1La proximité d’origine sociale des conjoints ou homogamie est une réalité bien connu, mais les mécanismes qui la fondent sont complexes. Michel Bozon et Wilfried Rault (2012), en comparant les lieux de rencontre avec le premier partenaire et avec le premier conjoint, ont mis en évidence des éléments de stratégie dans le choix de ces lieux, plus marqués pour les femmes et les plus diplômés. Nicolas Frémeaux poursuit cette recherche des mécanismes sous-jacents de l’homogamie sous un nouveau jour, en distinguant deux dimensions originales que sont l’héritage et les revenus du travail. Regroupant les données de plusieurs enquêtes sur le patrimoine réalisées en France, il mesure la richesse des conjoints en termes de patrimoine hérité d’une part et de revenus du travail d’autre part, en estimant la valeur de ces richesses accumulées tout au long de la vie. Il montre ainsi que le degré d’homogamie diffère selon les deux dimensions, sans que ces deux formes de richesse soient substituables.
2Dans de nombreux romans du xixe siècle, l’héritage [1] joue un rôle central dans les choix matrimoniaux. Eugène de Rastignac dans Le Père Goriot ou Bel-Ami dans le roman éponyme de Maupassant en sont les exemples types puisque ce sont deux personnages qui, en l’absence de richesse parentale, vont tenter de gravir l’échelle sociale en épousant de riches héritières. Aujourd’hui, on se marie probablement plus souvent par amour et la famille a moins d’emprise qu’au xixe siècle. Pour autant, peut-on dire que l’importance de l’héritage dans le choix du conjoint a disparu ? Le retour de l’héritage et du patrimoine dans les pays riches (Piketty, 2011 ; Piketty et Zucman, 2014) fait de la question du mariage un élément essentiel pour comprendre la dynamique des inégalités. L’étude de l’homogamie nous permet d’analyser ces évolutions macroéconomiques par une approche microéconomique. Jusqu’alors, la littérature existante a principalement étudié l’homogamie sous l’angle des revenus du travail, de la position sociale ou de l’éducation. Cet article propose d’analyser, pour la première fois, l’importance du patrimoine hérité dans le choix du conjoint. De plus, le retour de l’héritage pose la question de la source de richesse dans les décisions matrimoniales. Le capital humain permet-il de compenser un manque de patrimoine parental ? Nos données nous permettent d’examiner par exemple, la probabilité pour un Rastignac d’aujourd’hui d’épouser une riche héritière. L’objectif de cette recherche est de proposer une analyse bidimensionelle du marché du mariage et d’explorer la relation entre caractéristiques acquises et héritées.
3Dans cet article, nous mobilisons les enquêtes Patrimoine réalisées par l’Insee en 1992, 1998, 2004 et 2010 [2]. L’utilisation de l’enquête Patrimoine permet d’éviter les principaux écueils des études existantes sur l’homogamie. Premièrement, dans cette enquête, l’information disponible sur les héritages porte sur les transmissions patrimoniales passées (c’est-à-dire déjà reçues par les individus). Or, les héritages à venir (des individus comme de leurs conjoints) importent également dans les décisions matrimoniales. Nous utilisons aussi l’information disponible sur le patrimoine parental (type de biens détenus par les parents) afin d’estimer l’héritage espéré des individus, ce qui permet d’avoir une mesure du patrimoine hérité total (obtenu et espéré) au lieu du seul héritage déclaré au moment de l’enquête. Cette information unique permet d’analyser de façon plus complète le rôle de l’héritage dans les choix matrimoniaux. Deuxièmement, l’utilisation du revenu du travail courant (déclaré au moment de l’enquête) engendre un problème d’endogénéité. La division du travail au sein du ménage dépend de décisions prises une fois le couple formé. De plus, le revenu à une date donnée peut ne pas refléter le revenu permanent d’un individu en raison d’effets de cycle de vie et de chocs transitoires. Nous utilisons une estimation du revenu permanent afin de résoudre ces problèmes.
4Cet article propose une mesure de l’homogamie du point de vue du patrimoine hérité total et ces résultats nouveaux sont importants à plusieurs égards. En premier lieu, nos conclusions sont déterminantes pour comprendre la dynamique des inégalités. En effet, ce travail est complémentaire des recherches récentes sur l’évolution de long terme de l’héritage. Piketty (2011) estime que les flux annuels d’héritages qui représentaient de 20 % à 25 % du revenu national entre 1820 et 1910 en France, environ 5 % en 1950, s’élèvent à 15 % en 2010. L’importance de l’héritage sur la dynamique des inégalités dépend, entre autres choses, des choix matrimoniaux : les héritiers sont-ils en couple avec des héritières ? La famille a en effet un rôle prépondérant dans la transmission du capital, qu’il soit économique, humain ou social. Atkinson (1975) en propose une illustration. Supposons une société où tous les ménages ont deux enfants (un garçon et une fille) et 5 % des ménages détiennent l’ensemble de la richesse. Si les riches se marient exclusivement entre eux, la concentration du patrimoine sera extrême. Dans ce cas, les mariages de classe, lorsque le mari et son épouse viennent de familles également riches, seraient équivalents à une société où les fils seraient les uniques héritiers et épouseraient leurs propres sœurs.
5Cet article est également en lien avec l’analyse du marché du mariage. L’article fondateur de Becker (1973) a inspiré une vaste littérature sur l’économie du mariage. Becker a notamment lancé le débat sur la substituabilité/complémentarité des caractéristiques des conjoints. Selon lui, la division du travail au sein du ménage, qui résulte du jeu des avantages comparatifs entre productivités marchandes et non marchandes, conduit à une hétérogamie (negative assortative mating) du point de vue des revenus du travail. À l’inverse, Lam (1988) invoque la volonté de maximiser des biens communs au ménage comme source de complémentarité. La plupart des travaux empiriques sur l’homogamie sont concentrés sur le revenu (Smith, 1979 ; Becker, 1981 ; Nakosteen et al., 2004 ; Schwartz, 2010 ; Lise et Seitz, 2011) ou l’éducation (Schwartz et Mare, 2005 ; Chiappori et al., 2012a ; sur données françaises : Forsé et Chauvel, 1995 ; Goux et Maurin, 2003 ; Vanderschelden, 2006). Ces travaux font état d’une similarité entre les revenus et les niveaux d’éducation des conjoints. Les travaux sur données françaises indiquent que le degré d’homogamie d’éducation en France n’est pas différent de la moyenne des pays développés. L’absence de travaux sur le revenu à partir de données françaises nous empêche d’établir une comparaison.
6En revanche, l’étude des caractéristiques parentales est plus rare malgré leur effet sur la transmission intergénérationnelle des inégalités. Plusieurs travaux ont utilisé l’origine sociale des individus (Burgess et Wallin, 1943 ; Kalmijn, 1991 ; Uunk et al., 1996 ; sur données françaises : Girard, 1964 ; Bozon, 1991 ; Desrosières, 1978 ; Thélot, 1982). Bien que plus facilement mesurable, la catégorie sociale ne mesure qu’imparfaitement les ressources financières des parents. Charles et al. (2013) optent pour une mesure du patrimoine parental total. Cependant, les auteurs n’observent pas le patrimoine effectivement hérité par les individus mais uniquement le patrimoine total détenu par les parents. Or il est nécessaire de prendre en compte la fiscalité et la structure familiale (nombre d’héritiers) pour passer du patrimoine parental à l’héritage individuel. Les seuls articles prenant en compte l’héritage individuel l’ont fait afin d’étudier le rôle de la dot dans le processus de décision des ménages (Fafchamps et Quisumbing, 2005 ; Zhang et Chan, 1999) ou pour analyser la raison d’être de la dot (Anderson, 2003 ; Botticini et Siow, 2003).
7La principale contribution de cette étude est donc d’utiliser des estimations directes de la richesse héritée et non des indicateurs indirects. Cela nous permet une analyse plus précise de l’homogamie et de ses implications sur la dynamique des inégalités. De plus, nous explorons une nouvelle dimension de l’homogamie en étudiant le revenu permanent. Par rapport à l’éducation, le revenu permanent offre une mesure plus précise des ressources financières des individus. Surtout, utiliser le revenu plutôt que l’éducation nous permet de comparer directement les deux sources de richesse et d’établir une équivalence monétaire entre héritage et revenus du travail.
8Notre stratégie empirique est double. D’abord, nous estimons le degré d’homogamie pour chaque source de richesse (héritage et revenus du travail) à partir de corrélations et de rapports des risques. Pour chaque test statistique, nous estimons un effet net en tenant compte des différences potentielles dans les caractéristiques observables des héritiers et des travailleurs (l’âge et le niveau d’éducation). Enfin, nous testons la robustesse de nos estimations en faisant varier à la fois les définitions de l’héritage et du revenu du travail et les échantillons.
I – Cadre théorique
1 – Les déterminants de l’homogamie
9Deux mécanismes principaux peuvent être mis en avant pour expliquer la similarité des caractéristiques entre conjoints.
10La diversité sociale faible à l’école et au travail, ainsi que la ségrégation spatiale, conditionnent l’univers des partenaires potentiels. L’exemple de l’école est particulièrement éclairant. Lauman et al. (1994) observent qu’aux États-Unis près d’un quart des couples mariés se sont rencontrés à l’école. Bozon et Rault (2013) indiquent que cette proportion s’élève à 15 % pour les couples français [3]. Ces chiffres sont à mettre en parallèle avec la diversité sociale. Holmlund (2008) étudie l’impact d’une réforme scolaire suédoise qui a, entre autres choses, supprimé l’orientation scolaire précoce et augmenté la durée de l’éducation obligatoire. L’auteure montre que cette réforme a augmenté la diversité sociale dans le système scolaire suédois mais surtout que l’homogamie en termes d’origine sociale a diminué. Il n’existe pas d’études similaires pour la France, mais l’importance de l’origine sociale sur le niveau d’études suggère que ce canal est susceptible d’être déterminant. Ces mécanismes passifs ou inconscients peuvent être renforcés par des stratégies matrimoniales. Arrondel et Grange (1993) étudient les stratégies mises en place par certaines familles pour maintenir leur rang social. Les « rallyes » en sont la manifestation la plus visible. Pinçon et Pinçon-Charlot (2000) notent à leur propos : « le rallye atteint presque toujours son objectif : faire en sorte que les jeunes ne ruinent pas un avenir brillant […] par une mésalliance qui viendrait rompre le fil de la dynastie, noble ou bourgeoise. Il n’y a pas de libre concurrence dans l’économie affective grande bourgeoise ». L’héritage est une condition de premier ordre pour appartenir à ce marché matrimonial. Même si ces stratégies concernent principalement les catégories les plus aisées de la population, l’importance accordée à l’origine sociale de son conjoint est largement répandue dans la population [4]. Bourdieu (1979) explique aussi que le prestige social et le pouvoir symbolique lié à l’héritage peuvent influencer les stratégies matrimoniales.
11L’origine sociale influence aussi les préférences des individus. Des travaux récents (Kimball et al., 2009 ; Dohmen et al., 2012 ; Arrondel et Frémeaux, 2014) ont mis en évidence une forte similarité des attitudes face au temps et au risque. Ainsi, si les préférences sont en partie influencées par la composition du patrimoine des ménages et donc par le poids de l’héritage, alors une partie de l’homogamie pourrait s’expliquer par une similarité des préférences. Arrondel et Masson (2007) montrent que les héritiers ont tendance à être plus altruistes et ont une probabilité plus grande de léguer eux-mêmes un patrimoine à leurs enfants. Le partage de préférences dynastiques similaires ou plus largement d’une même conception de la famille peut donc être une source supplémentaire de l’homogamie. Ces mécanismes peuvent avoir des effets différents selon la composition du patrimoine de l’individu.
