1La hausse de l’instabilité conjugale participe à la diversification des relations de parenté et des liens intrafamiliaux. Les relations intergénérationnelles sont affectées par ces transformations qui peuvent renforcer ou au contraire affaiblir l’intensité des liens entre enfants, parents et grands-parents. En particulier, lors des séparations parentales, une branche de la famille est-elle favorisée au détriment de l’autre ou les parents s’attachent-ils à maintenir un équilibre des lignées pour leurs enfants ? Alexandre Pillonel, Cornelia Hummel et Ivan de Carlo traitent de cette question à partir d’une enquête statistique réalisée auprès d’adolescents en Suisse. Ils rendent compte de la diversité des formes que peuvent prendre les relations petits-enfants/grands-parents. Les auteurs constatent que la dissolution du couple parental n’est pas associée à une rupture dans les relations des petits-enfants avec l’une ou l’autre lignée de la famille et que le biais matrilatéral qui s’exprime en situation de séparation conjugale est également présent en situation d’union.
2Les relations entre générations au sein de la famille, et en particulier celles entre grands-parents et petits-enfants, ont fréquemment été observées à la lumière des mutations de la famille contemporaine (Attias-Donfut et al., 2002 ; Kellerhals et Widmer, 2007 ; Bonvalet et Lelièvre, 2012). Étudier l’impact du divorce sur ces relations permet ainsi de questionner les liens qui unissent deux générations dans un contexte de débat sociologique sur la famille relationnelle au sein de laquelle les relations affinitaires prendraient le pas sur les relations statutaires (Hummel et Perrenoud, 2009).
3De nombreux travaux relèvent le phénomène, désormais classique en sociologie de la famille, de matrilatéralité des relations de parenté qui désigne un déséquilibre entre les lignées en faveur de la parenté maternelle (Matthews et Sprey, 1985 ; Pitrou, 1992 ; Coenen-Huther et al., 1994 ; Déchaux, 1994 et 2007 ; Uhlenberg et Hammill, 1998 ; Chan et Elder, 2000 ; Hammer et al., 2001). La mise à l’épreuve des relations entre les enfants et leurs ascendants par le divorce des parents a été documentée par plusieurs études menées en Europe et aux États-Unis. Celles-ci attestent l’affaiblissement des liens entre les enfants et leur père, et plus largement avec la parenté paternelle (Johnson, 1983 ; Matthews et Sprey, 1984 ; Cherlin et Furstenberg, 1992 ; Kivett, 1991 ; Creasey, 1993 ; Martin, 1997 ; Villeneuve-Gokalp, 1999 ; Cadolle, 2000 ; Kellerhals et al., 2001 ; Mueller et Elder, 2003). On y souligne en particulier le (re)centrage sur la parenté maternelle à la suite de la dissolution du couple.
4Cependant, d’autres études nuancent l’impact du divorce sur les relations entre grands-parents et petits-enfants, par exemple lorsqu’on prend en compte l’âge des enfants (Matthews et Sprey, 1985 ; Cogswell et Henry, 1995 ; Cooney et Smith, 1996) : plus la petite-fille ou le petit-fils avance en âge, plus elle/il acquiert de l’indépendance dans sa relation à ses grands-parents du fait de l’affaiblissement de l’influence de la génération intermédiaire. Cette indépendance peut, dans une certaine mesure, protéger les relations grands-parentales des conflits entre la génération intermédiaire et la génération aînée en situation de séparation conjugale. L’étude de Cogswell et Henry (1995) menée auprès de 327 élèves (de 18 à 22 ans) sur leur perception du rôle des grands-parents et de la relation entretenue avec eux montre que, lorsque l’effet de la distance géographique est neutralisé, la perception de la relation avec les grands-parents est identique chez les jeunes dont les parents sont divorcés et ceux dont les parents vivent en couple, sans effet de lignée. Les auteurs soulignent notamment l’importance des grands-parents pour les jeunes, indépendamment du statut conjugal de la génération intermédiaire.
5Lussier, Deater-Deckard, Dunn et Davies (2002) insistent, quant à eux, sur l’importance de la figure grand-parentale et le maintien du sentiment de proximité lors de changements familiaux liés au divorce, voire au remariage. L’impact de la séparation conjugale sur les relations avec les grands-parents est également questionné par Douglas et Ferguson (2003) qui soulignent la stabilité de la configuration. Selon ces auteurs, la nature et le style de grand-parentalité sont établis avant la séparation de la génération intermédiaire et ne changent pas fondamentalement après la séparation. Les grands-parents maternels étant souvent les grands-parents les plus proches durant les années de vie commune du couple parental, la faiblesse des liens avec la grand-parenté paternelle après le divorce serait donc à lire selon la situation antérieure.
6Chan et Elder (2000) parviennent à des conclusions similaires sur la base d’une étude longitudinale du panel familial de l’Iowa. Selon ces auteurs, chaque parent favorise sa propre lignée, mais le biais est toujours plus fort pour les femmes. Le biais matrilatéral observé après la séparation conjugale ne serait donc que le résultat d’un processus à long terme qui se met en place lorsque les parents forment encore un couple. En ce sens, les liens plus forts entre la mère et ses parents impliqueraient également une proximité plus grande entre la jeune génération et les grands-parents maternels, ces derniers constituant une ressource qui s’activerait lors d’une crise familiale telle que le divorce. Dès lors, la matrilatéralité post-divorce résulterait de la combinaison d’un effet de lignée stable dans le temps et d’un effet de parent-gardien (ce parent étant le plus souvent la mère).
7Les travaux précédemment cités dévoilent deux points de vue relatifs à l’économie des relations familiales débouchant sur deux explications divergentes de la matrilatéralité post-divorce. Un premier ensemble d’analyses repose sur l’affirmation d’un principe d’équité dans la gestion des relations familiales dans le cadre du mariage. Cette équité étant altérée par la séparation conjugale, on observerait une latéralisation en direction de la famille d’un des deux exconjoints – en l’occurrence en direction de la parenté maternelle du fait de la prédominance de la mère comme parent-gardien.
