1En Chine, au-delà du déséquilibre entre filles et garçons à la naissance, d’autres problèmes d’ajustement des effectifs entre les deux sexes ont pu être observés à l’âge adulte dans certaines régions du pays. Des zones enclavées et peu développées, surtout rurales, ont connu une émigration importante des jeunes, et notamment des jeunes filles. Dans un contexte d’aspiration très forte au mariage, la pénurie de jeunes femmes célibataires provoque une forte tension sur le marché matrimonial, et diverses stratégies sont mises en œuvre par les hommes afin de conclure une union. Ces stratégies consistent notamment à mobiliser des réseaux qui contribuent à aider les hommes à trouver une épouse avant qu’ils ne soient considérés comme trop vieux. Lige Liu, Xiaoyi Jin, Melissa Brown et Marcus Feldman examinent l’accès au mariage dans une zone rurale de la province d’Anhui, à partir d’une enquête quantitative auprès d’hommes mariés et célibataires. Ils montrent comment la probabilité des hommes de se marier varie selon certaines caractéristiques socio-économiques individuelles, mais surtout ils mettent en évidence le rôle décisif des réseaux d’intermédiaires. Les hommes qui y ont eu recours, que ce type de réseau soit interne à la famille ou non, ont deux fois plus de chances de se marier que les autres.
2La philosophie confucéenne, qui valorise le maintien de la lignée familiale et la piété filiale, selon laquelle l’infécondité est le plus impardonnable des péchés, a toujours une certaine influence en Chine rurale. Le mariage est fortement mis en valeur, facteur fondamental de la continuité patrilinéaire et principale source de soutien pour les parents devenus vieux (Dyson, 2012). Par conséquent, tout homme est censé être marié, c’est un devoir. Ces dernières années, contrairement à la baisse de la nuptialité observée aux États-Unis et en Europe (Crowder et Tolnay, 2000), le taux de nuptialité est resté élevé en Chine. Selon nos calculs à partir des données du recensement de 2010, l’âge moyen au mariage des hommes ruraux est de 24,8 ans, et 83 % de ces hommes se sont mariés avant l’âge de 28 ans. En milieu rural, 97,2 % des hommes et 99,5 % des femmes de 35 à 39 ans sont mariés. Ces données soulignent l’existence d’une culture du « mariage universel » dans les campagnes chinoises.
3Cependant, du fait que le rapport de masculinité à la naissance (RMN) est de plus en plus déséquilibré en faveur des garçons, qu’il existe une surmortalité des petites filles et que les femmes sont plus nombreuses à migrer pour se marier, les hommes doivent faire face au problème de pénurie de conjointes potentielles dans certaines zones rurales. Depuis plusieurs années, il devient difficile de trouver une épouse. Le célibat involontaire est en augmentation, il touche des hommes célibataires qui souhaitent se marier mais n’y parviennent pas à un âge « normal » à cause de leur situation socio-économique médiocre. Par exemple, on trouve dans certaines régions rurales un nombre croissant de « villages de célibataires », expression utilisée par certaines agences de presse pour désigner les villages qui ont un fort pourcentage d’hommes célibataires involontaires. Une enquête menée dans 364 villages de 28 provinces chinoises a montré la présence d’hommes célibataires involontaires de 28 ans et plus dans la plupart des villages, et une fréquence du célibat non choisi particulièrement élevée dans les villages peu développés de l’ouest du pays (Jin et al., 2012). Sans femme ni enfant, ces hommes doivent vivre chez leurs parents ou rester seuls et sans soutien (Das Gupta et al., 2010 ; Jin et al., 2013).
4Toutefois, les générations des années 1980, marquées par un excédent de naissances masculines, commencent à peine à atteindre l’âge de se marier et d’avoir des enfants, le problème de pénurie de conjointes pour les hommes n’est donc pas encore trop important. Dans les toutes prochaines années, lorsque les générations nées après les années 1980 atteindront l’âge du mariage, la Chine sera confrontée pour longtemps au problème de la nuptialité masculine, car les hommes qui ne parviendront pas à se marier seront de plus en plus nombreux (Guilmoto, 2012a). Selon les données du recensement de 2010, parmi les Chinois célibataires de 15 ans ou plus, il y a 134,5 hommes pour 100 femmes, ce qui signifie que les hommes seront nettement plus nombreux que les femmes sur le marché matrimonial, et que l’idéal de mariage universel pourrait être remis en question, au moins pour les hommes. Des travaux récents estiment que, même si le RMN retrouvait rapidement son niveau normal –?dès 2020?–, 15 % des hommes âgés de 50 ans dans les années 2050 ne pourraient pas se marier (Guilmoto, 2012a, 2012b).
5La société et le gouvernement chinois accordent une attention croissante à ce problème. Certains chercheurs ont commencé à étudier les déterminants et les conséquences potentielles du célibat masculin involontaire, ainsi que les moyens d’améliorer les conditions de vie de ces hommes (Tucker et Van Hook, 2013 ; Dyson, 2012 ; Liu, 2005 ; Lu, 2006 ; Zhang et Zhong, 2005 ; Jin et al., 2012 ; Das Gupta et al., 2010). De façon générale, compte tenu de la pénurie de conjointes potentielles en Chine, les caractéristiques socio-économiques individuelles des hommes sont des facteurs importants de leur « valeur » sur le marché matrimonial. Les femmes ont tendance à épouser des hommes qui ont un bon emploi, un statut social élevé et des revenus confortables (Liu, 2005). De fait, bien des femmes ont migré de l’intérieur du pays vers les zones côtières, ou des régions montagneuses vers les plaines, en vue de faire un mariage plus avantageux, et ces migrations ont accru le déséquilibre géographique de pénurie de conjoints. Celui-ci frappe particulièrement les hommes des régions rurales marquées par une grande pauvreté ou ceux des zones montagneuses reculées (Liu, 2005 ; Lu, 2006 ; Zhang et Zhong, 2005 ; Davin, 2007 ; Das Gupta et al., 2010). Les familles pauvres ou qui comptent plusieurs fils ne peuvent réunir les sommes considérables requises pour conclure un mariage (Zhang et Zhong, 2005 ; Lu, 2006). Les hommes dont la pauvreté est due au chômage ou au manque de qualifications pour garantir un niveau de vie suffisant, qui ne sont pas en mesure d’acheter une nouvelle maison, trouvent difficilement à se marier (Hudson et den Boer, 2002 ; Peng, 2004 ; Das Gupta et al., 2010). Les caractéristiques individuelles jouent aussi un rôle important : les hommes d’un certain âge, peu instruits, introvertis, auront moins de chances que les autres de trouver une épouse (Peng, 2004 ; Ye et Lin, 1998 ; Zhang et Zhong, 2005).