2 – Substituabilité entre héritage et revenus du travail
12Les ressources financières d’un ménage peuvent provenir de deux sources : l’héritage ou les revenus du travail. La composition du patrimoine et notamment la part héritée peuvent varier d’un ménage à l’autre. Il y a une différence de nature entre ces deux sources de richesse. L’héritage est, par définition, une caractéristique héritée alors que le revenu du travail est acquis. Cette différence a une influence sur les mécanismes de l’homogamie.
13La bidimensionalité de l’analyse nous permet de traiter la question de la substituabilité entre héritage et revenus du travail. Deux catégories de raisons peuvent expliquer l’existence d’un cloisonnement entre les sources de richesses. La première raison renvoie aux différences entre héritiers et travailleurs. Parmi les caractéristiques observables, l’âge et le niveau d’éducation sont des paramètres à prendre en compte. Des caractéristiques inobservables comme le prestige social qui peut être corrélé à l’héritage peuvent aussi avoir un impact sur les décisions matrimoniales. Enfin, la source de richesse et plus généralement l’origine sociale influencent les préférences individuelles. Par exemple, si les héritiers partagent les mêmes préférences dynastiques, héritiers et héritières sont susceptibles de s’attirer mutuellement.
14Le second type d’explications concerne les différences entre revenus du travail et héritage per se. Premièrement, la nature exogène de l’héritage s’oppose au caractère endogène du revenu du travail qui va dépendre des décisions de participation au marché du travail. Ainsi, observer un couple immédiatement après sa formation ou plusieurs années plus tard ne conduit pas au même résultat. Deuxièmement, revenus du travail et héritage varient par leur répartition selon l’âge et leur degré d’incertitude. Le patrimoine hérité est généralement constitué à partir de quelques transmissions dont la valeur dépend de l’évolution du prix des biens, tandis que les revenus du travail sont perçus tout au long du cycle de vie et dépendent en partie de la conjoncture économique. La différence ne tient pas tant au degré d’incertitude (difficile à mesurer et à comparer) qu’à sa nature. Enfin, les régimes matrimoniaux peuvent avoir une influence dans le sens où ils déterminent le partage de la richesse entre conjoints et enfants en cas de divorce ou de décès. En France, le régime légal des couples mariés est la communauté de biens réduite aux acquêts. Dans ce régime, chaque conjoint demeure le seul propriétaire de ses biens propres (biens hérités ou acquis avant le mariage) mais les revenus générés par ces biens, comme toutes les autres sources de revenus y compris les revenus du travail, tombent dans la communauté. En cas de divorce, les biens communs sont partagés à parts égales entre les conjoints. Les héritages sont donc protégés en cas de divorce quand le patrimoine acquis grâce aux revenus du travail pendant le mariage est redistribué. Cette redistribution peut donc créer une inégalité entre les conjoints si la composition de leurs patrimoines respectifs diffère. Or la source de patrimoine influence le choix du régime matrimonial (Frémeaux et Leturcq, 2014) et, par extension, potentiellement les décisions matrimoniales.
II – Données
1 – Les enquêtes Actifs financiers et Patrimoine
15Depuis 1986, l’Insee effectue tous les six ans une enquête visant à étudier le patrimoine des ménages français. Dans cet article, nous utilisons les quatre dernières vagues de 1992, 1998, 2004 et 2010. L’échantillon est constitué de l’ensemble des couples, mariés ou non. Au total, nous disposons de 27 723 observations : 7 050 en 1992, 6 708 en 1998, 5 793 en 2004 et 8 172 en 2010 [5].
16Le revenu annuel du travail est défini comme la somme des salaires, revenus mixtes, pensions de retraites et allocations chômage. Cette variable est renseignée au niveau individuel, déclarative en 1992 et 1998 puis par appariement avec des sources fiscales en 2004 et 2010.
17Les informations sur les donations et héritages sont collectées au niveau individuel et concernent l’ensemble des transmissions reçues à la date de l’enquête. La valeur de chaque transmission patrimoniale est renseignée sur une base déclarative. Pour chaque transmission, nous connaissons de plus la nature de la transmission (donation ou héritage), la nature des biens transmis, l’identité du donneur et du receveur, l’année de transmission.
2 – Estimation de l’héritage total et du revenu permanent
Héritage espéré
18Les données relatives à l’héritage et au patrimoine parental des deux partenaires éclairent sur une dimension importante de l’homogamie. Toutefois, l’information au sujet des héritages n’est que partielle. Seules les caractéristiques des transmissions patrimoniales déjà reçues au moment de l’enquête sont connues [6]. Ainsi, moins de 30 % de notre échantillon déclarent un patrimoine hérité au moment de l’enquête (tableau annexe B.3). Cette faible part d’héritiers s’explique de deux façons : soit les individus n’ont pas reçu d’héritage car leurs parents ne possédaient pas assez de patrimoine pour leur en transmettre, soit leurs parents sont toujours vivants. Or ignorer les héritages à venir revient à faire l’hypothèse que seules les transmissions effectivement reçues par les individus (et leurs partenaires) importent quand des décisions matrimoniales sont prises [7]. Cette hypothèse semble irréaliste, c’est pourquoi nous jugeons nécessaire de prendre en compte le patrimoine parental qui n’a pas encore été transmis. Grâce à cette correction, nous examinons le patrimoine hérité total (obtenu et espéré) et pas uniquement, comme dans la littérature existante, les dots ou le patrimoine parental. Nous décrivons ici les principaux aspects de cette estimation.
19Notre estimation procède en deux étapes. Premièrement, à partir de l’information disponible sur les parents (Sont-ils toujours vivants ? Possèdent-ils un patrimoine ? On-t-ils connu de graves difficultés financières ? etc.), nous identifions les personnes susceptibles de recevoir un héritage. Puis nous leur imputons un héritage espéré à partir des informations sur le patrimoine parental. La valeur du patrimoine parental n’est pas connue mais nous savons quels types de biens les parents détiennent (biens immobiliers, terrains, actions, obligations, contrats d’assurance vie, biens professionnels). Nous prenons aussi en compte la PCS des parents et le nombre de frères et sœurs de l’individu interrogé (afin de déterminer le nombre d’héritiers en ligne directe). L’annexe A.2 présente les détails techniques de l’estimation.
20Au final, la proportion d’héritiers (actuels et futurs) représente entre 55 % et 60 % de l’échantillon, ce qui est comparable aux informations disponibles à partir des données fiscales [8] (Arrondel et Masson, 2008). Toutefois, il est probable que nous sous-estimions la part d’héritiers, notamment dans le bas de la distribution en raison des limites de nos données. L’annexe B présente les statistiques descriptives relatives aux distributions des héritages et des revenus du travail.
Revenu du travail permanent
21L’utilisation du revenu du travail au moment de l’enquête engendre deux types de problèmes. La division du travail au sein du ménage dépend de décisions prises par le ménage après la mise en couple. De plus, le revenu courant peut être affecté par des chocs transitoires et dépend de la position de l’individu dans son cycle de vie. Ce problème apparaît aussi dans l’estimation de la mobilité intergénérationnelle. Les estimations réalisées à partir d’une année de revenu conduisent à une sous-estimation de la corrélation intergénérationnelle. Solon (1992) montre que les estimations basées sur une moyenne des revenus sur plusieurs années (de 3 à 5 ans) sont plus élevées et plus précises que celles utilisant une seule année de revenu. Ce résultat pourrait logiquement s’appliquer aux questions d’homogamie. En l’absence de données de panel (et donc de moyennes sur plusieurs années), notre solution consiste à estimer un revenu permanent. Au-delà de la question du cycle de vie, comparer revenu courant et revenu permanent nous permet d’analyser le rôle du revenu du travail dans le couple. Plus précisément, le revenu peut être utilisé comme une ressource financière mais aussi comme un signal par le conjoint (Chiappori et al., 2012a). La comparaison des deux types de revenus peut nous informer sur l’utilisation qui en est faite. L’estimation du revenu permanent nous permet donc d’éviter les principaux écueils des études existantes (à savoir les erreurs de mesures liées à l’observation d’une seule année de revenu) et d’analyser la spécialisation au sein du ménage.
22Nous reproduisons le travail de Lollivier et Verger (1999) afin de réaliser notre estimation. Le revenu permanent individuel est une fonction de l’âge, pour prendre en compte les évolutions du cycle de vie, des caractéristiques (quasi) permanentes et exogènes (éducation [9], origine sociale, secteur d’activité) et d’une composante structurelle, pour prendre en compte l’évolution du niveau de vie. Cette imputation ne peut toutefois pas être réalisée sur l’ensemble de l’échantillon. Les travailleurs indépendants sont exclus de l’échantillon en raison de la trop grande volatilité de leurs revenus. De plus, nous avons besoin d’observer un revenu courant positif pour estimer le revenu permanent. Ainsi, nous estimons un revenu du travail permanent sur un échantillon de 17 384 couples. La taille et la composition de l’échantillon sont modifiées par rapport à notre population initiale. La nécessité d’observer un revenu courant positif nous oblige à nous concentrer sur les couples bi-actifs au moment de l’enquête. Il est par conséquent nécessaire d’être prudent dans l’interprétation de nos résultats [10]. Néanmoins, pour la plupart des estimations, la différence entre les échantillons n’est pas significative. L’annexe A.3 présente les détails techniques de notre imputation.
III – Analyse empirique
23Notre stratégie empirique est double. Nous estimons d’abord le degré d’homogamie entre les héritages et les revenus du travail des conjoints. Puis nous complétons l’analyse par l’étude de la substituabilité entre héritage et revenu du travail dans les choix matrimoniaux. Pour ces deux questions, nous utilisons des mesures en niveaux (corrélations des logs) et en rangs (comparaison des positions dans la distribution). L’annexe C présente les tests de robustesses et les résultats supplémentaires.
1 – Homogamie
Corrélations
24Avant d’utiliser notre mesure du patrimoine hérité total, nous commençons l’analyse avec le patrimoine parental. Cela permet d’établir un premier résultat à partir de variables brutes (i.e. non estimées). Nous divisons l’échantillon en 2 catégories : le patrimoine parental nul et le patrimoine parental positif [11]. Le tableau 1A représente la table de contingence pour l’ensemble de notre échantillon. Les résultats font état d’une forte similarité entre conjoints. Plus précisément, 73 % des hommes déclarant un patrimoine parental positif sont en couple avec une femme appartenant à la même catégorie, et 27 % d’entre eux en couple avec une femme dont les parents n’ont pas de patrimoine. Ces proportions s’élèvent à 77,5 % et 22,5 % pour les femmes. Dans le tableau 1B, nous répétons le même exercice pour la mesure de patrimoine hérité total en divisant notre population entre non-héritiers (patrimoine nul) et héritiers (patrimoine positif). Le degré de similarité entre conjoints est comparable. Ces résultats permettent de mettre en évidence la cohérence de notre mesure de patrimoine hérité.
Homogamie selon le patrimoine parental