8Un deuxième ensemble d’analyses considère qu’un biais matrilatéral est déjà à l’œuvre durant le mariage, la plupart du temps en direction de la famille de la mère. La séparation des parents n’aurait alors qu’un effet nuancé, et la résidence des enfants auprès de la mère n’aurait qu’un éventuel effet de renforcement d’un biais matrilatéral préexistant.
9La nature transversale de nos données ne nous permet pas d’étudier la transformation des liens entre générations après une séparation conjugale. Nous pouvons toutefois explorer les relations entre petits-enfants et grands-parents en comparant les situations où les parents vivent ensemble et celles où ils sont séparés. Les questions au centre de notre recherche peuvent être formulées de la manière suivante :
- Quelles différences, en termes de latéralisation, peut-on observer sur les relations entre grands-parents et petits-enfants selon le statut conjugal des parents ?
- Lorsque les parents sont en couple, les relations avec les grands-parents sont-elles caractérisées par une équité entre les lignées ou montrent-elles un biais matrilatéral ?
- Le biais matrilatéral est-il plus fort dans les situations de séparation conjugale que dans les situations d’union conjugale ?
I – Données et démarche
10L’analyse secondaire de données issues de l’enquête Enfants, adolescents et leurs grands-parents dans une société en mutation [1], menée en 2004 en Suisse, permet d’étudier la question des relations entre grands-parents et petits-enfants, en comparant les familles dont les parents vivent en couple et celles dont les parents vivent séparés. L’étude porte sur 685 jeunes filles et garçons âgés de 12 à 16 ans [2], fréquentant un établissement d’enseignement public [3], résidant à Genève, à Zurich et dans 4 villes du canton du Valais. Les adolescents interrogés se sont exprimés sur leurs relations avec l’ensemble de leurs grands-parents vivants (un questionnaire par grand-parent vivant). Pour la suite des analyses, 1 353 questionnaires valides ont pu être utilisés. L’échantillon est donc composé de 1 353 dyades [4] pour lesquelles on peut décrire la relation entre le répondant (l’adolescent) et l’un de ses grands-parents.
11Il convient également de souligner que les données sont le fruit de l’autoévaluation, par les jeunes, de leurs relations avec leurs grands-parents, et non l’inverse. Les analyses à partir de ce point de vue permettent une approche unique et originale sur la question des relations entre générations en Suisse. Des réponses invalides sur certains indicateurs sont présentes [5] et produisent de légères variations des effectifs dans les analyses qui suivent.
12Au sein de notre échantillon, 79,1 % des jeunes vivent avec le couple parental et 20,5 % ont des parents séparés [6]. Ces taux diffèrent légèrement de la moyenne suisse : en 2000, 13,2 % des enfants âgés de 13 ans nés dans le cadre du mariage ont connu le divorce de leurs parents (Wanner, 2006). La surreprésentation, dans notre échantillon, d’enfants ayant des parents séparés est probablement due au contexte urbain dans lequel s’est déroulée l’enquête, puisque l’on sait que le taux de divorce est plus élevé dans les villes suisses [7]. Mentionnons aussi que l’échantillon se compose d’une très faible majorité de jeunes filles (52,1 %).
13Afin d’évaluer une éventuelle latéralité des relations entre grands-parents et petits-enfants, nous estimons la force de cette relation selon, d’une part, la fréquence de contact et, d’autre part, la qualité affective de la relation mesurée par l’adolescent, principalement par cinq critères : l’importance générale de la relation, l’importance de l’aide financière, l’importance de l’aide scolaire, l’importance de l’aide psychologique, ainsi que l’importance de la disponibilité des grands-parents. La fréquence de contact en face-à-face ou par téléphone ((dimension factuelle), évaluée à partir de la question « Quel type de contact as-tu avec ta grand-mère/ton grand-père ? », est mesurée selon quatre modalités : une fois ou plus par semaine, une fois par mois, deux ou trois fois par an, rarement ou jamais. En outre, on interroge l’adolescent sur la personne à l’initiative du contact en face-à-face : le contact peut être engagé par les parents, les grands-parents ou l’adolescent de manière très fréquente, assez, peu ou pas fréquente.
14La qualité affective (dimension expressive) est mesurée avec la question « Pour toi, la relation avec ta grand-mère/ton grand-père est-elle importante ? », et s’exprime selon quatre modalités : très important, plutôt important, plutôt pas important, pas important du tout. Ensuite, quatre domaines de cette importance subjective sont explorés (« Selon toi, dans quels domaines le rôle de la grand-mère/du grand-père est-il important ? ») : l’aide financière, le soutien psychologique en cas de chagrin, l’aide scolaire et la disponibilité en cas de besoin, toujours selon quatre modalités.
15Si nous avons pris le parti de conserver ces modalités d’origine pour les analyses bivariées, elles ont été recodées en une variable dichotomique dans les analyses multivariées effectuées successivement, et ceci pour deux raisons : premièrement, les distributions de ces mesures sont très déséquilibrées sur les modalités de réponse indiquant une fréquence de contact élevée et une forte importance de la relation (cf. section II) ; deuxièmement, il nous semble qu’une fréquence de contact élevée ainsi que le fait de considérer la relation comme très importante offrent des indicateurs pertinents quant à la force de la relation. Pour la fréquence de contact, on oppose donc la modalité « une fois ou plus par semaine » aux trois autres modalités, et pour l’importance de la relation, la modalité « très importante » aux trois autres.