6Selon la théorie du capital social, pouvoir compter sur les ressources d’un réseau a une influence sur le statut socio-économique de l’individu (Lin, 1999). La société chinoise est construite sur des relations sociales particulièrement structurées et les réseaux sociaux, nommés Guanxi, jouent un rôle déterminant dans l’accès aux ressources et aux opportunités (Park et Luo, 2001 ; Warren et al., 2004). Ces réseaux sont aussi des éléments clés dans le processus d’accès au mariage ; rechercher une épouse peut être vu comme l’utilisation de réseaux en vue d’accéder à de nouvelles ressources sociales (Zhou et Liu, 2007 ; Kalmijn, 1998 ; Xia et Zhou, 2003). Étant donné la pression sur le marché matrimonial et le coût croissant du mariage, les réseaux sociaux sont essentiels pour offrir aux hommes célibataires de milieu rural l’opportunité de rencontrer des femmes et d’emprunter l’argent nécessaire au mariage. Ils ont donc un impact direct sur la recherche d’une épouse et la conclusion du mariage. Bien que ces réseaux aient été abondamment analysés, depuis les années 1970, par les chercheurs en sciences sociales et sciences du comportement (Wasserman et Faust, 1994), il existe peu de travaux consacrés à leur impact en matière de nuptialité. Quelques études (Zhou et Liu, 2007 ; Xu et Li, 2004 ; Kalmijn, 1998 ; Xia et Zhou, 2003) signalent le rôle des réseaux pour contracter un mariage, mais aucune analyse quantitative n’a été consacrée à l’étude de la relation entre les réseaux sociaux et la probabilité de mariage des célibataires.
7Cette recherche s’intéresse aux réseaux d’intermédiaires pour le mariage des hommes en zone rurale, dont les membres organisent des rencontres entre célibataires des deux sexes. Si un célibataire bénéficie des services d’un réseau, cela accroît-il ses chances de rencontrer des femmes, et donc augmente-t-il sa probabilité de se marier ? À partir des données de l’enquête Gender Imbalance and Social Stability : Life of the Rural Population (Déséquilibre des sexes et stabilité sociale : la vie des populations rurales) menée dans le district X de la province d’Anhui, l’analyse des biographies est utilisée pour étudier les facteurs qui influencent la probabilité de premier mariage des hommes ruraux selon leurs réseaux d’intermédiaires.
8Si la pénurie de conjointes potentielles, due à la persistance d’un rapport de masculinité à la naissance (RMN) anormalement élevé depuis les années 1980, s’est fortement fait sentir après 2000, elle existait déjà quand le RMN était normal. L’analyse des déterminants de la probabilité de premier mariage des hommes de milieu rural nés avant 1980 pourrait mettre en évidence le modèle attendu en l’absence d’une forte surmasculinité à la naissance, et cette analyse pourra servir de référence pour une comparaison avec les générations masculines nées après 1980, qui se trouveront face à un marché matrimonial beaucoup plus problématique.
I – Théorie et hypothèses
9On peut appliquer la théorie du marché matrimonial à la probabilité de premier mariage des hommes en milieu rural confrontés à la pénurie actuelle de conjointes. On recourt souvent à cette théorie pour expliquer les phénomènes liés à la nuptialité et les effets du déséquilibre entre offre et demande sur le marché du mariage. Les caractéristiques et les ressources sociales et économiques de l’individu déterminent les critères de sélection du futur conjoint, et indiquent également les personnes qui risquent d’être en position défavorable sur le marché matrimonial (Tucker et Taylor, 1989 ; South, 1991). Lorsque les hommes sont en surnombre, tous ne courent pas le même risque de rester célibataire. En général, ceux dont le statut socio-économique est élevé ont de nombreuses possibilités de mariage et donc des chances plus importantes de se marier (South, 1991 ; Das Gupta et al., 2010).
Les caractéristiques des réseaux d’intermédiaires
10Dans la Chine rurale contemporaine, le processus qui mène un homme au mariage inclut la rencontre de femmes et le versement des fortes sommes requises pour le mariage. La rencontre constitue la première étape, avec ou sans intermédiaire (Zhou et Liu, 2007). Durant l’époque que la plupart des Chinois désignent comme traditionnelle (entre 1500 et 1950), les mariages étaient presque tous arrangés par les parents (Wolf et Huang, 1980 ; Ebrey, 1991 ; Gates, 1996) et dépendaient donc du réseau social de la famille de l’homme (ou de la femme) à marier. Aujourd’hui, il arrive encore fréquemment qu’un intermédiaire, membre de la famille ou d’un autre réseau, organise la rencontre, y compris dans les mariages « interprovinciaux » (entre habitants ruraux de provinces différentes) ou transnationaux (entre individus d’un pays pauvre et d’un pays plus riche). Ces intermédiaires, qui peuvent aussi être des courtiers indépendants, jouent un rôle capital (Han et Eades, 1995 ; Yan, 2002 ; Wang et Chang, 2002). Les liens entre une personne et les membres de son réseau –?parents, voisins, amis, collègues, etc.?–, restent importants pour le ou la célibataire qui n’a pas encore trouvé de conjoint (Xia et Zhou, 2003). Mais dans ce processus, le réseau familial, autrefois dominant, est progressivement remplacé par les amis et les collègues (Xu et Li, 2004 ; Tian, 2001). En outre, le libre choix des partenaires augmente régulièrement, et la proportion des unions arrangées diminue. Dans certaines régions urbaines, le libre choix est désormais le type de mariage le plus courant (Xu et Li, 2004 ; Ye et Ye, 2005). Nous cherchons donc à savoir quelle est encore, en milieu rural chinois, l’influence des réseaux d’intermédiaires sur l’accès des hommes au mariage, et quel est l’impact des différents types de réseau.
11On peut caractériser un réseau social par plusieurs éléments de structure : la dimension, la densité, le type de liens entre les membres, l’homogénéité, etc. (Tucker et Mitchell-Kernan, 1990 ; White et Riedmann, 1992). Dans cette étude, nous mesurons le réseau d’intermédiaires par sa dimension et la configuration de ses liens. La dimension du réseau correspond au nombre de ses membres ; généralement, plus le réseau est dense, plus le capital social est important, et plus la position sociale des individus peut être avantageuse (Coleman, 1988). La configuration du réseau d’un individu est définie par l’ensemble des liens avec les membres de son réseau. On distingue habituellement les liens forts et les liens faibles, les liens familiaux et non familiaux, les liens de parenté, de voisinage, d’amitié, etc. (Merz et Huxhold, 2010 ; Xia et Zhou, 2003 ; Lai et al., 1998).
