1En décidant de s’immerger dans la vie quotidienne d’une élue, L. Godmer et G. Marrel ont entrepris de rendre compte de quelque chose qui ne se voit pas et, plus encore, qui ne se saisit guère : « la politique en train de se faire ». Bien que la sociologie du métier politique soit en plein essor, remarquent les auteurs, l’exercice du mandat et le travail politique demeurent empiriquement peu étudiés. Le choix de la « focale agenda » vient ainsi combler une lacune méthodologique et ouvrir une perspective compréhensive ; car explorer de façon systématique l’emploi du temps d’une élue, c’est à la fois restituer la diversité des dimensions de l’activité politique et prendre la mesure des transformations à l’œuvre dans ce champ. Rationalisation et numérisation, concurrence des temporalités politique et électorale, mise en scène et dramatisation, le métier politique connaît une mutation qui est aussi celle de la vie politique elle-même.
2L’enquête a été menée auprès d’une femme politique ordinaire, conseillère régionale récemment réélue, nommée vice-présidente de son assemblée, et nourrissant des ambitions pour la conquête d’une grande ville de province. Qualifiée d’« élue intermédiaire » entre les niveaux local et national, cette quadragénaire a accepté de livrer le contenu de son agenda durant deux années entières (de mai 2010 à mai 2012). Par cette approche monographique, L. Godmer et G. Marrel entendaient déplier « la densité et la complexité du travail politique auquel les représentants sont soumis dans le cadre paradoxal et précaire de leur mandat temporaire » (p. 12). Au mystère qui entoure l’activité des élus et à la défiance qui accompagne souvent les représentations que nous nous en faisons, ils ont opposé la rigueur d’une méthode tout à la fois quantitative et ethnographique destinée à révéler l’épaisseur, l’intensité et la technicité d’un métier éminemment chronophage et stratégique.
3L’un des principaux postulats sous-tendant l’enquête concerne « l’étroite imbrication du temps de l’action publique et du temps de l’élection » ou, pour le dire autrement, « l’inévitable confusion du pilotage des politiques publiques et de la préparation des échéances électorales » (p. 13). Le constat est à ce point central qu’il conduira à la révélation de l’identité de la femme politique étudiée quand l’anonymisation du territoire, de l’élue et de ses entourages avait été posée comme l’une des conditions de l’enquête, répondant tant à l’exigence de neutralité analytique qu’à l’ambition de montée en généralité. Alors même que rien ne laissait présager une telle chose, la vice-présidente de la région deviendra maire de la ville-préfecture de sa circonscription en 2014. Outre que cette victoire est l’une des rares de la majorité socialiste alors au pouvoir, elle se joue sur le fil contre un candidat d’extrême droite, l’élection se trouvant de ce fait placée sous un feu médiatique nourri par la « nationalisation des enjeux politiques municipaux ». C’est cette issue inattendue qui conduit les auteurs à lever l’anonymat de l’élue dans l’épilogue de l’ouvrage, préservant ainsi la valeur heuristique de la démonstration tout en produisant un effet de révélation qui vient éclairer tout un pan de l’analyse développée jusque-là. Un véritable dénouement en somme !
4Mais revenons au commencement, quand il ne s’agissait que d’observer l’emploi du temps d’une élue « normale, moderne et exemplaire ». Le cadre méthodologique doit d’abord être précisé : c’est parce que ses auteurs entretenaient une certaine proximité avec l’élue, enseignante-chercheure elle aussi, qu’a pu se construire la relation de confiance nécessaire à la mise en place du dispositif d’enquête. Toutefois, en dépit d’un pacte de confidentialité destiné à protéger la femme politique du risque de dévoilement de certains aspects de son travail, il a bien fallu le reconnaître, « l’appauvrissement du contenu agendaire est une condition de sa communicabilité aux chercheurs » (p. 46). Cette limite explique notamment qu’en plus de l’analyse quantitative de l’agenda-base de données, l’étude d’une semaine-test de travail politique ordinaire ait été conçue selon une démarche d’ethnographie de l’agenda de l’homme politique par suivi d’élu destinée à « vérifier » la concordance entre le travail répertorié et l’activité effective de l’élue.
