CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1À partir d’une enquête de terrain conduite entre 2004 et 2009 dans le cadre d’une thèse de doctorat, La République et ses autres met en lumière les ambivalences des politiques d’intégration et de lutte contre les discriminations. Ces ambivalences reposent sur la tension entre la mise sur l’agenda public du combat contre les discriminations raciales et le modèle national universaliste. Elles sont révélatrices du traitement de la question de l’altérité au sein de la communauté imaginée française. La difficulté à reconnaître des frontières intérieures conduit à se focaliser sur la frontière entre populations étrangères et nationales. Elle favorise un surinvestissement autour de la naturalisation, écartant de l’agenda public la persistance de traitements inégalitaires à caractère racial, qui font des victimes françaises comme étrangères. L’enquête a eu lieu à « Doucy », une ville de région parisienne caractérisée par son importante population immigrée, par l’action volontariste de la municipalité au regard de la lutte contre les discriminations et par son tissu associatif dense. Elle combine des observations menées à la préfecture à des entretiens auprès des agent·e·s, des postulant·e·s et des naturalisé·e·s. Sarah Mazouz a elle-même obtenu la nationalité française durant son enquête. Elle commence le terrain avec la seule nationalité tunisienne, mais elle est catégorisée comme blanche par la plupart des enquêté·e·s, du fait de sa peau claire et de son ancrage dans le monde académique. Ces expériences nourrissent ses analyses, mettant en perspective les notions d’origine, de nationalité et de racialisation. Chacun des quatre chapitres correspond à un site d’enquête : une enquête par sources secondaires sur les dispositifs ayant précédé la mise en place de la Commission pour la promotion de l’égalité des chances et la citoyenneté (COPEC), l’enquête à la COPEC, celle au bureau des naturalisations et celle des cérémonies de naturalisation.

2Dans le chapitre 1, la genèse de la COPEC souligne les tensions constitutives de l’introduction de la lutte contre les discriminations en France. Si le droit pénal sanctionne certaines formes de discrimination raciale depuis le début des années 1970, ce n’est qu’entre 1998 et 2000 que les discriminations liées à l’origine sont définies par le gouvernement comme problème public, avec notamment la constitution du Groupe d’étude des discriminations (GED) et la fondation des Commissions départementales d’accès à la citoyenneté (CODAC). De 2001 à 2003, sous influence européenne, les politiques publiques ne cherchent plus seulement à mettre en lumière les discriminations, mais aussi à les prévenir et les corriger, avec notamment la transformation du GED en Groupe d’étude et de lutte contre les discriminations (GELD). De 2004 à 2011, la question des discriminations raciales est de plus en plus diluée dans un cadre antidiscriminatoire abstrait et transversal. Le remplacement du GELD par la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) et celui de la CODAC par la COPEC reflètent ce revirement. L’inefficacité des politiques mises en place (peu de plaintes ont été enregistrées et le caractère racial des traitements inégalitaires a rarement été reconnu) tient à la superposition de deux paradigmes concurrents : la politique d’intégration inscrite dans la tradition républicaine française et la lutte contre les discriminations raciales, en partie importée des modèles européens. On retrouve cette tension dans les résistances des agent·e·s des services publics concernés et de certaines associations, alors que les travaux de chercheur·e·s sur le sujet se trouvent étiquetés comme militants et, par là, délégitimés.

3En étudiant le fonctionnement de la COPEC de la préfecture de Doucy, le chapitre 2 donne corps aux ambivalences soulevées lors du premier chapitre. Il montre les limites de l’action de cette instance : les réunions de la COPEC donnent le plus souvent lieu à des campagnes de rappel du droit auprès des usager·e·s plutôt qu’à des démarches visant à modifier les pratiques des agent·e·s. Cette ligne d’action reflète un refus du contentieux et de la mobilisation, lié à une conception des discriminations comme des problèmes à prévenir localement plutôt que des inégalités à combattre structurellement. Le fait que les notions d’égalité des chances et de diversité remplacent progressivement celle de lutte contre les discriminations reflète ainsi une dépolitisation et déconflictualisation de ces enjeux. Les observations et entretiens menés à la COPEC révèlent aussi combien les représentations et pratiques de certains acteurs et actrices de cette instance reproduisent plus qu’elles n’atténuent le racisme. Enfin, ce chapitre fait ressortir le poids de la notion de mérite : les victimes potentielles des discriminations sont pensées uniquement comme étrangères et on considère que l’État leur dispense des faveurs, conditionnées à leur mérite, plutôt que des droits. Tout est présenté comme si elles avaient déjà reçu plus qu’elles ne méritaient.

