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Introduction : contexte des pratiques sexuelles au Maroc

1L’entrée dans la sexualité constitue un aspect essentiel du processus de socialisation des individus (Balandier, 1984 ; Courtois, 1998). Enjeu majeur du contrôle social, ses modalités renseignent sur la manière dont chaque société construit les identités sociales et sexuées des individus, laissant voir les différentes injonctions de comportement auxquelles sont soumis filles et garçons (Bozon, 2008).

2Des enquêtes représentatives récentes soulignent aujourd’hui, dans la plupart des sociétés, une plus grande précocité du premier rapport sexuel et sa dissociation, fait plus récent pour les jeunes filles, de l’entrée en union, par comparaison aux générations plus anciennes (Bozon, 2002 ; Wellings et al., 2006). Mais dans certaines régions du monde, il est encore difficile de prendre la mesure du phénomène. Dans le monde arabe notamment, demander à des hommes et à des femmes à quel âge ils ont eu leur premier rapport sexuel apparaît comme une interrogation inacceptable voire « immorale ». De ce fait, les enquêtes de type Enquête démographique et de santé (EDS) menées dans ces pays ne posent de questions sur leur vie sexuelle qu’aux femmes mariées (Bozon, 2003), et il n’existe pas de données officielles sur la sexualité hors union [2]. Pourtant, les résultats d’un certain nombre de recherches quantitatives ou qualitatives (Bajos et al., 1997 ; Ibaaquil, 2003 ; L’Économiste, 2006) récentes corroborent ceux de l’enquête ECAF [3] dont est issu cet article.

3Au Maroc, malgré les normes strictes de chasteté imposées aux célibataires et l’importance attachée à la virginité féminine, il existe une sexualité prémaritale au début du xxie siècle. Certes, l’ordre social et religieux qui domine au Maroc repose toujours sur des valeurs telles que l’honneur et le prestige du groupe familial (Lacoste-Dujardin, 1985 ; Gadant, 1991). Il exige toujours la répression de la sexualité féminine prénuptiale, héritage d’un système matrimonial ayant comme fondement le mariage sans le consentement des personnes concernées, très souvent précoce [4] pour les filles (Bouhdiba, 1975 ; Chebel, 2002, 2004). Mais ce système s’est profondément modifié dans les dernières décennies, en raison des transformations majeures du fonctionnement de la société marocaine (Vermeren, 2009 ; TelQuel, 2009). Comme dans nombre de sociétés africaines, l’effet cumulé de la crise (qui rend plus difficile l’accès des hommes à un emploi leur permettant d’entretenir une famille) et de la généralisation de la scolarisation, notamment des jeunes filles, a entraîné un retard à l’âge au mariage, surtout dans les zones urbaines. L’âge moyen au premier mariage des femmes est passé de 17,5 ans en 1960 à 25,8 ans en 1994 puis à 26,2 ans en 2004. Il a continué à augmenter ensuite, surtout en milieu urbain, mais semble actuellement plafonner autour de 26 ans (HCP, 2012 ; Ouadah-Bedidi et al., 2012). Quant à celui des hommes, il est passé de 24,4 ans en 1960 ans à 30,2 ans en 1998, puis à 32,1 ans en 2004 (HCP, 2004) pour atteindre 31,4 ans en 2012 (HCP, 2012).

4Parallèlement, on constate une augmentation du célibat définitif des femmes à 50 ans, principalement en milieu urbain. Il était de 1 % en 1994 (Recensement général de la population et de l’habitat, RGPH), puis de 6,8 % en 2002 (RGPH) pour atteindre 8 % en 2010 (Enquête nationale démographique à passages répétés, ENDPR). Cette augmentation est confirmée par les analyses des comportements à un plus jeune âge : les femmes citadines âgées de 30 à 34 ans n’étaient que 2 % à être célibataires dans les années 1960, elles sont 22 % dans cette situation en 1994 (Ajbilou, 1999). Toutefois, on ne peut en conclure une désaffection pour le mariage comparable à celle qui s’est produite dans les sociétés du Nord car celui-ci reste d’une importance majeure dans l’acquisition d’un statut social, particulièrement pour les femmes, et surtout n’a pas été supplanté par d’autres formes d’union reconnues.

5L’augmentation de la scolarisation des filles, son allongement et l’entrée d’un certain nombre de femmes sur le marché du travail ont eu également un autre impact : le choix du conjoint par les intéressés eux-mêmes est de plus en plus admis. Une enquête marocaine de 1995 a montré que si, globalement, 16 % des femmes enquêtées ont choisi elles-mêmes leur premier mari, elles sont 63 % parmi celles qui ont fait des études supérieures (Cered, 1997).

6Ces transformations récentes viennent s’ajouter à l’évolution majeure qu’a connue l’institution familiale depuis la fin du xxe siècle, celle d’une transition démographique extrêmement rapide (Tabutin et Schoumaker, 2005). De 5,5 enfants par femme en 1979-1980, la fécondité des femmes en milieu urbain est passée à 4,3 en 1982, puis 2,6 en 1994, 2,1 en 2004 pour atteindre 1,8 en 2010 (HCP, 2012). À l’origine de cette baisse remarquable, comme d’ailleurs dans les autres pays du Maghreb, deux facteurs se conjuguent : l’augmentation de l’âge au premier mariage et une utilisation accrue des moyens contraceptifs par les couples. Le taux de prévalence contraceptive chez les femmes mariées de 14 à 49 ans est ainsi passé de 19,4 % à 50,3 % dans les trente dernières années et continue actuellement à augmenter, ayant dépassé 65 % en milieu urbain en 2010 (Ouadah-Bedidi et al., 2012). Sous l’influence des politiques de population et des modèles familiaux mis en scène par les médias, la préférence pour une famille réduite, autour de deux enfants, semble s’être largement diffusée.

7Les changements constatés à travers tous ces indicateurs, notamment en matière de nuptialité, pourraient donc suggérer de prime abord une convergence des pratiques familiales et sexuelles des Marocains et de celles qui ont cours dans les pays du Nord. Or ces indicateurs ne permettent pas de conclure à ce rapprochement tant le maintien d’un double standard [5] entre les sexes reste d’actualité, notamment à travers la non-reconnaissance de la liberté sexuelle des femmes. Les transformations du marché matrimonial n’ont pas permis le développement « d’un nouveau modèle assis sur la libre-détermination des individus des deux sexes » (Kateb, 2011).

8En effet, aujourd’hui encore au Maroc, comme dans beaucoup de sociétés méditerranéennes (Bardet, 1981), c’est dès l’enfance que les fillettes apprennent qu’elles sont les garantes de l’honneur de la famille, et que la préservation de l’hymen est la preuve irréfutable de la réussite de l’éducation familiale. Une défloration, même si elle survient accidentellement, fait encore courir à une jeune fille le risque de perdre ses chances de trouver un mari comme l’a déjà démontré Naamane Guessous (1987). L’obligation d’arriver vierge au mariage [6], même si elle perd un peu de sa sacralité, reste encore un puissant impératif social (Mchichi Alami, 2000). La sexualité, bien que très valorisée dans la religion musulmane (Chebel, 2002, 2004), n’y est socialement admise que dans le cadre du mariage [7]. Les relations sexuelles avant le mariage transgressent donc à la fois l’ordre moral et religieux et la règle juridique.

