. Même pour elle. Il lui faut du temps pour elle (…) On dit que les femmes et les hommes il faut être toujours comme les deux doigts, ensemble ».
4 – Les couples intermédiaires (profil 3) : la femme responsable de la contraception, l’homme en soutien
54Les responsabilités en matière de contraception sont ici étroitement liées à la répartition sexuée des rôles. La femme, responsable du foyer, est considérée comme la principale responsable de la procréation, et par là même de la maîtrise des grossesses. Tant qu’elles ne rencontrent pas de difficultés particulières avec leur contraception, ces femmes ne sollicitent pas ou peu leurs partenaires sur ces questions et assurent la maitrise de la fécondité, conformément au rôle reproductif qui leur est attribué : « la pilule m’allait très bien, c’est mon médecin qui me l’a conseillée et je ne vois pas pourquoi mon mari devait s’occuper de ces choses là » explique Rula (femme, 38 ans, 5 fils et 2 filles, Jérusalem-Est, 2011).
55La gestion de la procréation devient conjugale si les femmes rencontrent une difficulté dans leur pratique contraceptive, en particulier lorsque la contraception médicale est défaillante. La communication conjugale sur le contrôle des naissances est alors basée sur un mode constructif dont la finalité est de réduire les risques d’échec de contraception. Les hommes peuvent alors prendre une part active dans la contraception, dans une logique de soutien et de partage des responsabilités.
IV – Quelle contraception pour quels couples ?
56Parmi les utilisatrices d’une contraception, trois quarts des femmes dans l’enquête PFHS déclarent utiliser une contraception médicale, et un quart utilisent une contraception non médicale. L’analyse des entretiens révèle que les logiques à l’œuvre dans le choix entre méthodes médicales et non médicales dépendent en partie du type de relations conjugales, selon les trois profils décrits précédemment.
57Dans les couples traditionnels, la contraception utilisée en début de vie reproductive est une contraception maîtrisable par l’homme, donc non médicale (coït interrompu ou préservatif).
« Je ne veux pas qu’on utilise une méthode contraceptive. Je peux utiliser mon cerveau pour ça. Je ne suis pas débile. Je peux me contrôler. Quand je sens que ça arrive, je me retire et c’est tout. Je ne suis pas idiot, je peux assurer ça moi-même ».
59En qualité de chefs de famille, ces hommes entendent maîtriser la fécondité, c’est leur autorité qui prime :
« C’est moi qui décide parce que toute sa vie elle a eu l’habitude d’obéir à son père et à son frère, je veux dire « aux hommes de la famille ». Maintenant, c’est moi l’homme de la famille, donc je décide (…). J’ai décidé de mettre des préservatifs, donc je mets des préservatifs. Comme ça, c’est moi qui décide aussi quand on aura des enfants ».
61Lorsque le contrat procréatif est satisfait, la femme peut alors prendre seule les décisions de la contraception, et les méthodes médicales sont alors mieux acceptées, parce qu’il n’y a plus d’enjeu autour des naissances :
« Avant, il me surveillait pour tout dans la vie : les sorties, ce que j’achetais pour le repas, comment je m’habillais… et c’est même lui qui décidait pour la contraception et quand on avait des enfants. Il avait le dernier mot sur tout, tout le temps (…) Mais maintenant, il a 6 fils, en bonne santé, donc il est content comme ça. Il ne veut plus d’autre enfant donc ça l’intéresse plus de savoir ce que je prends ou pas je crois. Maintenant, j’ai mis un stérilet et il ne me demande plus rien à ce sujet ».
63Dans les couples égalitaires, ceux qui utilisent les méthodes non médicales le font non pour assurer un contrôle masculin mais par méfiance envers les méthodes médicales ; hommes et femmes expriment le désir de « rester naturel » et d’« éviter les médicaments » autant que possible. Soucieux de préserver le corps de la femme, ils refusent l’utilisation du stérilet ou de la pilule, perçus comme potentiellement néfastes. Ils leur préfèrent des méthodes qu’ils qualifient de « naturelles » (préservatif masculin, abstinence périodique) [16] :
« Je ne suis pas pour la pilule. Je pense que ça entraîne plein d’effets secondaires sur les femmes; donc c’est mieux de ne pas l’utiliser. On en a parlé longuement, et puis on a décidé d’utiliser des préservatifs. C’est beaucoup mieux comme ça, au moins c’est naturel. Moi j’ai pas de problèmes avec ça et elle, elle ne risque pas de souffrir de maux de ventre, de tête et tout le reste ».