12Afin de repérer si le type de réseau contribue à l’arrangement du mariage d’un homme célibataire et de quelle façon, cette analyse est organisée en deux temps. D’abord, on cherche à savoir si l’homme dispose ou non d’un réseau. Ensuite, on caractérise le type de réseau selon qu’il implique exclusivement des liens de parenté (réseau familial), uniquement des liens non familiaux (réseau non familial) ou un mélange des deux (réseau mixte). On examine d’abord l’hypothèse suivante :
13(1) moins un homme de milieu rural peut compter sur un réseau d’intermédiaires, moins il a de chances de se marier. Cette hypothèse se décompose elle-même en trois propositions :
- plus le réseau d’intermédiaires d’un homme est nombreux, plus il a de chances d’accéder au mariage ;
- l’homme qui dispose d’un réseau a plus de chances de se marier que celui qui n’en a pas ;
- il existe des différences marquées entre les effets des divers types de réseau, familial, non familial ou mixte : la probabilité de mariage des hommes est maximale quand ils disposent d’un réseau mixte et minimale quand leur réseau est exclusivement non familial.
Les caractéristiques individuelles
14Des recherches récentes ont souligné l’importance du statut socio-économique dans le processus d’accès au mariage (profession, revenu, niveau d’instruction, statut social). Par exemple, des études sur le choix du conjoint, réalisées aux États-Unis et en Europe, ont montré qu’il y a de nettes différences entre les sexes quant aux caractéristiques recherchées chez le futur époux. Les femmes valorisent souvent la situation et le potentiel économiques de l’homme, tandis que les hommes accordent davantage d’attention à l’âge et l’apparence (Shackelford et al., 2005 ; Greitemeyer, 2007). Mais d’après certaines recherches, les hommes s’intéressent aussi au statut socio-économique de leur épouse potentielle. Celui ou celle sans emploi stable, avec un revenu médiocre ou peu d’instruction se trouve souvent en position d’infériorité sur le marché matrimonial (South, 1991 ; Lloyd et South, 1996 ; Dykstra, 2004 ; Greitemeyer, 2007). En général, le statut socio-économique des hommes a plus d’influence sur les chances de mariage que celui des femmes. En Chine, les caractéristiques économiques des hommes peuvent être déterminantes pour leur situation matrimoniale : une femme est d’autant plus encline à épouser un homme que celui-ci a un bon emploi et une position socio-économique élevée, tandis qu’un homme dont la situation socio-économique est médiocre est rapidement exclu du marché matrimonial (Zhang et Zhong, 2005 ; Peng, 2004). Un calcul à partir des données des recensements chinois de 1990 (échantillon de 1 %) et de 2000 (échantillon de 0,1 %) montre également l’effet du niveau d’instruction sur la nuptialité masculine : chez les hommes nés entre 1956 et 1965, plus de 98 % des diplômés universitaires étaient mariés à 35 ans, mais ce n’est le cas que pour 72 % des hommes qui n’avaient suivi qu’une scolarité primaire incomplète (Das Gupta et al., 2010). Une enquête menée dans la province d’Anhui a aussi montré que les femmes ont une préférence pour les hommes qui peuvent leur offrir un niveau de vie élevé, et qu’un statut socio-économique médiocre est un des principaux déterminants du célibat masculin en milieu rural (Li et al., 2010).
15Certaines caractéristiques individuelles non économiques ont également des effets importants sur la nuptialité masculine en milieu rural chinois. Être avancé en âge, handicapé, introverti ou s’exprimer avec difficulté rendent moins probable l’accès des hommes au mariage (Peng, 2004 ; Ye et Lin, 1998 ; Zhang et Zhong, 2005). L’âge est un élément crucial dans le processus de choix du conjoint. En Chine, la plupart des premiers mariages surviennent avant l’âge de 30 ans (Das Gupta et al., 2010). Une recherche menée à Taïwan a montré que les hommes qui ne s’étaient mariés qu’après la quarantaine, avec des femmes originaires de Chine continentale ou d’autres pays du Sud-Est asiatique, appartenaient généralement à des groupes vulnérables et n’avaient donc pas réussi à se marier plus jeunes (Tsay, 2004). Il est toujours plus difficile pour un handicapé de trouver une épouse, mais, du fait du rapport de masculinité déséquilibré, les hommes handicapés sont encore plus désavantagés que les femmes handicapées ; leur taux de nuptialité est très nettement inférieur à celui des hommes sans handicap ainsi qu’à celui des femmes handicapées (Kohrman, 1999 ; Guo et Xie, 2009). Une étude des migrations matrimoniales féminines entre provinces a également montré que les hommes qui épousent des femmes originaires de provinces pauvres sont essentiellement ceux que leur pauvreté, leur âge avancé ou leur handicap empêchait de trouver une épouse dans leur propre région (Davin, 2005).
16Les chercheurs se sont moins intéressés à l’importance des traits de caractère dans le choix du conjoint (Yan, 2002 ; Peng, 2004). Xia et Zhou (2003) ont constaté qu’après la réforme économique des années 1980, les jeunes femmes d’un village du nord de la Chine accordaient plus d’importance à l’amour romantique et aux goûts partagés. Pour elles, le mari idéal devait être extraverti et s’exprimer facilement. Celui qui ne parle pas bien et n’est pas à l’aise en société est méprisé par les femmes, qui le considèrent comme un être incapable de s’adapter à une société en évolution et dont le potentiel économique est faible (Yan, 2002 ; Peng, 2004).
17En examinant l’effet des caractéristiques individuelles sur la probabilité de mariage des hommes, nous testerons les deuxième et troisième hypothèses :
18(2) en milieu rural, les hommes dont le statut socio-économique est médiocre ont moins de chances que les autres d’accéder au mariage ;
19(3) il en est de même de ceux qui sont dépourvus d’attraits personnels non économiques.
Les caractéristiques de la famille et de la communauté
20Le mariage est un événement majeur pour les familles des fiancés. Dans la culture rurale chinoise, les parents doivent aider leur(s) fils à se marier, sans quoi ils n’auront ni soutien durant leur vieillesse, ni culte des ancêtres après leur mort (Wolf, 1974 ; Wolf et Huang, 1980 ; Gates, 1996). Mais avec les réformes économiques du début des années 1980, le coût du mariage d’un fils en milieu rural, qui comprend une nouvelle maison, la dot et les frais de cérémonie, a considérablement augmenté. Selon des calculs effectués dans plusieurs villages, le mariage d’un fils coûte habituellement huit à vingt fois le revenu annuel d’une famille (Han et Eades, 1995 ; Wei et Zhang, 2009). Par conséquent, élever un fils coûte beaucoup plus cher qu’élever une fille. La situation économique des parents et leur capacité à emprunter de grosses sommes sont devenues des facteurs très importants de l’accès au mariage pour le fils. En même temps, il est aussi devenu plus difficile pour une famille avec plusieurs fils de payer un mariage à chacun d’eux (Chu, 2001 ; Zhang, 2000). La plupart des familles ne peuvent pas couvrir les frais pour plus de deux garçons (Chu, 2001), et la probabilité que tous les fils de telles familles accèdent au mariage est relativement faible. Une étude quantitative portant sur la fin du xixe siècle et le début du xxe a montré que des facteurs tels que la pauvreté de la famille et le fait d’avoir plusieurs garçons mènent souvent à une inégalité de traitement entre frères pour les frais de mariage (Wolf et Huang, 1980).
