CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La carte scolaire a suscité de nombreuses recherches au cours de la période récente, qui se sont notamment intéressées aux dynamiques, procédures et stratégies institutionnelles et politiques [1], ainsi qu’à son rapport avec la ségrégation urbaine et scolaire [2], voire le marché immobilier [3].

2Annoncée en 2007 et réellement mise en place en 2008, la politique d’assouplissement de la carte scolaire a créé un contexte particulièrement favorable à l’approfondissement de l’étude des choix et des stratégies scolaires des parents des différentes classes sociales en fonction des types d’espaces urbains [4]. Toutefois, aucune recherche ne s’est intéressée à la perception de cette réforme par les publics visés, c’est-à-dire aux modalités de réception de cet instrument d’action publique en tant que « dispositif à la fois technique et social qui organise des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires en fonction des représentations et des significations dont il est porteur [5] ». De la tension entre ce que porte le dispositif et sa mise en œuvre concrète d’une part, et les attentes et représentations des individus concernés de l’autre émergent pourtant des changements, qui touchent aux façons de se rapporter à la chose publique.

3Parfois occultée ou sous-estimée [6], cette dimension des effets de l’action publique se trouve au cœur de cet article, qui se propose d’éclairer les effets de l’assouplissement de la carte scolaire à partir d’une analyse de sa réception par des parents n’ayant pas obtenu satisfaction à leur demande de dérogation à l’entrée au collège à la rentrée 2010-2011. Loin de viser une restitution exhaustive des effets de la réforme [7], il s’agit ici de considérer les attentes et le ressenti de ces parents afin de saisir les effets de ce type de dispositif d’action publique sur leurs représentations des inégalités urbaines et scolaires, et de façon plus générale de la méritocratie et de l’« égalité républicaine », principes mobilisés de manière récurrente dans le domaine des politiques scolaires. Le cas spécifique de l’assouplissement de la carte scolaire est d’autant plus intéressant pour traiter ces questions qu’il renvoie à une intervention publique qui met en jeu la confiance dans une institution qui constitue le socle d’un « programme institutionnel [8] » qui se veut à la fois « républicain » (dans le sens où il vise à garantir un même service éducatif à tous) et « méritocratique » (dans le sens où il établit une hiérarchie et des classements selon les mérites individuels). L’éducation fait par ailleurs l’objet d’une attention particulière, tant les aspirations à la réussite sociale des enfants s’y trouvent projetées.

4La définition et la hiérarchie des principes mobilisés par les agents chargés de la conception et la mise en œuvre de la réforme sont susceptibles de fluctuer en fonction de contraintes organisationnelles elles-mêmes différenciées. Les attentes et les enjeux d’une telle réforme ne sont pas les mêmes selon qu’il s’agit du ministère, de l’inspection académique, des chefs d’établissements, ou des associations de parents d’élèves. À titre d’exemple, l’impératif de répartition équilibrée des effectifs d’élèves entre collèges à l’échelle d’une académie ou d’un bassin scolaire peut venir contrarier la volonté affichée au niveau ministériel de diversifier davantage socialement les établissements. Cela peut se traduire par un nombre important de refus au motif du nombre très limité de places disponibles [9].

5Plutôt que de nous centrer sur les valeurs et les représentations portées par les agents chargés de la conception et de la mise en œuvre de la réforme, et sur les tensions et les conflits entre les instances et les agents mobilisés, nous avons donc privilégié l’analyse de ces mécanismes auprès des populations ciblées (les parents d’élèves). Ce choix permet de saisir comment les principes mobilisés entrent en tension avec les attentes des parents et comment leur expérience et leur engagement dans cette procédure contribuent à changer leur rapport aux institutions. Le ressentiment qui accompagne le refus de leur demande de dérogation contribue notamment à « durcir » leur vision des inégalités scolaires et urbaines : de ce point de vue, l’expérience douloureuse d‘anticipations déçues de l’action publique agit sur le rapport ordinaire au politique des parents, pouvant notamment les conduire à une interprétation en termes de discriminations lorsqu’ils sont d’origine immigrée.