9Le recul de l’âge au mariage des hommes comme des femmes laisse pourtant supposer que l’entrée en nuptialité ne correspond plus systématiquement à l’entrée en sexualité. C’était déjà le cas pour les jeunes hommes, cela concerne aujourd’hui également les jeunes femmes. Toutefois, ainsi que nous l’avons déjà mentionné, les données précises sur l’entrée en sexualité manquent comme sur d’autres pratiques stigmatisées et illégales, telles que l’avortement [8] ou la maternité célibataire. Ces mêmes informations sont pourtant disponibles dans des pays aussi rigoristes du point de vue de la liberté sexuelle que le Sénégal, le Mali ou l’archipel des Comores, ainsi que l’attestent les données collectées dans les EDS de ces pays. Au Maroc, les statistiques officielles continuent donc implicitement à considérer l’âge d’entrée en sexualité comme étant le même que l’âge au mariage. Plus encore, les enquêtes sociodémographiques nationales officielles continuent à exclure les célibataires dès lors que les questions de sexualité sont abordées, alors que des enquêtes partielles auprès d’adolescents et adolescentes, certes rares, attestent toutes de l’existence d’une entrée dans la vie sexuelle prénuptiale, parfois très précoce, notamment chez les garçons (Cered, 1997 ; Ibaaquil, 2003 ; Mellakh, 2002). La seule enquête locale « représentative » ayant traité de la sexualité des jeunes adultes a été menée en 2006 par le quotidien marocain L’Économiste auprès de 776 jeunes âgés de 16 à 29 ans, dont 386 femmes. D’après cette enquête, 86 % des jeunes hommes et 34 % des jeunes femmes auraient eu leur premier rapport sexuel [9] avant le mariage.

10Indéniablement, le tabou sur la sexualité explique la forte réticence à s’intéresser explicitement aux représentations et aux pratiques concernant la sexualité en population générale, surtout lorsqu’elle est illégale. Seuls quelques rares sociologues s’y sont risqués (Bennani-Chraïbi, 1994 ; Dialmy, 1985, 1995, 2000, 2003 ; Naamane Guessous, 1987) et le domaine reste l’apanage de quelques organes de presse [10] et de sexologues (Kadri et al., 2001 ; Kadri et al., 2009). La hchouma, mélange de tabou et d’interdit, qui entoure la sexualité dans la société marocaine, rend donc difficile un travail serein sur ces thématiques. Toutefois, depuis quelques années, des romancières marocaines (comme un certain nombre de leur homologues algériennes, tunisiennes…) se sont emparées du sujet en dénonçant l’hypocrisie qui imprègne leur société (Bahechar, 2000 ; Abu-Lughod, 2008).

11On peut penser que dans un tel contexte les individus non mariés vivent dans une tension continue entre leurs aspirations affectivo-sexuelles et le respect des normes juridiques et religieuses qui considèrent déviante la sexualité hors union. Cependant, de nouveaux modèles sexuels, plus individualistes, entrent en concurrence avec le modèle familial proposé par la religion et la tradition, et font que la sexualité est de plus en plus vécue comme une expérience personnelle, éventuellement dissociée des exigences de la procréation. La nécessité de concilier cette nouvelle revendication avec les interdits sociaux et religieux explique alors comment chacun peut être amené à réagir par une sorte de « bricolage culturel » (Bennani-Chraïbi, 1994) visant à donner l’impression de respecter la règle tout en la transgressant, bricolage qui n’a pas exactement la même signification pour l’un ou l’autre sexe. Cette transgression clandestine est par ailleurs favorisée par la scolarisation plus longue et l’entrée des femmes sur le marché du travail qui facilite la rencontre entre les sexes.

12L’objectif de cet article est d’analyser, à partir des matériaux recueillis dans le cadre de la recherche ECAF, les processus d’entrée en sexualité chez les Marocains et les Marocaines afin de mettre en évidence les « arrangements » entre les sexes qu’ils impliquent. Prenant en compte la divergence de plus en plus grande entre les comportements prescrits et les pratiques effectives, nous analysons d’abord le consensus apparent des femmes et des hommes sur la nécessité de protéger la virginité des jeunes filles, qui justifie les arrangements mis en place par les partenaires pour la préserver, notamment par la pratique d’une sexualité non pénétrative, qui élude alors le risque de grossesse ou d’infection sexuellement transmissible (IST). Nous examinons ensuite comment, derrière ce consensus, se maintient un double standard entre les sexes dès l’entrée en sexualité. La troisième partie étudie la manière dont certains, ou plus précisément certaines, vont transgresser l’interdit de la sexualité prémaritale, pour faire apparaître le prix de cette transgression qui est loin d’être le même pour les hommes et pour les femmes.

Méthodologie

13Les données utilisées dans cet article sont issues de l’enquête qualitative ECAF, menée entre 2006 et 2008 auprès de 50 femmes et 25 hommes de 18 à 40 ans et de 23 prestataires en santé reproductive (dont les entretiens ne seront pas mobilisés ici), exclusivement dans la zone urbaine de Rabat [11]. Cette enquête visait à saisir l’intérêt d’une diffusion de la contraception d’urgence à travers le recueil de récits de vie et de pratiques concernant la vie sexuelle, affective, reproductive et la prévention des risques associés à ces nouvelles pratiques. Les individus interrogés sont classés dans trois groupes d’âges (18-24 ans, 25-34 ans, 35 ans et plus) et représentent des situations matrimoniales (célibataire, marié-e, divorcé-e/veuf/veuve), des niveaux d’instruction (sans/primaire, secondaire, supérieur) et des niveaux socioéconomiques (pauvres, modestes, plus aisées) divers. Par ailleurs, les enquêté-e-s devaient avoir déjà vécu un rapport sexuel.

14En raison de la sensibilité des thèmes abordés et pour éviter le refus d’emblée de participer à l’enquête, nous avons privilégié le « recrutement » des répondant-e-s par la méthode « boule de neige » dans les réseaux de connaissances et les milieux associatifs et hospitaliers, en garantissant l’anonymat (prénom fictif). L’équipe multidisciplinaire, composée de 4 assistant-e-s (deux hommes et deux femmes) encadré-e-s par 2 chercheur-e-s (une femme et un homme), était formée aux thématiques de la contraception, du genre et du code marocain de la famille.

15Pour éviter la variabilité due à l’effet-enquêteur, chaque individu a été interrogé par une personne du même sexe. La langue utilisée a été généralement le dialecte marocain mais quelques entretiens ont été menés en français avec parfois des mots en arabe. Les entretiens ont été enregistrés et retranscrits littéralement, puis traduits en français.

16Débutant par une discussion axée sur le lien entre la liberté du choix du conjoint et la réussite du mariage, l’entretien, de type semi-directif, renseignait sur les biographies affectives, sexuelles, reproductives et contraceptives avec une focalisation sur la première et la dernière relation, ainsi que sur les relations intermédiaires les plus marquantes. Nous avons recueilli également les opinions et les attitudes à l’égard du mariage, de la sexualité, de l’avortement, des IST et des rapports avec les prestataires de santé. Les caractéristiques sociodémographiques de l’enquêté-e et du/de la partenaire ont été relevées en fin d’entretien.

17Pour cet article, l’analyse s’est focalisée sur l’entrée en sexualité, pour les hommes comme pour les femmes, quelle que soit l’étape de leur trajectoire sexuelle et familiale dans laquelle ils/elles pouvaient être au moment de l’entretien. Un tel choix permet un regard rétrospectif sur le fonctionnement de la société, puisque certains de nos enquêté-e-s ont ainsi pu commencer leur vie sexuelle il y plus de vingt ans, et d’autres l’année même de l’enquête.

I – Le consensus : respecter la règle tout en la détournant, mais toujours dans la clandestinité

18La majorité des femmes et hommes interrogés partagent la conviction qu’il est important pour une femme de conserver à tout prix sa virginité, garantie d’un avenir matrimonial. Cette conviction semble largement partagée au Maroc. Ainsi, une enquête effectuée dans le cadre d’une thèse de médecine montre que 90 % des femmes interrogées pensent que « la virginité est un devoir social à sauvegarder » (Mchichi Alami, 2000). Seules exceptions, quelques femmes, très instruites, issues de milieux particuliers, revendiquent une sexualité avant le mariage, prônant l’apprentissage, la connaissance de l’autre et l’épanouissement personnel.

19C’est le même constat qui ressort de l’analyse de nos matériaux. En même temps, les témoignages de nos enquêté-e-s révèlent la généralisation, surtout chez les jeunes générations, d’une entrée en sexualité prénuptiale que laissait envisager le recul de l’âge au mariage. Cette entrée est plus précoce pour les garçons qui déclarent des âges situés entre 14 et 18 ans, alors que les femmes déclarent avoir leur premier rapport sexuel plutôt à partir de 18 ans. Mais l’âge n’est pas la seule différence, le sens attribué à cet acte et la manière dont il est susceptible de se dérouler diffèrent profondément selon le sexe. Pour les jeunes filles, la priorité reste le mariage et le risque majeur la perte de leur virginité, contrebalancés par la crainte que le refus de relations sexuelles ne dissuade leur prétendant de les épouser. Pour les jeunes hommes, l’entrée en sexualité représente un double enjeu : devenir un homme, se faire reconnaître comme tel et, dans un second temps, trouver une épouse. La caractérisation du premier partenaire n’est donc pas la même selon le sexe.