5Les premiers enseignements de l’enquête concernent la nature même de l’agenda-making qui renvoie un processus à la fois collectif, permanent et invisible. Quatre personnes gèrent l’emploi du temps de la vice-présidente de région, sans véritable organisation planifiée mais en vertu d’une logique de routinisation reposant sur la compétence des agents concernés. Le travail politique obéit ainsi à une dynamique de « cabinetisation » qui laisse une place centrale aux acteurs administratifs et aux entourages de l’élue, sommés d’assurer une gestion rigoureuse de l’agenda. Une telle exigence ne témoigne pas seulement d’un impératif d’efficacité, elle relève aussi de ce que L. Godmer et G. Marrel appellent une « éthique de l’agenda ». Bien gérer son emploi du temps, ce serait aussi faire montre du bon « gouvernement de soi » caractéristique du leadership dans nos sociétés contemporaines (p. 75). « Montre-moi ton agenda, je te dirai quel type d’élu tu es… »
6Une deuxième série d’enseignements est relative à la spécificité temporelle de l’activité politique dans un régime représentatif. Parce qu’elle est autant un acteur public qu’un entrepreneur politique, l’élue subit une concurrence des temporalités. À la charge que constitue son programme quotidien, elle doit ajouter « l’indicible lutte contre le risque électoral » (p. 37) qui fait de son rapport au temps un rapport d’insécurité. Le travail politique, c’est aussi assurer sa pérennité dans un contexte de remise en jeu régulière des mandats, voire prétendre à gravir les échelons électoraux pour accéder à une fonction plus prestigieuse et gratifiante. C’est le cas de l’élue étudiée qui ne cache pas être « perpétuellement en campagne » et viser un autre mandat que celui qu’elle assure.
7À cette dualité travail/carrière s’ajoute une tension liée à l’existence d’un temps techno-médiatique qui impose un « impératif d’ubiquité ». La raréfaction du temps politique (time poverty) oblige à une gestion du temps rationalisée par l’agenda (time management). Voilà comment les contraintes contemporaines et les méthodes mobilisées pour les affronter transforment le métier politique. L’agenda vise à contrôler et articuler tout à la fois les activités techniques (suivi et traitement des dossiers), représentatives (en assemblée, en commission, etc.), partisanes et enfin de veille politique (suivi informationnel, entretien des réseaux politiques). Une rationalisation de l’activité politique, ainsi « codifiée, chronométrée, mesurée, quantifiée, objectivée par ces acteurs », qui vise autant la proximité de l’élue à ses représentés qu’elle cherche à la tenir à distance en la préservant de toute « perte de temps ».
8Concrètement, l’analyse approfondie de l’agenda nous renseigne quant à la dimension chronophage du métier d’élu. Durant les deux années étudiées, 170 journées ont été « non renseignées », ce qui correspond à 85 jours de repos par an, un total très proche de la moyenne nationale (93 jours). Cela dit, les informations recueillies témoignent bel et bien de l’intensité de la charge. Le temps consacré au mandat (277 jours par an) correspond à un temps plein à 35 heures, auquel il faut ajouter le temps consacré aux activités d’enseignante-chercheure que l’élue a tenu à conserver (soit 88 jours par an). En y regardant de plus près, il s’avère que les journées intégralement professionnelles ne représentent que 1,8 % du temps de l’élue, contre 52,8 % pour les journées intégralement politiques et 22,2 % pour les journées mixtes. Le mandat occupe donc 99 % du temps planifié de l’élue, son travail politique étant caractérisé par la pluri-activité. Rares sont les moments où elle n’accomplit qu’une seule et unique activité ; c’est le cas lorsqu’elle prend la parole lors d’une réunion, mais pour le reste, elle parvient quasiment toujours à se démultiplier, notamment grâce aux outils numériques qui lui confèrent ce don d’ubiquité. Si l’entremêlement des responsabilités et des actions définit le métier d’élu, c’est que celui-ci implique l’entremêlement des fonctions et des visées : gestion quotidienne de la vice-présidence de région et préparation des prochaines échéances électorales, « investissement dans la délégation et travail notabiliaire de la circonscription », tels sont les impératifs d’un travail pluriel dont la densité se mesure aussi par l’étude du « hors agenda ».