21Selon la tradition chinoise du mariage virilocal –?l’épouse quitte sa famille pour vivre dans celle de son mari?–, le mariage est pour les femmes, surtout en milieu rural, un des principaux moyens d’échapper à la pauvreté et d’améliorer leur statut socio-économique (Fan et Huang, 1998 ; Davin, 2007). Les conditions de vie dans le village du futur mari sont donc un élément important du choix du conjoint et, en général, la femme migre vers un village plus riche en se mariant (Fan et Li, 2002). Lavely (1991) a observé que dans le comté de Shifang, dans la province du Sichuan, les jeunes mariées immigrantes provenaient toujours de comtés pauvres, tandis que celles qui partaient pour se marier allaient toujours vers des régions plus prospères. Quand une femme envisage le mariage, la situation économique de la communauté où vit son éventuel futur époux est particulièrement importante. La localisation en zone montagneuse ou en plaine, les moyens de transport et les voies de communication, ainsi que d’autres éléments qui varient d’une région à l’autre, influent souvent sur la capacité de la communauté à attirer les futures épouses. Les femmes originaires de régions montagneuses pauvres et reculées adoptent souvent une stratégie de migration vers des zones de plaine pour se marier, tandis que les femmes de la plaine sont réticentes à aller s’installer en montagne (Liu, 2005 ; Lu, 2006 ; Davin, 2007). Cela entraîne inévitablement une concentration de la pénurie de conjointes dans les zones rurales frappées par la pauvreté. Des recherches récentes indiquent que, dans le monde entier, les migrations de mariage pour les femmes –?y compris les migrations entre régions rurales, de zone rurale à zone urbaine en Chine, ainsi que les migrations internationales?– résultent de choix économiques rationnels, et elles montrent l’importance accordée à la localisation géographique et à l’état de l’économie locale (Davin, 2007).
22Les quatrième et cinquième hypothèses sont donc :
23(4) les hommes du milieu rural qui appartiennent à des familles défavorisées et (5) ceux qui vivent dans des communautés défavorisées ont moins de chances de se marier que les autres.
II – Les données de l’enquête
24Les données de cette étude proviennent d’une enquête par sondage menée dans quatre cantons (zhen, unité administrative intermédiaire entre le comté et le village, qui ne se réduit pas à une seule petite ville ou bourgade) du district X de la province d’Anhui, en août 2008, par l’Institute for Population and Development Studies de l’université de Xi’an Jiaotong. Le district se trouve à l’est de la province d’Anhui et se compose de montagnes et de plaines. La situation économique y est moyenne, avec un revenu net par habitant en milieu rural de 4?383 yuans (environ 700 dollars) en 2007, légèrement supérieur à la moyenne nationale de 4 140 Yuan (670 dollars). Les villes et villages des plaines y sont plus développés que ceux des zones montagneuses. Les frais d’un mariage pour un homme sont très élevés si on les compare aux revenus des villageois : en 2006-2008, il en coûtait plus de 100?000 yuans (16?100 dollars), dont 70?000 à 100?000 yuans (11?300-16?100 dollars) pour bâtir une maison et 30?000 à 50?000 yuans (4?800-8?000 dollars) pour la dot, les meubles neufs, l’équipement domestique et les frais de cérémonie. Par ailleurs, le rapport de masculinité de ce district est particulièrement élevé. Selon les recensements de 2000 et de 2010, il était supérieur à 130 garçons pour 100 filles, et donc bien au-dessus du niveau normal (104-107). Les quatre cantons couverts par l’enquête avaient une population totale de 187?188 personnes, dont 1?757 hommes célibataires de 28 ans et plus. Ces derniers étaient presque tous des célibataires involontaires : 96 % des hommes célibataires de 28 ans et plus avaient déclaré avoir rencontré des obstacles lorsqu’ils ont cherché à se marier, alors que seulement 37 % des hommes mariés avaient signalé des difficultés pour se marier. Ce district est donc bien adapté à l’étude des problèmes de pénurie de conjoints et leurs conséquences en Chine rurale.
25L’objectif de cette enquête était d’examiner en détail les effets potentiels de la pénurie de conjointes pour les hommes, leurs familles et leurs communautés. En plus des hommes mariés et célibataires, nous avons interrogé des femmes mariées et célibataires, quelques-uns de leurs parents et des autorités villageoises. Toutes les personnes interrogées étaient des habitants des villages ruraux de l’échantillon. Puisque nous mettons ici l’accent sur les facteurs qui influencent la probabilité d’un premier mariage masculin, seuls les hommes, mariés et célibataires, feront l’objet de l’analyse.
26Nous avons d’abord procédé à un échantillonnage stratifié à trois degrés pour que l’enquête soit représentative aux niveaux du canton, du village et de l’individu. Sur la base de leur situation géographique et de leur développement économique, nous avons sélectionné, dans ce district, quatre cantons voisins, deux en plaine et deux en montagne. Dans chaque canton, nous avons tiré au sort neuf ou dix villages, soit 38 au total. Ensuite, dans chaque village au sens administratif (groupement de plusieurs villages), nous avons procédé à un tirage aléatoire stratifié non proportionnel pour tirer au sort des individus dans deux bases de sondage : les hommes célibataires de 28 ans et plus, et les hommes mariés de moins de 50 ans. Ces derniers étant très fortement majoritaires, nous avons suréchantillonné les célibataires et sous-échantillonné les hommes mariés pour permettre l’analyse statistique. Enfin, comme les jeunes hommes célibataires (âgés de moins de 28 ans) avaient souvent, et de façon aléatoire, émigré en ville pour travailler, nous n’avons pas pu tirer un échantillon valide pour cette sous-population. Par conséquent, nous avons interrogé tout jeune homme célibataire rencontré dans un ménage de l’échantillon (ménage avec un homme célibataire de 28 ans et plus ou un homme marié de moins de 50 ans) et disposé à participer à l’enquête. En général, les jeunes hommes célibataires sont plus enclins que les hommes mariés et les célibataires âgés à migrer en ville pour travailler. Finalement, l’échantillon est globalement représentatif de la structure par âge et situation matrimoniale des hommes vivant en Chine rurale aujourd’hui.