6La référence à l’égalité des chances et à la méritocratie est en effet centrale pour beaucoup de parents d’origine populaire et immigrée, la plupart d’entre eux ayant vu dans cette réforme une action pour redynamiser ces principes sur le terrain de l’école. Cette enquête sur les effets de l’assouplissement de la carte scolaire se propose donc de poursuivre l’étude des « relations concrètes aux institutions publiques d’habitants de quartiers dits “défavorisés” [10] », en interrogeant la façon dont l’expérience du dispositif d’assouplissement transforme leur rapport ordinaire au politique, entendu ici au sens large comme la façon de se rapporter à la société et à ses institutions. Elle s’inscrit dans le même temps dans une réflexion plus générale sur les logiques à l’œuvre dans d’autres domaines de l’action publique tels que la santé, le logement, ou le « care » (petite enfance, personnes âgées, handicap, etc.), où la compétition pour l’accès à un service ou à un bien de qualité (ou jugé comme tel), l’individualisation des procédures et le sentiment de l’existence de discriminations fondées sur l’origine sociale, ethnique ou territoriale des « bénéficiaires » semblent également se renforcer [11]. Plusieurs travaux reposant sur des analyses ethnographiques des relations au « guichet » en termes de street level bureaucracy, ont mis en évidence les effets des transformations de l’organisation des services publics sur les agents et les populations concernés. S’ils mettent en évidence les tensions et les adaptations parmi les agents de ces services entre des évolutions managériales et les « fonctions sociales » liées au type de public accueilli, la question de l’interprétation en termes de discriminations par les populations concernées a été moins systématiquement étudiée [12].

7Enfin, l’analyse d’une politique publique par ses publics et la façon dont s’établissent et évoluent leurs relations à un dispositif permet de saisir l’action publique comme génératrice de nouveaux problèmes, dont certains viennent heurter les objectifs initiaux, ou en limiter la portée.

L’assouplissement de la carte scolaire : questions d’enquête

8La notion de « carte scolaire » qui s’est imposée dans le débat public correspond en fait à une politique de sectorisation scolaire qui renvoie aux principes d’affectation des élèves dans les collèges publics. Pensée au départ comme un instrument de régulation du personnel et des ressources du système éducatif public, mais aussi des flux d’élèves et de l’offre scolaire, la carte scolaire a rapidement été associée à la politique de mixité sociale qu’elle était censée servir [13]. Fondé sur une logique territoriale d’affectation des élèves (en fonction du lieu de résidence des parents), même si des principes de dérogation (parcours scolaires spécifiques et regroupement de fratrie principalement, mais aussi d’autres motifs moins formalisés) existaient avant l’annonce de son assouplissement en 2007, le découpage des secteurs de recrutement devait permettre d’agir sur le profil social (et ethnique) des établissements. Le principe implicite était bien que la mixité était un objectif à atteindre, et qu’elle garantissait un contexte cohérent avec l’idée de citoyenneté et d’intégration « républicaines ».

9Cette procédure s’est néanmoins heurtée d’emblée à quatre limites :

  • Un état de la ségrégation urbaine qui rendait difficile de garantir des profils de recrutement à peu près équivalents dans tous les secteurs, même à des échelles territoriales dépassant celle du quartier.
  • La possibilité de recourir à l’école privée non soumise à la sectorisation, et donc de déroger au principe d’affectation en fonction du lieu de résidence.
  • Les choix scolaires stratégiques et plus sélectifs des classes supérieures et d’une partie des classes moyennes qui, à travers des choix d’options et une meilleure connaissance du système scolaire, accèdent plus facilement aux établissements les plus attractifs et les plus « performants [14] ».
  • Une répartition inégale de l’offre scolaire dans l’espace urbain [15].

10Du fait de la situation dans les quartiers les plus en difficulté (déscolarisation, résultats au brevet des collèges, ségrégation sociale et ethnique, climat de violences scolaires réelles ou perçues), du fait aussi des pratiques de contournement de la carte scolaire, quantitativement limitées mais aux conséquences qualitatives plus diffuses (fuite des meilleurs élèves et exigences et attentes scolaires des enseignants associées au profil social des classes, stigmatisation renforcée des établissements les moins demandés), la politique de sectorisation scolaire a été largement remise en cause dans sa capacité à garantir les mêmes environnements scolaires sur l’ensemble du territoire.

11Certaines pratiques de contournement sont licites et supposent une bonne connaissance des mécanismes scolaires et administratifs, comme les choix de langues ou d’option ; d’autres sont illicites comme l’usage de fausses adresses ou de domiciliations de complaisance. Elles s’ajoutent aux mécanismes classiques des inégalités urbaines – choix résidentiel à proximité des bons établissements pour les ménages des catégories favorisées qui peuvent en assumer le coût – et au recours à la scolarisation dans le secteur privé, mécanisme classique et ancien pour les catégories supérieures, mais qui tend à se développer. La carte scolaire est ainsi fragilisée, jugée peu efficace du point de vue de la production de la mixité, mais surtout injuste socialement car plus contraignante pour les classes les moins favorisées, davantage fixées dans l’espace.