65L’abstinence périodique nécessite en outre un bon niveau de connaissances de son appareil reproductif, une concertation entre conjoints et une certaine autonomie sexuelle des femmes pour qu’elles puissent réellement contrôler les périodes de rapports sans risque (Johnson-Hanks, 2002).
66Pour les couples de profil intermédiaire, dans lesquels le contrôle de la procréation est placé sous la responsabilité de la femme, la contraception médicale (principalement le stérilet ou la pilule), conseillée par le gynécologue, est toujours utilisée en premier. Lorsque celle-ci est défaillante (échec de contraception ou effets secondaires indésirables), les couples peuvent passer à des méthodes non médicales, qui nécessitent l’implication du conjoint. Certains hommes apparaissent cependant réticents à l’utilisation du préservatif, avec des craintes de perte de « puissance masculine » : ils considèrent que le dynamisme de l’acte sexuel est contraint et perturbé par le préservatif et qu’en confinant l’éjaculation, le préservatif limite la puissance du plaisir. Pour préserver la santé de leur femme, ils préfèrent recourir à l’abstinence ou au coït interrompu, présentés comme étant des méthodes plus « viriles ». Dans tous les cas, un tel réajustement nécessite un dialogue conjugal, même chez ceux qui n’avaient pas l’habitude d’aborder ces questions au préalable.
67Ces observations qualitatives sont là aussi corroborées par l’analyse quantitative. Le tableau 3 présente, parmi les utilisatrices de contraception, la probabilité d’utiliser une méthode non médicale (préservatifs, coït interrompu ou abstinence) par rapport à une méthode médicale (pilule, stérilet, injection hormonale, implants, ligature des trompes, vasectomie). On retrouve deux types de situation déjà évoqués : d’un côté ces méthodes non médicales sont plus utilisées par les femmes très instruites, qui travaillent comme leur mari, qui prennent leurs décisions relatives au contrôle des naissances avec leur conjoint. D’un autre coté, la probabilité de recourir à ces contraceptions non médicales est plus importante lorsque la descendance voulue n’est pas atteinte, chez les femmes qui ont moins de trois fils, lorsque c’est le mari qui décide et lorsqu’il veut moins d’enfants que la femme. Ces contraceptions non médicales sont donc adoptées dans deux cas de figure : soit dans un souci de respect du corps de la femme et d’implication commune des deux conjoints, soit lorsque l’homme veut contrôler lui-même la fécondité conjugale.
Utilisation d’une méthode de contraception non médicale* selon les caractéristiques sociodémographiques des femmes et de leurs conjoints (analyse bivariée et multivariée, régression logistique)*

Utilisation d’une méthode de contraception non médicale* selon les caractéristiques sociodémographiques des femmes et de leurs conjoints (analyse bivariée et multivariée, régression logistique)*
* Préservatif, abstinence ou coït interrompu.Champ : Utilisatrices d’une méthode contraceptive.
Note : Les variables suivantes ont aussi été introduites dans le modèle mais elles n’avaient pas une influence significative : âge des femmes, niveau d’instruction des hommes, durée de la relation, nombre d’enfants et communication conjugale, N = 2 444).
