1À la parution de La révolution du féminin, j’ai observé, avec stupeur d’abord puis perplexité, que le livre pouvait faire l’objet d’une lecture biaisée qui tendait à le présenter comme un plaidoyer en faveur d’un retour aux rôles féminins traditionnels. Le compte rendu d’Anne Verjus constitue de ce point de vue une forme de paroxysme. Je saisis donc l’occasion qui m’est donnée de lui répondre pour essayer de démêler ce qui, dans mon propos, a pu prêter le flanc à tant de confusion. Car je n’ignore pas que certains de mes arguments se tiennent sur le fil d’une interprétation différentialiste, tout comme je mesure désormais l’insuffisance de mes développements sur la démarche phénoménologique.
2Un fil rouge traverse le texte, celui du paradoxe inhérent à ma démonstration : le « triomphe » du féminisme sur le plan des principes s’accompagnerait selon moi d’une « résistance » des femmes à ses avancées, d’un « dégoût » même, voire d’un « rejet ». Choquée de lire dans l’introduction que « les jeunes filles du XXIe siècle ont du mal à se définir comme féministes » (p. 15), Anne Verjus dresse la liste de toutes les thématiques et initiatives témoignant de l’implication ardente des militantes d’aujourd’hui. Convaincants, ces exemples sont aussi tous extrêmement récents, c’est-à-dire postérieurs à l’écriture du livre. Je ne crois pas utile de revenir sur ce constat dressé au tournant des années 2000 qui pointait le désintérêt des plus jeunes envers les combats féministes. Il était alors question de backlash, de régression et même de danger, nous nous en souvenons tou.te.s. Je ne vais pas non plus répondre au sondage cité par un sondage contradictoire (ils existent), on sait que l’on peut faire dire aux enquêtes d’opinion toutes les choses et leurs contraires. Non, ce qu’il me paraît important de souligner, c’est l’absence de perspective historique dans le constat d’Anne Verjus.
3Ce qu’elle ne voit pas, c’est que la forte mobilisation féministe que nous vivons bel et bien est entièrement dédiée à ces thématiques corporelles dont je déplore dans le livre qu’elles aient été longtemps négligées par un féminisme soucieux d’alléger les femmes du poids de leur corporéité. En déroulant le fil de l’histoire des idées féministes, je montre que la lutte fondatrice contre l’assignation maternelle a permis d’initier la libération des femmes mais qu’elle a aussi ouvert la voie à une déconsidération féministe des sujets corporels, toujours susceptibles de les ramener à leur nature. La synthèse française entre égalitarisme universaliste, matérialisme lesbien et études de genre a ainsi débouché sur une assimilation quasi définitive entre corps féminin et aliénation.
4Je ne vois là nulle tragédie ni échec, bien au contraire. La deuxième vague a inauguré une ère anthropologique nouvelle où les femmes peuvent s’imaginer une vie non domestique au sein d’un monde que ne structure plus l’ancienne division privé-féminin/public-masculin (I, chap. 4), quand la troisième vague a rendu possible le repérage et la déconstruction des mécanismes, notamment corporels, qui entretiennent la hiérarchie sexuée dans nos sociétés de l’émancipation (II, chap. 8). Très loin de penser que le féminisme « serait allé trop loin » donc, je soutiens qu’il a produit une révolution aux conséquences irrécusables, permettant « la disparition de l’argument biologique qui, de façon séculaire, séparait les hommes et les femmes » et annonçant « un monde neutre du point de vue du genre » (p. 132). Peu à peu libérés du poids des déterminismes genrés, les individus aspirent désormais à choisir librement les modalités de leur identité sexuée et à l’exprimer de façon singulière (p. 239).
5La chose étant repérée, je remarque que l’orientation anti-corporelle de la pensée féministe a pu nourrir une forme d’entre-soi militant au détriment de la diffusion de la cause féministe. Quand j’évoque la « disparition du sujet féminin », c’est pour regretter que les thématiques liées aux dimensions incarnée et sexuée de l’existence des femmes aient été si systématiquement associées à une posture essentialiste nuisible au combat pour l’émancipation. Si nous en avons fort heureusement terminé avec la définition traditionnelle de la condition féminine, « doux mélange de dévouement maternel, de dépendance matérielle et juridique, de disponibilité sexuelle » (p. 360), nous sommes loin d’en avoir fini avec ces questions corporelles que vivent et qu’éprouvent toutes les femmes, quelles que soient leurs caractéristiques genrées, sexuelles, conjugales ou maternelles.