9C’est tout l’intérêt du volet ethnographique de l’enquête que de s’être attaché à cerner les contours du « travail politique invisible ». Il s’est agi de réaliser une micro-observation de terrain en chronométrant une journée « minute par minute » et en faisant l’inventaire minutieux d’une semaine de travail durant laquelle L. Godmer et G. Marrel ont suivi l’élue. En comparant les résultats obtenus aux données de la base agenda, un premier constat s’est imposé : la part considérable de l’emploi du temps non explicitement planifié, soit 72 heures hebdomadaires. Une grande partie de l’intendance ordinaire du politique échappe à l’évidence à sa saisie sur agenda. C’est notamment le temps des déplacements, qui ne sont pas systématiquement notés, et de moins en moins à mesure qu’ils sont routinisés : aux 365 heures répertoriées sur deux ans, s’ajoutent ainsi des dizaines d’heures implicites et des centaines de petits trajets à pied ou dans le véhicule personnel de l’élue. Au total, il s’avère que celle-ci passe quatre fois plus de temps à se déplacer que ce que l’agenda enregistre. L’enquête ethnographique nous en apprend beaucoup également sur la nature du travail politique. L’élue consacre 38 % de son temps en réunions, 19 % en déplacements, 11,9 % en rendez-vous, 11,5 % en cérémonies, le quart restant étant partagé entre divers types d’activités : repas de travail (7 %), manifestations publiques (6,3 %), débats (3,3 %), contacts avec les médias (3 %), spectacles (2,5 %), actions collectives (0,5 %). Sur le fond, les trois quarts du temps sont consacrés à l’action publique et au pilotage de politiques publiques au niveau régional, quand le dernier quart relève de la représentation et de la mobilisation politique au sens large. Toutefois, les auteurs soulignent la difficulté de distinguer entre ces deux grands types d’activités. L’entrée « assister à un spectacle » relève sur le papier du temps d’interaction avec les milieux artistiques (ou sportifs) mais, sur le fond, elle renvoie bien plus à la représentation et à l’entretien de l’image publique. Dans tous les cas, notent L. Godmer et G. Marrel, l’élue fait montre d’un investissement remarquable dans son métier qui produit en retour un processus de professionnalisation exemplaire. De là à conclure à une « stratégie de légitimation par l’exemplarité », il y a un pas vite franchi par les auteurs. C’est l’un des deux grands constats de l’enquête, celui qui fait de l’agenda un instrument de construction du leadership politique.
10L’agenda de travail d’une élue « est toujours en quelque sorte un agenda électoral » (p. 196). En passant de l’analyse quantitative d’un emploi du temps sur deux ans à l’observation fine d’une journée et d’une semaine ordinaires, les auteurs ont pu mettre au jour la confusion des rôles inhérente au métier politique. La comparaison des deux années de mandat a par ailleurs permis de confirmer l’hypothèse d’une orientation précoce du travail politique de la vice-présidente vers des enjeux électoraux locaux (les municipales de 2014). La chose s’observe d’abord par l’inflation des usages de l’agenda, les saisies augmentant de 14 % la seconde année. Curieusement, cela ne se traduit pas par une augmentation du volume de travail, l’agenda étant « saturé » dès la première année, mais par une intensification des activités politiques (+ 11 %) doublée d’une baisse de la durée moyenne des rendez-vous personnels (- 42 %). Très significativement, ce sont les activités partisanes, électorales et de représentation qui progressent (+ 33 % en fréquence et + 28 % en volume, dont les relations à la sphère médiatique + 66 %), au détriment de l’administration et du pilotage des politiques publiques. Cette évolution est repérable tout aussi bien sur le plan spatial : progressivement, la présence de l’élue se renforce dans la ville préfecture de sa circonscription, passant de 48 à 58 % entre le début et la fin de la période.
11Au terme des deux années d’analyse des données recueillies, soit en 2013 et 2014, L. Godmer et G. Marrel assistent à l’élection de l’actrice principale de leur enquête à la mairie d’une grande ville de province. Tout en précisant, dans l’épilogue de l’ouvrage, que « rien, dans l’agenda, ne pouvait laisser présager une telle victoire », les auteurs l’attribuent à un « discret travail politique de long terme dont [l’enquête] livre un certain nombre de clefs » (p. 222). D’où la nécessité ressentie au moment de la publication de révéler l’identité de l’élue. C’est l’une des conclusions intéressantes de l’enquête que de s’éclairer in fine au regard d’un événement inattendu. La trajectoire politique ascendante de l’élue étudiée n’avait pas été anticipée, elle a pu être rétrospectivement repérée par l’étude fine de son agenda. L’autre grand constat sur lequel nous souhaitons insister concerne l’empiétement massif du temps politique sur le temps personnel. Tout dans l’observation effectuée en témoigne : la vie privée de l’élue est imprégnée de son rôle public, une fusion qui renforce « l’intensité d’un emploi du temps efficace, vécu comme un continuum, un espace-temps homogène dédié à la réussite politique, sans réelle rupture, où les sas de décompression sont intégrés au projet politique » (p. 112). Nulle trace dans l’agenda du temps que l’élue consacre, chaque matin, à sa présentation physique et à la préparation de sa journée (informations radiophoniques, relecture des dossiers, envois de sms, etc.), pas plus que de celui qu’elle passe, en fin de journée, à la communication politique (gérer sa page Facebook, alimenter son blog). Le temps des week-ends n’est pas non plus intégralement répertorié. Aux cérémonies et événements dûment programmés s’ajoutent le travail dominical et les sorties en ville ; faire ses courses ou aller chez le coiffeur, c’est également se montrer et « attester une présence physique du territoire partagée […] avec les concitoyens […] qui sont aussi des électeurs » (p. 113). Le travail politique remplit ainsi l’existence de l’élue, au point que sa maison semble peu occupée, ajoutent les auteurs de l’enquête.