16Le caractère transversal des données nous conduit à une comparaison de deux situations différentes à un temps donné, à savoir les relations entre adolescents et grands-parents lorsque les parents de l’adolescent sont en couple et lorsqu’ils sont séparés. Cette stratégie est adoptée dans les analyses bivariées proposées dans la prochaine section. Les limites de cette stratégie, inhérentes à la transversalité des données, sont en partie compensées par les analyses plus détaillées des relations dyadiques entre l’adolescent et chacun de ses grands-parents proposées dans la suite. L’analyse dyade par dyade est également en adéquation avec le protocole de recherche prévoyant que l’adolescent remplisse un questionnaire pour chacun de ses grands-parents, ce qui permet de limiter la comparaison entre les différents grands-parents à disposition et de focaliser l’attention sur l’importance des types d’aide obtenus d’un seul grand-parent à la fois. Les modèles multivariés (régressions logistiques) permettent aussi de contrôler les résultats pour toute une série de facteurs tels que le sexe des adolescents, la présence/absence des autres grands-parents, la distance entre les domiciles de l’adolescent et du grand-parent, la santé de ce dernier ainsi que son âge et le contexte rural/urbain. Enfin, les effets sur le contact en face-à-face sont contrôlés selon l’initiative de la rencontre. Dans l’échantillon total, nous observons que l’initiative de la rencontre est dans la majorité des cas le fait des parents de l’adolescent.
II – Résultats
17Une analyse descriptive des indicateurs ainsi qu’une série d’analyses bivariées sur l’échantillon total sont présentées ici afin de mettre en évidence les variations des effets de latéralité sur les différents indicateurs selon que les adolescents se trouvent en situation d’union conjugale parentale ou de séparation conjugale. Nous présentons ensuite les analyses multivariées effectuées sur quatre sous-échantillons correspondant à chacune des quatre dyades possibles selon la lignée et le sexe des grands-parents. La structure de cette présentation poursuit un double objectif.
18L’articulation entre les analyses bivariées et multivariées, qui sous certains aspects tendent à se contredire, cherche justement à mettre en évidence la nécessité de recourir à une observation disjointe de chaque relation dyadique entre l’adolescent et ses divers grands-parents. Cette démarche offre la possibilité de distinguer beaucoup plus finement l’impact relatif de la séparation conjugale sur chacune des relations dyadiques. Si la force de la relation diminue, augmente ou n’est que peu affectée en situation de séparation conjugale pour l’un des grands-parents, cela n’implique nullement une situation analogue pour un autre grand-parent, même s’il appartient à la même lignée. De plus, ceci permet de distinguer plus finement, lors de l’interprétation des résultats, ce qui relève d’un effet de genre de ce qui relève d’un effet de lignée.
19Le second objectif consiste à faire la démonstration de l’existence du biais matrilatéral à la fois lorsque les parents sont en couple et lorsqu’ils sont séparés. Les variations d’intensité de ce biais selon le statut conjugal des parents semblent indiquer que la séparation conjugale ne défavorise pas systématiquement ni globalement la lignée paternelle.
1 – Analyses bivariées : le couple, matrice de matrilatéralité
20Avant d’entrer dans la comparaison des relations entre grands-parents et adolescents selon le statut conjugal des parents, nous pouvons souligner l’importance que revêtent ces relations pour la jeune génération. D’une façon générale, la relation avec les grands-parents est considérée comme très importante ou plutôt importante par la majorité des adolescents (87 %). Le domaine qui occupe le premier rang est celui, relativement diffus, de la disponibilité grand-parentale : 76 % des jeunes trouvent important que leur grand-mère/grand-père soit « là » pour leur petite-fille ou petit-fils et se montre disponible si celle-ci ou celui-ci en a besoin [8]. Suivent l’aide scolaire (57 %) et le soutien psychologique en cas de chagrin (55 %). Une minorité de petits-enfants attendent une aide financière de la part des grands-parents. Quant à l’initiative des contacts en face-à-face, elle est prise dans la majorité des cas par les parents : 51 % des initiatives de rencontres sont toujours ou très souvent le fait des parents, contre 27 % pour les grands-parents et 24 % pour les adolescents [9].
21La séparation conjugale agit sur les dimensions factuelle et expressive de la relation entre l’adolescent et ses grands-parents de façon différenciée. La fréquence de contact par téléphone, l’importance générale de la relation, mais également l’aide scolaire sont évaluées plus faiblement chez les adolescents dont les parents sont séparés (tableau 1). Ces derniers, dans 25,2 % des cas, disent avoir une fois ou plus par semaine un contact téléphonique avec leurs grands-parents, alors que lorsque les parents sont en couple ce pourcentage s’élève à 33,6 %. On observe les mêmes variations sur la modalité « Très importante » lors de l’évaluation de l’importance de la relation qui est de 41,3 % contre 54,9 %, ainsi que sur l’importance de l’aide scolaire qui est de 22,6 % contre 28,2 % en faveur des situations d’union conjugale des parents. On n’observe par contre aucun effet statistiquement significatif du statut conjugal sur la fréquence de contact en face-à-face, sur l’importance de l’aide psychologique et financière, ni sur l’importance de la disponibilité des grands-parents. Enfin, dans aucun des cas observés la séparation conjugale ne renforce la fréquence des différentes formes de contact, ni l’importance autoévaluée par l’adolescent des dimensions expressives de la relation. Lorsque la situation de séparation se distingue de la situation d’union conjugale sur certaines dimensions, les effets semblent aller uniquement dans le sens de l’affaiblissement de la relation entre la jeune génération et la génération aînée. Une analyse plus fine s’impose, afin de déterminer si cet affaiblissement partiel affecte plus une lignée qu’une autre – en l’occurrence la lignée paternelle comme le signale une partie de la littérature.