27Pour garantir leur fiabilité, les données ont été collectées par entretien en face-à-face, et tous les individus échantillonnés d’un même village ont été interrogés par le même enquêteur. Les enquêteurs étaient des agents locaux du planning familial, ayant au moins un niveau d’études secondaires ; on a attribué à chacun un village qu’il connaissait déjà bien. Au total, nous avons recueilli des questionnaires valides pour 614 hommes : 26 célibataires de moins de 28 ans, 323 célibataires de 28 ans et plus (dont 158 de moins de 50 ans), et 265 hommes mariés de moins de 50 ans. L’enquête étant organisée avec le soutien des autorités locales, le taux de réponse était proche de 100 %. En outre, l’équipe de chercheurs a assuré la formation des enquêteurs, leur supervision pendant les opérations de terrain, la révision des questionnaires et a réinterrogé 5 % de l’échantillon pour vérifier la qualité des données recueillies. L’analyse préliminaire indique que les données (y compris les renseignements sur les réseaux d’intermédiaires) sont de très bonne qualité, avec un taux de recouvrement supérieur à 90 % entre les questionnaires de l’enquête et ceux de l’enquête de contrôle, sauf pour quelques questions portant sur les attitudes des individus (taux de recouvrement de l’ordre de 80 %).
Répartition des types de réseau selon leur taille et la situation matrimoniale de l’homme (%)

Répartition des types de réseau selon leur taille et la situation matrimoniale de l’homme (%)
Lecture : 76 % des hommes célibataires n’ont bénéficié d’aucune aide de leurs parents proches dans la recherche d’une épouse, 7 % ont reçu l’aide d’un parent et 17 % l’aide de 2 parents ou plus.Champ : 412 hommes ruraux âgés de 18 à 50 ans.
28Bien que l’âge minimum légal du mariage en Chine soit de 22 ans pour les hommes, les mariages avant cet âge ne sont pas rares selon les recensements de 2000 et 2010. En Chine rurale, on considère encore habituellement 18 ans comme le seuil d’entrée dans l’âge adulte, et la plupart des jeunes hommes sont jugés prêts pour le mariage dès cet âge (Lloyd et South 1996 ; Liu et al., 2005). S’ils sont généralement censés se marier avant 28 ans, il arrive que certains hommes convolent plus tardivement, jusqu’à 50 ans, âge au-delà duquel on estime qu’ils sont trop vieux pour élever des enfants et sont donc disqualifiés pour le mariage (Dykstra, 2004). Mais au cours du dernier demi-siècle, principalement à partir des réformes économiques et l’ouverture de la société chinoise au début des années 1980, l’économie et la culture ont connu une mutation profonde, et les hommes de plus de 50 ans aujourd’hui sont extrêmement différents des plus jeunes en termes de niveau d’instruction et d’emploi. C’est pourquoi nous n’avons retenu dans ces analyses que les hommes de 18 à 50 ans et en avons écarté 176 qui n’étaient pas dans ce groupe d’âges. Pour que toutes les analyses portent sur le même échantillon, nous avons encore exclu 26 hommes dont les réponses étaient incomplètes pour certaines variables. L’échantillon définitif compte 412 hommes, soit 161 célibataires et 251 hommes mariés.
III – Mesures et méthodes
La variable dépendante
29Nous avons demandé aux personnes interrogées leur date de naissance et leur situation matrimoniale, et aux hommes mariés la date de leur premier mariage, ce qui permet de calculer leur durée de célibat depuis l’âge de 18 ans. Quant aux hommes célibataires, on ne sait pas s’ils se marieront, ni quand : les données sont donc « tronquées » pour ces 161 individus. Une analyse des biographies est utilisée pour examiner les effets de certains facteurs sur la probabilité de mariage des célibataires en milieu rural. La variable dépendante est la durée qui sépare le 18e anniversaire du premier mariage.
Les variables indépendantes
30Les variables indépendantes sont les caractéristiques des réseaux d’intermédiaires. Au cours de l’enquête, nous avons recueilli des données sur le réseau d’intermédiaires du répondant à partir de la question « Quand vous avez cherché à vous marier, combien de personnes, parents proches, parents éloignés, voisins, amis ou autres, vous ont aidé à rencontrer une éventuelle future épouse ? » Le tableau 1 présente la distribution des effectifs de chaque catégorie de réseau en fonction de la situation matrimoniale du répondant. Tout d’abord, ces effectifs sont additionnés pour obtenir la taille du réseau de chaque individu. Ensuite, nous avons distingué les hommes qui ont un réseau d’intermédiaires (taille > 0) de ceux qui n’en ont pas (taille = 0). On distingue également les membres des réseaux selon qu’ils appartiennent ou non à la famille de l’individu : le réseau familial englobe la parenté paternelle, la parenté maternelle et la belle-famille ; le réseau non familial est composé de voisins, d’amis et d’autres personnes. Le type de réseau sera décomposé en quatre catégories : aucun réseau, réseau exclusivement familial, réseau exclusivement non familial, réseau mixte (familial et non familial).
Les variables de contrôle
31Les variables de contrôle sont les caractéristiques socio-économiques de l’individu, ses caractéristiques non économiques, les caractéristiques de sa famille et celles de sa communauté.
32Les caractéristiques socio-économiques de l’individu sont le niveau d’instruction et la profession. Le niveau d’instruction est réparti en trois catégories : niveau primaire ou inférieur, collège (référence) et niveau secondaire et supérieur. Pour la profession, nous avons posé la question « Quelle est votre activité professionnelle actuelle ? » et regroupé les réponses en professions agricoles et professions non agricoles (référence). Cette variable peut être légèrement biaisée car l’activité professionnelle des jeunes n’est pas tout à fait comparable à celle des hommes plus âgés. Mais même si l’individu change d’activité, le nouvel emploi reste de type agricole ou non agricole. Cet indicateur est donc considéré comme représentatif du statut socio-économique des hommes avant leur mariage.
33Les caractéristiques non économiques de l’individu sont l’âge, sa personnalité et la présence d’un éventuel handicap physique. L’âge est une variable continue. Son effet sur la variable dépendante peut ne pas être linéaire, donc nous utilisons aussi le carré de l’âge. Le type de personnalité est obtenu en réponse à la question « Pensez-vous être quelqu’un d’extraverti ? ». Cette variable est répartie en trois catégories : extraverti (très extraverti et extraverti) (référence), neutre, introverti (introverti et très introverti). Quant à un éventuel handicap physique, la question était : « Avez-vous un handicap physique quelconque ? ». Les modalités de cette variable sont oui et non (référence).
34Les caractéristiques de la famille sont la situation économique lorsque le répondant avait 20 ans et le nombre de frères dans la fratrie (lui inclus). La question était : « Quelle était la situation économique de vos parents quand vous aviez environ 20 ans ? ». Ces appréciations subjectives ont été regroupées en deux catégories : moyenne ou bonne (référence) et médiocre. Le nombre de frères est traité comme une variable continue.
35Concernant les caractéristiques de la communauté, il y a une forte corrélation entre la situation économique d’un village et sa localisation géographique. Nous avons donc introduit la seule localisation géographique dans l’analyse, en ne retenant que deux catégories : plaine (bonne situation économique) (référence) et montagne (situation économique médiocre).