Le premier partenaire comme futur conjoint pour les femmes ?

20Le plus fréquemment pour les femmes, sans s’inscrire systématiquement dans une promesse de mariage, l’entrée en sexualité correspond généralement à la consolidation d’un lien affectif plus ou moins fort. Consentir à avoir des relations sexuelles permet parfois de préserver ce lien face aux exigences du partenaire, comme l’explique d’emblée cette étudiante qui évoque sa première relation sexuelle à 22 ans :

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« C’était une relation amoureuse… Au début, dans la majorité des cas, c’était pour qu’il puisse satisfaire son besoin, c’est tout. Il n’y avait pas vraiment de plaisir. Les relations n’étaient pas pénétratives car moi je suis encore vierge. »
Hasnae (27 ans, niveau universitaire, célibataire sur le point de se marier)

22Plus rares sont celles qui, au contraire, reconnaissent la difficulté de réprimer leurs pulsions sexuelles jusqu’au mariage, les jeunes filles n’étant pas censées ressentir des besoins considérés d’abord comme relevant du masculin. Certaines de nos répondantes ont cependant revendiqué l’existence de mêmes désirs chez les femmes que chez les hommes et le droit de les satisfaire. Meryem (24 ans, sans instruction, couturière), parlant de sa première relation à l’âge de 18 ans avec le fils des voisins, évoque ainsi sa participation active : « Même s’il ne me le demandait pas, je me rendais chez lui. C’est arrivé avec l’adolescence et toutes ces choses-là », en insistant sur le caractère naturel de ses propres désirs.

23Mais pour la grande majorité des jeunes filles, c’est moins le désir de s’engager dans la sexualité pour les satisfactions qu’elle pourrait leur apporter, qu’une préparation à l’union par une meilleure connaissance de leur partenaire qui nourrit leur discours. Et les jeunes hommes partagent cette vision, du moins concernant leur future épouse, ou toute femme susceptible de le devenir. Un peu de sexualité est nécessaire, mais point trop n’en faut.

Protéger la virginité

24L’arrangement majeur entre les sexes, en plus de l’incontournable clandestinité, consiste alors à pratiquer une sexualité non pénétrative, préservant l’hymen de la jeune femme. Il s’agit la plupart du temps de caresses réciproques [12] aboutissant à une éjaculation externe entre les cuisses de la jeune fille. Cette pratique est souvent désignée par les enquêté-e-s sous le terme de « coup de pinceau ». En respectant l’interdit, mais pas son esprit, cette pratique permet aux femmes mais aussi aux hommes de trouver un compromis entre leur conception d’une relation satisfaisante et le respect des normes du marché matrimonial.

25L’intérêt de préserver la virginité féminine exigée par les jeunes femmes lors de leurs premiers ébats, et tant que le mariage n’est pas conclu, fait en effet peu débat chez les hommes. Ils jugent normal de respecter les limites imposées par leurs partenaires car ils souhaitent, de leur côté, massivement épouser une vierge. Si certains, plus ouverts, peuvent accepter que leur épouse ne soit pas vierge au moment du mariage dans certaines conditions, ils continuent à considérer la non-virginité comme fort dommageable, ainsi que l’illustre le témoignage de Mustapha (30 ans, célibataire, niveau bac, concierge) :

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« Je peux l’accepter à condition qu’elle me soit fidèle. Toi, tu lui pardonnes le passé, tu n’y peux rien. Le passé ne se répète pas. Ce qui est arrivé est arrivé, à condition qu’elle te respecte et qu’elle sache qu’elle a commis une faute grave dans sa vie. Et si la personne lui pardonne sa faute, parce que c’est une faute grave, elle doit l’estimer, le respecter et le faire vivre dans le bonheur, et il n’y a pas de problème. Je pense qu’il n’y a personne qui te dira : j’ai épousé une fille qui n’est pas vierge. Il va la protéger en te disant qu’elle était vierge. C’est difficile. Ça touche un peu à l’honneur. Il ne peut pas te dire j’ai trouvé ma femme dépucelée, gâchée. »

27La virginité avant le mariage apparaît comme la garantie de la fidélité pour le futur, explique Rami (40 ans, instruction secondaire, gardien de nuit, marié, un enfant), et pour lui, tout homme doit s’assurer que sa future femme a conservé son hymen intact. Dans le cas contraire, il risque de douter d’elle tout au long de leur vie :

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« Comme il s’agit d’une femme avec qui je vais avoir une relation maritale, je dois savoir qui elle est, si elle a déjà couché, si cette chose [hymen] est toujours dans son plastique comme nous disons, ou si le plastique est déjà déchiré. […] Sinon je ne serai jamais à l’aise avec elle. Au cours de mon trajet pour le travail, je commencerai à m’imaginer des choses : elle peut sortir chez son copain, elle fera ceci, elle fera cela. Notre relation ne sera pas réussie à cent pour cent, parce qu’il y aura toujours des doutes, et s’il y a des doutes, tu ne seras jamais à l’aise dans ta vie. »

29L’appartenance à une catégorie sociale privilégiée et le fait d’avoir fait des études ne modifient qu’à la marge cette importance attachée par les hommes à la virginité de leur future épouse. Mounir, 45 ans, ingénieur, actuellement en troisième cycle d’aménagement du territoire pour améliorer sa qualification, et marié avec une femme diplômée du supérieur, fait lui aussi l’éloge de la virginité féminine. Il n’aurait pas pu épouser une femme non vierge et plus tard, il refuserait que son fils se marie avec une fille « inapte », c’est-à-dire non vierge. Pour lui, « les femmes qui ont des relations sexuelles avant le mariage se sont comportées comme des prostituées ».

30Parfois, la sauvegarde de la virginité peut impliquer le recours à d’autres expériences sexuelles, comme les relations anales : « Après une année, notre relation s’est approfondie et je lui faisais l’amour par derrière » raconte Ahmed (40 ans, remarié, études universitaires, commerçant) dont la partenaire était vierge, mais cette pratique est assez rarement évoquée dans notre enquête.

31À quelques exceptions près, la majorité des hommes et des femmes interrogés pensent que les relations sexuelles qui préservent la virginité présentent l’avantage de se connaître mieux, de faire l’apprentissage des caresses et, pour les hommes, d’attendre le mariage sans trop de frustration. Le détournement de l’interdit de la sexualité prémaritale vise alors principalement à préserver ce qui en est la preuve concrète : la virginité. Quelques femmes, plus respectueuses des préceptes religieux, ne se reconnaissent pas dans de telles pratiques. C’est de cas de Lamia (30 ans, célibataire, niveau secondaire, couturière), pour qui cette forme de sexualité non pénétrative, même quand le mariage est prévu, reste « un péché » et, qui, confrontée au désir d’un homme qui lui promet de l’épouser, accepte ses avances, en espérant la demande officielle, mais refuse au départ d’aller plus loin que quelques baisers. Elle finira quand même par céder :

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« C’est nécessaire que tu aies des rapports sexuels avec lui, mais il ne doit pas toucher à la chose (la virginité), pour ne pas que tu tombes enceinte. Ce n’est pas le sexe comme une femme avec son mari. J’étais encore fille (vierge), ça ne pouvait donc être que superficiel. »

33Elle exprime d’ailleurs la crainte d’un accident ou d’un abandon suite à ce qui représente pour elle une vraie transgression :

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« Je ne me sens pas à l’aise, j’ai peur, je me demande : qu’est-ce qui m’a poussée à faire ça ? Je n’ai rien à faire, le monsieur doit se marier avec moi, je serai à l’aise lorsqu’il deviendra mon mari. »

35Et elle attend qu’il fasse sa demande avec une véritable impatience.