Homogamie selon le patrimoine parental
Homogamie selon le patrimoine hérité

Homogamie selon le patrimoine hérité
Lecture : (tableau 1A) 72,6 % des hommes dont le patrimoine parental est positif sont en couple avec une femme dans la même situation. Ce pourcentage s’élève à 77, 5% pour les femmes.Note : Les pourcentages pour les hommes se lisent en lignes, ceux pour les femmes (en italiques) se lisent en colonne. Khi2 : Pr = < 0,001.
25La limite de ces variables binaires réside, par définition, dans l’absence des montants de patrimoine. Nous utilisons des corrélations partielles afin d’évaluer la similarité entre les patrimoines hérités et les revenus du travail des conjoints. Pour ce faire, nous régressons d’abord le logarithme [12] de l’héritage ou du revenu sur des variables de contrôles afin d’estimer la corrélation entre les termes d’erreurs. Cette spécification économétrique est largement utilisée dans la littérature, ce qui permet une comparaison directe de nos résultats. Les variables de contrôle varient selon la spécification. Nous incluons dans un premier temps uniquement l’âge afin de prendre en compte les effets de cycle de vie, puis nous ajoutons le capital humain (mesuré par le nombre d’années d’éducation) pour mesurer un degré d’homogamie net des effets d’éducation [13]. Pour chaque spécification, nous ajoutons un effet fixe temporel afin de prendre en compte les potentielles différences entre enquêtes. Enfin, un problème commun aux travaux sur l’homogamie concerne les effets de sélection. Notre échantillon est constitué d’un stock de ménages qui se déclarent en couple au moment de l’enquête. Or nos estimations pourraient être biaisées si, par exemple, les couples les plus hétérogames avaient tendance à se séparer davantage que la moyenne. Pour résoudre ce problème, nous prenons en compte la date de mise en couple et nous répliquons nos estimations sur un sous-échantillon de couples récemment formés (moins de 10 ans avant l’enquête) [14]. L’autre intérêt d’isoler les couples récemment formés est de pouvoir les observer dans un état proche de celui de leur rencontre (et donc moins spécialisés). Cependant, en faisant cela, nous prenons aussi en compte de potentiels effets de cohortes. Sans données de panel, nous ne pouvons pas distinguer ces deux effets.
26Le tableau 2 présente les corrélations partielles entre conjoints pour le patrimoine hérité et les revenus du travail (courant et permanent). Le panel A décrit les estimations pour les héritages et les revenus courants sur l’ensemble de l’échantillon alors que le panel B présente les corrélations pour l’ensemble des variables sur le sous-échantillon pour lequel le revenu permanent est estimé. Le panel A montre que les corrélations sont positives pour les deux sources de richesse mais supérieures pour le patrimoine hérité que pour le revenu courant (0,25 contre 0,12). Lorsque l’on contrôle l’éducation (colonne 2), on explique une faible part de l’homogamie (20 % pour l’héritage, 10 % pour le revenu courant). Le panel B confirme qu’utiliser le revenu courant conduit probablement à sous-estimer la similarité des revenus entre conjoints. La corrélation entre les revenus du travail permanent s’élève en effet à 0,46 quand l’estimation pour le revenu courant sur le même échantillon indique 0,21. Les corrélations pour le patrimoine hérité sont légèrement plus faibles sur ce sous-échantillon [15]. Par souci de comparaison, nous contrôlons aussi pour l’éducation. L’effet de l’éducation est plus élevé sur cet échantillon, quelle que soit la définition du revenu. En effet, près de 60 % de la corrélation des revenus est expliquée par l’éducation. Cette part s’élève à 70 % pour le revenu permanent. Bien que ce résultat soit attendu (car le revenu permanent est estimé en fonction du niveau d’éducation), nous montrons que l’effet de l’homogamie d’éducation a un pouvoir explicatif conséquent lorsque l’on s’intéresse aux couples bi-actifs. La comparaison des revenus permanents et courants met en évidence l’étendue des erreurs de mesure causées par les effets de cycle de vie. L’utilisation d’une seule année de revenu conduit à sous-estimer significativement la relation entre les revenus des conjoints. Cette comparaison suggère aussi que le capital humain peut être utilisé comme un signal sur le marché du mariage (Chiappori et al., 2012a).
Homogamie – Corrélations partielles entre les caractéristiques des conjoints

