1Cet ouvrage fait suite à un appel à projets de recherches financées par le ministère de la Culture et de la communication. Les quatre chapitres qui le composent sont extraits de ces travaux. Dans sa longue et riche introduction, S. Octobre poursuit deux objectifs. Elle expose d’abord les enjeux de ces recherches qu’elle situe dans le champ des relations entre culture et genre. Ensuite elle répond aux mises en causes répétées des recherches sur le genre. La genèse du concept, les différentes facettes de ce type de travaux, sont longuement détaillées. Dans la postface, Marie Buscatto, sociologue des pratiques culturelles, relie l’ensemble des chapitres et apporte des éléments complémentaires, tirés notamment de ses propres recherches.
2Le champ couvert dans l’ouvrage est large : séries télévisées, jeux vidéos, pratique musicale, écriture et performance de slam, danse, culture scientifique. Les angles choisis pour ces recherches apportent un prolongement aux enquêtes du Deps (Département des études de la prospective et des statistiques) sur les « pratiques culturelles des Français » dont chaque livraison est très attendue. L’approche sociologique est adoptée par tous les auteurs indépendamment de leur ancrage institutionnel.
3Le premier chapitre, de Christine Détrez et Claire Piluso, se penche sur la « culture scientifique ». Les auteures constatent le fort ancrage des stéréotypes de genre chez les jeunes interrogés. Toutefois, plusieurs clivages se croisent : la science est perçue comme masculine, mais les garçons des milieux populaires s’en sentent exclus tandis que les filles des milieux plus aisés s’y investissent plus facilement. En s’appuyant sur les travaux de Ruth Amossy, les auteures soulignent la difficulté d’utiliser la notion « fuyante » de stéréotype, ainsi que les problèmes méthodologiques du codage de la féminité et la masculinité. Elles insistent également sur un paradoxe : le fait que les femmes soient « invisibles » (tant elles y sont sous-représentées) dans les expositions et la presse scientifiques destinées aux jeunes, est tellement peu perçu qu’il est lui-même invisible.
4Le chapitre d’Éric Macé et Sandrine Rui s’écarte de l’analyse des pratiques culturelles. Le rapport des jeunes françaises et français au genre, et la formulation de leur identité (leur « carrière d’identification »), sont rapportés à deux types dominants, même si les jeunes gens ne sont pas dupes des clichés. Les jeux vidéos résumeraient bien les jeunes hommes, caractérisés par un « égoïsme légitime » et la confiance en soi. Les jeunes femmes correspondraient plutôt aux séries télévisées où se cultive le rapport à autrui, et elles se caractériseraient par un « altérocentrisme inquiet ». Se sentant plus fortement et constamment soumises aux jugements des tiers, elles entretiennent au genre une relation « ambivalente ».
5Dans le chapitre de Nathalie Amar, Roger Cantacuzène et Nadine Lefaucheur, c’est la culture de la Martinique qui est scrutée sur plusieurs terrains : réception d’une série télévisée tournée sur place, renouveau de la danse traditionnelle bèlè, et pratique récente du slam (poésie scandée sur scène). Les rapports de genre sont décrits dans un ancrage post-colonial qui les dépasse et les complexifie. Les pratiques nouvelles ou nouvellement réintroduites donnent aux femmes une marge d’action pour prendre une place plus importante. Les productions culturelles servent de support aux discussions identitaires complexes. La taxinomie coloniale qui décline précisément les degrés de métissages et les carnations de la peau est très présente dans les esprits, mais également très contestée. La clarté de peau reste l’étalon de la beauté. L’héritage historique pluriel a aussi laissé sa trace dans un double standard, décrit par Peter Wilson dans les années 1960. Les hommes sont régis par la « réputation », sur le modèle du « machismo » hispanique, qu’il faut entretenir positivement par des actes, notamment un comportement de séducteur. Les femmes sont tenues quant à elles à l’obligation négative de préserver leur « réputation », valeur des colons européens, consistant à ne pas s’écarter des comportements et valeurs portées par les institutions.
6Le dernier chapitre, de Viviane Albenga, Reguina Hatzipetrou-Andronikou, Catherine Marry et Ionela Roharik, s’intéresse à la pratique musicale en amateur chez les adultes. Très minoritaire en France, cette pratique est transclasse. Durant l’enfance, les personnes interrogées ont eu des initiations très différentes selon le sexe. Les filles sont dirigées massivement vers la musique classique, piano ou flûte, perçue si féminine qu’on décourage les garçons de s’y essayer. Ce sont eux néanmoins qui ont le plus large choix de styles musicaux et d’instruments, dont le quasi-monopole des percussions. Une fois les personnes devenues adultes, cette rigidité imposée par l’entourage et les institutions d’apprentissage s’estompe, les femmes en particulier peuvent alors jouer des instruments dont elles ont été frustrées plus jeunes (cuivres, batterie…). Femmes et hommes s’estiment également soutenus dans leur pratique par le conjoint et la famille. Mais à rebours de cette tendance à l’égalité, les femmes subissent une répartition très inégalitaire des tâches domestiques. Elles bénéficient donc de moins de temps pour la pratique musicale ou le chant, et sont moins nombreuses que les hommes à s’y adonner quotidiennement. Ce chapitre s’intéresse plus que les autres aux trajectoires individuelles et à ce titre est le plus proche d’une démarche démographique. En effet, dans l’ensemble, les données utilisées dans ce livre sont plus souvent qualitatives et les entretiens y occupent une place de choix.
7Les pratiques culturelles sont donc fortement structurées par le genre, à tous les âges. La socialisation enfantine, dont Sylvie Octobre est spécialiste, forge des repères sexués durables. Toutefois on observe chez les jeunes adultes un discours fortement égalitariste, où les différences sexuées et leurs fondements naturalisants n’affleurent que dans un second temps. La pratique musicale en amateur des adultes de tous âges ou celle du bèlè est également très genrée, mais cette période est marquée par une plus grande individuation et un relâchement des normes sexuées.
8Tout au long de l’ouvrage, deux mécanismes complémentaires apparaissent clairement. D’abord, le rapport à la culture et les pratiques culturelles sont fortement différenciées selon le sexe et connotées en termes de genre ; l’argument de la « nature » est récurrent chez les personnes interrogées pour expliquer ou justifier cette différentiation. Cependant, dans un second temps, tous les chapitres révèlent des écarts, des évolutions, des transgressions de la bi-catégorisation féminin-masculin. En définitive, l’ensemble démontre l’intérêt d’avoir une approche large de la culture, et de la relier à d’autres dimensions de la vie sociale.