36L’accord apparent entre hommes et femmes pour les rapports non pénétratifs ne contredit pas le fort maintien du double standard selon le sexe. Les jeunes filles n’ont guère de latitude si elles veulent se marier, et si les hommes acceptent généralement de « respecter » la virginité des jeunes filles épousables, c’est parce qu’ils trouvent ailleurs et avec d’autres le moyen de satisfaire leur désir d’une vie sexuelle avec pénétration.

II – Une entrée dans la sexualité plus diversifiée pour les hommes

37Si pour la majorité des jeunes femmes, l’entrée en sexualité, lorsqu’elle se produit avant l’union, ne peut être le plus souvent que limitée aux rapports non pénétratifs, il n’en est pas de même pour les hommes. Pour ces derniers, l’entrée en sexualité avant le mariage revêt une signification différente, davantage vécue comme une étape de la jeunesse et comme le moyen de faire preuve de virilité. En effet, les hommes souhaitent dans leur majorité pratiquer une sexualité « complète », c’est-à-dire avec pénétration. Le but recherché dans ce premier rapport pénétratif est d’abord l’apprentissage que généralement seule une personne plus expérimentée ou une professionnelle du sexe peut leur offrir. Selon les opportunités, il s’agit dans la plupart des cas, soit d’une femme divorcée, soit d’une prostituée, l’une et l’autre tarifiant éventuellement cette initiation de façon différente (Opals-Maroc, 1998). Diplômés ou analphabètes, rares sont les hommes les plus âgés de notre échantillon qui n’en ont pas fait l’expérience.

38Ahmed (40 ans, marié, études universitaires, commerçant) a vécu son initiation à la sexualité comme un marqueur de son passage à l’âge adulte :

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« Je suis allé dans une maison close. Même si la personne avec qui j’ai pratiqué le sexe avait l’âge de ma mère ou plus, le désir et l’extravagance des jeunes, ou plutôt de l’enfance, m’ont poussé à fermer les yeux sur toutes ces choses […] parce que c’était la première relation dans ma vie, et elle avait un effet : j’étais sorti de la personnalité d’un enfant et j’étais rentré dans la personnalité d’un homme, je crois que j’étais devenu un homme. »

40Récit comparable chez Abbas (37 ans, marié, analphabète, commerçant ambulant) parlant de la prostituée avec laquelle il a eu son premier rapport :

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« Elle était comme une auto-école, lorsque j’ai appris, c’est comme si je n’avais plus rien à faire, avec elle. »

42Cette étape est rapportée comme déterminante par nombre de jeunes hommes, leur donnant la capacité de faire face à des relations plus importantes pour leur vie sexuelle sans risquer de paraître inexpérimentés. L’entrée en sexualité pénétrative « au masculin » se caractérise par sa précocité, par le choix de partenaires sexuelles plus âgées ou professionnelles et par une pression certaine des pairs. Adil (32 ans, célibataire, diplôme d’ingénieur, informaticien cartographe), lors de l’anniversaire de ses 17 ans, se voit offrir, par ses copains, les services d’une prostituée plus âgée :

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« On était une clique d’amis, on avait grandi ensemble depuis le primaire. Comme cadeau d’anniversaire, on m’a ramené une fille. C’était ma première relation sexuelle. »

44Il n’a pas vraiment apprécié ce « cadeau empoisonné ». Ayant eu la chance d’avoir suivi un programme d’éducation sexuelle dans l’école privée où il faisait ses études secondaires, il connaissait les risques d’une sexualité non protégée. Mais ses amis avaient prévu les préservatifs. Sous la pression, il cède :

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« Je ne garde pas un très bon souvenir de cette première fois parce que, moi, je ne voulais pas. Moi, je n’avais aucune attirance envers cette personne. Je ne voulais pas, mais eux ont tout préparé. Il y avait des préservatifs. »

Les différences intergénérationnelles

46Le recours à une sexualité monnayée au moment du premier rapport, s’il est commun à tous les milieux sociaux, évolue pourtant selon les générations. Il est davantage le fait, comme nous le signalions précédemment, de quasiment tous les hommes les plus âgés de notre corpus et, parmi les plus jeunes, de ceux qui ont de faibles capitaux socioculturels. Les plus instruits parmi les jeunes hommes de notre échantillon paraissent accéder plus facilement à une sexualité non vénale, dans le cadre de relations amicales-amoureuses :

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« Je l’ai connue par son frère… Ma relation avec elle a duré à peu près deux mois. J’avais 19 ans et elle 22 ans. »
(Rabie, 24 ans, en cours d’études universitaires, célibataire).

48Il faut noter que dans les générations plus anciennes, même lorsque l’attraction pouvait être réciproque, la condamnation par le Code pénal de la défloration dissuadait bon nombre d’hommes de fréquenter des jeunes filles. C’est le souvenir qu’évoque Ahmed (40 ans, remarié, études universitaires, commerçant) qui, à l’adolescence, entame une relation avec une voisine un peu plus âgée que lui mais vierge. Il met fin à la relation dès qu’il prend conscience du risque pénal face à son désir de vivre une sexualité pénétrative :

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« Lorsque j’ai pris conscience et que j’ai commencé à chercher certaines choses, j’ai voulu voir plus loin… J’ai appris qu’un homme ne peut pas contacter une fille vierge, parce que si elle est déflorée, l’homme finit en prison ou il y aura un mariage, et moi j’étais encore incapable de m’entretenir moi-même. »

50Aujourd’hui, même si le Code pénal n’a pas changé, les condamnations pour défloration, hors cas de viol, semblent moins fréquentes ; elles sont, en tout cas, beaucoup moins présentes dans les récits des enquêté-e-s.

51Donc, à l’inverse des plus âgés et des moins dotés socialement, les jeunes hommes vont plus souvent, comme les jeunes femmes, s’initier à la sexualité dans le cadre de relations fondées sur des pratiques non pénétratives. Cette première partenaire est généralement rencontrée dans le milieu scolaire ou le voisinage proche, la mixité de l’école et la plus grande présence des femmes dans les études supérieures favorisant la naissance de relations amoureuses. L’âge des deux partenaires est souvent proche, ainsi que leurs itinéraires scolaires.

52Les récits masculins du premier rapport sexuel concordent alors avec les récits féminins : une attirance réciproque, une fréquentation plus ou moins longue qui se concrétise ensuite par des rapports superficiels, dans un cadre où les sentiments amoureux et l’attraction physique prévalent, même si le mariage n’est pas forcement envisagé.

53Mais le plus souvent, les hommes cumulent les deux modes d’entrée : ils mènent de front pratique pénétrative avec des femmes plus âgées et relations sexuelles non pénétratives avec des jeunes filles « épousables ». Ainsi en est-il du parcours d’Ahmed (42 ans, commerçant, fils de fonctionnaire, études supérieures), actuellement remarié avec une femme peu scolarisée plus jeune de 6 ans. Il a eu son premier rapport à 14 ans, avec une prostituée, et a eu recours à plusieurs reprises au sexe tarifé. Durant son adolescence, il a eu pendant deux ans une relation avec la fille des voisins, qui était vierge, et ils n’ont pratiqué que le sexe sans pénétration pendant un an puis la sodomie. Plus tard, il a eu une relation avec une condisciple, rapports avec pénétration, avec la méthode des dates qu’il pensait maîtriser. Il reconnaît s’être trompé, elle est tombée enceinte et il a payé un avortement. Il a ensuite rencontré sa première femme, avec laquelle il a eu des rapports superficiels puis pénétratifs après les fiançailles. Lors de son second mariage, il n’a pas eu de rapports sexuels prémaritaux.

54Le maintien du double standard explique donc le consensus examiné plus haut : les hommes ont tout à y gagner, puisqu’ils peuvent à la fois mener la vie sexuelle qu’ils désirent éventuellement et s’autoriser une « bonne union », en épousant une jeune fille vierge.