Répartitions des indicateurs de contact et d’importance des relations entre grands-parents et petits-enfants selon la situation conjugale des parents, échantillon total (%)

Répartitions des indicateurs de contact et d’importance des relations entre grands-parents et petits-enfants selon la situation conjugale des parents, échantillon total (%)
Significativité statistique : * p < 0,1 ; ** p < 0,05 ; *** p < 0,01.22Le tableau 2 propose les distributions des différents indicateurs de la force de la relation selon la lignée, d’abord pour le sous-échantillon des jeunes répondants dont les parents sont en couple, puis pour le sous-échantillon des répondants dont les parents sont séparés. Lorsque les parents sont en couple, on observe un biais matrilatéral tant sur les deux mesures de fréquence de contact que sur l’appréciation de l’importance générale de la relation et de l’aide psychologique. Parmi les adolescents, 28,6 % déclarent entretenir une fois ou plus par semaine un contact en face-à-face avec leurs grands-parents de la lignée paternelle alors que ce chiffre s’élève à 36,8 % pour ceux de la lignée maternelle. Même constat pour la fréquence de contact par téléphone qui s’intensifie lorsque l’on regarde la lignée maternelle (37,4 %) par rapport à la lignée paternelle (29,3 %). Si 57,7 % des adolescents considèrent comme très importante la relation aux grands-parents maternels, 50,6 % l’évaluent comme telle lorsque leur ascendant relève de la lignée paternelle. Dans le même ordre d’idée, l’évaluation de l’importance de l’aide psychologique varie de 24,0 % à 29,7 % en faveur de la lignée maternelle. Remarquons que la force de ces relations est sensiblement identique à celle observée sur l’ensemble de l’échantillon, c’est-à-dire sans distinction selon le statut conjugal des parents. On peut donc affirmer à ce stade de l’analyse que le couple est producteur de latéralité et cela toujours à l’avantage de la lignée maternelle. La matrilatéralité ne peut donc être comprise comme la conséquence de la séparation conjugale.
Répartitions des indicateurs selon la situation conjugale des parents et selon la lignée des grands-parents (%)

Répartitions des indicateurs selon la situation conjugale des parents et selon la lignée des grands-parents (%)
Significativité statistique : * p < 0,1 ; ** p < 0,05 ; *** p < 0,01.23Lorsqu’on s’intéresse aux adolescents dont les parents sont séparés dans la deuxième partie du tableau 2, nous observons à nouveau un biais de latéralité en faveur de la lignée maternelle sur l’indicateur mesurant la fréquence de contact par téléphone. Les adolescents sont 22,0 % à mentionner qu’ils entretiennent une fois par semaine ou plus un contact téléphonique avec leurs grands-parents paternels, chiffre qui s’élève à 27,5 % lorsque l’on fait référence à des grands-parents de la lignée maternelle. Mais ce biais disparaît pour les indicateurs mesurant la qualité affective de la relation. La matrilatéralité présente lorsque les parents vivent en couple disparaît lorsque l’on considère uniquement les adolescents dont les parents sont séparés. Les jeunes ne font pas de distinction selon la lignée lorsqu’ils évaluent l’importance générale de la relation, ainsi que l’importance de l’aide psychologique. La comparaison de ces deux sous-échantillons apporte une lumière inédite sur le biais matrilatéral en situation de séparation conjugale : nous n’observons pas un biais matrilatéral plus fort en situation de séparation conjugale, mais bien un biais plus faible dès lors qu’il n’influence plus certaines dimensions mesurant la force de la relation entre l’adolescent et ses grands-parents. La séparation conjugale pourrait ainsi constituer une opportunité de rééquilibrage des relations entre les lignées, plutôt qu’un fatal désavantage de la lignée paternelle.
2 – Analyses multivariées : la matrilatéralité à l’épreuve de l’analyse par dyade
24Les différences observées entre ces deux situations – l’union et la séparation – suggèrent des variations du biais matrilatéral dans les relations familiales en situation de séparation conjugale. Mais quelle forme ces variations prennent-elles ? Sommes-nous face à une seule diminution du biais matrilatéral, ou alors face à une tendance à la « neutralisation » du biais matrilatéral par le biais d’un renforcement des liens avec la lignée paternelle ?
Les relations dyadiques
25Afin d’explorer plus à fond les relations entre les jeunes et leurs grands-parents selon la lignée et le statut conjugal, nous avons opté pour une analyse comparative entre dyades. En effet, pour mieux comprendre la complexité des relations entre générations, il semble nécessaire d’étudier chaque relation entre petit-enfant et grand-parent prise séparément (Whitbeck et al., 1993). Chaque dyade est donc évaluée dans un modèle de régression logistique. Quatre sous-échantillons représentant chacun l’une des quatre dyades petit-enfant/grand-parent sont analysés dans une série de modèles multivariés [10] : le tableau 3 présente les modèles relatifs aux grands-parents paternels et le tableau 4 les modèles relatifs aux grands-parents maternels.
Modèles de régression logistique sur les indicateurs pour le grand-père paternel et la grand-mère paternelle

Modèles de régression logistique sur les indicateurs pour le grand-père paternel et la grand-mère paternelle
Note : Les coefficients représentent les rapports de côtes. Afin de disposer d’effectifs suffisants, les catégories «moyenne» et «mauvaise» de la variable santé ont été regroupées dans le cas de l’importance de l’aide financière.Significativité statistique : * p < 0,1 ; ** p < 0,05 ; *** p < 0,01.
26De plus, dans le but d’étoffer les analyses, nous avons introduit dans les modèles de régression logistique une série de variables de contrôle, la littérature offrant de nombreux exemples d’effets annexes venant influencer les relations entre adolescents et grands-parents. La distance géographique est souvent mise en exergue comme un facteur fortement explicatif d’un déséquilibre des contacts entre les parentèles : plus la distance est grande, moins les contacts sont évidents (Cherlin et Furstenberg, 1986). On peut aussi imaginer que la santé de la génération aînée, de même que l’âge, influe sur la fréquence des contacts avec les petits-enfants. Les adolescents sont peut-être moins enclins à avoir des contacts soutenus avec un grand-parent très diminué par des problèmes de santé [11].
27Il semble également important de prendre en compte l’effet du sexe des grands-parents ainsi que celui de l’adolescent. En suivant la piste du gynocentrisme (Déchaux, 2007) propre au modèle cognatique de la parenté occidentale [12], nous posons l’hypothèse d’une plus forte attirance des jeunes filles pour la grand-mère maternelle. Nous avons également introduit dans les modèles d’analyse l’effet du nombre de grands-parents disponibles (c’est-à-dire les grands-parents en vie dans l’une et l’autre lignée). Il s’agit de contrôler si des relations intenses avec un grand-parent ne sont pas principalement dues au fait que ce grand-parent est le seul encore en vie. Les relations qui, en d’autres circonstances, se répartiraient sur plusieurs grands-parents, seraient ainsi concentrées sur une seule personne. La même question peut se poser en termes de lignée : si une lignée est absente, les relations se concentreraient sur l’autre lignée avec une intensité particulière. On examinera aussi un « effet de couple » suggéré par le volet qualitatif de l’étude (Hummel et Perrenoud, 2009) : des contacts soutenus avec la grand-mère maternelle profitent peut-être indirectement au grand-père maternel.