12Ces arguments ont été largement mis en avant pour justifier en 2007 une réforme qui devait desserrer la contrainte territoriale, en particulier pour les enfants des classes populaires vivant dans les quartiers les plus défavorisés et les plus stigmatisés, et leur donner ainsi, au moins formellement, la possibilité de demander une dérogation sur critères sociaux. Cette réforme comportait un effet d’annonce particulièrement fort puisqu’il s’agissait de remettre au premier plan le « libre choix de l’école [16] » quels que soient son milieu social et son lieu d’habitation.

13Dans le cadre de celle-ci, six motifs de recevabilité ont été définis pour les demandes de dérogation à l’inscription en 6e dans le collège public de secteur : 1) Handicap 2) Prise en charge médicale importante à proximité de l’établissement demandé 3) Boursier sur critères sociaux 4) Parcours scolaire particulier (classes à horaires aménagés musique ou sport, langue vivante, etc.) 5) Regroupement de fratrie 6) Proximité résidentielle. Indépendamment de ces critères prioritaires, la possibilité était laissée aux parents de formuler des vœux pour un collège hors secteur, la satisfaction de ces demandes dépendant des places disponibles.

14L’enquête quantitative menée dans les départements des Hauts-de-Seine et de la Seine-Saint-Denis [17] montre que, suite à la réforme, les demandes de dérogation augmentent davantage là où l’offre scolaire publique est attractive et les profils sociaux des collèges diversifiés. Dans les Hauts-de-Seine, 20 % des élèves demandent une dérogation à l’entrée en 6e, contre 11 % en Seine-Saint-Denis. Dans les deux cas, les demandes ont progressé à partir de 2007, mais cette évolution diverge en 2011, année durant laquelle elles continuent d’augmenter dans les Hauts-de-Seine et baissent sensiblement en Seine-Saint-Denis. Parallèlement, le nombre de demandes de dérogations accordées chute. Dans les Hauts-de-Seine, si 50 % des demandes à l’entrée en 6e sont satisfaites en 2008, elles ne sont plus que 32 % en 2011. En Seine-Saint-Denis, on passe de 60 % à 30 %. La part des élèves boursiers parmi l’ensemble des demandes de dérogation est marginale – elle passe d’un peu plus de 2 % à un peu plus de 3 % dans les Hauts-de-Seine, elle baisse de 4 % à 3 % en Seine-Saint-Denis. Parallèlement, la part des boursiers parmi les dérogations accordées stagne autour de 5 % dans les Hauts-de-Seine, et diminue en Seine-Saint-Denis, passant de 7 % à 4 %.

15Plutôt que de se contenter de la considérer comme marginale, cette faible part des demandes de dérogations des familles défavorisées (celles ayant recours au critère « boursier sur critères sociaux ») a été une incitation à regarder de plus près pourquoi ces dernières s’étaient engagées dans cette procédure, et avec quels effets sachant que l’aboutissement le plus courant était le refus. D’autres raisons invitaient dans le même temps à cibler principalement des parents de milieux populaires et immigrés ou d’origine immigrée : tout d’abord, ces familles étaient censées être les plus directement concernées par la réforme. Ensuite, les stratégies scolaires des classes moyennes et supérieures ont déjà fait l’objet de recherches relativement nombreuses. Mais il s’agissait aussi, dans le prolongement de travaux concernant le rapport à l’école et les choix scolaires des familles populaires et immigrées [18] de mieux comprendre comment des familles moins dotées en capital économique et culturel et plus directement concernées par les inégalités et les discriminations ethnoraciales se rapportaient à cette mesure et selon quelles logiques et valeurs. Cibler des parents n’ayant pas obtenu satisfaction à leur demande de dérogation, c’est-à-dire se trouvant dans la situation la plus courante, permettait par ailleurs de saisir les raisons de leur déception face à une telle décision, et ses éventuels effets en retour sur les façons de se rapporter aux institutions publiques et aux valeurs que ces dernières sont censées incarner. Une telle perspective permet d’approcher de manière compréhensive les registres de réception de l’action publique des parents, et les catégories qu’ils mobilisent pour l’exprimer.