V – Discussion et conclusion
68Dans l’enquête PFHS, seules les femmes ont été interrogées sur la planification et le contrôle des naissances. L’absence de données collectées directement auprès des hommes sur la santé sexuelle et reproductive nous oblige ainsi dans l’analyse quantitative à interpréter les indicateurs relatifs aux choix de fécondité et aux pratiques contraceptives des hommes à partir de ce que leur conjointe en dit dans l’enquête. Cela ne correspond pas nécessairement à la réalité des faits ou des préférences masculines et ne permet pas d’analyser de manière précise les attentes des deux conjoints en matière de fécondité et de contrôle des naissances ainsi que les effets de ces attitudes individuelles sur les pratiques contraceptives en général (Andro et Hertrich, 2001). Les entretiens qualitatifs, menés à la fois auprès d’hommes et de femmes, ont permis d’accéder de façon plus directe aux discours des hommes sur leurs choix et pratiques contraceptives, et de les comparer aux discours des femmes. Les apports des deux approches sont différents et complémentaires : l’analyse quantitative de l’enquête PFHS permet une analyse transversale des niveaux et facteurs de la pratique contraceptive déclarée au moment de l’enquête, à partir d’un échantillon représentatif de la population palestinienne. Bien que diversifié, l’échantillon des personnes rencontrées pour les entretiens qualitatifs n’était pas représentatif de la population, mais ces entretiens nous ont permis de retracer des biographies contraceptives, et la façon dont les relations de genre au sein du couple ont pu modeler ces histoires contraceptives.
69L’analyse quantitative confirme que le contrôle de la fécondité dans les couples palestiniens mariés est une pratique fréquente. En effet, 54 % des femmes interrogées déclarent utiliser une méthode contraceptive, et ce chiffre atteint 71 % parmi celles qui ne désirent plus d’autre enfant. La pratique contraceptive dans les Territoires palestiniens est donc plus élevée que la moyenne régionale, qui s’établit à 46 % (Roudi-Fahimi et al., 2012). Cependant, parallèlement, une fécondité élevée reste très valorisée, et cela même chez les femmes les plus instruites. Si le niveau d’instruction des Palestiniennes est un des déterminants de la baisse de la fécondité (Khawaja et al., 2009), celle-ci a touché essentiellement les femmes les moins instruites dans la période récente : l’ISF est passé de 7 à 5 enfants par femme entre 1999 et 2006 pour celles qui n’ont pas atteint le niveau secondaire, tandis qu’il est resté stable autour de 4 enfants par femme pour les plus instruites (Khawaja et al., 2009 ; PCBS, 2006).
70Ainsi, on observe dans les Territoires palestiniens tout à la fois un fort niveau de contraception et une fécondité qui reste élevée, car la valorisation sociale d’une descendance nombreuse et en particulier masculine reste forte. Les couples doivent remplir un « contrat procréatif » (avoir au moins trois ou quatre enfants, avoir des fils), prégnant même chez les femmes les plus éduquées. La contraception est utilisée relativement tardivement dans les Territoires palestiniens, comme dans de nombreux pays en développement (Ozalp et al., 1999). Son recours augmente avec le nombre d’enfants nés vivants pour atteindre un maximum lorsque les femmes ont 4 enfants, avec des différences notables selon le sexe des enfants déjà nés : le recours à la contraception ne s’installe que lorsque la femme a au moins deux garçons. Des relations similaires entre nombre et sexe des enfants déjà nés et contraception ont été préalablement soulignées lors de la dernière décennie dans d’autres pays de la sous-région comme la Jordanie (Al-Oballi et Libbus, 2001) ou l’Egypte où l’on retrouve un maximum de la pratique contraceptive lorsque les couples ont trois garçons (Yount et al., 2000). Des travaux menés en Inde ont aussi montré que le nombre de garçons déjà nés est un déterminant majeur du recours à la contraception, notamment chez les femmes les moins instruites (Arokiasamy, 2002 ; Clark, 2000).
71Même chez les femmes instruites, cette importance accordée à la descendance masculine demeure. Dans une autre analyse, nous avons observé que les femmes les plus instruites sont aussi les plus susceptibles de recourir à la sélection prénatale pour s’assurer au moins une naissance masculine tout en ayant seulement deux ou trois enfants (Memmi et Desgrées du Loû, 2014). Dans ces couples instruits, c’était d’ailleurs plutôt les hommes qui exprimaient le plus de distance par rapport à cette injonction à « avoir des fils ». Cela souligne que la nécessité sociale d’avoir des garçons pèse surtout sur les femmes, souvent accusées d’être responsables de la situation s’il n’y a pas de descendance masculine (Kanaaneh, 2002).