28L’enquête à la base de cette analyse s’est déroulée dans des contextes urbains relativement différents. Genève et Zurich sont, à l’échelle suisse, deux grands centres urbains, alors que les villes du canton alpin du Valais sont de plus petite taille et dans une région rurale. Il convient de vérifier si le contexte résidentiel a un impact sur les relations entre les adolescents et leurs grands-parents, puisqu’on sait notamment que le taux de divorce est plus bas que la moyenne dans les régions rurales et que les pratiques liées aux représentations normatives de la famille peuvent s’en trouver modifiées.
29Finalement, pour les modèles évaluant les effets sur le contact en face-à-face, nous introduisons également la variable de contrôle relative à l’initiative de la rencontre [13].
Les différents effets de latéralisation
30Suite à l’introduction des différentes variables de contrôle dans les modèles de régression logistique, nous pouvons mettre en évidence trois agencements possibles du biais matrilatéral lorsque l’on compare l’effet propre du statut conjugal des parents sur chaque dyade : la stabilité du biais matrilatéral, la diminution du biais matrilatéral, voire la disparition du biais matrilatéral, et – cette possibilité étant peu probable et purement théorique – l’apparition d’un biais patrilatéral sur certaines dimensions de la relation.
31L’hypothèse d’une stabilité du biais matrilatéral s’observe sur l’un des indicateurs de la dimension factuelle de la relation, la fréquence de contact par téléphone (tableaux 3 et 4). Dans ce cas, aucune des relations dyadiques n’est affectée par le statut conjugal des parents de l’adolescent. Ainsi, comme le suggéraient les analyses bivariées sur cet indicateur, le biais matrilatéral en situation d’union conjugale s’observe également dans celle de la séparation. D’une façon générale, il convient de souligner que sur aucun de nos indicateurs la séparation conjugale ne renforce le biais matrilatéral (tableau 4). On peut alors au mieux suggérer que la lignée maternelle conserverait ses avantages quel que soit le statut conjugal des parents.
Modèles de régression logistique sur les indicateurs pour le grand-père maternel et la grand-mère maternelle

Modèles de régression logistique sur les indicateurs pour le grand-père maternel et la grand-mère maternelle
Note : Les coefficients représentent les rapports de côtes.Significativité statistique : * p < 0,1 ; ** p < 0,05 ; *** p < 0,01.
32L’hypothèse de la diminution du biais matrilatéral trouve une confirmation lorsque l’on s’intéresse aux résultats obtenus par la régression logistique sur l’importance de l’aide scolaire. On observe que le fait d’avoir des parents séparés joue sur l’importance accordée à ce type d’aide, et cela uniquement quand il s’agit des grands-parents de la lignée maternelle. Le rapport de côte étant respectivement pour le grand-père maternel et la grand-mère maternelle de 0,53 et de 0,50 (tableau 4). Ces résultats nous indiquent donc que tant les grands-mères que les grands-pères maternels ont deux fois moins de chances que l’adolescent considère comme « très importante » l’aide scolaire en situation de séparation conjugale. Pourtant, cette différence n’est nullement compensée par une activité plus soutenue avec leurs équivalents paternels (tableau 3). Il n’y a donc pas modification de la latéralisation des relations et on peut poser l’hypothèse de la perte d’un avantage acquis par les grands-parents maternels en situation d’union conjugale des parents de l’adolescent.
33Nous avons déjà préalablement souligné que la séparation conjugale en soi n’est jamais synonyme de renforcement des liens. Si cela est toujours vrai lorsqu’on observe les deux dyades de la lignée maternelle (tableau 4), on note une exception du côté des ascendants paternels de l’adolescent (tableau 3). En effet, l’adolescent dont les parents sont séparés entretient environ deux fois plus de contacts en face-à-face avec la grand-mère paternelle que son équivalent en situation d’union conjugale (rapport de côte à 2,14). Il n’y a toutefois pas de diminution de ces contacts du côté de la lignée maternelle (tableau 4).
34Ces résultats s’inscrivent donc assez clairement dans l’hypothèse proposée par Chan et Elder (2000). La matrilatéralité prendrait forme au sein du couple et il n’y aurait donc pas de principe d’équité à la base de la gestion des relations familiales. De plus, ces analyses mettent en évidence à la fois une stabilité de la matrilatéralité quelle que soit la situation conjugale et, dans certains cas, un affaiblissement ou une neutralisation du biais matrilatéral en situation de séparation conjugale. Ce que nous nommons la neutralisation intervient lorsque la force de la relation augmente du côté paternel sans pour autant diminuer du côté maternel. C’est une situation de ce type que nous décrivons ci-dessus pour les contacts avec la grand-mère paternelle.
Le primat de la grand-mère maternelle et les attentes genrées des adolescentes
35La comparaison entre dyades permet de distinguer les effets de genre des effets de lignée. L’examen des résultats obtenus pour les quatre dyades sur l’importance générale de la relation montre que le seul grand-parent qui n’est pas affecté par le statut conjugal des parents est la grand-mère maternelle (tableau 4). On note un rapport de côte statistiquement significatif inférieur à 1 pour les trois autres dyades (0,43 pour le grand-père paternel, 0,46 pour le grand-père maternel et 0,62 pour la grand-mère paternelle – tableaux 3 et 4), alors que ce rapport n’est plus significatif lorsque l’on considère la grand-mère maternelle. Étant donné que la grand-mère paternelle est également plus épargnée par cet effet que les grands-pères des deux lignées, il est clair qu’on mesure ici autant un effet de genre qu’un effet de lignée. Cet effet de genre est encore plus visible sur l’indicateur qui mesure l’importance de l’aide psychologique. Dans ce cas, la séparation conjugale diminue la perception de cette importance uniquement lorsque l’adolescent fait référence à ses grands-pères indépendamment de la lignée considérée. Pour le grand-père maternel, le rapport de côte est égal à 0,81, et pour le grand-père paternel il est de 0,35 (tableaux 3 et 4). On constate donc que cet effet de genre vient soit diminuer soit renforcer un biais matrilatéral. Dans le cas de l’aide psychologique, le fait que les adolescentes considèrent cette aide comme très importante pour les deux grands-mères des deux lignées respectives aurait plutôt tendance à venir brouiller, voire diminuer un tel biais.