III – Le coût de la transgression

55Depuis une quinzaine d’années, nombreuses sont les écrivaines marocaines (Benayoun-Szmidt et Redouane, 2000 ; Benchekroun, 1999, 2005) qui brisent le silence sur le tabou rémanent pesant sur la virginité des filles dans la société actuelle. Étant donnée la rareté des études sociologiques menées au Maroc sur les pratiques sexuelles, « elles contribuent ainsi à mettre en lumière les formes souvent violentes, matérielles ou symboliques, de la socialisation sexuée fortement marquée par la tradition et la domination masculine » (Charpentier, 2010).

56Un certain nombre des jeunes femmes interrogées au cours de l’enquête, bien qu’encore célibataires, ne sont plus vierges et quelques femmes mariées ont perdu leur virginité avant le mariage.

La perte accidentelle

57Cette perte de la virginité n’est pas toujours volontaire. Au-delà des rapports forcés dont certaines des enquêtées nous ont fait part, il s’agit la plupart du temps d’un accident involontaire, mais dont le prix à payer est extrêmement différent selon les circonstances, les capitaux de la femme et le type de relation dans laquelle s’est produite la perte de la virginité.

58Meriem est une jeune célibataire de 24 ans qui vit dans la banlieue de Rabat et qui travaille de façon occasionnelle comme ouvrière dans une usine de confection. Sa première relation « sérieuse » débute autour de 18 ans, avec l’un de ses voisins un peu plus âgé, dont elle est amoureuse. Leur liaison est totalement clandestine, elle se rend chez lui et ils ont d’abord des relations superficielles. Mais un jour, selon les termes de Meriem, ils vont trop loin, il l’a « abimée ». Très choquée, elle poursuit malgré tout cette relation car elle tient à lui et espère qu’il va l’épouser, bien qu’il n’ait pas les moyens de faire vivre une famille. Puisqu’elle n’est plus vierge, elle accepte d’avoir des rapports avec pénétration et se protège en se procurant la pilule dans une pharmacie éloignée de son domicile pour éviter d’être reconnue. Ses parents, qui ignorent sa liaison avec le voisin, décident alors de la marier avec un cousin. Elle ne peut se dérober et les fiançailles ont lieu. Peu de temps avant le mariage, son futur conjoint lui demande d’avoir un rapport sexuel. Il s’aperçoit alors qu’elle n’est plus vierge. Stupéfait, il accepte malgré tout de garder le silence, de protéger son secret vis-à-vis de la famille et de l’épouser, à la condition qu’ils n’aient aucune relation et qu’ils divorcent rapidement. Meriem déclare que s’il l’avait « dénoncée », elle se serait tuée pour éviter la honte. Meriem revient donc vivre chez ses parents après son divorce. Bien qu’elle se juge la grande perdante dans la relation qu’elle entretient avec son voisin et l’exprime avec amertume, « lui, a-t-il perdu quelque chose ? Il n’a subi aucun dommage. Le préjudice, c’est moi qui l’ai subi », elle conserve malgré tout l’espoir de se faire épouser, « pour réparer ». Elle continue donc à le fréquenter, en l’aidant parfois matériellement (cigarettes, nourriture) car il n’a toujours pas de revenu. Il lui arrive parfois de se prostituer pour se procurer un peu d’argent. Elle se retrouvera enceinte (sans doute un arrêt ou un oubli de pilule) et avortera clandestinement avec l’aide de la seule personne qui l’ait jamais aidée : sa sœur.

59Siham considère également la perte de la virginité comme une catastrophe, puisqu’elle déclare : une « fille sans son honneur, c’est une fille perdue ». Cette jeune femme de 27 ans poursuit actuellement des études d’informatique après avoir abandonné l’école hôtelière. Comme Meriem, son partenaire la déflore par accident sans qu’elle s’en rende compte. Cette relation amoureuse dure depuis quatre ans. Un an après avoir rencontré ce jeune homme (il a le même âge qu’elle), elle accepte d’avoir des rapports superficiels. Mais à l’occasion d’une consultation médicale, elle apprend qu’elle a perdu sa virginité. Son angoisse actuelle se justifie par le peu d’empressement que montre son partenaire à l’épouser, au prétexte que son emploi actuel n’est pas assez rémunérateur pour lui permettre d’entretenir une famille. Ce qui provoque une certaine tension entre eux. Elle lui refuse actuellement tout rapport sexuel tant qu’il n’aura pas fait sa demande officielle. Siham, à l’image de la majorité des jeunes filles urbaines et scolarisées de son âge, est moderne et traditionnelle à la fois. Quand elle parle de ses envies, de ses aspirations, de son avenir, elle semble savoir ce qu’elle veut et où elle va. Mais dès qu’on aborde la question de la perte de sa virginité, celle de la peur qu’elle éprouve à l’idée que ses parents puissent l’apprendre, il semble qu’il s’agit d’une autre femme. Pour elle, se marier, avoir des enfants est un impératif individuel et social : il s’agit de « faire comme les autres femmes, de devenir comme les autres femmes, de ne plus être une exception ». Elle regrette la perte de sa virginité car elle considère que la préservation de l’hymen est une garantie pour le futur, y compris vis-à-vis de son partenaire :

60

« Le plus important, quand tu as gardé ton honneur est que tu es tranquille, tu lèves la tête, fière de toi. Demain, il est possible qu’il me renie, il se peut qu’il se marie, je n’ai aucune preuve, je vis dans la peur totale chaque jour… peu d’hommes accepteront que tu sois une « femme »… Si quelqu’un décide de se marier, il va vouloir une vierge. »

61On ne peut pas savoir si la réticence de son partenaire devant le mariage prend véritablement sa source dans les difficultés financières ou si, comme dans d’autres cas évoqués par certains hommes interrogés, il est peu enclin à épouser une femme non vierge (même si c’est lui qui l’a déflorée). En effet, à une exception ou deux près, les hommes que nous avons rencontrés manifestent très clairement leur exigence d’épouser une femme vierge [13]. Certains y attachent une importance particulière car ils veulent ainsi montrer à leur famille leur respect des traditions. Pour la plupart, ils acceptent d’ailleurs de passer par l’épreuve du « sarouel taché » [14] de la nuit de noce, y compris quand ils sont eux-même très diplômés.

62Pour ces deux jeunes femmes ayant perdu leur virginité accidentellement, l’enjeu est donc de se faire épouser par l’homme à l’origine de leur défloration, car elles sont persuadées qu’elles ne pourront jamais rencontrer un homme qui accepterait de les épouser sans humiliation pour elles. Deux femmes de notre échantillon, déflorées de force, ont d’ailleurs eu la même réaction : se battre pour se faire épouser par leur violeur.

Une transgression moins dramatique

63D’autres exemples montrent une évolution possible des rapports hommes/femmes où la pénétration imprévue n’est pas jugée catastrophique, notamment lorsqu’elle est inscrite dans un projet de mariage. Selma (27 ans, études supérieures, cadre financier à la poste) a connu cette situation avec son premier et unique partenaire sexuel, devenu ensuite son mari.

64Née après le divorce de ses parents, Selma a grandi loin de son père. À onze ans, elle a perdu sa mère et a été élevée par sa grand-mère et son oncle de la façon la plus traditionnelle : pas de sorties, pas de vacances, pas d’amusements. Elle fait des études supérieures de finance et rencontre son futur mari dans le train, en allant à un stage. Ils échangent leurs numéros de téléphone et vont se revoir pendant qu’elle termine ses études. Il a 15 ans de plus qu’elle, sort d’un divorce difficile et doit s’occuper de ses enfants très souvent. Grâce à la complicité de sa tante, Selma a pu fréquenter son mari avant le mariage. Ils ont même eu des rapports sexuels, sans pénétration d’abord, ensuite avec pénétration. Elle a perdu sa virginité mais ne sait pas très bien comment cela a pu se produire :

65

« Malheureusement, à un certain moment, on a commencé à le faire de manière répétitive, donc j’ai commencé, de temps à autre, à saigner. En fait je ne sais pas comment ça s’est fait, c’est parti petit à petit, avant la période des fiançailles, puis la dernière fois, c’était avant le mariage. Après, nos rapports étaient devenus normaux, avec pénétration. »

