1La mobilité des personnes âgées est un sujet de plus en plus étudié. Chez les immigrés, le passage à la retraite entraîne, comme dans le reste de la population, une certaine mobilité, qui peut aller jusqu’au retour au pays d’origine. Dans cet article, Claudine Attias-Donfut et François-Charles Wolff étudient le lieu d’enterrement qu’envisagent les personnes nées hors de France. Utilisant une enquête effectuée auprès d’immigrés âgés de 45 à 70 ans, ils montrent que la question du futur lieu d’inhumation ne suscite pas l’indifférence, et d’autant moins quand l’âge augmente. Les déterminants du choix d’être enterré en France ou au pays d’origine sont multiples et complexes. Les femmes font moins que les hommes le choix du pays d’origine. Ceux qui sont arrivés jeunes en France tendent à préférer y être enterrés. La géographie de la famille joue également un rôle majeur dans les choix. Mais les auteurs montrent que d’autres facteurs interviennent de façon indépendante : à durée de migration égale, les musulmans souhaitent toujours plus que les autres être inhumés dans leur pays d’origine.
2Qu’ils soient venus pour travailler ou pour rejoindre des membres de leur famille, la grande majorité des immigrés sont confrontés en vieillissant à la question de savoir où vivre leur retraite, où finir leur vie et où être enterrés. Les attitudes à cet égard renvoient, sous une forme plus symbolique, à la question de l’installation temporaire ou définitive dans le pays d’accueil.
3La pratique du rapatriement des corps est courante entre la France et les pays du Maghreb. Chaib (2000, p. 23) en a souligné l’importance, non seulement parmi les immigrés de la première génération, mais aussi parmi ceux de la deuxième génération. Certes, le désir d’accomplir les rituels religieux dans de bonnes conditions peut inciter à préférer une inhumation au pays d’origine, mais le choix peut également être contraint par des considérations d’ordre économique, juridique ou écologique, liées aux conditions des obsèques et des sépultures (Auby, 1997; Barrau, 1992). Pour Samaoli (1998), l’une des explications réside dans la rareté des cimetières musulmans en France ou d’espaces concédés dans les cimetières communaux, même si leur proportion augmente dans les grands centres urbains.
4La question n’est pas spécifique aux musulmans, elle concerne des immigrés de toutes les confessions ou sans confession. Elle se pose dans le cadre international ou national. Elle ne date pas d’aujourd’hui et s’est posée à différentes époques, en France ou ailleurs, comme le montrent les « routes de la mort », principalement liées à des événements relevant des grandes religions (Chaib, 2000, p. 35-36). En marge des phénomènes religieux, Isambert (1961, p. 109) a par exemple observé l’évolution des convois funèbres dirigés hors de Paris et a été frappé par la montée spectaculaire de leur proportion, passée de 1,8 % en 1884 à 25 % à la fin des années 1950. Les dépouilles transportées étaient principalement celles de membres de la classe ouvrière, issue de la province rurale, dont il souligne par ailleurs la déchristianisation, manifestée notamment par l’importance des enterrements civils. Le développement des rapatriements des corps dans les régions d’origine était, selon l’auteur, l’indice d’un resserrement des liens familiaux avec la province.
5L’importance accordée par les individus à ce que sera le lieu de leur enterrement est variable selon les histoires individuelles et familiales, les cultures ou les croyances. Elle peut être essentielle pour des migrants attachés à des traditions dont ils sont coupés. Lorsque se perdent les rites et les traditions, le lieu d’inhumation reste l’objet d’un fort investissement, lié à une nouvelle idéologie funéraire (Vernant, 1989). Au-delà des sentiments d’ordre religieux auxquels il est souvent associé, ce lieu a une portée à la fois symbolique, imaginaire et réticulaire.
6Les déterminants des préférences relatives au lieu d’enterrement sont multiples. Nous les étudions à partir des données d’une récente enquête nationale sur le passage à la retraite des immigrés en France (enquête PRI). Nous faisons l’hypothèse que les préférences pour les lieux d’inhumation mettent en jeu trois grandes catégories de facteurs : le rapport au territoire (les attaches affectives et sociales au pays d’origine et en France), l’appartenance religieuse et le rapport à la famille, à travers les liens de filiation. Ces hypothèses sont inspirées de la littérature anthropologique sur la mort et sa ritualisation.
L’attachement aux territoires
7Dans tous les cimetières, qu’ils soient situés dans des enclos privés ou dans des espaces publics, la disposition des sépultures obéit à un ordre social. Les parentèles se rassemblent, les familles se regroupent. Ces façons d’être « entre soi » permettent de comprendre le souhait de ceux qui ont émigré de revenir au pays et d’y être enterrés pour bénéficier de l’« hospitalité dans sa terre » (Le Grand-Sébille et Zonabend, 2004, p. 971). Celui qui est parti accomplit ainsi symboliquement son désir de garder sa place et celle de sa famille au sein de son groupe social d’origine, en choisissant de reposer au côté de ses morts.
8Dans certaines traditions, les rites funéraires sont associés à des territoires. C’est le cas de lieux sacrés ou de pèlerinage investis de pouvoirs surnaturels, comme Nedjed ou Kerbela en Irak, Arles et le cimetière des Alyscamps, le cimetière entourant le monastère bouddhique de Koyasan à Tokyo, et bien d’autres encore (Chaib, 2000, p. 36). C’est aussi le cas de sociétés pratiquant le culte des ancêtres et sacralisant leur territoire (Pacaud, 2003). Chaouite (2000) observe que dans l’expression consacrée faire « rapatrier » un corps, l’usage du mot fait référence à une territorialité d’appartenance, aux attaches symboliques qui lient l’individu à son pays. Rapatrier a aussi un sens plus ancien de réconcilier, de réparer la rupture (et la culpabilité d’être parti) et d’acquitter la dette qui en résulte (Chaouite, 2000, p. 199). L’attachement au lieu d’origine peut conduire à vouloir s’y faire enterrer, même quand le lien à la famille ou aux ancêtres s’est distendu. C’est alors moins le cimetière lui-même que son environnement géographique, national ou ethnique, qui fait l’objet d’investissement.