36Dans l’ensemble, la grand-mère maternelle semble tirer un avantage considérable de la conjonction des effets de genre et de lignée. La relation entre l’adolescent et sa grand-mère maternelle n’est que peu influencée par la situation de séparation conjugale sur l’ensemble des indicateurs évaluant la force de la relation. D’autres indices viennent encore renforcer ce résultat : sur l’indicateur de l’importance de l’aide psychologique, nous constatons que les variables de contrôle telles que la santé, l’âge ou la distance géographique agissent comme facteurs d’affaiblissement de la relation sur au moins l’une des trois autres dyades, mais n’ont plus d’effets lorsqu’il s’agit de la grand-mère maternelle. Si on compare, par exemple, un état de santé moyen ou mauvais à un bon état de santé, le rapport de côte est de 0,36 pour le grand-père paternel, 0,57 pour la grand-mère paternelle, et finalement 0,49 pour le grand-père maternel, alors que l’effet disparaît pour la grand-mère maternelle (tableaux 3 et 4).
37Les effets introduits par le nombre de grands-parents disponibles (donc en vie) viennent renforcer cette position privilégiée de la grand-mère maternelle. En observant la régression logistique sur l’importance de l’aide scolaire, on peut mettre en évidence que lorsque la grand-mère maternelle est en vie, les chances d’appréciation de l’importance de l’aide scolaire qui peut être fournie par le grand-père paternel diminuent de moitié, le rapport de côte étant égal à 0,47 (tableau 3). Le privilège de la grand-mère maternelle s’exprime aussi par le profit qu’en retire son conjoint. Ceci s’observe particulièrement bien sur les deux indicateurs de la fréquence de contact (tableau 4). Les chances pour le grand-père maternel de rencontrer ses petits-enfants quadruplent dans le cas du contact en face-à-face (3,66) et doublent dans le cas des contacts par téléphone (2,29) lorsque la grand-mère maternelle est en vie.
38En miroir de la figure privilégiée de la grand-mère maternelle on trouve la figure du grand-père paternel. C’est pour lui que l’on identifie le plus d’effets des différentes variables de contrôle : la santé, l’âge, la distance géographique, le lieu de résidence ou encore le fait que les autres grands-parents soient en vie.
39Il convient de préciser que les effets de genre ne s’observent pas seulement selon le sexe des grands-parents, mais également selon celui de l’adolescent. Dans notre étude, les adolescentes sont productrices d’un effet de genre dans les relations à leurs grands-parents. L’importance du soutien psychologique attendu de la part de la génération aînée est significativement liée au sexe de la jeune génération : lorsqu’il s’agit de la grand-mère maternelle, les adolescentes déclarent deux fois plus que leur équivalent masculin l’importance de ce type d’aide (rapport de côte de 2,19) alors qu’il est égal à 1,60 pour la grand-mère paternelle. Le sexe de la jeune génération n’a pas d’importance lorsqu’il s’agit des attentes en termes de soutien psychologique de la part des grands-pères. Par contre, il joue un rôle dans la perception de l’aide financière, et ceci uniquement pour le grand-père de la lignée maternelle. Les adolescentes considèrent ce type d’aide comme très important presque deux fois plus souvent (1,81) que les adolescents. Les jeunes filles semblent donc associer aux grands-mères le soutien d’ordre émotionnel, et aux grands-pères l’aide pécuniaire. Les jeunes hommes de leur côté ne semblent pas faire de distinction en termes de rôles sexués. Serait-ce une conséquence de la transmission d’un habitus genré qui assigne aux femmes le devoir de gestion de la dimension relationnelle de la famille ?
Des biais de matrilatéralité en « creux »
40Nos modèles de régressions logistiques nous permettent de mettre en évidence l’inertie du biais matrilatéral. Il nous paraît intéressant de mettre également en lumière des formes d’expression moins évidentes de ce biais. Ainsi, la distribution des effets des variables de contrôle sur les quatre dyades nous invite à poser l’hypothèse d’un biais matrilatéral à lire « en creux », ces variables pénalisant davantage les relations à la lignée paternelle. La comparaison des résultats obtenus sur les quatre dyades pour l’importance générale de la relation montre que la distance géographique, la santé, l’âge et le canton de résidence pèsent sur la lignée paternelle. Ces effets tendent à diminuer ou à disparaître lorsqu’il s’agit de la lignée maternelle. Prenons l’exemple de la distance géographique. Le simple fait d’habiter non pas dans la même commune mais dans le même canton diminue environ de deux fois (0,40) la probabilité que ces descendants considèrent comme très importante la relation avec le grand-père paternel (tableau 3). Dans le même ordre d’idée, l’avancement en âge des grands-parents suscite une faible diminution des fréquences de contact par téléphone chez les adolescents et cela uniquement pour les deux grands-parents de la lignée paternelle.
41La prise en compte de l’initiative de la rencontre montre que lorsque celle-ci provient des grands-parents, la fréquence de contact en face-à-face tend à augmenter et cela uniquement sur la lignée paternelle. Le rapport de côte concernant l’initiative du grand-père paternel est de 1,45 (tableau 3), ce qui indique une fréquence de contact plus soutenue avec son descendant alors que cette prise d’initiative par les grands-parents n’influence pas les autres relations dyadiques. L’engagement des grands-parents dans la relation avec leurs petits-enfants semble d’autant plus important lorsque ceux-ci sont de la lignée paternelle, comme si le désavantage relatif de cette lignée, en comparaison de la lignée maternelle, devait être compensé par un engagement plus actif dans la prise de contact.