66Elle est d’abord très contrariée de cette perte et tente de rompre pour ne pas apparaître vouloir se faire épouser parce qu’elle n’est plus vierge. Mais la rupture ne tiendra pas et ils se marieront, ils ont aujourd’hui deux enfants et elle se considère comme très heureuse. Elle continue cependant à penser que la virginité est un cadeau qu’on doit offrir à son mari : si elle a eu « la chance » d’épouser celui qui l’a déflorée, ce n’est pas le cas de toutes les jeunes filles :

67

« C’est important parce que c’est comme un petit cadeau. Je ne dis pas qu’une fille qui perd sa virginité avant le mariage est une mauvaise fille, non loin de là ! D’ailleurs il y a des filles qui gardent leur virginité mais qui font des choses terribles à côté. Mais je me dis que ce n’est pas pour rien que Dieu nous a donné ça. »

68L’exemple de Selma est intéressant sur deux points : d’une part, il montre le maintien de l’importance de la virginité y compris chez des femmes qui peuvent transgresser les interdits, et d’autre part il nous met face à un homme qui semble, lui, contrairement à la majorité des hommes interrogés lors de l’enquête, y attacher peu d’importance. Comme le dit Selma :

69

« Mon mari n’est pas très « virginité » ; il se dit que si l’homme a des relations avant le mariage alors pourquoi pas la femme et ça je sais qu’il le dit parce qu’il le pense vraiment. »

Quand la transgression est revendiquée

70Mais la perte de la virginité peut être pour certaines jeunes femmes, très peu nombreuses dans notre enquête, l’expression d’une volonté délibérée. La transgression s’inscrit alors dans la revendication d’un droit à la sexualité et à une liberté qui devrait leur être reconnu par la société comme il l’est, dans la pratique, pour les hommes :

71

« On est des humains, l’homme n’est pas le seul à avoir des désirs, même la femme a des désirs. Tant que j’ai du désir, moi aussi je dois le revendiquer. C’est normal qu’on ait une pratique sexuelle, moi je dis que ceci est un droit naturel. »

72Ainsi s’exprime Nidal, 25 ans, célibataire, étudiante, cadre à temps partiel dans une association de jeunes. Elle estime que le temps de l’obsession de la virginité est révolu, d’autant plus qu’il est toujours possible de recourir à une hyménoplastie [15] : « on peut se faire faire une simple opération et voilà l’hymen réparé ». Elle a rencontré son premier partenaire lors d’un déplacement pour une formation à laquelle il participait également. Au retour à Rabat, le couple se fréquente quelque temps puis entame une relation avec rapports non pénétratifs. Après de longues discussions sur la sexualité, elle lui propose de passer outre, ce qu’il refuse :

73

« Je lui disais que ce n’est pas un problème, si on doit avoir des rapports, il ne faut pas t’attacher à l’hymen et lui me disait qu’il faut que je préserve mon hymen. »

74Elle refuse de se laisser réduire à cette caractéristique :

75

« L’hymen, qu’il soit perdu ou qu’il reste, ça ne me dérange pas, pour moi l’être humain doit être apprécié par sa personne, son bagage, ses idées, comment il affronte la société, car l’hymen ce n’est pas tout, ce n’est pas la femme. »

76Elle parvient à le convaincre et ils ont des rapports pénétratifs, mais, alors même qu’elle s’occupe de jeunes et qu’elle est informée des risques sexuels, elle n’utilise ni le préservatif ni la pilule, et pratique la méthode des dates associée au retrait.

77Cet exemple montre que la sexualité non pénétrative peut aussi questionner les politiques de santé publique. La sécurité qu’elle représente apparemment pour ceux qui la pratiquent reste illusoire. En effet, le risque, notamment lors des premières relations, même superficielles [16], est toujours de se terminer par une pénétration d’autant plus dommageable qu’aucune précaution n’aura été envisagée. Radia (31 ans, niveau secondaire, coiffeuse) découvre, après 7 mois de relation, qu’elle n’est plus vierge :

78

« Jusqu’au jour où après consultation, le médecin m’a appris que j’avais perdu ma virginité. Il m’avait dit que j’avais la peau sensible et si je n’avais rien senti, c’est parce que ça peut arriver et il se peut même qu’on ne saigne pas. Et en effet je n’avais pas saigné. »

79Après ce constat médical, elle accepte alors d’avoir des relations pénétratives. Si Siham a été préservée d’une grossesse, Radia n’aura pas cette chance malgré sa vigilance, par défaut de retrait du partenaire :

80

« On utilisait le calcul, parce que moi la pilule je ne la prenais pas, je ne l’aime pas… mais il ne s’est pas contrôlé. Un mois après, je me suis retrouvée enceinte. »

81Elle a été contrainte de recourir à l’avortement chez un gynécologue, après avoir tenté par elle-même de faire revenir ses règles :

82

« J’ai tout utilisé, les herbes… C’est ainsi que j’ai bu une infusion de cannelle et des herbes, j’ai vu un médecin généraliste, c’est elle qui m’a causé des problèmes, elle m’a prescrit des injections. Et quand je suis allée à la pharmacie et que j’ai fait l’analyse de l’urine, j’ai trouvé que j’étais enceinte. À cet instant, je me suis dit qu’il me fallait le gynécologue. »

83Enfin, quelques jeunes femmes déclarent voir dans l’accès à une sexualité pénétrative une étape nécessaire pour acquérir de l’expérience, connaître mieux son partenaire et favoriser ainsi une union réussie.

84Rim (26 ans, mariée, cardiologue, un enfant) parle très explicitement de la nécessité de tester le partenaire et de s’assurer de l’entente sexuelle :

85

« C’est important parce qu’il faut savoir si on s’entend, sur tous les plans, donc même physiquement. »

86Rim a vécu avec l’homme qu’elle aimait pendant trois années avant de se marier et a eu des rapports sexuels pénétratifs dès qu’ils en ont eu envie. C’était, dit-elle « pour le connaître sur tous les plans et être sûre que c’était avec lui qu’elle voulait vivre ». Mariée à un architecte, elle représente une exception parmi les Marocaines que nous avons rencontrées. Élevée par sa mère veuve et deux sœurs plus âgées, elle a connu une éducation très différente de la plupart de ses contemporaines, éducation ouverte, permettant de prendre une certaine distance avec les normes de comportement exigées par la société marocaine. Sa sœur aînée, mariée à un Français avec lequel elle a cohabité avant de l’épouser, se moque d’ailleurs de sa benjamine, encore vierge à 19 ans.

87Pour Rim, les relations entre les hommes et les femmes ont évolué dans le bon sens tant sur le plan juridique que dans le monde du travail, mais beaucoup d’efforts restent encore à faire notamment pour « dire ouvertement les choses » et lever les tabous (sexualité avant le mariage, avortement). Selon elle, avoir des rapports sexuels superficiels pour préserver sa virginité, c’est de l’hypocrisie sociale. Cependant, sa volonté de transgression a des limites : jamais elle n’aurait fait un enfant hors mariage, non pas pour elle, mais en raison des conséquences pour cet enfant, « toujours montré du doigt, il serait malheureux dans notre société ». Pour ne pas tomber dans ce piège, elle a utilisé la pilule pendant six mois, le préservatif, la méthode du coït interrompu et même une contraception d’urgence après un rapport non protégé pendant la période d’ovulation.