La religion
9Le caractère religieux des cérémonies funéraires est toujours très prégnant, malgré le déclin des pratiques religieuses [1]. La réglementation française garantit la liberté des rituels religieux funéraires, tout en édictant certaines contraintes ou limites. En effet, depuis la législation imposée par Napoléon à toutes les confessions officielles de l’époque (chrétiennes et juive), la laïcisation des cimetières s’est progressivement affirmée, surtout à la suite des grandes lois laïques des années 1880. Les pratiques religieuses en ont été influencées et ont dû s’adapter, parfois en inventant de nouvelles formes de ritualisation de la mémoire, comme le montre admirablement l’histoire des rites funéraires chez les juifs de France (Hidiroglou, 1999).
10Plus récemment, la circulaire de 1991 affirme à la fois le caractère public des cimetières et leur neutralité, garantissant également la liberté funéraire aux musulmans. Pour ces derniers, il n’y a donc pas d’incompatibilité entre le respect des prescriptions religieuses et l’inhumation en France, mais il existe une pénurie de cimetières musulmans (Aggoun, 2003). Le rite musulman est d’autant plus susceptible d’être respecté en différents lieux qu’il est empreint de sobriété et que le défunt doit, en principe, être enterré au plus vite (Ballanfat, 2004, p. 705). Si la mort au loin, celle qui survient loin de chez soi et de ses proches, est traditionnellement considérée une « mauvaise mort » (Thomas, 1982), mourir et être inhumé en France n’a pas nécessairement cette image négative pour les immigrés.
La filiation ou le dilemme des générations
11Le cimetière consacre la filiation et la continuité familiale. La mémoire des morts fait partie intégrante des liens de filiation. Le temps de la filiation transcende celui de l’existence individuelle et permet d’échapper à la finitude. Filiation et souvenir des morts participent de la même fonction eschatologique de conjuration de l’anéantissement selon Déchaux (1997, p. 281) : « le souvenir des aïeux permet de se rattacher à un ordre du monde, celui de la permanence de la vie dont témoigne la succession des générations familiales ». Deux procédures d’affiliation sont à l’œuvre, la fusion de l’individu dans le tout que représente la chaîne générationnelle et la survie par procuration, « l’individu pariant sur sa présence post mortem dans le souvenir de ses proches » (p. 232). Appliquées à l’espace d’inhumation, ces procédures sont en réalité intimement solidaires : la concentration locale des tombes est le signe de la continuité familiale et offre la possibilité d’y projeter l’imaginaire de la fusion, à condition que soit maintenu le lien entre les vivants et les morts, qui assure la survie par procuration. En rejoignant celles du passé, les tombes des générations à venir permettent la continuité, et c’est l’entretien et la visite des tombes par les vivants qui garantissent la perpétuation du souvenir.
12La migration risque d’introduire une discontinuité, discontinuité spatiale entre les lieux des sépultures (fixés dans la localité d’origine) et les lieux de vie (désormais situés ailleurs), interrompant l’inscription dans la terre de la chaîne des générations. La seule alternative possible est de rompre avec les morts ou bien de rompre avec les vivants : reposer en nouvelle terre d’accueil consacre la rupture avec le passé et ses morts, oblige à renoncer à l’aspiration à se dissoudre dans la chaîne des générations, mais préserve les chances de prolonger le souvenir de soi chez les vivants et ménage la survie par procuration. À l’inverse, reposer auprès des ancêtres et marquer ainsi la fidélité au passé familial risque de couper l’individu des générations vivantes, celles de l’avenir, et compromet ses chances de survie par procuration, les tombes risquant d’être délaissées par les vivants. Les migrants dont la descendance est fixée en France peuvent ainsi se trouver confrontés à un dilemme.
13Quel que soit le sentiment d’attachement ou de fidélité aux lieux, aux individus ou à la lignée, le choix n’est pas simple. Soumis à des exigences contradictoires, il aboutit parfois à des compromis, sous forme de « bricolages rituels ». C’est le cas de pratiques attestées par des familles chinoises qui, bien qu’adeptes d’un taoïsme populaire plutôt favorable à l’inhumation, se résignent à opter en situation d’immigration pour la crémation : celle-ci revient moins cher et les cendres peuvent être conservées au domicile des proches ou être envoyées au pays (Trong Hien Dinh, 1990, rapporté par Chaib, 2000, p. 65). Une seconde illustration est fournie par les immigrés soninké et manjak à Marseille (Petit, 2002). Les premiers sont musulmans et rapatrient les corps de leurs défunts, les seconds sont catholiques et inhument massivement leurs morts en France. Toutefois, les manjak procèdent à un rapatriement symbolique au village avec l’envoi de la « valise mortuaire » contenant des effets personnels du défunt, laquelle va servir de support à des funérailles qui vont clore le cycle rituel dans le pays d’origine.
14L’objet de cet article est d’étudier les préférences relatives au lieu d’enterrement. Après avoir décrit les données utilisées, nous examinons les préférences en fonction des caractéristiques des enquêtés et de leur trajectoire migratoire. L’analyse des déterminants de ces préférences est ensuite traitée selon les dimensions principales dégagées dans cette introduction, à savoir le rapport au pays natal et à la France, l’appartenance religieuse et les liens de filiation.