Méthodes et modèles
36Trois méthodes d’analyse des biographies sont appliquées. D’abord, une analyse des probabilités de survie de Kaplan-Meier a permis d’estimer la durée du célibat masculin (tableau 2). Ensuite, nous avons construit les courbes de probabilité de premier mariage en fonction du type de réseau d’intermédiaires à l’aide de la méthode de la table de mortalité ; ces courbes permettent de comparer la dynamique des divers types de réseau en termes de probabilité et de calendrier du premier mariage. Enfin, les modèles de régression multiple de Cox ont permis d’examiner la façon dont les variables indépendantes jouent sur la probabilité de premier mariage des hommes.
37Trois modèles ont été construits. Le modèle 1 est conçu pour analyser les effets respectifs du statut socio-économique de l’individu, de ses caractéristiques non économiques, des caractéristiques de sa famille et de sa communauté sur la variable dépendante. Les modèles suivants servent à analyser les effets bruts du réseau (modèle 2) et les effets nets après contrôle des autres variables (modèle 3). Le modèle 2 porte sur l’effet d’avoir un réseau, et le modèle 3 permet de voir si les divers types de réseau ont des effets différents. Les paramètres statistiques (moyennes et fréquences) de l’ensemble des variables figurent dans le tableau 2.
Description des variables selon la situation matrimoniale des hommes (N = 412)

Description des variables selon la situation matrimoniale des hommes (N = 412)
Champ : 412 hommes ruraux âgés de 18 à 50 ans.38Sur les 412 hommes de l’échantillon, 39 % sont célibataires et 61 % sont mariés (tableau 2). La durée moyenne du célibat à partir de l’âge de 18 ans (jusqu’au mariage pour les mariés, et jusqu’à 2008 pour les célibataires), calculée par la technique des probabilités de survie de Kaplan-Meier, est de 15,1 ans. Elle est de 5,4 ans pour les hommes mariés et de 18,9 ans pour les célibataires, ce qui signifie que les premiers se sont mariés en moyenne à un peu plus de 23 ans, et que l’âge moyen des seconds au moment de l’enquête était proche de 37 ans. Quant aux variables indépendantes, la taille moyenne des réseaux d’intermédiaires pour l’ensemble des hommes est faible (1,4 personne) [1]. Six hommes sur dix disposent d’un réseau : 38 % ont un réseau exclusivement familial et sont donc nettement majoritaires par rapport à ceux qui ont un réseau uniquement non familial (13 %) ou mixte (11 %).Dans la population enquêtée, les intermédiaires sont donc principalement des membres de la famille proche ou élargie.
39La petite taille des réseaux s’explique par les caractéristiques principales du système d’intermédiaires pour le mariage. Premièrement, tout le monde n’a pas besoin de réseau, certaines personnes rencontrent leur conjoint par elles-mêmes : parmi les 251 hommes mariés de l’échantillon, 24 % ont rencontré leur épouse sans l’aide d’un intermédiaire. Deuxièmement, parmi ceux qui souhaitent recourir à un réseau, tous n’y parviennent pas. Troisièmement, l’intermédiaire est disposé à aider soit parce qu’il a un lien étroit avec le célibataire, soit parce que jouer ce rôle lui rapportera un avantage ou de l’argent. Au vu des coûts impliqués, il n’y a pas d’intérêt à avoir un réseau plus nombreux que nécessaire. Enfin, une fois la conjointe trouvée, il n’y a plus besoin du réseau, sa taille va donc cesser d’augmenter.
IV – Résultats
Type de réseau et âge moyen au premier mariage des hommes
40L’application de la méthode des tables de mortalité permet d’analyser l’évolution de la probabilité de rester célibataires au fur et à mesure que l’âge augmente, en fonction du type de réseau d’intermédiaires (figure 1).
Probabilité de rester célibataires selon l’âge, par type de réseau d’intermédiaires

Probabilité de rester célibataires selon l’âge, par type de réseau d’intermédiaires
41La probabilité de rester célibataire diminue avec l’avancement en âge (figure 1) : de 18 à 21 ans, la diminution est lente, les hommes sont peu nombreux à se marier dans cette tranche d’âges ; de 22 à 27 ans, les courbes chutent fortement, la plupart des hommes se marient à ces âges et la proportion d’hommes mariés augmente rapidement ; au-delà de 28 ans, la probabilité de rester célibataire baisse lentement de nouveau et la courbe des hommes sans réseau devient quasiment horizontale.
42Avoir ou non un réseau d’intermédiaires affecte la probabilité de mariage. Les hommes sans réseau ont la plus forte probabilité de rester célibataires : ils sont encore 60 % à être célibataires à 28 ans, âge avant lequel la grande majorité des premiers mariages ont déjà été conclus, et la plupart d’entre eux se trouvent, de fait, vite exclus du marché matrimonial. Les hommes qui ont un réseau, quel qu’en soit le type, risquent nettement moins de rester célibataires (moins de 30 % le sont encore à 28 ans) et ont encore des chances de se marier un peu au-delà de 30 ans.
43Enfin, parmi les hommes qui en disposent, le type de réseau a différents effets. Avant 25 ans, la courbe des hommes qui bénéficient d’un réseau familial est légèrement plus basse que celle des autres, ce qui signifie que le réseau de type familial est un peu plus efficace aux âges auxquels le mariage est le plus fréquent, mais l’écart n’est pas très important. Au-delà de 25 ans, c’est la courbe des hommes avec un réseau non familial qui est la plus basse : pour ces célibataires plus âgés, le réseau non familial joue un rôle plus important que les autres pour renforcer les chances de mariage. Étonnamment, la courbe correspondant au réseau mixte est plus haute que les autres à partir de l’âge de 20 ans. Donc avoir un réseau d’intermédiaires augmente significativement la probabilité de premier mariage des hommes, mais les divers types de réseau ont des effets différents : avant 25 ans, les réseaux familiaux donnent d’un peu meilleurs résultats ; au-delà de 25 ans, les réseaux non familiaux se révèlent plus efficaces pour mener un homme au mariage, et les réseaux mixtes réussissent moins bien.
44Jusqu’à présent, nous n’avons pris en considération que l’effet brut du type de réseau. L’introduction d’autres facteurs dans l’analyse et de la régression multiple va permettre de connaître l’effet net des réseaux et de leur composition sur la probabilité de premier mariage des hommes ruraux de la province d’Anhui.
Résultats de la régression multiple
45Nous avons utilisé la méthode de régression de Cox pour construire trois modèles, dont les résultats sont présentés dans le tableau 3. Le modèle 1 estime les effets du statut socio-économique des hommes, de leurs caractéristiques non économiques et celles de leur famille et de leur communauté sur leur probabilité de premier mariage. Les modèles 2 et 3 estiment l’influence des réseaux d’intermédiaires sur cette probabilité.