6La vague qui se lève aujourd’hui en constitue l’illustration même qui voit les jeunes féministes se saisir des questions liées aux organes sexuels féminins. De la taxe sur les protections hygiéniques (2015) à l’ouverture de la PMA à toutes les femmes (2018), en passant par la publicisation de l’endométriose (2016), la dénonciation des violences obstétricales, la figuration du clitoris dans les manuels scolaires, le débat sur les modes de contraception ou les produits menstruels, et jusque dans l’explosion des révélations liées au harcèlement et aux violences sexuelles (2017), nous assistons à un mouvement massif de réinvestissement par les femmes de leurs corps dans ses dimensions les plus intimes. Il s’agit non seulement de relancer la lutte contre les atteintes et violences sexuelles, mais aussi de considérer le corps féminin, jusque dans ses caractéristiques génitales, comme un lieu d’actualisation de la liberté et de l’égalité conquises. La rupture est de taille, elle survient après des siècles d’interprétation de la corporéité féminine dans les termes de la passivité, suivis de décennies de représentations féministes au prisme de l’aliénation. Voilà pourquoi l’on peut dire, en s’essayant à une histoire du temps présent, que nous vivons un tournant dans l’histoire du féminisme.
7C’est à ce mouvement que j’entends contribuer, non pas pour « rendre aux femmes ce dont le féminisme les aurait privées : un accès valorisé et valorisant à leur nature », mais tout au contraire pour essayer de penser la condition profondément inédite qui est la leur et qui fait d’elles, simultanément, des individus de droits et des sujets incarnés, libres de faire tous les choix relatifs à leur corporéité tout en subissant le poids de normes et d’injonctions sans cesse renouvelées. Anne Verjus n’a pas compris, ou fait semblant de ne pas comprendre, que mon intérêt pour les sujets corporels n’a rien à voir avec une quelconque déploration des « effets délétères du projet féministe de désincarner les femmes ». Pas une fois je n’évoque leur souffrance de vivre « comme des individus sans corps », pas une fois je ne regrette que la maternité ne soit plus un destin, pas une fois je ne me désole que l’on contraigne le désir naturel des femmes de plaire et de s’occuper de leurs enfants. L’insistance de l’auteure à me prêter ces positions m’interroge. Comment expliquer un tel contresens ?
8Je crois qu’il s’agit là d’un exemple frappant de la difficulté qu’ont certaines féministes à envisager les thématiques liées au corps sexué des femmes autrement que dans les termes de l’essentialisme honni. J’en veux pour preuve les deux exemples sur lesquels se concentre Anne Verjus et qu’elle présente comme les deux facettes de « [ma] propre nature féminine » (le ciel m’en préserve !), le souci esthétique et la maternité. Je n’évoquerai ici que cette dernière, renvoyant au livre pour le premier aspect. Parce que, pendant des millénaires, elle a justifié l’enfermement au foyer, la capacité maternelle paraît toujours suspecte. S’intéresser aux conditions dans lesquelles elle est aujourd’hui vécue, ce serait vouloir réhabiliter l’ancien idéal domestique. Anne Verjus déplore ainsi que je ne considère pas les femmes « faisant le choix de ne pas avoir d’enfant ». Outre le fait qu’il s’agit d’un reproche infondé puisque je consacre plusieurs pages à la question (p. 129 puis p. 330 s.), il se trouve que c’est aussi un argument crucial dans ma démonstration, curieusement occulté. Je me cite : la « dissociation de la maternité et de la subjectivité féminine constitue une immense nouveauté. Ce n’est que depuis peu que l’on demande aux femmes ce qu’elles “font dans la vie” ; avant la rupture de la révolution féministe, la question ne se posait pas : elles faisaient des enfants. Elles n’y sont plus contraintes désormais et peuvent même le refuser, c’est là le summum de l’émancipation » (p. 331-332). Et je poursuis sur ce paradoxe qui voit les femmes devoir subir dans le même temps « une forte pression sociale à la procréation », le non-désir d’enfant et la possibilité de l’assumer socialement relevant d’un vrai combat féministe. Voilà pourquoi (entre autres choses), je ne suis ni différentialiste ni essentialiste, parce que je suis loin, très loin, de penser que le tout de la vie d’une femme se condense dans le désir d’enfant et son assouvissement.
9Dans ce domaine, comme dans tous ceux qui engagent le corps féminin, la liberté de choix est le critère. Qu’une femme veuille être mère, qu’elle souhaite ne pas l’être, qu’elle devienne mère de famille nombreuse, ou qu’elle regrette de l’être devenue, au nom de quelle posture surplombante peut-on prétendre juger telle ou telle ? Et mon point de vue serait normatif ? Mais ce sont celles qui stigmatisent d’emblée certaines options sexuelles, conjugales ou procréatives qui jugent et qui enferment. Lorsque j’affirme que les femmes peuvent trouver « dans leur quotidien au-dedans suffisamment de gratifications pour avoir envie de s’y cantonner » (p. 278), je ne dis pas qu’elles « aspirent de tout leur être » à rester confinées au foyer. Je remarque simplement que si elles « sont sorties de ses limites étroites, elles n’en ont pas claqué la porte pour autant, et c’est librement qu’elles s’y impliquent désormais » (p. 284). C’est en mobilisant maladroitement (il me faut le reconnaître), le terme de contentement que je rends compte de cette transformation qui a vu la sphère privée, de scène par excellence de la subordination féminine, devenir un lieu valorisé de réalisation de soi, et ce pour les individus des deux sexes.