I – Les données
15L’enquête sur le vieillissement et le passage à la retraite des immigrés en France (PRI) porte sur les immigrés vivant en France en 2003 [2]. Réalisée à l’initiative de la Cnav et en collaboration avec l’Insee, cette enquête a été effectuée entre novembre 2002 et février 2003 auprès d’immigrés âgés de 45 à 70 ans résidant en France. La population immigrée est définie par le lieu de naissance (hors de France) et la nationalité de naissance (non française); elle inclut les Français par acquisition mais exclut les Français nés à l’étranger. Le champ de l’enquête a été défini en fonction de deux options méthodologiques de départ (Attias-Donfut, 2004). La première option est de prendre en compte les immigrés de toutes origines géographiques. En incluant dans son champ un échantillon représentatif des personnes nées étrangères à l’étranger, cette enquête a pour ambition de fournir une vision d’ensemble des immigrés, quel que soit leur pays de naissance. La taille relativement grande de l’échantillon, qui compte plus de 6000 observations, permet à la fois de représenter les pays d’immigration les plus importants (l’Espagne, l’Italie, le Portugal, l’Algérie, le Maroc et la Tunisie) et d’avoir une vision d’ensemble du phénomène migratoire. La seconde option porte sur la délimitation de la cohorte retenue, les personnes âgées de 45 à 70 ans. L’enquête est centrée sur la phase de la vie qui va de la maturité au passage à la retraite, et il a fallu tenir compte des structures par âge des originaires des différents groupes de pays. La borne inférieure de 45 ans permet d’inclure davantage d’immigrés d’Afrique sub-saharienne et du Maghreb, population dont la structure par âge est plus jeune que celle des Européens issus d’une migration plus ancienne.
16Cette enquête nationale a été réalisée dans douze régions de France métropolitaine, qui comptent 90 % des immigrés. L’échantillon aléatoire a été tiré par l’Insee à partir du recensement de la population de 1999 : 12000 « fiches adresses » de logements dans lesquels se trouvait au moins une personne de 45 à 70 ans née à l’étranger et d’origine étrangère ont été tirées, pour obtenir un échantillon final de 6211 personnes vivant en ménage ordinaire [3]. L’enquête a recueilli des informations sur les caractéristiques des immigrés, leur histoire migratoire, leur entourage familial, leur réseau social ainsi que les transferts d’économies dont ils sont à l’origine. Le passage à la retraite et les projets pour la retraite incluent les intentions de rester en France et de retourner au pays d’origine. Sont également abordés les attitudes et opinions sur la retraite, le rapport à la famille, à la religion, à la société d’accueil et au pays d’origine.
17Cette enquête a pour objet de mieux connaître les conditions et les modalités de passage à la retraite des immigrés en France. Il s’agit d’observer la façon dont s’opère la fin du travail dans une vie marquée par la migration. Cette période de la vie est l’occasion d’effectuer un bilan et d’explorer l’intrication des effets liés à la culture héritée du pays d’origine et de ceux liés à la scolarisation, à la catégorie professionnelle, au statut social et au niveau de vie dans le pays de résidence. En étant centrée sur le vieillissement et le passage à la retraite, l’enquête PRI se différencie de la majorité des études sur la migration, dont la problématique porte principalement sur l’étude de l’intégration.
18En ce qui concerne le thème qui nous intéresse dans le présent article, à savoir les préférences relatives au lieu d’enterrement, la question suivante a été posée aux enquêtés : « Où préféreriez-vous être enterré ou incinéré? En France; dans votre pays d’origine; dans un autre pays; cela vous est égal ». Cette information n’est en revanche pas disponible pour leur éventuel conjoint [4]. Le lieu d’enterrement des parents, lorsque ces derniers sont décédés, a également été recueilli à partir de la question suivante, posée respectivement pour le père et pour la mère : « Dans quel pays votre père (votre mère) a-t-il(elle) été enterré(e) ou incinéré(e)? ». On sait également où ceux-ci ont passé la principale partie de leur vie et leurs vieux jours, en France ou au pays d’origine.
19Les profils des immigrés sont fortement différenciés suivant le pays d’origine (cf. tableau 1). Les migrants originaires d’Europe du Nord, à l’instar de ceux venant du continent américain, se caractérisent par une proportion de femmes plus élevée, une scolarisation plus longue et des revenus plus importants. Ils sont plus souvent propriétaires et ont une durée de séjour en France un peu plus faible. Les migrants d’Europe du Sud sont plus souvent mariés, comptent autant d’hommes que de femmes, ont des revenus plus faibles et ont été moins longtemps scolarisés, mais ils sont installés depuis plus longtemps en France. Les migrants d’Afrique du Nord sont ceux qui comptent la plus forte proportion d’hommes; ils ont effectué les scolarités les plus courtes, sont très peu souvent propriétaires et ont les plus faibles revenus. Enfin, il y a davantage d’hommes que de femmes parmi les migrants originaires du Moyen-Orient et d’Asie, l’ancienneté de leur présence en France est la moins élevée (autour de 25 ans), et les migrants d’Asie ont beaucoup plus souvent la nationalité française que les autres.
Description de l’échantillon selon la zone géographique d’origine

Description de l’échantillon selon la zone géographique d’origine
20Dans notre analyse empirique, nous tenons compte des profils différenciés des migrants pour rendre compte des préférences sur le lieu d’enterrement. En l’absence de toute référence quantitative sur la question, notre démarche est plutôt exploratoire. Les données de l’enquête PRI procurent plusieurs indicateurs des trois dimensions évoquées dans l’introduction. La première est appréhendée par des questions relatives à l’expérience migratoire et à son histoire, qui révèlent les relations objectives et subjectives au pays natal et à la France. La seconde est connue grâce à une question directe sur la religion, une information très rare dans les enquêtes françaises. Enfin, des questions portant sur les lieux de résidence des membres de la famille, les enfants et les parents permettent de reconstituer la géographie des liens de filiation.
II – Les préférences relatives au lieu d’enterrement
21Les préférences relatives au lieu d’enterrement se répartissent en trois grands groupes (tableau 2). Le premier, qui est le plus important, correspond aux individus qui souhaitent être enterrés en France; ils représentent 41,8 % de l’échantillon. Un second groupe est formé des personnes qui déclarent vouloir être enterrées dans leur pays d’origine. Plus du tiers des enquêtés expriment cette préférence (34,6 %). Cela correspond à deux situations distinctes. Même s’ils vivent en France à la date de l’enquête, certains retourneront dans leur pays d’origine pour y passer leurs vieux jours, tandis que d’autres souhaitent finir leur vie en France et être enterrés dans leur pays d’origine. Enfin, le quart restant de l’échantillon regroupe des individus qui ne prennent pas position, soit qu’ils se déclarent indifférents (18,9 %), soit plus rarement qu’ils soient indécis (un peu plus de 4 %).