72Les résultats indiquent aussi que les femmes les plus pauvres et celles qui résident dans la bande de Gaza utilisent moins la contraception que les autres. On ne peut l’expliquer par un problème d’accès à la contraception, plusieurs travaux ayant montré une bonne accessibilité de la contraception à Gaza, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est quel que soit le niveau socioéconomique (Donati et al., 2000 ; Hammoudeh, 2012 ; Khawaja et al., 2009). D’ailleurs on n’observe pas de différence dans les pratiques contraceptives en fonction du lieu de résidence (urbain, rural ou camp de réfugiés). Aussi la moindre pratique contraceptive dans ces groupes reflète-t-elle vraisemblablement une valorisation sociale du nombre d’enfants encore plus élevée lorsque le chômage, la baisse de revenus et les difficultés à entreprendre sont importants, comme l’ont montré certains travaux sur Gaza (Donati et al., 2000 ; Khawaja, 2000).
73Il est très probable que cette valorisation de la fécondité trouve sa source dans la situation politique vécue par le peuple palestinien (Hanson et al., 2013 ; Kanaaneh, 2002 ; Khawaja, 2003 ; Khawaja et al., 2009), ce qui a conduit Youssef Courbage à parler de « fécondité politique » [17] (Courbage, 2011). Dans nos entretiens, la question de l’utilisation politique de la fécondité est peu ressortie, sauf pour deux enquêtés très militants. En revanche, c’est un élément qui explique la réticence des acteurs institutionnels à s’engager dans une politique nationale de population.
74Même si les choix de fécondité relèvent d’un enjeu politique dans le contexte palestinien, leur mise en œuvre concerne et implique bien les deux membres du couple dans les Territoires palestiniens, comme le soulignent d’autres travaux (DeRose et al., 2002 ; Dodoo, 1998 ; Kulczycki, 2008). Notre étude montre plus précisément que le mode d’implication des hommes dans le contrôle des naissances dépend des relations de genre à l’œuvre dans le couple. Le type de relation conjugale établie et les rapports de pouvoir entre conjoints façonnent le choix du type de méthode et l’évolution au cours de la vie reproductive de la place accordée à chacun dans les décisions contraceptives.
75En particulier, l’attitude face à la contraception non médicale (coït interrompu, abstinence, préservatif) diffère selon le type de couples. Si, dans la littérature, le recours à ces méthodes non médicales a pu être associé à un faible niveau d’éducation (Koc, 2000 ; Shapiro et Tambashe, 1994) et une mauvaise connaissance des méthodes médicales qualifiées de « modernes » (Goldberg et Toros, 1994), nos résultats montrent une pluralité de situations : dans les couples aux relations conjugales inégalitaires, qui sont aussi les moins instruits, les hommes utilisent des méthodes non médicales comme le coït interrompu, parce qu’ils souhaitent contrôler eux-mêmes la fécondité, comportement aussi observé en Turquie (Kulczycki, 2004). Par contre, l’utilisation de ces méthodes par les couples les plus éduqués, aux relations de genre plus égalitaires, s’explique non pas par un souci de l’homme de maîtriser la fécondité du couple, mais par une méfiance du couple à l’égard des médicaments. Des observations similaires ont été rapportées dans d’autres contextes (Italie, Cambodge et Cameroun) (Gribaldo et al., 2009 ; Hukin, 2013 ; Johnson-Hanks, 2002) dans lesquels ces méthodes sont utilisées pour espacer les naissances. En Inde, comme dans les Territoires palestiniens, les femmes ont recours à ces méthodes tant que le nombre de garçons désiré n’est pas atteint (Husain et al., 2012).