88Kenza (27 ans, célibataire, gynécologue) est elle aussi issue d’une famille libérale. Si elle affiche les mêmes opinions que Rim, elle souligne malgré tout la tension qui demeure entre les interdits sociaux et l’épanouissement personnel. Une tension que subissent les femmes qui voudraient gérer leur vie selon leurs aspirations propres :

89

« J’essaie de concilier modernité et tradition du mieux que je peux mais il ne faut pas que cela soit aux dépens de mon équilibre. Et la sexualité fait partie intégrante de l’équilibre psychologique de la femme autant que de l’homme. »

90Son histoire montre les difficultés qu’elle a rencontrées dès sa première relation, avec celui qui va devenir un temps son fiancé, mais qu’elle n’épousera pas :

91

« Quand je l’ai connu, j’étais encore vierge et cela n’a pas duré très longtemps. Ce n’était même pas un mois après notre première rencontre lorsqu’on a eu des relations sexuelles. Lui n’était pas capable d’assumer la responsabilité de déflorer une fille. Donc, ce n’était pas des relations sexuelles au sens vrai du terme, c’étaient des relations sexuelles superficielles. Or, moi, soit je le fais, soit je ne le fais pas. Je ne me souviens même plus après combien de temps on a eu de vraies relations sexuelles avec pénétration. »

92Mais la décision d’avoir des rapports pénétratifs est probablement une des raisons de l’échec de cette relation. Kenza n’a pas saigné pendant le premier rapport pénétratif et son compagnon l’a soupçonnée d’avoir eu des relations sexuelles auparavant, alors qu’elle assure avoir ce qu’on appelle médicalement un « hymen complaisant » :

93

« C’est ça le comble, je suis médecin, je sais ce que veut dire un hymen complaisant. »

94C’est sans doute moins l’absence de saignement que l’attitude de Kenza qui va conduire son fiancé à rompre. Une telle liberté assumée, voire revendiquée, n’est pas toujours du goût des hommes.

95

« Tu es une personne très indépendante et trop libre. Je ne peux pas accepter ça »,

96lui déclarera-t-il pour justifier la rupture.

97La réaction du fiancé de Kenza montre que la levée de l’interdit n’est que partielle et qu’une conception d’une sexualité égalitaire et réciproque ne s’est pas encore diffusée largement. Elle reste l’apanage de quelques femmes dotées de capitaux sociaux élevés mais se rencontre encore rarement chez les hommes, y compris les plus dotés socialement.

Conclusion : des arrangements qui ne menacent guère la domination masculine

98À écouter ces femmes et ces hommes évoquer leur entrée en sexualité et leurs attentes en matière de relations affectives et sexuelles, on peut s’interroger sur la nature de l’évolution des rapports entre les sexes dans la société marocaine. La sociologue Soumaya Naamane Guessous, lors d’une interview récente [17], est pessimiste, soulignant moins, d’ailleurs, une évolution des rapports hommes/femmes qu’un changement radical mal maîtrisé :

99

« Dans notre société, on ne peut pas parler d’une évolution, car celle-ci suppose le passage d’une étape à une autre. Mais on peut parler plutôt d’un bouleversement rapide et brutal. Ce qui explique notre incapacité à saisir ce changement et le chaos qui caractérise cette relation homme-femme dans notre société. »

100Le fait de vivre dans une société où, sur certains plans et notamment celui de la scolarisation, des filles ont, en milieu urbain, rattrapé voire dépassé les garçons [18], a provoqué l’apparition de contradictions, de tiraillements qui sont source de conflits et de désarroi pour les femmes autant que pour les hommes, même si les formes peuvent en être différentes. Quel que soit leur niveau d’instruction, les filles ont été éduquées au sein de leur famille, à la fois à la soumission et à la négation de leurs besoins, et se trouvent face à des garçons élevés, quant à eux, dans le mythe de la virilité et de la supériorité masculine. Mais avec la crise, l’essor des scolarités féminines et leur entrée dans la vie professionnelle, les femmes commencent à remettre en cause la position d’infériorité que la société perpétue à travers l’éducation familiale, d’autant que les mouvements en faveur des droits des femmes se font largement entendre, y compris dans la société islamisée du Maroc (Mahmood, 2009).

101Le nouvel « arrangement entre les sexes » (Goffman, 2002), mis en évidence dans cet article, ne renvoie pas seulement à des comportements individuels mais aux politiques familiale et de santé publique qui sont de la responsabilité de l’État. Le déni de l’existence d’une sexualité hors mariage, dans la mesure où un certain nombre de situations ne sont pas évocables, ne permet pas de penser les mesures préventives des grossesses non désirées ou des IST à l’intention des jeunes (Onusida, 2004).

102L’accord apparent entre la majorité des hommes et des femmes marocains pour recourir à une sexualité non pénétrative avant l’entrée en union, qu’il s’agisse ou non de relations avec le futur conjoint, influence les représentations associées aux risques éventuels d’un rapport sexuel. Ce qui explique peut-être ensuite le peu de vigilance contraceptive après la défloration. Pourtant, aujourd’hui encore, la grossesse et la maternité célibataire sont considérées comme une véritable honte sociale et peuvent détruire l’avenir d’une femme qui y est confrontée (Naamane-Guessous et Guessous, 2005). La stigmatisation des naissances hors mariage est si forte que pour la quasi-totalité des personnes interrogées, quels que soient leur sexe et leurs réticences religieuses, le recours à l’avortement en cas de grossesse indésirable paraît toujours envisageable, voire souhaitable.

103Pour les jeunes femmes ayant décidé de transgresser l’interdit, la stigmatisation d’une grossesse hors mariage devrait donc représenter une forte incitation à l’utilisation d’une contraception. Mais se conjuguent alors l’information insuffisante, voire erronée (par exemple sur les risques de stérilité que ferait courir la contraception hormonale qui est pourtant en libre accès dans les pharmacies), et l’impossibilité sociale de s’adresser en tant que célibataire aux centres de planification familiale. Alors même que la prévalence contraceptive des femmes mariées est l’une des plus élevées du Maghreb, les célibataires ayant une vie sexuelle utilisent généralement des méthodes moins efficaces que la contraception hormonale, méthodes qui exigent de plus la participation de leur partenaire. Il s’agit pour l’essentiel de la technique du calendrier et du retrait, le recours au préservatif restant exceptionnel, surtout au moment des premiers rapports.

104De leur côté, les hommes ont leur premier rapport sexuel plus précocement, en recourant souvent à la prostitution. Pour autant, dans ce cadre d’échange sexuel, ils n’utilisent pas systématiquement la double protection qu’assure le préservatif vis-à-vis des IST et de la grossesse, certains par ignorance, d’autres parce qu’ils pensent savoir reconnaître les « partenaires à risque à leur comportement » [19]. D’une manière générale, cette sous-utilisation du préservatif renvoie également, au Maroc comme ailleurs (Bajos et Ferrand, 2002), à un certain refus de l’utiliser car il gêne le plaisir.

105Le nouvel « arrangement entre les sexes » qui vise à concilier respect de la tradition et aspirations individuelles, même s’il paraît relativement consensuel entre les hommes et les femmes, ne fait que confirmer la domination masculine en l’aménageant, notamment par la reconnaissance (y compris par les femmes), du « droit » pour l’homme d’épouser une femme qui n’a pas pratiqué une sexualité complète. Il n’implique pas une véritable émancipation des femmes ni une véritable remise en cause des rapports traditionnels entre les sexes. Mais il est clair, au regard des femmes qui transgressent cet interdit, que l’augmentation remarquable du niveau de scolarité des femmes est un facteur notable d’évolution. La diffusion concomitante de l’instruction et de nouveaux modèles – dénoncés d’ailleurs comme « importés » par les tenants de la tradition – a affecté à la fois la hiérarchie des sexes et celle des générations (Fargues, 2003), elle a modifié les pratiques, mais semble-t-il, encore à la marge. Cet arrangement ne modifie pas plus le modèle sociétal que la réduction de la fécondité ou les évolutions de la Moudawana : la non-réciprocité des rapports entre les femmes et les hommes perdure.