Les préférences sur le lieu d’enterrement des immigrés en France

Les préférences sur le lieu d’enterrement des immigrés en France
22Des différences assez significatives apparaissent entre les hommes et les femmes. Les hommes déclarent moins souvent que les femmes vouloir être inhumés en France (38,3 % contre 45,6 %). Les femmes sont quant à elles moins favorables à un enterrement au pays d’origine (respectivement 31,4 % et 37,5 %). La proportion d’individus indifférents ou ne se prononçant pas est à peu près identique pour les deux sexes.
23Afin de caractériser les profils individuels associés à chacun de ces choix, nous avons eu recours à une analyse multivariée en utilisant un modèle logit multinomial. Nous cherchons à savoir quels sont les facteurs qui influencent le fait de vouloir être enterré au pays d’origine plutôt qu’en France et quels sont ceux qui expliquent l’indifférence par rapport au choix d’un enterrement en France. Dans les modèles présentés dans le tableau 3 sont introduites les caractéristiques individuelles et l’origine géographique des migrants. Cette dernière permet de contrôler l’hétérogénéité induite par les situations géographiques initiales, dans la mesure où les trajectoires migratoires sont a priori différentes selon les origines. Des variables concernant la localisation de la famille sont également introduites.
Les déterminants des préférences sur le lieu d’enterrement des immigrés en France(1)


Les déterminants des préférences sur le lieu d’enterrement des immigrés en France(1)
24Les préférences se différencient tout d’abord selon le sexe. Toutes choses égales par ailleurs, les femmes souhaitent moins souvent que les hommes être enterrées au pays d’origine. Il y a 23 % de chances en moins qu’une femme choisisse comme lieu de sépulture son pays d’origine plutôt que la France. Cela peut traduire un effet « pur » de la variable sexe. Tribalat (1996) a montré dans une précédente enquête sur les populations d’origine étrangère que les femmes avaient plus tendance que les hommes à vouloir rester en France. D’autres explications peuvent rendre compte de ces écarts. Ayant une espérance de vie plus longue, les femmes vont sans doute rester plus longtemps en France pour leurs vieux jours et en ressentir un attachement accru au territoire. Il est aussi plus difficile pour le conjoint survivant d’organiser le rapatriement futur de sa dépouille dans le pays d’origine. Enfin, les hommes se caractérisent par des profils de migration davantage liés au travail, avec des retours au pays en fin de vie.
25Par rapport aux personnes mariées, les personnes qui sont célibataires, veuves ou divorcées à la date de l’enquête ont une préférence moins marquée pour un enterrement au pays d’origine plutôt qu’en France. Seul le veuvage diminue la probabilité d’être indifférent par rapport au choix d’une sépulture en France. L’influence du sexe et du statut matrimonial atteste de l’imbrication qui peut exister entre les décisions des conjoints. Si l’on estime des modèles séparés pour les hommes et pour les femmes, on note que la probabilité de choisir le pays d’origine plutôt que la France est beaucoup plus faible pour les hommes veufs que pour les femmes veuves [5]. Puisque les femmes souhaitent davantage être inhumées en France (en supposant que c’est effectivement ce qui s’est réalisé pour celles qui sont décédées [6]), les hommes veufs ayant une plus forte probabilité d’avoir enterré leur conjointe en France sont aussi plus nombreux à exprimer cette préférence.
26Les choix du lieu d’enterrement sont davantage affirmés pour les immigrés plus âgés. À durée de séjour donnée, plus les enquêtés sont âgés et moins ils déclarent préférer être enterrés dans leur pays d’origine plutôt qu’en France, ce qui traduit un effet de sélection. À la date de l’enquête, les personnes âgées qui résident encore en France ont selon toute vraisemblance plus d’attaches dans ce pays. En ce qui concerne l’état de santé subjectif, les personnes en moins bonne santé préfèrent plus souvent être enterrées au pays d’origine [7]. Ceci va dans le sens de l’étude de Khlat et Courbage (1995, p. 29) qui met en évidence la sous-mortalité masculine des Marocains en France, tout en faisant l’hypothèse selon laquelle l’émigration des hommes pourrait bien affecter les mesures de la mortalité, les hommes en mauvaise santé préférant vivre leurs derniers jours et être inhumés dans leur terre natale.
27Les facteurs économiques orientent les choix des individus. L’interprétation demeure néanmoins complexe, compte tenu des coûts variables des obsèques en France et dans les différents pays. Si le rapatriement d’un corps est coûteux, il faut aussi mettre en balance le prix des obsèques en France qui peut être plus élevé que dans certains pays, comme ceux du Maghreb [8]. Il existe une tendance générale à l’élévation des dépenses consacrées aux obsèques, en rapport avec l’élévation du niveau de vie, en même temps qu’une tendance à plus de simplicité et d’austérité dans le choix des cercueils et des monuments funéraires (Barrau, 1992). Le transport du corps au pays d’origine implique une certaine dépense et exclut les funérailles très bon marché ou quasi gratuites dont peuvent bénéficier les familles les plus pauvres. Au total, si la durée de scolarisation joue plutôt négativement sur le choix du pays d’origine par rapport à la France, le niveau de revenu n’est pas une variable explicative pertinente dans la régression.
28La propriété du logement principal est par contre très déterminante. Par rapport aux immigrés non propriétaires, les propriétaires désirent beaucoup plus souvent un enterrement sur le sol français qu’au pays d’origine. Cette variable s’apparente plus à un indicateur d’intégration qu’à un indicateur économique, le patrimoine immobilier étant faiblement liquide. Les locataires comptent selon toute vraisemblance davantage de personnes qui désirent rentrer au pays à un moment donné de leur vie ou bien qui effectuent de fréquents allers-retours avec le pays d’origine. En revanche, l’acquisition de son logement principal atteste de la volonté des individus de passer leurs vieux jours en France et d’y être enterrés.