Homogamie – Corrélations partielles entre les caractéristiques des conjoints
Note : Le panel A inclut l’ensemble des couples présents dans les enquêtes Patrimoine de 1992 à 2010. Le panel B inclut les couples pour lesquels le revenu permanent est estimé, Les colonnes 3 et 4 incluent les couples formés moins de 10 ans avant l’enquête. Les coefficients représentent les corrélations partielles entre les logarithmes des montants.Seuils de significativité : * p < 0,1 ; ** p < 0,05 ; *** p < 0,01.
27Les colonnes 3 et 4 du tableau 2 présentent les résultats pour l’échantillon de couples récemment formés. Les coefficients de corrélations ne sont pas sensiblement différents. Cela nous amène à formuler deux conclusions. Premièrement, le calendrier de l’héritage importe peu. En effet, la part des héritiers effectifs (déclarant un héritage positif au moment de l’enquête) est plus faible pour ce sous-échantillon plus jeune. Cela ne modifie cependant pas le degré de similarité entre conjoints. Ce résultat suggère que la similarité des conjoints repose davantage sur une homogamie en termes d’origine sociale que sur une similarité des héritages per se quand les conjoints se rencontrent. Deuxièmement, la corrélation des revenus permanents plus faible pour ces couples peut s’expliquer de deux façons : un effet de sélection ou un effet de cohorte. L’absence de données de panel mais aussi l’absence de consensus en France sur l’évolution de l’homogamie d’éducation [16] ne nous permet pas d’opter pour l’une des deux interprétations.
28Des tests économétriques additionnels présentés dans le tableau annexe C.3 montrent que ces résultats sont robustes. Plus spécifiquement, nous estimons les corrélations entre conjoints sur les seuls héritages observés puis sur les couples dont les deux conjoints ont un patrimoine hérité positif (afin de comparer directement nos résultats avec ceux de Charles et al., 2013). Ces tests confirment que nos estimations ne sont pas biaisées par les estimations du revenu permanent et de l’héritage total. Ensuite, nous calculons les corrélations partielles en introduisant des variables de contrôle supplémentaires : nombre d’enfants, héritage à venir, régime matrimonial, nationalité, date de mise en couple et divorce. La part supplémentaire expliquée par l’ensemble de ces variables n’excède pas 15 %. Cela montre que la majeure partie de l’homogamie s’explique par des variables inobservées qui sont probablement liées au processus de socialisation et aux préférences.
29Les composantes de l’homogamie ont-elles évolué entre 1992 et 2010 ? Pour le patrimoine hérité, aucune tendance claire ne se dessine, que ce soit pour l’ensemble de l’échantillon ou pour les couples récents. Pour les revenus du travail, l’évolution dépend de la définition. Nous observons une diminution pour les revenus courants mais une augmentation pour les revenus permanents. Les corrélations sont stables pour les couples récents. Cette relative stabilité est conforme aux tendances mises en évidence pour le Royaume-Uni (Lise et Seitz, 2011) ou les États-Unis (Schwartz, 2010). Dans ces deux pays, c’est entre 1970 et 1990 que l’homogamie des revenus s’est fortement accrue notamment en raison de la hausse du taux d’activité des femmes pendant cette période.
30Bien que difficilement comparables, nos estimations pour les revenus du travail sont proches de celles de Lise et Seitz (2011) et Schwartz (2010). Pour l’héritage, l’étude de Charles et al. (2013) est la référence la plus proche de nos travaux. Les auteurs notent une corrélation de 0,4 entre les patrimoines parentaux des conjoints, après avoir contrôlé pour l’âge et l’origine ethnique. La différence entre le patrimoine parental et l’héritage individuel dépend de la fiscalité sur l’héritage et du nombre d’héritiers [17]. Bien que ces éléments ne soient pas pris en compte, nous pouvons conclure à une relative similarité des résultats entre la France et les États-Unis. Il est difficile de comparer nos estimations avec les travaux français puisque ceux-ci sont principalement concentrés sur l’éducation ou la position sociale. Néanmoins, la similarité des héritages peut être mise en parallèle avec les travaux utilisant la position sociale des parents, comme Bozon (1991), qui montrent une forte similarité des origines sociales.
Rapport des risques
31La corrélation fournit une mesure synthétique et linéaire de la relation entre deux variables. Il est toutefois nécessaire d’étudier les comportements des couples se situant aux extrémités de la distribution quand ces variables étudiées sont inégalement réparties. Pour ce faire, nous utilisons les rapports des risques afin de comparer les décisions matrimoniales selon la position dans la distribution. Nous divisons la population en 2 parties : premièrement, les individus au-dessous de la médiane (P50) et ceux situés au-dessus ; puis, les individus au-dessous du décile supérieur (P90) et ceux au-dessus ; enfin, les individus au-dessous du vingtile supérieur (P95) et ceux au-dessus. Puis, dans chaque cas, pour les deux catégories d’individus, nous calculons la probabilité d’être en couple avec un conjoint se situant au-dessus du seuil en question (modèle probit). Enfin, nous calculons le rapport de ces probabilités (équation [1]).
32Mathématiquement, cela s’écrit :

34Avec Y une variable binaire égale à 1 si l’homme/la femme appartient au quantile supérieur et X une variable binaire égale à 1 si l’homme/la femme appartient au même quantile supérieur. En cas d’appariements aléatoires, le rapport serait égal à 1 (i.e. les probabilités de chaque catégorie sont égales).
35Nous présentons les rapport des risques pour les femmes [18] (i.e. la position de l’homme est la variable expliquée). Comme pour les corrélations, nous contrôlons l’âge (colonnes 1 et 3) puis l’âge et l’éducation.
36Le tableau 3 présente les résultats. Nous mettons en évidence une non-linéarité de l’homogamie pour l’héritage comme pour les revenus du travail. Ainsi, lorsqu’une femme se situe au-dessus de la médiane de la distribution des héritages, elle a 1,6 fois plus de chances d’être en couple avec un homme se situant au-dessus la médiane par rapport à une femme se situant sous la médiane. En d’autres termes, ce rapport est 60 % plus élevé que dans une situation d’absence d’homogamie. L’absence de patrimoine hérité est donc un handicap si l’on veut être en couple avec un héritier [19]. Ces rapports sont de 1,3 pour le revenu courant et de 1,9 pour le revenu permanent. De plus, il est très improbable pour une non-héritière d’être en couple avec un riche héritier. Pour une femme, appartenir au décile supérieur de la distribution des héritages multiplie par 3,7 la probabilité d’être en couple avec un homme appartenant au décile supérieur par rapport à une situation d’appariements aléatoires. Ce rapport est similaire pour les revenus du travail courant et plus élevé encore pour le revenu permanent. Prendre en compte l’éducation n’explique que 10 % de ce rapport pour l’héritage contre 47 % pour le revenu courant et 60 % pour le revenu permanent. Ces résultats complètent notre analyse de l’homogamie puisque nous mettons en évidence une similarité croissante des conjoints en haut de la distribution. Plus les patrimoines hérités des deux individus sont différents et plus la mise en couple de ces deux individus est improbable. Le constat est le même pour les revenus du travail mais à la différence près que celui-ci est expliqué par la similarité des niveaux d’éducation.
Rapports de risques mesurant l’homogamie

Rapports de risques mesurant l’homogamie
Lecture : Le coefficient 4,29 (bas de la 1re colonne) signifie que les femmes appartenant au vingtile supérieur de la distribution (P95) des héritages ont une probabilité de succès (être en couple avec un homme appartenant au vingtile supérieur de la distribution des héritages) 4,29 fois plus élevée que celle des femmes appartenant aux 19 premiers vingtiles de la distribution des héritages.Note : Les colonnes 1, 2, 4 et 5 incluent l’ensemble des couples présents dans les enquêtes Patrimoine de 1992 à 2010. Les colonnes 3 et 6 inclut les couples pour lesquels le revenu permanent est estimé.
Les écarts types robustes sont entre parenthèses.
Seuils de significativité : * p < 0,1 ; ** p < 0,05 ; *** p < 0,01.
37Même si la comparaison avec le xixe siècle est impossible, nous montrons que l’héritage importe dans les décisions matrimoniales. La difficulté réside dans l’explication de ce résultat. Nos résultats, conformément à ceux de Charles et al. (2013), montrent que la prise en compte de l’éducation ne permet d’expliquer qu’une faible part de la similarité des héritages. En outre, l’introduction de variables de contrôle supplémentaires n’accroît que faiblement cette part. Afin d’interpréter nos résultats, il est donc nécessaire d’explorer d’autres canaux explicatifs comme le processus de socialisation et les préférences.
2 – La substituabilité entre héritage et revenus du travail
38La première partie de cet article a mis en évidence la forte similarité des patrimoines hérités des conjoints notamment dans la partie supérieure de la distribution. Il est intéressant de savoir si le revenu du travail peut compenser un manque de richesse parentale. Dit autrement, existe-t-il une substituabilité entre les deux sources de richesse que sont le revenu du travail et l’héritage ? Cette question est importante mais complexe. Le choix du conjoint est multidimensionnel puisque les individus prennent en compte de nombreux aspects (économiques ou non) lors de leurs décisions. Ne prendre en compte qu’une seule caractéristique a le mérite de simplifier l’analyse mais cela conduit à ignorer de nombreux paramètres. Chiappori et al. (2012b) ont entrepris une analyse bidimensionnelle du marché du mariage en étudiant l’arbitrage entre beauté et argent (ou éducation). Dans notre article, nous comparons le rôle des caractéristiques acquises et héritées dans le choix du conjoint. Cela nous aide aussi à mieux comprendre les mécanismes du marché du mariage et donc les préférences des individus.
39Pour traiter cette question, nous adaptons la stratégie empirique utilisée pour évaluer l’homogamie. Le tableau 4 présente les corrélations croisées entre héritages et revenus du travail. Nous utilisons les mêmes variables de contrôles que dans le tableau 2 et le même sous-échantillon de couples récemment formés. Le panel A décrit les corrélations croisées entre les héritages et les revenus du travail courant des conjoints. Une absence totale de substituabilité impliquerait des coefficients égaux à 0. Les coefficients observés sont positifs mais faibles (environ 0,05). La comparaison avec les mesures d’homogamie indique que les revenus du travail ne compensent que partiellement un manque d’héritage. De plus, lorsque l’éducation est prise en compte, plus des deux tiers de la relation est expliquée (colonne 2). La substituabilité est plus forte chez les couples récents mais l’effet de l’éducation est similaire. Le panel B indique que le revenu permanent et l’héritage sont davantage liés. Encore une fois, l’éducation explique la majeure partie de l’effet, ce qui reflète à la fois le rôle de l’éducation dans le revenu et l’importance de l’homogamie d’éducation. Il faut toutefois interpréter ces résultats avec prudence en raison de la spécificité de ce sous-échantillon. Ce tableau met en évidence la faible substituabilité entre traits acquis et hérités.
Substituabilité – Corrélations partielles entre héritages et revenus du travail