76Le recours aux méthodes médicales qui concernent uniquement le corps des femmes [18] (pilule, stérilet, injection hormonale, implants, ligature des trompes) peut quant à lui être perçu comme le signe d’un contrôle par les femmes de la contraception et d’une avancée importante en termes d’égalité des sexes (Héritier, 1996). Notre étude montre là aussi que les situations sont plurielles : dans les couples aux rapports très inégalitaires, les femmes peuvent utiliser les méthodes hormonales qu’elles contrôlent elles-mêmes, mais seulement lorsque le « contrat procréatif » est rempli. En d’autres termes, les femmes n’obtiennent leur autonomie de décision que lorsqu’il n’y a plus d’enjeu autour de la fécondité. Ces résultats rejoignent l’analyse faite par Nathalie Bajos et Michèle Ferrand en France, qui ont montré que ces types de méthodes participent à la persistance de la domination masculine sous des formes renouvelées (Bajos et Ferrand, 2004). Selon les auteures, le recours à ces méthodes vient plutôt conforter la construction d’une identité féminine fondée sur la maternité et renforce ainsi les représentations sexuées de la division des rôles.
77Nos résultats conduisent à être prudents avant d’interpréter les rôles respectifs de chacun des conjoints dans le contrôle des grossesses à partir du type de méthode utilisée (Oudshoorn, 1999). La même prudence est de mise dans l’interprétation de la communication conjugale liée à la planification familiale. En effet, comme cela a déjà été souligné (Noumbissi et Sanderson, 1999 ; Oppenheim Mason et Taj, 1987), ce type de communication peut reposer sur un échange constructif menant à un choix commun entre conjoints mais peut aussi être conflictuel. Plus que le fait de communiquer, ce serait le point de vue défendu par l’homme au moment de la discussion qui compte pour le passage à la pratique contraceptive, comme le remarquent Armelle Andro et Véronique Hertrich (2001). En ce sens, avoir parlé entre conjoints du nombre d’enfants désiré n’apparaît donc pas un indicateur fiable d’une entente conjugale sur ce sujet, ni de rapports de genre plus égalitaires.
78Dans cette diversité des histoires contraceptives et des organisations conjugales, les deux conjoints sont le plus souvent impliqués dans les choix et les pratiques de procréation et de contraception, même si c’est à des degrés différents et selon des équilibres qui évoluent. Selon les trois quarts des femmes, les décisions sont prises à deux, et même en cas de désaccord ou de décision, chacun des conjoints est susceptible de peser dans la pratique contraceptive.
79Dans une société qui reste structurée par d’importantes hiérarchies entre les générations et dans laquelle la famille élargie continue d’exercer une forte pression pour promouvoir les descendances nombreuses, l’enjeu procréatif révèle l’émergence du couple comme unité de décision. En effet, dans de nombreuses situations, le projet de fécondité est construit au-delà des aspirations de la famille élargie. Dans les couples les plus instruits, la participation des deux conjoints dans la prise de décision concernant la contraception semble constituer un indicateur de rapports de genre plus égalitaires au sein du couple, et y indiquer une transformation en profondeur des relations de genre dans les Territoires palestiniens. Il est vraisemblable que cette transformation des liens entre époux est un des moteurs d’une transformation de la société palestinienne qui s’opère actuellement.
Tableau A.1. Caractéristiques sociodémographiques des répondants de l’enquête qualitative (N = 42)
80Modalité Hommes Femmes Âge à l’enquête 25 à 35 ans 9 7 36 ans et plus 11 15 Niveau d’études Arrêt de l’école avant le Tawjihi* 8 8 Obtention du Tawjihi 5 2 Supérieur 7 12 Nombre de fils Pas de fils 7 4 1 ou 2 fils 5 9 3 fils ou plus 8 9 Lieu de résidence Ville 6 10 Village 12 6 Camp de réfugiés 2 6
Tableau A.2. Caractéristiques sociodémographiques des répondantes (en %) de l’enquête PCBS/PAPFAM, 2006 (N = 4 486)


Tableau A.3. Proportion de femmes qui déclarent utiliser une contraception selon le nombre d’enfants nés vivants (N = 4 266)

Tableau A.4. Proportion des femmes qui déclarent utiliser une contraception selon le nombre d’enfants nés vivants et le niveau d’instruction des femmes (N = 4 266)

Tableau A.5. Organisation de la prise de décision dans le couple en matière de contraception, selon les caractéristiques sociodémographiques des femmes et de leurs conjoints (analyse bivariée et multivarirée, régression logistique polytomique, N = 4 486)


Note : Le modèle a aussi pris en compte l’âge des femmes et des hommes, le niveau d’instruction des hommes, le statut d’emploi dans le couple, le nombre de filles et le statut socioéconomique. Seules les variables significatives dans l’analyse multivariée sont présentées dans ce tableau.