29Cette dernière variable suggère que la trajectoire migratoire exerce un fort impact sur le choix du lieu d’enterrement. Une question porte sur la période à laquelle l’enquêté a quitté son pays d’origine pour venir s’installer en France. Il s’agit ici d’une installation définitive, qui exclut les voyages et les séjours de courte durée, et l’on en déduit l’ancienneté de la migration (ou durée de séjour), qui est prise en compte dans l’analyse multivariée. Cette variable exerce une influence très fortement négative sur la probabilité de vouloir être enterré au pays d’origine (comme sur celle d’être indifférent) plutôt qu’en France : chaque année supplémentaire passée en France réduit de 3,1 % le choix du pays d’origine par rapport à la France. L’acquisition de la nationalité française a aussi une influence : après contrôle des effets liés à l’origine géographique, on observe que, par rapport à ceux qui sont devenus français, les immigrés n’ayant pas acquis la nationalité française désirent bien plus souvent être inhumés dans leur pays d’origine plutôt qu’en France. Ils sont aussi plus nombreux à se déclarer indifférents.
30Certains éléments de l’histoire migratoire apportent un éclairage complémentaire sur les préférences (tableau 4). La fréquence des visites au pays renseigne ainsi sur la place qu’occupe le pays d’origine dans la vie des immigrés. Parmi ceux qui ne sont jamais retournés dans leur pays natal ou qui n’y sont allés qu’une fois depuis leur installation en France, 7 enquêtés sur 10 expriment le souhait d’être enterrés en France. Cette proportion est inférieure à 40 % pour ceux qui sont retournés plusieurs fois au pays d’origine. Interrogés sur le principal motif de leur venue en France, les immigrés déclarent l’insécurité dans leur pays d’origine (12 %), des raisons professionnelles (48 %), un regroupement familial (28 %) ou un autre motif (12 %). C’est lorsque le motif principal est l’existence de menaces dans le pays ou un sentiment d’insécurité que les enquêtés sont les plus nombreux à vouloir être inhumés en France (64,8 % des cas) [9]. Le désir d’être enterré au pays d’origine est un peu plus fréquent que celui d’être inhumé en France quand les motifs de la migration sont d’ordre professionnel (40,1 % déclarent alors le pays d’origine et 36,9 % la France).
Préférences sur le lieu d’enterrement en fonction de la trajectoire migratoire

Préférences sur le lieu d’enterrement en fonction de la trajectoire migratoire
31Les enquêtés ont aussi été amenés à témoigner sur les pratiques habituelles des ressortissants de leur pays vivant en France qu’ils connaissent : ont-ils tendance à repartir au pays d’origine, à faire des allers-retours ou à rester en France après leur retraite? Le désir d’être enterré en France est beaucoup plus grand si les immigrés originaires du même pays font le choix de rester en France. À l’inverse, la préférence pour une inhumation au pays d’origine est plus fréquente si la norme déclarée par l’enquêté est de repartir vivre au pays ou bien si cette norme consiste en de fréquents allers et retours entre la France et le pays d’origine.
32Considérons maintenant les attitudes propres des personnes quant au lieu où elles souhaitent vivre leur retraite. Parmi les immigrés encore actifs, la proportion de ceux qui désirent retourner vivre dans leur pays d’origine est faible (7,1 %). Parmi ceux-ci, 75,4 % désirent être enterrés au pays d’origine. Parmi les personnes qui préfèrent demeurer en France pour y vivre leur retraite, 21,8 % souhaitent une sépulture au pays d’origine. Enfin, parmi les individus qui envisagent d’effectuer des allers-retours entre la France et le pays d’origine, 57,1 % souhaitent avoir leur sépulture au pays d’origine.
III – L’influence du pays d’origine et de la religion
33Les personnes nées hors de France forment une population hétérogène, originaire de pays aux cultures différentes et présentant des profils migratoires spécifiques (tableau 1) [10]. Toutes les origines ne peuvent faire l’objet d’une analyse spécifique en raison de la faiblesse de certains effectifs.
34À un niveau global, la majorité des enquêtés nés en Europe déclarent préférer être enterrés en France (dans 55,5 % des cas), alors que l’on observe un attachement au pays d’origine très fort (57 % des cas) pour les migrants originaires d’Afrique (tableau 5). Le souhait d’être inhumé au pays d’origine est aussi très marqué parmi les originaires des pays du Moyen-Orient, tandis que les migrants nés en Asie préfèrent être enterrés en France. Néanmoins, ces résultats sont bruts et ne tiennent pas compte de l’ancienneté du séjour en France qui varie selon les grandes zones d’origine.
Préférences pour le lieu d’enterrement en fonction du pays d’origine

Préférences pour le lieu d’enterrement en fonction du pays d’origine
35Ceci explique sans doute les spécificités que l’on peut mettre en évidence à un niveau plus détaillé. Parmi les immigrés des pays d’Europe du Nord, la volonté d’être enterré en France est fréquemment exprimée alors que peu optent pour le pays d’origine (autour de 10 %) [11]. Il en est de même pour les immigrés d’Espagne et d’Italie, près de 7 enquêtés sur 10 désirant un enterrement en France. Seuls les originaires du Portugal se distinguent : 34,4 % souhaitent être inhumés dans leur pays de naissance contre 31,5 % en France. Les personnes nées dans les pays d’Europe de l’Est sont les plus nombreuses à vouloir être enterrées en France, plus de 6 enquêtés sur 10 ayant exprimé cette préférence.
36Les originaires du Maghreb souhaitent en majorité avoir leur sépulture au pays d’origine : qu’ils soient natifs du Maroc, d’Algérie ou de Tunisie, près de 6 enquêtés sur 10 expriment cette préférence. Néanmoins, les migrants de Tunisie sont un peu plus favorables que les autres au choix de la France. Une autre particularité concerne les enquêtés nés en Turquie. Ils se caractérisent par une très forte volonté d’être enterrés dans le pays d’origine, dans 68 % des cas. À l’inverse, ce choix reste très minoritaire pour les personnes d’origine asiatique.