16Concevoir ainsi l’approche du ressenti des acteurs ne revient pas à prendre pour argent comptant la parole des enquêtés, mais à travailler au plus près de leurs catégories de perception. Pour le dire autrement, notre propos n’est pas tant de saisir si les logiques et les pratiques vécues comme discriminatoires par les parents d’élèves le sont réellement, mais de comprendre comment et pourquoi ils sont conduits à mobiliser ce registre plutôt que d’autres. Le ressenti des parents, qu’il s’agisse de la ségrégation, des verdicts institutionnels, du comportement des autres acteurs, de la scolarité de leurs enfants, et bien évidemment des discriminations, n’est ici traité que de ce seul point de vue. C’est la raison pour laquelle nous parlons du « sentiment de discrimination », pour bien signifier que nous nous limitons au domaine des représentations, et qu’il ne s’agit pas de proposer une analyse objective des procédures elles-mêmes et de leur éventuel caractère discriminatoire.

L’enquête

Trente-deux entretiens semi-directifs ont été réalisés entre juillet 2010 et avril 2011 auprès de trente-quatre parents ayant effectué une demande de dérogation à l’entrée en 6e pour l’année scolaire 2010-2011. Vingt-deux entretiens ont été réalisés dans les Hauts-de-Seine (11 mères, 4 pères, et 4 couples), et dix en Seine-Saint-Denis (8 mères, 1 père, 1 couple).
L’entrée en contact avec les parents s’est effectuée par le biais de l’ajout d’un coupon présentant l’enquête aux courriers envoyés par les inspections d’académie des Hauts-de-Seine et de Seine-Saint-Denis pour les informer de l’issue de leur demande, ces dernières ne pouvant communiquer directement les coordonnées des familles concernées. Le moindre nombre d’entretiens réalisés en Seine-Saint-Denis s’explique ainsi par le fait qu’aucune réponse de parents désireux de nous rencontrer ne nous en est parvenue, contre plus d’une centaine dans le cas des Hauts-de-Seine. Les entretiens réalisés en Seine-Saint-Denis l’ont donc été à Bondy et à Clichy-sous-Bois dans le cadre d’une enquête de terrain ad hoc, tandis que la diversité des communes de résidence des enquêtés est plus marquée dans les Hauts-de-Seine [19].
Trois des entretiens sont des répliques d’entretiens réalisés auprès de mères de famille qu’il a semblé intéressant de revoir après deux trimestres de fréquentation de collèges de secteur qu’elles étaient désespérées de ne pouvoir éviter au moment du premier entretien. Le matériau recueilli l’a donc été auprès de vingt-neuf ménages : cinq d’entre eux ont obtenu un accord immédiat pour leur demande de dérogation, un autre suite au recours gracieux. Six s’étaient vus signifier un refus et attendaient une réponse à leur recours au moment de l’entretien, et dix-sept avaient choisi de ne pas emprunter cette voie. Un ménage n’avait pas fait de demande de dérogation, mais s’était vu refuser l’inscription en 6e dans le privé.
Du point de vue de l’origine nationale, plus de la moitié des ménages étaient composés de parents nés hors de France ou d’origine étrangère. Le Maghreb est de loin l’aire géographique la plus représentée dans notre échantillon (Maroc et Algérie, 10 ménages), devant l’Afrique subsaharienne, le Portugal, les Comores et Haïti. La modalité dominante du niveau de diplôme de la mère est « aucun diplôme » (12/29), illustration du profil populaire des parents rencontrés.

Les attentes des parents : méritocratie et traitement personnalisé

17Les orientations et les valeurs portées par un dispositif sont plus ou moins fidèlement relayées par les acteurs publics chargés de sa mise en œuvre ; mais elles ne correspondent pas nécessairement non plus à celles mobilisées par les populations concernées. Dans le cas de l’assouplissement de la carte scolaire, les valeurs de libre choix, de mixité et d’égalité des chances n’ont le même sens ni la même importance non seulement pour tous les acteurs publics, mais aussi pour les parents d’élèves. Beaucoup de parents s’attendaient ainsi à un traitement personnalisé de leur demande de dérogation : un certain nombre d’entre eux pensaient en particulier que la prise en compte de la situation scolaire de l’enfant (notes, appréciations, comportements, absences, etc.) allait davantage intervenir dans le processus d’évaluation de la demande, l’idée selon laquelle les « bons » élèves allaient être privilégiés étant largement diffuse.