Substituabilité – Corrélations partielles entre héritages et revenus du travail
Note : Le panel A inclut l’ensemble des couples présents dans les enquêtes Patrimoine de 1992 à 2010. Le panel B inclut les couples pour lesquels le revenu permanent est estimé. Les colonnes 3 et 4 incluent les couples formés moins de 10 ans avant l’enquête.Seuils de significativité : * p < 0,1 ; ** p < 0,05 ; *** p < 0,01.
40Comme précédemment, nous nous intéressons à la partie supérieure de la distribution. La spécification économétrique est cependant plus complexe que pour les rapports des risques car nous prenons en compte deux dimensions. La spécification est la suivante (équation [2]) :

42Où les variables expliquées et explicatives sont des variables binaires égales à 1 si l’individu est dans le décile supérieur de la distribution de l’héritage ou du revenu permanent (selon la spécification). Ainsi, β1(β2) est la probabilité marginale pour un riche héritier (un riche travailleur) d’être en couple avec un conjoint appartenant au décile supérieur. En d’autres termes, nous mesurons l’effet marginal d’appartenir au décile supérieur d’une des deux distributions. Si β1 = β2 alors cela signifie qu’héritage et revenu du travail sont parfaitement substituables pour cette partie de la distribution. Xij est un vecteur de variables de contrôles dans lequel nous incluons l’âge des deux conjoints et un effet fixe par enquête. Toutes les spécifications sont estimées par un probit avec des écarts types robustes.
43Le tableau 5 présente les résultats. Héritages et revenus du travail ne sont que faiblement substituables même dans la partie supérieure de la distribution. Les riches héritiers sont plus susceptibles d’être en couple avec de riches héritières qu’avec des femmes percevant un revenu du travail élevé (riches travailleuses). Plus précisément, pour une femme, appartenir au décile supérieur de la distribution des héritages accroît la probabilité d’être avec un riche héritier de 20 % quand cette probabilité d’être marginale n’est que de 6,7 % pour le revenu permanent. Il y a un cloisonnement entre les deux sources de richesse puisque ce résultat est aussi valide pour le revenu permanent (colonne 2). Dans le panel B du tableau, nous inversons les rôles afin d’étudier ces effets pour les hommes. Les résultats sont similaires, ce qui suggère l’absence d’une différence de préférences entre sexes. Ainsi, nos résultats indiquent que le revenu du travail ne compense pas un manque de richesse parentale, y compris, et peut-être même davantage, dans les strates supérieures de la distribution [20].
Variation de la probabilité d’être en couple avec un conjoint appartenant au décile supérieur d’héritage ou de revenu, selon l’appartenance d’ego au décile supérieur d’héritage ou de revenu