37Comparées à ces résultats, les données de l’enquête MGIS indiquent des préférences très similaires pour les pays ou groupes de pays étudiés (Tribalat, 1996, p. 130-133) [12]. Certes, pour comparer plus précisément ces données avec celles de notre enquête, il faudrait avoir des groupes d’âges et des cohortes homogènes, mais les résultats globaux suggèrent qu’il n’y a guère eu d’évolution en ce domaine en l’espace de dix ans. Les écarts suivant le pays de naissance révèlent que le coût financier du rapatriement des corps ne constitue certainement pas un facteur décisif dans les préférences sur le lieu d’enterrement, à l’inverse des facteurs culturels.
38L’enquête PRI a également recueilli des données sur l’appartenance religieuse. À partir d’un découpage en 6 grandes catégories, le tableau 6 montre que les préférences relatives au lieu d’enterrement diffèrent fortement selon la religion. Les musulmans souhaitent très majoritairement une inhumation dans leur pays d’origine, dans 68 % des cas. À l’inverse, les chrétiens autres que les catholiques et les protestants, les migrants sans religion et ceux regroupés dans la catégorie « autre religion » sont ceux qui souhaitent le plus massivement être enterrés en France. Parmi ces derniers, les juifs souhaitent très rarement être enterrés au pays d’origine (1,9 %) et préfèrent en grande majorité une inhumation en France [13] ; c’est aussi le cas, dans une moindre mesure, des bouddhistes. Cela tient au fait que les uns et les autres ont subi, à des degrés divers, des discriminations ou des persécutions dans leur pays natal. Les protestants font figure d’exception, en étant parmi les chrétiens les moins enclins à désirer reposer en terre française (40,8 %), tandis que 22,8 % préfèrent leur pays d’origine et 30,5 % sont indifférents. Les protestants viennent en majorité des pays de l’Union européenne et 20 % sont originaires des pays d’Afrique sub-saharienne, ce qui explique le niveau relativement élevé d’aspiration à un enterrement au pays d’origine.
Préférences pour le lieu d’enterrement en fonction de la religion

Préférences pour le lieu d’enterrement en fonction de la religion
39Dans la mesure où ces résultats peuvent être affectés par des anciennetés de présence en France différentes, nous avons examiné les préférences en fonction de la durée de séjour pour les deux religions les plus représentées (catholique et musulmane). À durée de séjour donnée, il existe toujours des différences selon la religion. Par exemple, pour des durées longues (supérieures à 40 ans), le souhait d’une sépulture au pays d’origine est cité par 5,5 % des migrants de religion catholique, contre 55,5 % des migrants de religion musulmane. Le tableau 6 montre aussi que les préférences des musulmans varient nettement moins que celles des catholiques en fonction de la durée de séjour.
40La pratique religieuse, qu’elle soit régulière ou occasionnelle, a une influence significative sur les préférences. Ceci a pu être vérifié pour les deux religions regroupant la grande majorité des enquêtés, le catholicisme et l’islam. Ainsi, 27 % des catholiques pratiquants réguliers souhaitent une inhumation au pays d’origine contre 22 % des pratiquants occasionnels, 15 % des non-pratiquants ayant un sentiment d’appartenance à la religion et 12 % des non-pratiquants sans sentiment d’appartenance. Les différences sont encore plus prononcées parmi les musulmans [14]. L’attachement plus fort des pratiquants au pays d’origine est certes dû à l’importance que l’observance des rituels revêt à leurs yeux, mais ce n’en est pas l’unique raison. En effet, les rituels peuvent aussi être pratiqués en France, en particulier pour les catholiques. La pratique religieuse doit être interprétée comme un élément de systèmes de vie et de pensée qui valorisent les attaches aux traditions et aux ancêtres.
IV – L’influence de la filiation
41Un dernier aspect des préférences sur le lieu d’enterrement concerne leur inscription dans la filiation, que l’enquête PRI nous permet d’approfondir. Celle-ci donne de l’information sur le lieu d’enterrement des parents et beaux-parents décédés [15]. Les données fournissent aussi le lieu de naissance des parents des enquêtés. Plus de 80 % des parents décédés (père ou mère) sont enterrés dans leur pays d’origine (tableau 7). Assez peu surprenant, ce résultat traduit simplement le fait que l’échantillon correspond à une première génération d’immigrés en France. Moins de 15 % des parents sont enterrés en France, tandis que la proportion de ceux qui sont inhumés dans un autre pays est de l’ordre de 5 %.
Lieu de sépulture des parents selon le lieu de leur décès

Lieu de sépulture des parents selon le lieu de leur décès
42Le lieu d’inhumation des parents diffère selon le lieu où ils ont fini leur vie. 95,5 % des mères qui ne sont jamais venues en France sont enterrées dans leur pays natal. Mais parmi les mères ayant vécu la plus grande partie ou toute leur vie en France et qui y ont fini leurs jours, 83,5 % sont enterrées en France, contre 14,7 % au pays d’origine (principalement en Algérie et au Portugal) et 1,8 % dans un autre pays. À l’inverse, parmi celles qui ont fini leurs jours à l’étranger après avoir en partie vécu en France, 75,7 % reposent dans le pays d’origine tandis que les corps de 13,2 % d’entre elles ont été transférés en France pour y être inhumés. Une asymétrie similaire peut être observée pour les pères. Les rapatriements des corps hors de France sont un peu plus fréquents et ont concerné 19,5 % des dépouilles des pères qui sont décédés en France, tandis que ceux qui sont décédés à l’étranger et dont le corps a été transféré en France pour y être inhumé sont moins nombreux que ce que l’on observe pour les mères (7,9 %).
43Pour les parents décédés, le pays où ils ont fini leur vie est le plus souvent celui où ils reposent, et il s’agit majoritairement de leur pays natal. À la génération suivante, les enquêtés ont davantage déclaré souhaiter être enterrés en France. Le tableau 8 permet de préciser les préférences des immigrés enquêtés en fonction du lieu où leurs parents vivent ou de celui où ils sont enterrés.