Notes
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[*]
Université Paris Descartes (contrat doctoral), Centre population et développement (Ceped, UMR Ined-IRD-Université Paris Descartes), Paris.
-
[**]
Institut de recherche pour le développement (IRD), Ceped,Paris.
Correspondance : Annabel Desgrées du Loû, Ceped, 19 rue Jacob, 75006 Paris, courriel : annabel.desgrees @ ird.fr -
[1]
Institut statistique de l’Autorité palestinienne.
-
[2]
Dans la société palestinienne les relations sexuelles pré-maritales sont très stigmatisées. Aussi les questions portant sur les pratiques sexuelles et reproductives des femmes qui n’ont pas été mariées ne sont pas envisageables.
-
[3]
La question est ainsi formulée : « Do you or your husband currently use any family planning method in order to avoid pregnancy? ».
-
[4]
Dans les rapports effectués par le PCBS, l’indicateur choisi pour mesurer la prévalence contraceptive est différent car on rapporte les femmes utilisatrices d’une méthode contraceptive à l’ensemble des femmes en âge de procréer, sans enlever les femmes divorcées, célibataires, veuves, enceintes ou ménopausées.
-
[5]
« Do you think your husband desires to have the same number of children as you, a greater number or a smaller number? ».
-
[6]
« Usually, who has the last say in using or not using family planning: you or your husband? ».
-
[7]
« Have you ever talked with your husband about the number of children that you desire to have in your life? ».
-
[8]
« Is your husband currently married to another woman? ».
-
[9]
L’une des méthodes les plus utilisées dans les enquêtes palestiniennes pour mesurer le statut socioéconomique des ménages, consiste à observer les équipements durables du ménage. À partir de ces informations, trois catégories ont été définies : pauvre, classe moyenne, riche.
-
[10]
Tous les entretiens ont été menés par la première auteure de cet article entre janvier 2010 et décembre 2011.
-
[11]
Aucun entretien n’a pu être mené dans la bande de Gaza, seuls les diplomates et humanitaires disposant d’une autorisation accordée par Israël ayant le droit de s’y rendre.
-
[12]
L’interprète était une Palestinienne originaire du Nord d’Israël, titulaire d’une licence de travailleur social ainsi que d’une licence de traductrice anglais/arabe.
-
[13]
On parle de niveau basique pour celles et ceux qui savent lire et écrire mais n’ont pas terminé le niveau primaire.
-
[14]
Ce chiffre varie entre 4,10 et 2,29 selon que les femmes ont un niveau d’éducation basique ou supérieur.
-
[15]
Les données des figures 1 et 2 sont présentées dans les tableaux annexes A.3 et A.4.
-
[16]
Le préservatif est considéré par nos enquêtées qui y ont recours comme étant une méthode « naturelle » dans la mesure où c’est une méthode purement mécanique, qui n’implique pas le corps des femmes et qui n’entraîne pas d’effets secondaires.
-
[17]
L’auteur définit la notion de fécondité politique comme une situation dans laquelle « les facteurs normaux qui induisent une baisse de la fécondité, notamment l’urbanisation, l’industrialisation et le niveau d’instruction, cessent de fonctionner » et l’associe au fait que « le bien-être de la famille et des enfants devient une question secondaire par rapport à l’intérêt supérieur de la Nation » (Courbage, 2011, p. 148).
-
[18]
Hormis la vasectomie, très rarement utilisée dans les Territoires palestiniens.