Analyse des déterminants de la probabilité de premier mariage des hommes (régression de Cox)

Analyse des déterminants de la probabilité de premier mariage des hommes (régression de Cox)
Note : Risques relatifs et écarts types entre parenthèses, N = 412.Lecture : Un risque relatif inférieur à 1 indique un effet négatif, un risque relatif supérieur à 1 indique un effet positif.
Seuils de significativité : * p < 0,05 ; ** p < 0,01 ; *** p < 0,001.
46La plupart des facteurs sans rapport avec les réseaux d’intermédiaires ont des effets significatifs sur la probabilité de premier mariage des hommes (modèle 1). Les caractéristiques socio-économiques individuelles, le niveau d’instruction et l’activité professionnelle ont des effets importants. Par comparaison aux hommes dont le niveau d’instruction est secondaire moyen (collège), ceux qui sont au plus de niveau primaire ont moins de chances de se marier ; et les hommes qui travaillent dans l’agriculture ont une probabilité plus faible de premier mariage que ceux qui occupent un emploi non agricole. Le modèle et ses résultats sont statistiquement significatifs, les caractéristiques socio-économiques des individus sont donc des déterminants importants de la situation matrimoniale des hommes ruraux dans la province d’Anhui.
47Les caractéristiques individuelles non économiques, le type de personnalité et l’éventuel handicap des individus ont un effet significatif. Le type de personnalité a un effet linéaire sur la variable dépendante : la probabilité de premier mariage des hommes à profil neutre, et surtout des introvertis, est plus faible que celle des extravertis (respectivement 60 % et 39 %). Et elle est fortement réduite chez les handicapés par rapport à ceux qui ne le sont pas.
48Les caractéristiques de la famille et de la communauté ont également des effets significatifs. Pour les hommes dont les parents étaient pauvres lorsqu’ils avaient environ 20 ans, la probabilité de premier mariage n’est que de 54 % par rapport à celle des hommes dont la famille n’était pas dans la pauvreté. Le nombre de frères a lui aussi un effet négatif important : avoir un frère de plus réduit de 24 % les chances pour un homme de se marier. Enfin, habiter en zone montagneuse réduit fortement la probabilité de premier mariage.
49Dans les modèles 2 et 3, on introduit les variables liées aux réseaux sociaux pour examiner les effets bruts du réseau d’intermédiaires sur la probabilité de premier mariage, ainsi que ses effets nets après contrôle des variables. Le type de réseau influe fortement sur les chances de se marier, mais pas sa taille. Selon le modèle 2, en termes d’effets bruts, les hommes qui bénéficient d’un réseau ont 2,6 fois plus de chances d’accéder au premier mariage que ceux qui n’en disposent pas. Quand on contrôle les autres variables, le réseau a un effet net significatif, mais avec un risque relatif un peu plus faible.
50Afin de repérer l’influence des divers types de réseau, ils sont décomposés en trois catégories (modèle 3) : réseau exclusivement familial, réseau exclusivement non familial et réseau mixte. Chaque type de réseau a un effet positif et significatif sur la probabilité de premier mariage par comparaison aux situations sans réseau. Mais avec un réseau exclusivement familial, la probabilité nette de premier mariage est légèrement plus élevée qu’avec les deux autres types de réseau. Les liens familiaux jouent donc un rôle important dans la recherche du conjoint. Résultat inattendu, les hommes dont le réseau est mixte ont moins de chances de se marier que les autres, mais les écarts entre les trois catégories sont toutefois faibles. Cela traduit peut-être la stratégie particulière de certains hommes qui ont des difficultés à se marier. Pour les familles insérées dans des réseaux sociaux, lorsqu’un homme ne trouve pas à se marier à l’âge attendu, ses parents peuvent essayer de solliciter davantage d’intermédiaires (membres ou non de la famille) susceptibles de lui présenter des épouses potentielles. Cela peut affaiblir l’efficacité respective de l’un ou l’autre type de réseau et expliquer en partie pourquoi les hommes dont le réseau d’intermédiaires est le plus nombreux ne sont pas toujours ceux qui ont le plus de chances de se marier.
51Par comparaison avec le modèle 1, le niveau de significativité statistique des variables reste quasiment inchangé, alors que les risques relatifs connaissent de légères modifications. Concernant la profession, sa forte corrélation avec le niveau d’instruction et avec le handicap explique ce phénomène, mais la sélection de l’échantillon et la situation économique dans les zones enquêtées peuvent aussi y contribuer. L’enquête a été menée dans des communes rurales, les personnes interrogées étaient des habitants de ces villages travaillant dans le secteur agricole, employés dans les entreprises locales ou depuis longtemps travailleurs indépendants dans le district. Les émigrants qui avaient quitté le milieu rural pour aller vivre dans le chef-lieu urbain du district ou dans une autre ville étaient exclus de l’enquête. Par ailleurs, les cultures maraîchères et le petit élevage pouvant compléter le revenu, le niveau de vie des agriculteurs peut être proche de celui des personnes travaillant dans les secteurs non agricoles. Du fait que les niveaux de fécondité ont baissé depuis la mise en œuvre de la politique de planning familial à la fin des années 1970, il y a aussi une forte corrélation entre l’âge et le nombre de frères, et quand on introduit ces deux variables ensemble dans le même modèle, l’effet de l’âge peut ne pas être significatif.
V – Discussion
52Cet article met à jour les principaux facteurs qui conduisent les hommes de milieu rural de la province d’Anhui à rester involontairement célibataires et ceux qui peuvent les aider à accéder au mariage. Concernant les déterminants de la probabilité de premier mariage, les recherches antérieures ont surtout étudié les caractéristiques individuelles, principalement les caractéristiques socio-économiques comme le niveau d’instruction et la profession, tandis que peu de chercheurs ont réfléchi en termes de réseau social. Cet article met en évidence la relation entre le type de réseau d’intermédiaires et la probabilité de premier mariage des hommes selon l’âge. Si le niveau d’instruction, caractéristique socio-économique individuelle importante, affecte de façon significative les liens entre l’individu et les membres de son réseau (résultats non présentés ici), le réseau lui-même a un effet direct sur les chances de premier mariage des hommes, même une fois contrôlées les caractéristiques socio-économiques individuelles les plus importantes. Dans une société basée sur les relations interpersonnelles comme la société chinoise, les chances de succès du candidat au mariage sont généralement accrues par l’intervention des intermédiaires, qu’ils lui soient apparentés ou non. L’homme dépourvu de réseau court un risque important de rester célibataire. Parmi ceux qui en disposent, le type de réseau a un effet sur la probabilité de mariage : le réseau familial est celui qui a le plus d’influence aux âges attendus du mariage (entre 18 et 25 ans), tandis le réseau non familial est plus efficace au-delà de 25 ans. Ceci pourrait expliquer le fait que les hommes mariés jeunes ont généralement trouvé leur épouse par l’entremise de membres de leur famille, tandis que ceux mariés tard ont plus souvent eu recours à leurs amis ou à d’autres intermédiaires, probablement parce qu’ils sont plus indépendants, mieux socialisés, ou que le réseau familial n’a pas fonctionné. Curieusement, ce sont les hommes avec un réseau mixte qui ont la plus faible probabilité de premier mariage. Cela reflète peut-être une stratégie de recherche du conjoint développée par certains hommes qui éprouvent des difficultés particulières à accéder au mariage. Quand un homme ne réussit pas à se marier à un âge attendu, sa famille peut tenter de faire appel à l’aide d’autres personnes (apparentées et non apparentées). Cette mixité du réseau peut affaiblir l’action de chacune de ses composantes (familiale et non familiale), et cela peut expliquer en partie pourquoi les hommes dont le réseau est le plus nombreux ne sont pas toujours ceux qui ont le plus de chances d’accéder au mariage.