Préférences sur le lieu d’enterrement en fonction de celui des parents

Préférences sur le lieu d’enterrement en fonction de celui des parents
44Considérons tout d’abord le cas où les deux parents sont décédés. Lorsque le père et la mère sont enterrés en France, plus de 9 enquêtés sur 10 désirent être eux-mêmes inhumés en France, contre seulement 1,4 % dans leur pays de naissance. Quand les deux parents sont enterrés dans le pays d’origine, alors le désir d’un enterrement au pays d’origine est beaucoup plus fréquent : ce choix est cité par 42,5 % des enquêtés [16]. Dans les cas où seulement l’un de leurs parents est décédé et enterré en France, les enquêtés déclarent également très souvent préférer être inhumés en France : les proportions sont de 91,4 % s’il s’agit de la mère et de 88 % s’il s’agit du père [17]. Toutefois, si l’enterrement des parents en France conduit à une forte reproduction de ce choix par les enfants, l’inhumation des parents au pays d’origine ne s’impose pas à la génération des migrants.
45Lorsque le père vit toujours et a passé la majeure partie ou toute sa vie en France, 60,1 % des enquêtés veulent être enterrés en France. Cette proportion diminue lorsque la durée du séjour du père en France a été plus brève, atteignant seulement 26,1 % si le père n’est jamais venu en France. Parallèlement, la préférence pour une inhumation au pays d’origine croît fortement, passant de 17,1 % pour les enquêtés dont le père a passé toute sa vie ou presque en France à 47,5 % lorsque le père n’est jamais venu. Des résultats analogues sont obtenus pour l’influence du lieu de vie de la mère, qui apparaît encore plus marquée lorsque celle-ci a vécu au moins en partie en France.
46Outre le lieu où vivent les parents des enquêtés, l’enquête PRI a recueilli des informations sur la présence d’enfants et de frères et sœurs en France et au pays d’origine. On connaît également l’éventuelle existence d’autres membres de la famille au pays d’origine. Toutes ces variables ont été introduites sous forme de variables dichotomiques dans la régression multinomiale, ce qui permet d’estimer si la localisation des différents membres de la famille exerce une influence propre sur les préférences pour le lieu d’enterrement, toutes choses égales par ailleurs.
47En premier lieu, il y a une reproduction forte des choix entre les générations. Lorsque les parents vivent en France, ceci diminue de manière très significative la probabilité que l’enquêté préfère être inhumé au pays d’origine plutôt qu’en France (tableau 3). À l’inverse, cette probabilité est un peu plus forte (au seuil de 10 %) lorsque des parents vivent au pays d’origine. La présence d’autres membres de la famille au pays d’origine, essentiellement des ascendants, accroît aussi la probabilité que les enquêtés préfèrent être inhumés au pays d’origine plutôt qu’en France. En second lieu, l’enquête PRI souligne le rôle de la localisation des descendants. Les enquêtés déclarent beaucoup plus souvent vouloir être enterrés au pays d’origine lorsqu’ils ont des enfants qui y vivent, tandis qu’avoir des enfants vivant en France n’exerce pas un effet significatif.
Conclusion
48La préférence pour une inhumation en France, au pays d’origine ou encore l’indifférence ou l’indécision à cet égard apparaissent fortement déterminées, conformément à notre hypothèse, par l’appartenance religieuse et les attaches familiales et sociales des immigrés. La projection du lieu de sépulture met en jeu le désir de rattachement à un territoire, à un groupe, à une filiation. Quelle que soit l’importance de ces déterminants, ceux-ci n’épuisent pas pour autant l’explication de la préférence pour une sépulture au pays d’origine, celle-ci pouvant coexister avec le désir de finir ses jours en France. Il est ainsi remarquable de constater la multiplicité des variables qui influencent les préférences exprimées.
49Les résultats mis en évidence par l’enquête PRI montrent tout d’abord que cette question ne laisse pas indifférents (ou très peu) les immigrés qui vivent en France, et ceci de moins en moins au fur et à mesure qu’ils vieillissent. Cela reflète l’importance croissante de l’idée de la mort avec la vieillesse et le besoin de préparer sa mort [18]. La préférence pour une inhumation en France domine fortement parmi les femmes, parmi ceux qui ont la nationalité française, qui sont arrivés jeunes en France et qui sont propriétaires de leur logement principal. Le désir d’être enterré au pays d’origine est plus prononcé parmi les personnes originaires des pays d’Afrique et du Moyen-Orient et parmi les musulmans. La géographie familiale exerce elle aussi une influence majeure. En particulier, le choix du pays d’origine est beaucoup plus fréquent quand les enfants des enquêtés vivent eux-mêmes au pays, mais aussi lorsque leurs parents vivent encore ou sont enterrés au pays natal. Au contraire, la préférence pour une inhumation en France domine fortement quand les parents y sont enterrés, ce qui apparaît comme un puissant facteur d’ancrage du sentiment d’appartenance. Dans ce contexte, la stabilité des préférences pour une inhumation au pays d’origine au cours de la dernière décennie, qui ressort de la comparaison avec les données de l’enquête MGIS, est assurément le signe d’une permanence de la puissance symbolique des rites liés à la mort parmi les immigrants.
Remerciements
Ce texte a fait l’objet d’une présentation au séminaire Démodynamiques de l’Ined (9 février 2004), au cours duquel nous avons bénéficié des commentaires éclairés de notre discutant, Patrick Simon. Nous remercions également un rapporteur anonyme de la revue et les membres du comité de rédaction pour leurs remarques et suggestions sur les versions antérieures de ce manuscrit.Notes
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[*]
Direction des recherches sur le vieillissement, Caisse nationale d’assurance vieillesse, Paris.
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[**]
Université de Nantes, Caisse nationale d’assurance vieillesse et Institut national d’études démographiques, Paris.
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[1]
Alors que la part des pratiquants catholiques hebdomadaires est tombée en dessous de 10 % depuis les années 1990, les obsèques se déroulent encore 8 fois sur 10 à l’église (Déchaux, 2004, p. 1155).