10J’avoue ne pas avoir saisi par quels cheminements intellectuels Anne Verjus en vient à m’attribuer cette curieuse idée selon laquelle les femmes seraient à ce point désireuses de s’épanouir au foyer qu’elles en viendraient à « lutter contre la répartition égalitaire des tâches parentales et domestiques ». Peut-être parce que cela lui permet de soutenir la thèse confuse du paradoxe (triomphe féministe/résistance féminine). Quoi qu’il en soit, le paragraphe qui précède la conclusion du compte rendu multiplie les affirmations dont je ne sais si elles sont plus erronées qu’éhontées ou l’inverse : je soutiendrais « l’hypothèse que les hommes ont été écartés de cette sphère domestique par des femmes désireuses d’y régner », des femmes qui ne voudraient pas de l’émancipation féminine et qui mettraient « volontairement un frein » au féminisme. Le propos est à ce point aberrant que j’en rirais volontiers si je ne me sentais pas heurtée dans mes convictions féministes. Je ne détaillerai pas ici les arguments que je mobilise à l’appui de ma thèse d’une « convergence des genres » (I, chap. 5). Ils ne sont pas d’ordre statistique, certes, mais que l’on autorise les historien.ne.s des idées et les philosophes à ouvrir des perspectives théoriques en s’abstenant de caractériser celles-ci comme des fictions, comme si les efforts que nous faisons pour tenter de saisir les caractéristiques inédites et encore ténues du moment où nous sommes n’avaient de valeur qu’après validation empirique massive.
11Je terminerai sur une question d’ordre épistémologique en disant quelques mots de la démarche phénoménologique que je mets en œuvre. Anne Verjus la réduit à la simple mobilisation de mon expérience personnelle, j’aurais entrepris de « partir d’une femme pour décrire toutes les femmes ». Sans m’étendre sur l’évidence admise du « point de vue » à partir duquel toute féministe pense et agit (le standpoint de Nancy Hartsock), et en admettant qu’en effet « il y a une personne derrière ce livre » (comme l’écrivait Judith Butler dans son introduction à la seconde édition de Trouble dans le genre), je voudrais préciser ce que recouvre la notion d’expérience vécue à partir de laquelle je travaille. Dans le féminisme phénoménologique, l’existence corporelle féminine se conçoit sous deux aspects : elle est révélatrice de la situation aliénée des femmes mais elle témoigne aussi de la liberté qui est la leur de répondre de façon personnelle et émancipatrice aux contraintes sociales. Il ne s’agit plus seulement d’appréhender la condition féminine au prisme de la domination masculine mais de se placer du point de vue de celles qui la subissent. C’est ce que fait notamment Iris Marion Young (On Female Body Experience, 2005) dans le sillage de laquelle je m’inscris. Qu’elle examine la gestuelle et la mobilité féminines, interroge l’expérience de la grossesse, s’intéresse au fait d’avoir des seins, questionne l’expérience des menstruations ou revisite les interprétations associées à la sphère domestique, à chaque fois, il s’agit de mettre au jour la dialectique de l’aliénation et de la liberté qui caractérise toutes les spécificités relatives au fait d’avoir un corps sexué féminin.
12Cette approche permet notamment de rendre compte de l’idéal de singularité qui caractérise désormais le rapport des individus à leurs corps (dans la sphère occidentale, faut-il le préciser). La définition de soi s’affranchissant de l’assignation immémoriale à la binarité, chacun.e se trouve doté.e d’une capacité d’auto-engendrement autorisant à se définir librement selon une logique d’intégration, de réinterprétation ou de subversion des normes et sommations sociales. Pour saisir l’inédit de cette liberté corporelle sous contraintes, il faut prendre au sérieux la sexuation des corps dans toutes ses expressions, des plus inédites aux plus conformes. C’est sans doute parce que je m’intéresse à ces dernières qu’Anne Verjus me fait le procès d’un éloge de la « nature féminine » et qu’elle m’attribue cette étrange interprétation d’un féminisme légitimant le « retour à l’ordre des choses ». Stupéfiant renversement qui voit ma révolution se transformer en réaction… Je le redis donc comme je le pense : la lutte et la pensée féministes ont enclenché une dynamique irrésistible d’émancipation et d’égalisation qui annonce un monde si nouveau que nous peinons à en dessiner les contours, et cette nouveauté est telle qu’elle exclut toute marche arrière. Il faudra me croire sur parole mais il se trouve que je m’en réjouis.