4Le chapitre 3 se focalise sur la procédure de la naturalisation. Avant la réforme de 2010, non incluse dans la période d’enquête, les critères évalués lors de la demande de naturalisation sont les suivants : résidence stable en France telle que démontrée par des revenus fixes, majorité, bonne santé, « bonne vie et bonnes mœurs » et assimilation. Un avis est donné par la préfecture après un entretien d’assimilation linguistique, puis il est transmis à la sous-direction des naturalisations, qui rend la décision finale. L’assimilation est officiellement définie par l’administration comme linguistique – la maîtrise de la langue française –, mais les agent·e·s chargé·e·s de l’évaluer lui donnent aussi un sens culturel. Les observations et entretiens menés autour de ces entretiens d’assimilation soulignent à nouveau l’importance de la notion de mérite. Ils révèlent le pouvoir discrétionnaire des fonctionnaires gérant les dossiers et leurs différentes postures. Quel que soit le degré de bienveillance adopté par la préfecture, la naturalisation est vécue comme une épreuve où l’on peut à tout moment être pris en défaut, que ce soit en revivant les difficultés rencontrées durant sa scolarité ou en répondant aux demandes administratives floues lors de la présentation de son dossier. Ces difficultés pénalisent particulièrement les moins qualifié·e·s et les femmes, perçues comme plus isolées et moins à même de s’intégrer. Elles peuvent aussi être accrues par un climat de défiance vis-à-vis de tout ce qui est associé à l’Islam.

5Le chapitre 4 analyse le déroulement des cérémonies de naturalisation, comparant celles qui ont lieu à la préfecture et celles qui ont lieu à la mairie de Doucy. Il souligne les paradoxes d’une cérémonie dont l’objectif est d’entériner le passage du statut d’étranger·e à membre de la communauté nationale, mais dont les rituels réaffirment la frontière qui sépare les naturalisé·e·s des Français·e·s de naissance. Le chapitre revient sur le diaporama commun aux deux types de cérémonies et dont la visée pédagogique affirmée suppose la méconnaissance de l’histoire française de la part des naturalisé·e·s, puis sur la Marseillaise, puis enfin sur le dispositif d’accueil convivial et festif mis en place par la mairie de Doucy. Ce dernier, tout en offrant une cérémonie plus chaleureuse, ouvre une discussion sur le passé colonial et la persistance des discriminations, même pour les naturalisé·e·s. La cérémonie de naturalisation relève finalement d’un véritable rite d’institution tel que défini par Bourdieu : faisant méconnaître comme arbitraire et reconnaître comme légitime une frontière.

6La République et ses autres montre ainsi comment la transformation du cadre d’analyse des inégalités ethno-raciales a connu un échec lié à la réduction de la question des discriminations à celle de l’immigration. Les pouvoirs publics ont répondu aux impératifs – notamment européens – de lutte contre les discriminations, sans pour autant abandonner une posture de colorblindness ni reconnaître les frontières internes à la nation française. Cette orientation a donné naissance à des dispositifs peu à même de reconnaître les discriminations raciales, encore moins d’y offrir des réparations. En parallèle, le traitement des candidat·e·s à la naturalisation, puis des naturalisé·e·s, montre combien l’État et ses agent·e·s, non seulement limitent l’accès à la nationalité en usant de grilles de lecture racialisantes, mais aussi maintiennent une frontière entre Français·e· de naissance et naturalisé·e·s. Sans s’alourdir de longs passages théoriques, ce livre s’appuie sur des concepts de sciences sociales dont la définition fournie est d’une grande clarté et qui se trouvent parfaitement incarnés par les situations qu’ils servent à analyser. Les notions de racialisation, de conscience juridique ou encore de secret public sont amenées avec synthèse et pédagogie, de sorte que, en plus de ces apports empiriques, on conseillerait aussi cette lecture à qui voudrait se saisir de concepts éclairant le fonctionnement des États-nations. On regrette seulement que les liens entre les deux axes du livre – la lutte contre les discriminations et les procédures de naturalisation – ne soient pas davantage discutés. Sarah Mazouz montre que ces deux dimensions sont dépendantes au sein des dispositifs publics, en soulignant le rabattement de l’enjeu des discriminations à celui de l’intégration des immigré·e·s, mais aussi en évoquant la circulation des agent·e·s entre les services de naturalisation et de lutte contre les discriminations. Néanmoins, ces ponts auraient pu faire l’objet d’un chapitre de discussion plus approfondie, que ce soit sur un plan théorique ou à travers l’analyse des parcours des acteurs et actrices de ces politiques.

Marine Haddad
Institut National d’Études Démographiques
Mis en ligne sur Cairn.info le 08/02/2021
https://doi.org/10.3917/pox.131.0171
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