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[2]
Cette enquête a été co-financée par la CNAV (Caisse nationale d’assurance vieillesse), le FAS (Fonds d’action sociale), l’Arrco et l’Agirc (régimes de retraite complémentaire), la MSA (Mutualité sociale agricole) et la Caisse des mines. Elle a été réalisée sous la responsabilité de Claudine Attias-Donfut, avec la collaboration de Rémi Gallou et Alain Rozenkier. À l’Insee, Guy Desplanques, Daniel Verger et Catherine Borrel y ont notamment participé.
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[3]
La collecte a été réalisée par des enquêteurs de l’Insee au domicile des personnes interrogées, en face-à-face, en utilisant le système CAPI (collecte assistée par informatique). Les entretiens ont duré une heure et demie en moyenne.
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[4]
Ceci peut être gênant dans le cas des veufs et des veuves, leurs préférences ayant de fortes chances d’être influencées par le lieu d’inhumation de leur conjoint décédé.
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[5]
Les hommes veufs sont très peu nombreux à vouloir être enterrés dans leur pays d’origine, tandis qu’à peine plus de la moitié des femmes veuves souhaitent un enterrement en France.
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[6]
L’enquête n’a pas recueilli d’information sur le lieu de sépulture du conjoint décédé.
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[7]
L’étude de Khlat et al. (1998) tend néanmoins à confirmer que les migrants originaires du Maghreb et tout particulièrement les hommes sont en bien meilleure santé que ne le laisserait prédire leur profil socio-économique.
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[8]
Voir par exemple Auby (1997) ou Chaib (2000).
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[9]
Les enquêtés ont également été interrogés sur les discriminations ou persécutions pour des motifs religieux, ethniques, politiques ou autres dont eux-mêmes ou leur famille auraient été victimes dans leur pays d’origine. Ces situations ne sont pas rares : plus de 15 % des enquêtés ont connu de telles discriminations, et près de 9 % en ont beaucoup souffert. Cette variable affecte sensiblement les préférences individuelles. Le désir d’être inhumé en France est exprimé par 60,7 % des personnes qui ont beaucoup souffert de persécutions, alors que ce taux n’excède pas 40 % pour celles qui n’ont jamais été concernées.
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[10]
Cette question a été examinée dans l’enquête Mobilité géographique et insertion sociale (MGIS) de 1992, en différenciant les courants migratoires selon les provenances géographiques, avec l’hypothèse qu’il n’y a pas un modèle unique, mais des modèles spécifiques aux différents courants migratoires (Tribalat, 1996, p. 134). La comparaison entre les résultats de l’enquête PRI et ceux de l’enquête MGIS ne peut être que partielle, car l’échantillon MGIS est limité à 7 pays ou groupes de pays (Algérie, Maroc, Espagne, Portugal, Turquie, Sud-Est asiatique, Afrique sub-saharienne) et aux personnes de 20 à 59 ans, excepté pour les originaires d’Espagne (âgés de 25 à 59 ans), du Sud-Est asiatique et d’Afrique sub-saharienne (de 20 à 39 ans).
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[11]
Les originaires de Belgique, d’Allemagne et du Royaume-Uni ont des profils un peu différents. Les enquêtés nés en Allemagne sont ainsi plus nombreux à vouloir être enterrés en France, et optent moins souvent pour leur pays de naissance. Ceci peut être dû à des raisons historiques, certaines personnes étant nées dans l’Est de la France à une époque où ces territoires étaient sous contrôle allemand.
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[12]
Ainsi, en 1992, les préférences pour un enterrement au pays d’origine étaient exprimées par 53 % des hommes et 48 % des femmes venant d’Algérie, 52 % des hommes et 56 % des femmes du Maroc, 48 % des hommes et 45 % des femmes d’Afrique sub-saharienne, 63 % des hommes et 70 % des femmes de Turquie, 33 % des hommes du Portugal (le taux d’ensemble pour les femmes manque), et seulement 12 % des hommes et 13 % des femmes venus d’Espagne.
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[13]
Les juifs expriment aussi plus souvent la préférence pour un pays autre que la France ou le pays d’origine, même si cela reste minoritaire (autour de 6 %). Cet autre pays est généralement Israël, choisi soit parce qu’ils y ont de la famille proche, soit par attachement personnel.
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[14]
Pour cette sous-population, les taux de ceux qui optent pour un enterrement au pays d’origine selon l’intensité décroissante de la pratique religieuse sont respectivement égaux à 75 %, 68 %, 49 % et 20 %.
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[15]
En revanche, on ne sait rien des préférences sur le lieu futur d’inhumation des parents encore en vie à la date de l’enquête. L’information étant fournie par la personne sélectionnée pour répondre au questionnaire, il est apparu délicat de lui demander les préférences de ses parents quant au lieu d’enterrement.
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[16]
Parallèlement, les enquêtés sont plus nombreux à rester indécis, alors que les préférences étaient bien établies dans le cas où les parents sont enterrés en France.
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[17]
Nous avons par ailleurs examiné si les lieux de sépulture des mères influencent plus les préférences féminines, tandis que les préférences masculines seraient davantage sensibles au lieu de sépulture des pères. Les données tendent à invalider cette hypothèse. Les femmes sont plus nombreuses que les hommes à vouloir être inhumées en France lorsque leur père est enterré en France; il en va de même quand c’est la mère qui est enterrée en France. Ceci traduit en fait seulement des écarts entre hommes et femmes, ces dernières ayant une préférence pour une sépulture en France. Lorsque les deux parents sont décédés, ils reposent dans le même pays dans plus de 91 % des cas. Si l’on se limite à des situations où l’un des conjoints est enterré en France et l’autre au pays d’origine, c’est deux fois plus souvent le père qui repose au pays d’origine. La mère ayant statistiquement plus de chances de survivre à son conjoint, il est probable qu’elle préfère être inhumée dans le pays où vivent ses enfants.
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[18]
Les banques et compagnies d’assurance, tout comme les entreprises de pompes funèbres, ne s’y trompent pas, qui multiplient leurs produits (contrats d’obsèques, etc.) pour y répondre. Celles-ci proposent du reste souvent de prendre en charge l’organisation des rapatriements des corps. Le client peut ainsi aisément décider du lieu de ses obsèques et les organiser à l’avance.