42Il semblerait donc que le biais de matrilatéralité à l’œuvre dans les relations entre les adolescents et leurs grands-parents ne se situerait pas tant dans une certaine forme d’orientation des choix relationnels, mais bien plus dans la malléabilité ou la pondération lignagère des effets liés à l’âge, à la distance géographique, à la santé, au sexe de l’adolescent(e) ou encore à l’existence d’autres grands-parents. La latéralité produite par l’adolescent ne serait pas purement élective – autrement dit produite par un choix –, mais également la résultante d’une série de facteurs contraignants qui pèsent d’autant plus sur la lignée paternelle.
III – Discussion
43Quelles réponses peut apporter cette étude aux questions initiales :
- Quelles relations les adolescents entretiennent-ils avec leurs grands-parents selon la situation conjugale de la génération intermédiaire ?
- Dans quelle mesure la séparation conjugale est-elle un facteur de latéralisation des relations entre générations familiales ?
44Si ces analyses suggèrent que la séparation conjugale des parents a bel et bien des effets sur le tissu relationnel familial, ceux-ci se distribuent de manière très inégale selon la figure grand-parentale considérée. Il n’y aurait donc pas un effet global de la séparation sur l’ensemble des relations familiales, mais bien des effets qui varient non seulement selon la figure grand-parentale considérée mais également en fonction de l’indicateur observé. La dimension factuelle de la relation et la dimension expressive ne réagissent pas de la même manière en situation de séparation conjugale. Il n’est donc pas possible de présenter une règle générale qui régirait les relations post-séparation en termes de latéralisation. Dès lors, nous pouvons proposer plusieurs perspectives de ré orientations relationnelles suite à une séparation et certaines interprétations.
45Nous avons réussi à démontrer que le biais de matrilatéralité n’est pas concomitant avec la séparation conjugale et qu’il prend son origine dans l’union des parents. Les analyses ont mis en évidence, selon les indicateurs choisis, deux effets en situation de séparation conjugale : d’une part une inertie du biais matrilatéral, et d’autre part, dans une moindre mesure, une compensation de ce biais du côté paternel. Dès lors, ces conclusions viennent renforcer l’hypothèse d’un avantage matrilatéral fort lorsque les parents sont en couple et laissent supposer que les adolescents n’ont que peu d’influence sur des cartes relationnelles déjà distribuées par leurs parents. Toutefois, les quelques effets de neutralisation observés sur certaines variables en situation de séparation conjugale indiquent l’éventualité d’une marge de flexibilité chez les adolescents : une fois leurs parents séparés, ils se sentiraient moins obligés par les normes familiales et entreraient ainsi dans un régime relationnel plus affinitaire avec certains de leurs grands-parents. Le fait que l’initiative des adolescents pour rencontrer leurs grands-parents respectifs augmente en situation de séparation conjugale, alors que celle de ses parents diminue, laisse supposer que la séparation aurait un effet émancipateur sur l’adolescent en termes de gestion des relations familiales. Dans un cadre plus large, Attias-Donfut et al. (2002), se référant aux formes de solidarité intrafamiliale, soulignent le passage d’une logique normative à une logique plus affinitaire et il semble que ce résultat s’inscrit également dans ce processus.
46En parallèle à ces constats, nous avons également mis en lumière une forme de matrilatéralité en creux qui s’exprime à travers une distribution inégalitaire des effets propres aux variables de contrôle selon les lignées, des effets de genre qui tiennent autant au sexe des grands-parents qu’à celui de l’adolescent, en particulier pour les adolescentes porteuses de représentations et de pratiques genrées. La mise en commun des résultats liés à la séparation et ceux imputables aux variables de contrôles ont conduit à présenter deux figures contrastées : celle de la grand-mère maternelle et celle du grand-père paternel. L’avantage de la première provient sans doute de la conjonction des effets de genre et de lignée qui lui confère une certaine protection contre les crises familiales telles que la séparation. Finalement, en situation de séparation conjugale, les effets en termes de latéralité s’observent principalement sur la dimension expressive de la relation. Ces effets semblent donc plus provenir des représentations propres à l’adolescent que résulter d’un contact plus fréquent avec l’un ou l’autre des grands-parents.
47Il est important de mentionner les éléments qui offrent un degré de pertinence à ce modèle d’analyse. La diversité des effets de lignée en situation de séparation des parents, selon la dyade considérée, demande un traitement différencié des relations entre générations. En identifiant des effets unidirectionnels en termes de latéralité, la littérature qui traite de cette question gagnerait sans doute à ne pas aborder la métaphore de la balance, en considérant que si une lignée est favorisée, c’est forcément au détriment de l’autre. La faiblesse des relations d’un côté de la parentèle n’implique pas directement des contacts fréquents de l’autre côté. De la même manière, la diminution d’un biais matrilatéral, par exemple sur la dimension des contacts, n’induit pas forcément une augmentation de ces contacts du côté de la lignée paternelle. De ce fait, notre approche par dyade est particulièrement utile pour éclairer les effets sur les deux lignées.
48La démarche que nous avons choisie souffre également de certaines limites. La plus évidente renvoie à son caractère transversal, qui ne permet pas d’entrevoir le caractère dynamique de ces relations et qui bien évidemment amoindrit la portée de la comparaison entre deux situations distinctes (parents en couple et parents séparés). Cependant l’analyse dyadique permet de diminuer ce biais, puisque l’on compare les dyades entre elles, indépendamment du statut conjugal des parents. Si les analyses sont plus robustes lorsque l’on considère la dimension factuelle de la relation entre l’adolescent et son grand-parent, il est important de constater que pour la dimension expressive de cette relation, des mesures plus précises pourraient apporter une meilleure compréhension de l’ampleur et de la nature du phénomène observé. De plus, travaillant sur des données secondaires, il n’est pas possible de distinguer plus précisément des schémas relationnels dépendant par exemple de l’âge de l’adolescent, ainsi que des ressources symboliques et identitaires des grands-parents. Nous considérons néanmoins ces résultats comme non négligeables, principalement parce qu’ils éclairent de manière unique et originale les liens qui unissent deux générations en Suisse.