53Notre recherche confirme que d’autres facteurs, tels que le fait d’être dans une situation socio-économique défavorisée, de se considérer comme introverti, de souffrir d’un handicap, d’avoir plusieurs frères ou d’être originaire d’une commune pauvre accroissent fortement le risque de rester célibataire. Cette étude permet de penser que la théorie du marché matrimonial peut s’appliquer aux hommes ruraux chinois qui se trouvent en situation de désavantage compétitif sur le marché matrimonial local. Les hommes dont le statut et les ressources socio-économiques sont faibles sont souvent désavantagés et risquent d’être exclus du marché du mariage.
54Les chances de premier mariage des hommes évoluent également en fonction de l’âge, et 27 ans est un seuil critique. La majorité des hommes se marient entre 22 et 27 ans, la probabilité de premier mariage diminue fortement à partir de 28 ans, pour devenir quasi nulle au-delà de 34 ans.
55La pénurie de conjointes n’est pas nouvelle en Chine rurale : de longue date, des hommes n’ont pu réussir à se marier à l’âge attendu, y compris lorsque la fécondité était élevée et le rapport de masculinité à la naissance (RMN) normal. Mais les difficultés dues à la persistance d’un RMN excessif depuis les années 1980 sont beaucoup plus sérieuses, et il y aura un important excédent d’hommes dans les années à venir (Ebenstein et Sharygin, 2009). Ces résultats offrent un éclairage indirect sur l’importance des réseaux d’intermédiaires pour la nuptialité masculine en milieu rural chinois dans un contexte de marché matrimonial déséquilibré. Comme un nombre important des hommes de notre échantillon sont nés avant les années 1980, à une époque où le RMN était à peu près équilibré et la fécondité élevée, les résultats ne reflètent pas exactement les déterminants de la probabilité de premier mariage des hommes nés après les années 1980. Les problèmes engendrés par un RMN trop élevé et une fécondité basse ne pourront être analysés qu’à partir du moment où des générations plus récentes se présenteront sur le marché matrimonial. Sous la pression de la pénurie de conjointes, la forte demande de femmes pour le mariage pourrait augmenter la fréquence de pratiques illégales comme le rapt, le mariage moyennant finance et le mariage forcé. Les intermédiaires professionnels, que leur activité soit légale ou non, pourraient se multiplier et devenir une composante majeure du réseau des hommes. Par ailleurs, de nouvelles recherches pourraient montrer dans quelle mesure le nombre de frères affecte la probabilité de premier mariage des hommes nés après les années 1980.
56Ces résultats ne sont représentatifs que de la situation des régions moyennement développées de la Chine centrale, comme la province d’Anhui, ils ne peuvent être généralisés à l’ensemble du pays. Ce problème de pénurie de femmes sur le marché matrimonial est particulièrement sérieux dans les régions rurales pauvres, reculées et montagneuses, généralement situées en Chine occidentale (Jin et al., 2012 ; Das Gupta et al., 2010), mais des résultats différents pourraient être observés dans d’autres régions.
57Notre manière d’appréhender les réseaux d’intermédiaires présente certaines limites. Le réseau d’un homme peut se modifier avant qu’il ait trouvé une épouse. Le temps de recherche de l’épouse potentielle est incertain et variable ; il est difficile de dire à quel moment l’action des intermédiaires permet la rencontre d’une éventuelle épouse. Il est possible que le moment auquel on fait appel au réseau ait un effet significatif sur la probabilité de premier mariage, mais notre enquête ne disposait pas des données nécessaires pour l’évaluer. En l’absence d’un système standard et reconnu de description des réseaux d’intermédiaires, nous avons utilisé une question simple, dans le cadre d’un questionnaire de longueur raisonnable, pour recueillir autant d’informations que possible sur ces réseaux. Cela nous a semblé adéquat dans le contexte de la société rurale chinoise. À l’avenir, nous améliorerons la description des réseaux d’intermédiaires en cherchant à recueillir de nouveaux indicateurs comme les générateurs de nom et les générateurs de position [2].
Remerciements
Cette recherche a été en partie cofinancée par le Program for Changjiang Scholars and Innovative Research Team in University (IRT0855), le « Projet 985 » de la National Social Science Research Base du ministère chinois de l’Éducation nationale, le Presidential Fund for Innovation in International Studies de l’Université de Stanford, le Program for New Century Excellent Talents in University soutenu par le ministère chinois de l’Éducation nationale (NCET-07-0668), la Scientific Research Foundation for Returned Overseas Chinese Scholars soutenue par le ministère chinois de l’Éducation nationale, la Fok Ying Tung Education Foundation, la Research Starting Foundation for Doctors of Northwest A&F University et le Fonds spécial du gouvernement du Shaanxi.Notes
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[*]
School of Humanities, Northwest A&F University, Chine.
-
[**]
Xi’an Jiaotong University, Chine.
-
[***]
Minnesota Population Center, University of Minnesota ; Fairbank Center for Chinese Studies, Harvard University, États-Unis.
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[****]
Department of Biological Sciences, Stanford University, États-Unis.
Correspondance : Lige Liu, School of Humanities, Northwest A&F University, Yangling 712100, China, tel : +86 1346 8936 525, courriel : ligeliu@nwsuaf.edu.cn -
[1]
Calculée sur les seuls hommes ayant un réseau d’intermédiaires, la taille moyenne du réseau est de 2,3 personnes.
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[2]
La méthode du générateur de nom permet de mesurer le réseau social à partir des noms de ses membres et des caractéristiques de leurs relations avec le répondant (aide, discussion, visite…) et de collecter des informations sur la densité du réseau et l’intensité des liens ((Marin et Hampton, 2007). La méthode du générateur de position est utilisée pour collecter des informations sur le capital social (profession, position dans la hiérarchie sociale) et mesurer comment le réseau permet d’accéder à certaines professions (Lin, 1982 ; Van Der Gaag et Snijders, 2005).