Variation de la probabilité d’être en couple avec un conjoint appartenant au décile supérieur d’héritage ou de revenu, selon l’appartenance d’ego au décile supérieur d’héritage ou de revenu
Lecture : 0,200 (1re colonne) signifie que pour une femme, appartenir au décile supérieur de la distribution des héritages accroît de 20 % la probabilité d’être en couple avec un héritier appartenant au décile supérieur ; 0,067 est la même probabilité pour une femme appartenant au décile supérieur de la distribution des revenus du travail permanents ; le 3e coefficient représente la différence.Note : L’échantillon inclut les couples pour lesquels le revenu permanent est estimé. Dans le panel A, les caractéristiques des hommes sont la variable dépendante ; dans le panel B, les caractéristiques des femmes sont la variable dépendante. Les coefficients sont des effets marginaux d’estimations en probit (avec des écarts types robustes). P-values entre parenthèses.
Seuils de significativité : * p < 0,1 ; ** p < 0,05 ; *** p < 0,01.
44Des tests de robustesses (tableaux annexes C.4 et C.5) confortent ces résultats. Dans le tableau annexe C.4, nous présentons des résultats complémentaires. Nous reproduisons les analyses bidimensionnelles du modèle de l’équation [2] en comparant désormais les individus situés au-dessus et au-dessous de la médiane. La substituabilité y est plus élevée qu’au niveau du décile supérieur mais elle reste faible. Enfin, une question importante concerne les individus qui cumulent à la fois un patrimoine hérité et un revenu du travail élevé. Dans le tableau annexe C.5, nous répliquons l’analyse sur le décile supérieur en excluant les individus se situant dans le décile supérieur des deux distributions. La faible substituabilité observée disparaît puisque la probabilité pour les riches travailleurs d’être avec des riches héritières n’est pas significativement différente de 0.
45À nouveau, on peut se demander si une tendance se dessine sur notre période d’étude. L’hypothèse de substituabilité parfaite est rejetée pour chacune des vagues de l’enquête Patrimoine, que ce soit pour l’ensemble de l’échantillon ou pour le décile supérieur. Toutefois, les estimations montrent que l’évolution de la substituabilité suit une courbe en U entre 1992 et 2010.
46Plusieurs hypothèses sous-jacentes (comme la perfection des marchés du capital et du mariage ou encore des hypothèses relatives à l’horizon temporel des couples) sont nécessaires pour tester la substituabilité parfaite entre héritage et revenus du travail. Cet article met en évidence une faible substituabilité entre héritage et revenus du travail, mais il reste difficile d’exclure une absence de violation d’une des hypothèses sous-jacentes. Néanmoins, cette analyse demeure intéressante dans le sens où elle suggère que les relations entre les héritages des conjoints et leurs revenus du travail peuvent être expliquées par des mécanismes différents. Nos conclusions ouvrent donc de nombreuses perspectives de recherche.
IV – Discussion et conclusion
47La principale contribution de cet article est d’analyser l’homogamie à la fois en termes de patrimoine hérité et de revenus permanents. Notre utilisation de l’enquête Patrimoine permet d’éviter les principaux écueils des travaux existants. Plus précisément, nos estimations de l’héritage espéré et du revenu du travail permanent améliorent significativement l’étude du choix du conjoint et apportent de nouveaux résultats.
48Ces résultats font état d’une forte similarité entre les héritages et les revenus du travail des conjoints. Notre spécification principale indique que la corrélation entre les patrimoines hérités des conjoints s’élève à 0,25. L’homogamie est plus forte pour l’héritage que pour les revenus du travail, notamment dans le haut de la distribution. Ni la répartition dans le temps de l’héritage (observé ou espéré), ni les effets de sélection n’ont d’effet sur nos résultats. L’autre question de recherche abordée dans cet article concerne la sensibilité des individus à la source de richesse de leur conjoint. Héritages et revenus du travail ne sont pas substituables. Plus spécifiquement, il y a un cloisonnement entre les deux dimensions : les héritiers épousent des héritières (ou l’inverse) et les travailleurs s’attirent mutuellement. Quant au degré d’homogamie, il reste stable entre 1992 et 2010, et le degré de substituabilité augmente légèrement à la fin de la période d’étude.
49Alors que le niveau d’éducation explique la majeure partie de l’homogamie en termes de revenus du travail, elle explique seulement 20 % de la corrélation du patrimoine hérité. Deux explications peuvent permettre d’analyser ces résultats. Premièrement, le processus de socialisation explique pourquoi les individus ayant les mêmes origines sociales (et donc potentiellement des patrimoines hérités similaires) ont une forte probabilité de se rencontrer et de partager des préférences similaires. Les stratégies matrimoniales et le prestige social attaché à l’héritage peuvent renforcer ce mécanisme. Deuxièmement, patrimoine hérité et revenus du travail diffèrent en raison de leur répartition selon l’âge et de leur traitement différencié par les régimes matrimoniaux. Ces différences peuvent affecter les préférences individuelles et donc influencer les choix d’union.
50Le travail conséquent sur les données permet d’établir de nouveaux résultats sur la question de l’homogamie et d’améliorer sensiblement la qualité de l’analyse. Nos résultats ont des conséquences notables pour l’analyse des inégalités intergénérationnelles. Lefranc et Trannoy (2005) estiment que l’élasticité des revenus entre pères et fils [21] s’établit à 0,4 (et à 0,3 pour l’élasticité pères-filles) en France, ce qui la situe à mi-chemin entre les États-Unis et les pays nordiques. Arrondel (2013) répète l’exercice pour les patrimoines et mesure une élasticité égale à 0,22. L’illustration d’Atkinson évoquée en introduction indique que nos résultats constituent une étape dans l’étude de ce lien. L’enquête Patrimoine ne permet cependant pas d’estimer précisément l’effet de l’homogamie sur la reproduction des inégalités. Nous proposons ici d’analyser cette relation en mettant l’accent sur deux paramètres : le rôle de la source de richesse et les évolutions récentes de la famille.
51Les études concernant le rôle de l’homogamie sur l’évolution des inégalités (Burtless, 1999 ; Schwartz, 2010) se limitent aux revenus et ne prennent pas en compte la source de richesse. Nous savons d’une part que l’homogamie en termes de patrimoine hérité est plus forte que l’homogamie de revenus, et d’autre part que l’héritage est distribué plus inégalement. Un troisième élément doit être pris en compte pour compléter notre analyse. Piketty (2011) montre clairement que les flux d’héritages et de donations sont revenus à leur niveau du début du xxe siècle et qu’il est peu probable que ces flux décroissent dans les décennies à venir. Par conséquent, le patrimoine hérité est susceptible de prendre une place croissante (relativement aux revenus du travail) dans les décisions matrimoniales des individus. Étant donné la faible substituabilité entre les deux sources de richesse, la possibilité de mariages interclasses, et donc d’une mobilité sociale en l’absence de patrimoine parental, risque d’être plus limitée. Même s’il est difficile d’estimer directement cet effet, nos résultats suggèrent que l’homogamie en termes d’héritage est susceptible de voir son importance croître.
52Afin de comprendre pleinement les implications de nos résultats, il est aussi important de prendre en compte les évolutions de la famille depuis le xixe siècle et l’époque de Balzac et de Maupassant. Au moins deux évolutions complémentaires rendent l’analyse de l’effet de l’homogamie sur les inégalités plus complexe aujourd’hui. Premièrement, les divorces et les remariages sont plus fréquents. Cela implique que les individus peuvent avoir plusieurs partenaires au cours de leur vie et que plusieurs transferts peuvent intervenir (pensions alimentaires, dissolution de la communauté de biens…). Ainsi, le patrimoine transmis par un individu à ses héritiers dépend de son conjoint actuel mais aussi de ses conjoints passés. Deuxièmement, des travaux récents ont montré que les couples français tendent à séparer davantage leurs patrimoines en ne se mariant pas (ce qui revient de facto à une séparation de biens) ou en optant pour le régime de la séparation des biens en cas de mariage. Frémeaux et Leturcq (2014) estiment que plus de 15 % des couples nouvellement mariés optent pour le régime matrimonial de la séparation des biens. Même si in fine les biens sont transmis entre parents et enfants, ces évolutions modifient considérablement le calendrier des transmissions [22]. L’âge à l’héritage importe car il affecte le processus d’accumulation patrimoniale mais aussi des décisions économiques, relatives à l’offre de travail par exemple (Holtz-Eakin et al., 1993 ; Joulfaian et Wilhem, 1994). Ces considérations dépassent le cadre de cet article mais cela montre qu’il est nécessaire de prendre en compte les évolutions des structures familiales dans l’étude du lien entre homogamie et inégalités intergénérationnelles.
53La distinction entre héritage et revenus permanents permet d’enrichir l’analyse de la dynamique des inégalités. Avec l’augmentation des inégalités de patrimoine dans les pays riches et plus particulièrement en Europe, les décisions matrimoniales pourraient jouer un rôle croissant sur la mobilité intergénérationnelle.
A.1 – Distribution et actualisation des transmissions de patrimoine
54La valeur de chaque transmission de patrimoine est déclarée en tranches en 1992, 2004 et 2010. Pour ces enquêtes, nous utilisons la méthode des résidus simulés (Lollivier et Verger, 1989) afin d’obtenir des valeurs continues. Plus précisément, nous utilisons un ensemble de variables exogènes pour estimer la valeur réelle déclarée par les individus interrogés, conditionnelle à la tranche. Ces variables sont : la nature de la transmission (héritage ou donation), le type de biens reçus (immobilier, terres, actifs financiers, etc.) et le statut socio-économique des parents. Nous ajoutons de plus un effet fixe de l’année pour toutes les spécifications économétriques. La comparaison entre les enquêtes ne présente pas de différences significatives.
55En outre, nous actualisons la valeur de l’héritage afin de prendre en compte les changements dans les valeurs de la richesse héritée. La plupart des dons et legs comprennent des biens immobiliers et mobiliers. Nous utilisons un indice composite qui prend en compte l’évolution des prix pour tous les types d’actifs. Pour ce faire, nous utilisons le même indice que dans Piketty (2011). Cet indice intègre les évolutions à long terme des prix des biens de consommation (IPC), de l’immobilier, des actions et des obligations. Nous calculons une moyenne pondérée de ces évolutions afin de construire notre indice. Enfin, nous utilisons les informations à propos de l’année de chaque transmission afin de les actualiser.
A.2 – Imputations : héritage espéré et valeurs manquantes
56L’un des principaux inconvénients des enquêtes sur l’héritage concerne l’absence d’informations sur les héritages à venir alors que cet aspect du patrimoine est pris en compte par les individus dans leurs décisions. La méthode que nous proposons comporte deux étapes : d’abord, nous identifions les héritiers potentiels ; puis nous estimons un héritage espéré sur la base de caractéristiques observables.
57Afin d’identifier les héritiers potentiels, nous utilisons des informations sur les caractéristiques des parents des individus interrogés. Tout d’abord, nous ne conservons que les personnes qui ont au moins un parent encore en vie. Ensuite, nous excluons les personnes qui ont connu de fréquentes périodes de pauvreté durant leur jeunesse. Nous devons aussi tenir compte des personnes qui ont déjà reçu les transmissions de patrimoine et dont les parents sont encore en vie. Si les individus ont reçu moins de 15 000 euros (euros 2010) avec deux parents vivants ou moins de 7 500 euros avec un seul parent vivant alors ils sont considérés comme des héritiers potentiels. Choisir des seuils plus élevés conduit à une légère augmentation de la part des héritiers, mais cela ajoute beaucoup d’imprécision à l’estimation. Enfin, si les parents des répondants ne détiennent aucun actif alors les individus ne sont pas considérés comme des héritiers potentiels.
58Ensuite, pour évaluer la succession attendue, on utilise une procédure d’imputation standard. Comme variables explicatives, nous utilisons l’existence d’une aide financière reçue de la part des parents, l’existence de donation entre vifs, le type d’actifs détenus par les parents (immobilier, terrains, actions, obligations, contrats d’assurance-vie, patrimoine professionnel), le nombre de frères et sœurs et le statut socio-économique des parents. Enfin, nous ajoutons cette richesse attendue à la richesse héritée observée (le cas échéant).
59Le deuxième type d’imputation mis en œuvre concerne les valeurs manquantes. La proportion de valeurs manquantes dans la déclaration de revenus du travail et de l’héritage s’élève à environ 2 % – 3 % de toutes les valeurs déclarées. Nous utilisons les valeurs observées et des caractéristiques observables pour effectuer l’imputation. Pour les revenus du travail, nous utilisons l’âge, l’éducation (niveau de diplôme), le statut socio-économique (catégorie socioprofessionnelle) des parents, le secteur d’emploi et l’expérience professionnelle. Pour l’héritage, nous utilisons le statut socio-économique de l’individu, le statut socio-économique des parents et la nature des actifs transmis (biens immobiliers, valeurs mobilières, assurance-vie etc.).
A.3 – Estimation des revenus du travail permanent
60Le revenu du travail annuel courant d’un individu peut ne pas être représentatif de son revenu permanent à cause d’effets de cycle de vie et de chocs transitoires. Nous corrigeons ce problème en estimant un revenu permanent à partir du revenu courant et d’autres informations individuelles, en suivant Lollivier et Verger (1999).
61La méthode est la suivante. Nous décomposons le revenu permanent individuel en fonction de trois éléments : l’âge de l’individu c(a) (reflétant les variations de revenu causées par l’âge), une partie structurelle s(t) (reflétant les évolutions générales du niveau de vie) et des caractéristiques quasi-permanentes Xi.
62Cette estimation du revenu permanent ne peut pas être effectuée sur l’ensemble de l’échantillon. Plus précisément, les travailleurs indépendants sont exclus en raison de la forte volatilité de leurs revenus du travail. Deuxièmement, nous avons besoin d’un revenu courant strictement positif. Le tableau annexe B.1 indique que le revenu courant est égal à 0 pour environ 15 % à 30 % de femmes dans chaque enquête. En conséquence, nous disposons d’un échantillon final de 17 384 couples au lieu de 27 723 dans l’échantillon initial. Ces corrections affectent la taille et la composition de l’échantillon. Prendre les couples dont le revenu courant des deux conjoints est positif nous oblige à nous concentrer uniquement sur les couples biactifs au moment de l’enquête, une sélection partiellement endogène aux choix matrimoniaux. En conséquence, il faut être prudent dans l’interprétation des résultats étant données les différences par rapport à l’échantillon initial.
63Nous effectuons notre estimation sur 8 sous-populations définies selon le sexe (2 catégories) et la formation initiale (4 catégories). La division par sexe est basée sur le fait que les hommes et les femmes ont des trajectoires professionnelles différentes. Les carrières des femmes sont beaucoup plus fréquemment interrompues. Ensuite, les profils de rémunération diffèrent selon le niveau d’éducation. Moins l’individu est éduqué, moindre est sa progression salariale. Mettre l’accent sur l’éducation nous permet de considérer une caractéristique individuelle permanente. Étant donné que nous avons différentes générations dans l’échantillon, nous ne considérons pas un diplôme mais plutôt la durée d’éducation (mesurée par le nombre d’années d’études) au sein de chaque cohorte. Enfin, nous prenons en compte les caractéristiques permanentes et exogènes telles que la catégorie socio-économique des parents et le secteur d’activité pour affiner l’estimation. La spécification finale que nous utilisons est la suivante :