49Peut-on interpréter ces résultats comme un signe de l’évolution, dans nos sociétés, des relations avec la parenté en situation de séparation conjugale ? Les travaux de Catherine Villeneuve-Gokalp vont dans ce sens : l’auteure montre qu’entre 1986 et 1994, en France, on assiste à un resserrement des liens entre le père et les enfants après la séparation des parents. Ce phénomène trouverait son origine dans « l’évolution des conceptions des rôles parentaux de ces dernières années : l’idée que le couple parental doive survivre au couple conjugal s’impose progressivement » (Villeneuve-Gokalp, 1999). On peut imaginer qu’en Suisse aussi, la norme du « bon divorce » (Théry, 1993) permettant l’exercice pacifié de coparentalité fasse son chemin, notamment sous l’effet de changements législatifs [14] et de l’action de professionnels (psychologues, médiateurs), sans oublier l’influence des médias et des nombreux experts qui s’adressent aux parents par le biais d’ouvrages spécialisés (Lambert, 2009). Dans cette perspective, le maintien d’une certaine continuité relationnelle avec le père bénéficierait également aux grands-parents paternels.
50Cogswell et Henry (1995) indiquent à juste titre que, dans les études sur la grand-parentalité, des variables telles que le temps écoulé depuis la séparation des parents et l’âge qu’avaient les petits-enfants au moment de la séparation sont souvent absentes. Notre étude portant sur des adolescents, la question du temps long des relations grand-parentales nous intéresse particulièrement [15]. Étudiant l’aide que reçoivent de jeunes adultes issus de familles divorcées et recomposées, Sylvie Cadolle (2004, 2005) met au jour la variabilité que peuvent présenter, au cours du temps, les contacts entre grands-parents paternels et petits-enfants. Certes, les grands-parents maternels tiennent une grande place durant l’enfance de la jeune génération – l’enfance étant passée au domicile de la mère. Mais les grands-parents paternels (et en particulier les grands-mères) « résistent » aux effets de la séparation (parfois malgré l’absence de contacts entre les enfants et le père) et maintiennent un lien qu’il est possible de réinvestir lorsque la génération cadette est sortie de l’enfance. Lorsque la séparation des parents a eu lieu durant l’enfance, on peut poser l’hypothèse d’un « retour » d’un certain nombre de grands-parents paternels dans la vie de leurs petits-enfants lorsque ces derniers sont plus âgés. Dans cette perspective, les grands-parents paternels ne seraient donc pas systématiquement les perdants de la famille post-séparation et pourraient prendre ou reprendre une place dans la vie de leurs petits-enfants à la faveur du temps qui passe. Afin d’enrichir cette hypothèse, il conviendrait d’étudier plus attentivement les trajectoires relationnelles sur des temps longs, en prenant en considération tant les années écoulées depuis la séparation que l’âge des petits-enfants et leur aptitude à l’autonomie dans les relations familiales.
Remerciements
Nous remercions David Perrenoud pour sa contribution aux premières versions de cet article. Nous remercions également les évaluateurs anonymes de la revue Population pour leurs commentaires.Notes
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[*]
Université de Genève.
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[1]
Étude menée dans le cadre du Programme national de recherche PNR52 du Fonds national suisse de la recherche scientifique. Pour une présentation détaillée des résultats, voir Höpflinger et al. (2006).
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[2]
L’âge précis n’est pas disponible.
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[3]
En Suisse, la scolarité est obligatoire jusqu’à 15 ans. La sélection des classes ayant participé à l’enquête au sein des établissements scolaires a été effectuée de façon aléatoire.
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[4]
La dyade est ici comprise comme une paire composée de l’adolescent et de l’un de ses grands-parents, l’adolescent et son grand-père paternel par exemple.
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[5]
Aucune régularité n’a été trouvée dans la distribution de ces données manquantes.
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[6]
Pour 0,4 % des questionnaires l’information est manquante. La question portait sur le couple parental, sans faire la différence entre le couple marié ou non marié (et donc entre séparation et divorce). Compte tenu du faible taux de naissances hors mariage en Suisse, la majorité des séparations ont la forme d’un divorce. Dans le présent article, « séparation conjugale » et « divorce » sont utilisés indifféremment.
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[7]
Le taux de divortialité est de 57,1 % à Genève et de 52,3 % à Zürich, tous deux des cantons à forte urbanisation. À titre de comparaison, le taux de divortialité est de 20,8 % dans le canton très rural d’Uri (Office cantonal de la statistique de Genève, 2008).
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[8]
L’importance accordée par les petits-enfants adolescents à la « disponibilité grand-parentale en cas de besoin » peut être mise en relation avec la métaphore proposée par Cherlin et Furstenberg (1992) dans leurs travaux sur les grands-parents aux États-Unis : les grands-parents y sont comparés à des pompiers volontaires qui interviennent en cas de besoin, et disponibles le reste du temps.
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[9]
Pour plus de détails, voir Hummel (2014, à paraître).
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[10]
Sont considérées comme grands-parents les personnes indiquées comme telles par les adolescents, sans chercher à savoir dans quelle mesure ce grand-parent est un ascendant « biologique » ou par alliance. Les adolescents n’ont jamais indiqué plus de quatre grands-parents.
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[11]
L’état de santé des grands-parents est évalué par les adolescents.
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[12]
L’impact du gynocentrisme renvoie à un mode de descendance qui passe principalement par les femmes et rappelle le rôle de kinkeepers des femmes dans les organisations familiales.
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[13]
Nous ne disposons pas d’une telle variable pour la fréquence de contact par téléphone.
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[14]
En Suisse, le divorce à l’amiable a été introduit dans le nouveau droit du divorce en 2000. Une révision législative visant à faire de l’autorité parentale conjointe la règle est actuellement discutée au Parlement.
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[15]
Cet intérêt a guidé la réalisation du volet qualitatif de l’étude par questionnaire présentée ici. Les entretiens, en partie rétrospectifs, menés avec des adolescents et leurs grands-parents ont permis d’éclairer la dynamique temporelle des relations grand-parentales (Hummel et Perrenoud, 2009).