Notes

  • [*]
    Institut national de statistique et d’économie appliquée (Insea), Maroc.
  • [**]
    Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Paris.
  • [1]
    L’équipe de l’enquête Emergency Contraception in Africa (ECAF) est présentée dans l’introduction de ce dossier.
  • [2]
    Dans l’enquête du Haut commissariat au plan (HCP) sur « Les jeunes en chiffres » publiée en 2012, la sexualité n’est abordée qu’au travers d’une question : « pensez vous au mariage ? ». En milieu urbain, 57,6 % des jeunes filles de 15 à 24 ans y pensent contre 34,1 % de leurs homologues masculins.
  • [3]
    Enquête européenne effectuée dans quatre pays africains : le Burkina Faso, le Ghana, le Maroc et le Sénégal, présentée dans l’introduction de ce numéro de Population.
  • [4]
    Pour empêcher les mariages trop précoces des filles, la réforme, en 2004, de la Moudawana (texte régissant le statut personnel et le droit familial – le texte précédent date de 1957) fixe l’âge légal du mariage à 18 ans pour les femmes comme pour les hommes, mais il est toujours possible de demander une dérogation au juge ; un certain nombre de mariages dans lesquels la femme est mineure ont encore lieu au Maroc (Bernichi, 2008). Cette réforme supprime également la tutelle matrimoniale ainsi que l’obéissance au mari, elle pose la responsabilité conjointe dans la famille, exige le consentement au mariage des deux époux et organise le divorce qui ne peut plus prendre la forme de la répudiation (HCP, 2008). Elle modifie donc fortement, du moins dans son principe sinon dans les faits, les rapports femmes/hommes dans l’institution matrimoniale.
  • [5]
    L’expression « double standard » est utilisée pour souligner que les actes sexuels n’ont pas la même signification sociale selon qu’ils concernent les femmes ou les hommes, ces derniers bénéficiant d’une plus grande liberté. Ceci ne signifie pas, bien sûr, que le double standard ne fonctionne qu’au Maroc, c’est plutôt son actualité et surtout l’absence de discussion autour de cette question qu’il faut souligner.
  • [6]
    En cas de défloration d’une jeune fille, même si celle-ci est consentante, l’auteur risque l’emprisonnement de 5 à 10 ans. Dans certains cas, on oblige l’homme à épouser la jeune fille.
  • [7]
    Selon l’article 490 du Code pénal, « sont punies de l’emprisonnement d’un mois à un an toutes personnes de sexes différents qui, n’étant pas unies par les liens du mariage, ont entre elles des relations sexuelles.» (Ministère de la Justice, 2007).
  • [8]
    Ni le Coran ni la Sunnah ne l’ont expressément évoqué, mais son interdiction reste la règle de base en terre d’islam et il n’est légalement autorisé au Maroc que dans le cas où la poursuite de la grossesse met en péril la santé ou la vie de la mère. Il est cependant, aux dires de nos interviewés, hommes et femmes, largement pratiqué, la plupart du temps dans des conditions sanitaires correctes mais coûteuses.
  • [9]
    Sans préciser toutefois si ce rapport était pénétratif ou non.
  • [10]
    Comme le magazine TelQuel (n° 372, mai 2009) qui a mené une enquête intitulée « L’explosion sexuelle au Maroc » et L’Économiste (mars 2006).
  • [11]
    Il s’agit en l’occurrence des villes de Rabat, Temara et Salé, pour éviter les trop grandes différences qui auraient pu apparaître en raison des spécificités actuelles des modes de vie en milieu rural, et pour assurer une certaine homogénéité de l’offre contraceptive.
  • [12]
    Pratique qui n’est pas sans rappeler le petting, en cours dans les années 1950 aux États-Unis, ou les recommandations actuelles en termes de safer sex (Fassin, 1997).
  • [13]
    Les quelques hommes attachant moins d’importance à la virginité, qu’il s’agisse des hommes interrogés dans l’enquête ou des partenaires des femmes interrogées, ont souvent vécu à l’étranger, sans qu’on puisse véritablement en conclure que cela soit déterminant. En revanche, le niveau d’instruction ne semble pas discriminant.
  • [14]
    Il s’agit du pantalon traditionnel porté par la mariée lors de la nuit de noce. Généralement blanc. Il doit être taché du sang de la défloration, sang qui atteste de la virginité.
  • [15]
    Ce type d’opération existe, mais sa fréquence reste très mal connue et très peu d’enquêtés l’ont évoquée.
  • [16]
    Certaines femmes ont ainsi expliqué que l’acte se pratiquait entre les cuisses de la partenaire mais parfois aussi à l’intérieur des lèvres, frottant ainsi l’entrée du vagin sans y pénétrer.
  • [17]
    Dans l’émission de Hamid Berrada, « Mais encore ? » du 29 septembre 2010 sur la chaîne marocaine 2M.
  • [18]
    À Rabat, si les jeunes femmes (15-24 ans) sont encore 5,9 % à n’avoir connu aucune scolarisation (contre 2 % pour les jeunes hommes), elles sont 36,7 % à avoir atteint le niveau secondaire qualifiant (35,8 % pour les hommes) et surtout elles sont de plus en plus présentes dans le supérieur : 11,5 % contre 9,8 % pour leurs homologues masculins. L’enquête marocaine montre que la parité a été atteinte autour de l’année 2000 (HCP, 2012).
  • [19]
    Certes, le Maroc est considéré comme un pays à faible prévalence du VIH avec un taux se situant à 0,11 % en 2009, mais ce taux est en forte progression et atteint 2,38 % chez les travailleuses du sexe (Ministère de la Santé publique, 2010). Par ailleurs, les résultats d’une enquête réalisée en 2008 sur cette catégorie montrent qu’elles sont 40 % à ne pas être informées du risque qu’elles courent et 43,5 % à ne pas utiliser un préservatif avec leurs clients dont certains sont même prêts à payer plus cher pour un rapport non protégé (Opals-Maroc, 1998).
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Au Maroc, l’ordre social et religieux repose encore aujourd’hui sur des valeurs telles que l’honneur et le prestige du groupe familial qui proscrivent la sexualité féminine prénuptiale, et font de la préservation de l’hymen la preuve irréfutable de la réussite de l’éducation familiale. À travers l’enquête qualitative ECAF menée entre 2006 et 2008, l’article montre que l’effet cumulé de la crise (qui réduit pour les jeunes hommes l’accès au marché du travail et la possibilité d’entretenir une famille) et de la généralisation de la scolarisation (plus particulièrement des jeunes filles) a entraîné un retard de l’âge au mariage et favorisé le développement d’une sexualité prémaritale. Les individus non mariés vivent alors dans une tension continue entre leurs aspirations affectivo-sexuelles et le respect des normes sociales et religieuses qui considèrent déviante la sexualité hors union. La sexualité étant de plus en plus vécue comme une expérience individuelle, chacun est amené à opérer une sorte de « bricolage culturel », possible du fait que les actes sexuels ne sont pas directement observables et que le contrôle social fléchit avec les transformations de la société. Le recours à une sexualité non pénétrative apparaît alors comme un « arrangement » nouveau entre les sexes, permettant de transgresser l’interdit sur la sexualité prénuptiale tout en en respectant l’élément essentiel : la virginité féminine.

Mots-clés

  • sexualité
  • virginité
  • rapports de genre
  • domination masculine
  • Maroc
Español

El comienzo de la vida sexual en Rabat: las nuevas “relaciones” entre los sexos

En Marruecos, el orden social y religioso reposa hoy todavía en valores como el honor y el prestigio del grupo familiar que proscribe la sexualidad femenina prenupcial, y hace de la preservación del himen la prueba irrefutable del éxito de la educación familiar. Apoyándose en la encuesta cualitativa ECAF conducida entre 2006 y 2008, este articulo muestra que el efecto acumulado de la crisis (la cual reduce en los hombres jóvenes el acceso al mercado del trabajo y la posibilidad de fundar una familia) y de la generalización de la escolaridad (en particular de las jóvenes) ha provocado un retraso de la edad al matrimonio y favorecido el desarrollo de una sexualidad premarital. Los individuos no casados viven una tensión continua entre sus aspiraciones afectivo-sexuales y el respeto de las normas religiosas y sociales que consideran como desviada la sexualidad fuera del matrimonio. Puesto que la sexualidad es vivida cada vez más como una experiencia individual, cada uno esta conducido a operar una especie de “bricolaje cultural”, posible por el hecho que los actos sexuales no son directamente observables y que el control social se debilita con las transformaciones de la sociedad. El recurso a una sexualidad no penetrativa aparece así como un nuevo tipo de “relación” entre los sexos que permite transgredir la prohibición de la sexualidad prenupcial, pero respetando lo esencial: la virginidad femenina.

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Fatima Bakass [*]
  • [*]
    Institut national de statistique et d’économie appliquée (Insea), Maroc.
Michèle Ferrand [**]
CNRS, Cresppa-csu, 59-61 rue Pouchet, 75018 Paris
  • [**]
    Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Paris.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/06/2013
https://doi.org/10.3917/popu.1301.0041
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