65avec yi(t, a) le salaire annuel, Xi les caractéristiques permanentes et vit un terme d’erreur.
66La dernière étape de cette imputation consiste à additionner (à partir de la date d’entrée sur le marché du travail jusqu’à la mort) et à actualiser les revenus. Pour ce faire, nous faisons l’hypothèse d’un pouvoir d’achat constant en utilisant un taux d’actualisation égal au taux d’intérêt réel. Cette méthode permet de prendre en compte les effets de carrière ainsi que les variations du pouvoir d’achat.
A.4 – Erreurs de mesure
67L’utilisation de variables déclaratives nous conduit à examiner les erreurs de mesure et leurs effets potentiels sur nos estimations. Au-delà des erreurs d’échantillonnage, des erreurs de mesure peuvent être causées par la sous- ou sur-déclaration des revenus du travail et de l’héritage. Dans cet article, nous nous préoccupons davantage de la corrélation des erreurs de mesure entre les conjoints que des erreurs de mesure elles-mêmes. En effet, en cas d’erreurs de mesure classiques non corrélées, nos corrélations sont susceptibles d’être sous-estimées. Si des erreurs de mesure sont corrélées, alors l’effet sur la mesure de l’homogamie dépend du sens de la corrélation.
68Le changement de nature des variables relatives aux revenus nous permet de tester la présence de ce biais potentiel. En 2004 et 2010, il y a un appariement avec des données fiscales alors que les revenus sont déclaratifs en 1992 et 1998. Le tableau annexe B.1 indique que les revenus fiscaux sont plus élevés que les revenus déclaratifs. Toutefois, les corrélations de revenus entre conjoints ne présentent pas de différences significatives, ce qui suggère que les erreurs de mesure pour les revenus du travail n’affectent pas nos estimations.
69Pour l’héritage, cette comparaison entre enquêtes n’est pas possible car les valeurs sont déclaratives pour l’ensemble des vagues. Néanmoins, il convient de noter qu’il existe des différences entre les sexes. Plus précisément, le tableau annexe B.2 suggère que les hommes semblent surestimer la valeur de leur héritage par rapport aux femmes (voir annexe B). Cependant, ce biais de déclaration n’est pas susceptible de biaiser fortement nos estimations puisque l’ensemble de la distribution masculine semble être affectée. Encore une fois, les tests économétriques appliqués enquête par enquête ne présentent pas de différences significatives. Par conséquent, l’existence et la taille d’un biais potentiel sont difficiles à déterminer.
70Ce problème pourrait affecter nos estimations s’il y avait une différence dans les erreurs de mesure du revenu du travail et de l’héritage. Encore une fois, les vagues de 2004 et 2010 apportent une réponse. En effet, pour ces vagues, l’erreur de mesure des revenus du travail est limitée à une erreur d’échantillonnage. Là encore, nous n’observons pas de différences entres les enquêtes, ce qui suggère l’existence d’un biais limité.
B – Statistiques descriptives
71Les tableaux annexes B.1 et B.2 décrivent la répartition des revenus du travail et de l’héritage de 1992 à 2010. Nous limitons l’échantillon aux hommes et aux femmes en couple. Nous calculons la moyenne de l’échantillon, les seuils et moyennes par décile. Nous divisons le décile supérieur en trois parties : P90-95, P95-99 et P99-100.
72Le tableau annexe B.1 présente la distribution des revenus du travail pour les quatre vagues. Le revenu du travail annuel est la somme des salaires, des revenus mixtes, des pensions de retraite et des allocations chômage. Il est déclaratif en 1992 et 1998. En 2004 et en 2010, les données relatives aux revenus proviennent d’appariements avec des sources fiscales. Les différences entre les enquêtes reflètent les changements dans la répartition des revenus du travail en France (participation au marché du travail, évolution des inégalités…) et dans la construction de l’enquête. Les femmes ont des revenus inférieurs à ceux des hommes, mais leur revenu moyen augmente au fil du temps. La comparaison avec les études existantes est limitée parce que nous ne prenons en compte que les couples (et non la population adulte) et nous nous en tenons aux revenus du travail. Godechot (2012) se limite aux salaires individuels et estime que la part des salaires détenue par le décile supérieur est d’environ 26 % – 27 %. Cela suggère que notre distribution des revenus est relativement comparable.
73Le tableau annexe B.2 montre que la distribution de l’héritage est plus inégale. Près de la moitié de l’échantillon ne reçoit pas d’héritage et le décile supérieur détient plus de 60 % du patrimoine total hérité. Les données fiscales disponibles indiquent que, parmi les successions strictement positives, le décile supérieur représente plus de 50 % de l’ensemble des successions en 2000 (Arrondel et Masson, 2008). L’assurance-vie et les donations entre vifs ne sont, dans certaines circonstances, pas prises en compte dans les déclarations de succession. L’introduction de ce type d’actifs dans les valeurs déclaratives que nous utilisons, ainsi que la différence en termes d’échantillons (ensemble de la population vs couples), peuvent expliquer les différences entre ces estimations et les nôtres. Un résultat inattendu doit être pris en considération. La législation française impose une égalité des transmissions de patrimoine entre héritiers (et donc entre sexes). Or un écart existe et provient en grande partie de la valeur déclarée. La part des hommes qui déclarent un héritage positif est plus élevée (2-3 points de plus que les femmes) et ceux-ci déclarent des valeurs plus élevées que les femmes (+ 20 000 euros en moyenne pour le sous-échantillon des individus reportant un héritage positif). Une partie de cet écart peut être expliquée par la différence d’âge entre les hommes et les femmes (tableau annexe B.3) et le fait qu’il y a plus de femmes non en couple que d’hommes, mais cela pose aussi la question de l’existence d’une différence en termes d’évaluation de la richesse héritée.
74Le tableau annexe B.3 présente des caractéristiques plus générales de notre échantillon. L’information principale de ce tableau concerne la part des héritiers. Entre 1992 et 2010, la part des futurs héritiers devient plus grande que la part des héritiers effectifs (i.e. déclarant un patrimoine hérité positif au moment de l’enquête). L’augmentation de l’espérance de vie retarde mécaniquement la transmission de la richesse entre les parents et les enfants et réduit la part des héritiers observés. Néanmoins, l’imputation des héritages espérés conduit à une stabilité de la part totale des héritiers.
Distribution des revenus

Distribution des revenus
Note : Revenu = salaires + revenus mixtes + pensions de retraite + allocations chômage ; déclaratif en 1992 et 1998, appariement avec des données fiscales en 2004 et 2010.Champ : L’échantillon comprend l’ensemble des couples présents dans les enquêtes Patrimoine de 1992 à 2010.