12Nous rencontrons là ce qui nous semble être le point aveugle de l’analyse. L’élue choisie n’est pas n’importe quel type de femme. Elle est célibataire, sans enfant, vit seule et « n’affiche publiquement aucune relation de concubinage ». De ce fait, les moments passés dans l’intimité du domicile et les activités non professionnelles s’avèrent d’une grande porosité : on voit bien comment, en l’absence de contraintes et d’attentes conjugales ou familiales, les (pré)occupations de la vie politique peuvent infuser, voire imprégner, la vie privée de l’élue. Il ne nous paraît pas exagéré d’émettre l’hypothèse d’un biais assez fort jouant en faveur du constat de la densité du travail politique. L. Godmer et G. Marrel ne semblent pas en prendre conscience, insistant même sur la dimension ordinaire de l’élue. Peut-on vraiment faire ce constat à propos d’une femme jeune sans aucun engagement de famille ni même de couple ? C’est tout à l’inverse, nous semble-t-il, un profil bien particulier qui, s’il n’est pas rare dans le champ politique, mérite d’être considéré dans sa spécificité. La renonciation à toute vie privée constitue en effet une des stratégies possibles développées par les femmes lorsqu’elles décident de s’engager en politique. Lors de l’enquête que nous avons menée en 2012 auprès d’une soixantaine d’élues des échelons locaux et nationaux, nous avons pu mettre en évidence quatre types de femme politique correspondant à quatre réponses apportées à la question de l’articulation des dimensions privées (affective et familiale), sociales (exercice d’un métier ou d’une activité au sein de la société civile) et publiques (militantisme et mandat) de l’existence (ces résultats sont disponibles sous la forme d’un docu-fiction accessible sur le site danslajungle.com et feront l’objet d’une prochaine publication sous le titre « Femme politique : le dilemme privé-public »). Celle que nous appelons l’Amazone correspond très exactement au profil de l’élue suivie et étudiée par les auteurs de La politique au quotidien : entre la trentaine et la quarantaine, elle s’est engagée précocement en politique pour ensuite dédier toute sa vie à la politique, au sacrifice de sa vie privée ; à force de travail et d’implication, elle a réussi à obtenir un mandat électif gratifiant, elle est fière de ce parcours et revendique une réussite qu’elle considère comme étant un peu exceptionnelle pour une femme.
13Sans contester la pertinence et l’intérêt de la plupart des conclusions de l’enquête, nous regrettons que celle-ci ne nous apprenne rien quant à la difficulté particulière que constitue un parcours militant et politique quand on est une femme. Plus largement encore, on peut déplorer que la dimension privée de toute existence, y compris celle des hommes, soit ainsi rendue invisible, comme les auteurs de l’enquête le reconnaissent explicitement (p. 80). Les reconfigurations en cours du partage des rôles sociaux et familiaux impliquent une évolution dans la façon dont les élu.e.s envisagent le fameux équilibre des temps. Dans notre enquête, la femme contemporaine illustre cette aspiration des individus des deux sexes à une meilleure répartition des tâches : c’est parce que son conjoint a accepté de mettre sa propre carrière (professionnelle ou politique) en suspens qu’elle a pu accéder à un mandat important sans pour autant renoncer à son quotidien familial. Si l’actrice principale de l’enquête de L. Godmer et G. Marrel avait eu une vie de famille, nous aurions pu prendre la mesure de la nécessité dans laquelle les femmes politiques se trouvent de devoir définir une forme particulière de composition des diverses dimensions de leur existence. Le métier politique n’est pas encore unisexe, loin s’en faut, et l’on peut regretter qu’en dépit du fait que l’élu choisi ait été une femme, la question du genre n’ait pas été mobilisée au sein d’une analyse par ailleurs approfondie et passionnante.