C – Résultats supplémentaires
75Les deux sources de richesse étudiées dans cet article, à savoir le patrimoine hérité et les revenus du travail, sont fortement corrélées. En conséquence, il est important d’étudier le lien entre ces deux dimensions. Les tableaux annexes C.1 et C.2 confirment les deux principaux résultats de notre étude. Les tableaux indiquent que le processus d’appariement n’est pas aléatoire pour le patrimoine hérité comme pour les revenus du travail. Par ailleurs, il y a une séparation entre les deux dimensions, car il est plus probable pour un riche héritier d’être en couple avec une riche héritière qu’avec une personne percevant des revenus du travail élevés (et vice-versa). Les personnes cumulant des positions supérieures dans les deux distributions sont plus susceptibles d’être en couple avec une personne percevant de hauts revenus du travail.
76On pourrait s’inquiéter d’un biais dans les résultats causé par des personnes qui sont dans le décile supérieur des deux distributions à la fois. Dans le tableau annexe C.2 on exclut les couples pour lesquels au moins un conjoint est dans cette situation. Leur poids est inférieur à 3 % pour les hommes et 2 % pour les femmes.
77Les résultats indiquent que la plupart de la substituabilité entre héritage et revenu du travail est en fait due à ces personnes. En effet, sans ces individus, les probabilités marginales pour les personnes percevant la source de richesse opposée (revenus du travail pour les héritiers) sont proches de 0. Ce tableau confirme nos conclusions et indique que le capital humain ne suffit pas à compenser un manque de richesse parentale.
78Dans le tableau annexe C.4 nous reproduisons le test bidimensionnel avec une modification des catégories. Au lieu de se concentrer sur le décile supérieur, nous examinons les catégories au-dessous et au-dessus de la médiane. Nos estimations montrent que la substituabilité y est plus élevée qu’au niveau du décile supérieur, mais elle reste faible. Plus précisément, la probabilité pour des travailleurs d’être en couple avec des héritiers est plus élevée que la probabilité inverse. Ce résultat indique que le cloisonnement entre les dimensions s’accroît avec la position dans la distribution.

Relation entre héritage et revenu permanent – Médiane*,●,■,◊
* L’individu se situe dans la partie supérieure (au-dessus de la médiane) pour les distributions de l’héritage et du revenu.● L’individu se situe dans la partie supérieure de la distribution du revenu.
■ Lindividu se situe dans la partie supérieure de la distribution de l’héritage.
◊ L’individu se situe dans la partie inférieure des deux distributions.
Relation entre héritage et revenu permanent – Décile supérieur*,●,■,◊

Relation entre héritage et revenu permanent – Décile supérieur*,●,■,◊
* L’individu se situe dans la partie supérieure (décile supérieur) pour les distributions de l’héritage et du revenu.● L’individu se situe dans la partie supérieure de la distribution du revenu.
■ Lindividu se situe dans la partie supérieure de la distribution de l’héritage.
◊ L’individu se situe dans la partie inférieure des deux distributions.

Homogamie – Tests de robustesse, coefficients de corélation[1],[2],[3],[4]
[1] N’est pris en compte que l’héritage observé (i.e. déclaré au moment de l’enquête).[2] Couples dans lesquels les deux conjoints ont un patrimoine hérité total positif.
[3] Nous ajoutons des variables de contrôle supplémentaires : statut matrimonial (non-mariés, mariés en communauté de biens réduite aux acquêts ou mariés en communauté universelle, mariés en régime de séparation de biens), nombre d’enfants, héritage à venir (variable égale à 1 si l’héritage est imputé) et nationalité.
[4] Nous ajoutons deux contrôles : l’année de mise en couple et une variable binaire égale à 1 si (au moins) l’un des deux conjoints a déjà divorcé.
Seuils de significativité : * p < 0,1 ; ** p < 0,05 ; *** p < 0,01.
Substituabilité – Médiane. Variation de la probabilité d’être en couple avec un conjoint appartenant à la moitié supérieure d’héritage ou de revenu, selon son appartenance à la moitié supérieure d’héritage ou de revenu

Substituabilité – Médiane. Variation de la probabilité d’être en couple avec un conjoint appartenant à la moitié supérieure d’héritage ou de revenu, selon son appartenance à la moitié supérieure d’héritage ou de revenu
Note : L’échantillon inclut les couples pour lesquels le revenu permanent est estimé. Dans le panel A, les caractéristiques des hommes sont la variable dépendante ; dans le panel B, les caractéristiques des femmes sont la variable dépendante. Les coefficients sont des effets marginaux d’estimations en probit (avec des écarts types robustes). P-values entre parenthèses.Seuils de significativité : * p < 0,1 ; ** p < 0,05 ; *** p < 0,01.
Substituabilité – Exclusion des individus se situant dans le décile supérieur des deux distributions

Substituabilité – Exclusion des individus se situant dans le décile supérieur des deux distributions
Note : L’échantillon inclut les couples pour lesquels le revenu permanent est estimé. Dans le panel A, les caractéristiques des hommes sont la variable dépendante ; dans le panel B, les caractéristiques des femmes sont la variable dépendante. Les coefficients sont des effets marginaux d’estimations en probit (avec des écarts types robustes). P-values entre parenthèses.Seuils de significativité : * p < 0,1 ; ** p < 0,05 ; *** p < 0,01.
Notes
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[*]
Thema, Université de Cergy-Pontoise.
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[1]
Tout au long de l’article, les termes « héritage », « patrimoine hérité » ou « richesse héritée » seront définis comme la somme des héritages et donations reçus par un individu.
- [2]
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[3]
La différence entre les deux études vient du fait que la définition de Lauman et al. définit plus largement le rôle de l’école en prenant en compte les groupes de pairs formés pendant la scolarité des individus.
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[4]
Arrondel et Frémeaux (2014) notent que 60 % des couples pensent que partager la même origine sociale est important pour qu’un couple dure. Selon cette même étude, seuls 20 % des couples expriment une opinion similaire à propos du revenu.
-
[5]
Nous pondérons nos estimations afin de corriger des effets de taux de sondage. De plus, afin que chaque vague de l’enquête ait le même poids dans la base de données finale (25 %), nous effectuons une normalisation des pondérations.
-
[6]
Voir annexe A.1 pour le traitement des transmissions observées.
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[7]
Le personnage de Bel-Ami en est une illustration parfaite. À la fin du roman, Bel-Ami tente de séduire la fille de son riche patron, M. Walter. Or Bel-Ami n’est pas intéressé par le patrimoine possédé par Suzanne Walter quand il la rencontre mais par son patrimoine familial, bien plus conséquent, dont elle sera l’unique héritière.
-
[8]
La comparaison est toutefois imparfaite puisque les données fiscales recensent la part d’individus léguant un patrimoine au moment du décès. Afin d’estimer la part d’héritiers, il faut prendre en compte la fécondité et la fiscalité. Cette comparaison reste néanmoins éclairante puisque c’est la seule disponible.
-
[9]
L’éducation est prise en compte indirectement. Nous divisons l’échantillon en 4 catégories selon le niveau de formation initiale pour affiner notre estimation.
-
[10]
Pour le revenu, le tableau 2 montre que la corrélation passe de 0,12 à 0,20 ce qui est attendu puisqu’on supprime les valeurs nulles. Pour les héritages, la corrélation diminue légèrement lorsque l’on se concentre sur les couples bi-actifs.
-
[11]
Le patrimoine parental est positif si les parents possèdent (ou possédaient) au moins un des actifs décrit dans la liste suivante : immobilier, terrain, actions, obligations, contrats d’assurance-vie, biens professionnels.
-
[12]
Comme Browning et al. (1994), nous conservons les valeurs nulles. Avec cette transformation, l’évolution de la variable est linéaire pour les valeurs proches de 0 et logarithmique ensuite.
-
[13]
Pour l’ensemble des spécifications, l’âge et l’éducation des individus sont des variables continues. L’éducation est définie comme le nombre d’année d’études (formation initiale). Il aurait été pertinent de prendre en compte le lieu d’habitation (car on est davantage susceptible d’être en couple avec une personne vivant à proximité) mais les variables disponibles dans l’enquête Patrimoine ne sont pas définies assez précisément.
-
[14]
Des estimations réalisées sur les couples formés depuis moins de 5 ans conduisent à des résultats similaires.
-
[15]
Les indépendants et les personnes avec un revenu du travail nul sont exclus de cet échantillon. Cette sélection peut donc exclure des couples pour lesquels les héritages sont positivement corrélés.
-
[16]
Alors que Goux et Maurin (2003) notent une hausse de l’homogamie structurelle pour les cohortes récentes, Forsé et Chauvel (1995) concluent à une stabilité et Vanderschelden (2006) à une diminution. Il est également possible que notre estimation du revenu permanent soit moins précise pour les conjoints plus jeunes.
-
[17]
Une égalité parfaite des patrimoines parentaux des conjoints peut se transformer en inégalités en termes d’héritages si le nombre de cohéritiers diffère selon les conjoints.
-
[18]
La spécification inverse, quand la position de la femme est la variable expliquée, conduit à des résultats comparables.
-
[19]
La médiane ne permet pas de comparer exactement les héritiers et les non-héritiers. Si l’on utilise les catégories du tableau 1B, le ratio entre héritiers et non-héritiers est de 1,53 contre 1,3 lorsque la médiane est prise en compte.
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[20]
La richesse des travailleurs (somme capitalisée des héritages et des revenus du travail) est supérieure à celle des héritiers. Sous une hypothèse de linéarité, leur probabilité d’épouser un conjoint donné est donc plus forte. La prise en compte de cet effet richesse ne modifie cependant qu’à la marge les résultats en accroissant les probabilités marginales des riches héritiers et héritières.
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[21]
Mesure l’impact de la variation du revenu du père sur la variation de revenu du fils.
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[22]
Les régimes de séparation des biens impliquent une transmission des biens aux enfants de la personne décédée tandis que les régimes communautaires vont protéger le conjoint survivant. La montée des régimes de séparation va entraîner une transmission des biens aux enfants plus précoce (sauf si des dispositions sont prises pour protéger le conjoint).