18La conviction que les demandes allaient donner lieu à une évaluation individualisée a conduit certains parents à constituer un dossier enrichi de documents qui n’étaient pas demandés, tels que des cartes google maps précisant le temps précis et comparé des trajets, des rapports de psychologues, des certificats médicaux, des bulletins de notes, une lettre de motivation, des lettres d’appui des employeurs, une copie des textes officiels (B. O. par exemple), des documents d’agences immobilières, ou encore des quittances de loyer. Cet excès de zèle est à la hauteur des espoirs placés dans le lieu de scolarisation des enfants : il s’agit de tout mettre en œuvre pour obtenir satisfaction, et surtout de ne rien avoir à se reprocher ultérieurement.

19Cet engagement dans leur démarche relève pour certains parents du registre du concours ou de l’épreuve. L’investissement émotionnel est souvent intense et se manifeste par une énergie et un temps considérables consacrés à instruire le mieux possible la demande. Il s’agit de ne pas se tromper, d’utiliser l’argument le plus efficace et de convaincre de la sincérité et du bien-fondé de la démarche. Cette intensité émotionnelle est d’autant plus forte que l’accès à un bon collège, ou jugé comme tel, est fortement associé à la réussite scolaire et donc à un meilleur avenir social. Bien plus qu’un changement de collège, c’est l’espoir d’apaiser une crispation scolaire récurrente – qui semble moins vive chez les enfants concernés – qui est en jeu pour les parents. Si ceux-ci parlent de « parcours du combattant », c’est à la fois en référence à la constitution de la demande en tant que telle, aux tâtonnements et aux hésitations qui ont jalonné cette démarche, mais aussi à l’investissement émotionnel qui l’accompagne. Architecte free-lance résidant à Nanterre, cette mère d’origine algérienne affirme par exemple n’en avoir « pas dormi pendant des mois » :

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Ma fille, en juillet : « Maman, mais arrête, tu vas me faire pleurer », parce que j’étais là, « mais c’est la catastrophe, c’est pas possible, vous vous rendez compte, comment… » (agitée) […] Moi ça m’a pris la tête, mes courriers, j’en pouvais plus. J’envoyais à une de mes frangines, prof de français, pour me corriger mes courriers… « Ma pauvre, t’en es encore là ! », c’est vrai que c’était le cauchemar, quoi. Et puis à chaque fois, il faut faire un type de courrier différent pour chaque école puisqu’il faut donner des prétextes différents, à chaque fois donner des motivations différentes… ça a été l’horreur.

21L’institution se trouve d’ailleurs confrontée à un « effet pervers » du dispositif d’assouplissement, dans le sens où ce dernier contribue à la remettre en cause. En jouant le jeu de la demande de dérogation, de nombreux parents deviennent de fait sensiblement plus conscients des inégalités de l’offre scolaire, Internet jouant notamment un rôle central en tant qu’outil de prise d’information et de comparaison de l’offre et surtout des résultats scolaires des différents établissements.

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Alors je vais vous en parler, moi, de ce collège, il est le dernier (elle insiste) du département des Hauts-de-Seine, pour les résultats du BEPC. […] Parce que j’ai regardé ! Le dernier du département des Hauts-de-Seine ! 6268e. Alors, je ne sais pas exactement combien de collèges il y a en France, mais j’ai regardé un peu dans les autres départements, et le collège le plus mal placé que j’ai trouvé était 6496e. Entre le 6268e et le 6496e, il n’y a pas énormément de collèges. Voilà, ça, c’est l’objet de ma révolte principale. C’est le classement du BEPC de l’année dernière, et apparemment les résultats s’étaient améliorés par rapport aux années précédentes !
Chargée de clientèle née au Cameroun – 2 enfants – Clichy-la-Garenne

23Le refus de dérogation est d’autant moins bien accepté que les parents considèrent que les efforts consentis par eux-mêmes, mais aussi par leur enfant pour travailler sérieusement à l’école et pour correspondre au standard du « bon élève », constituaient nécessairement un élément favorable à la réussite de leur démarche. Sans se référer directement à cette notion, c’est bien l’idée que la méritocratie est bafouée, et qu’au-delà d’autres critères, y compris sociaux, le sérieux et le niveau de l’élève devraient suffire à lui garantir une poursuite de sa scolarité dans les meilleures conditions possibles. De « bonnes notes » devraient en soi constituer une candidature recevable : plusieurs parents disent ne pas comprendre ce refus, « injuste » dans la mesure où leur enfant est bon élève et « méritait » à ce titre de rejoindre l’établissement de leur/son choix.

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Dans une école primaire, quand on voit des enfants qui n’avaient pas de moyenne, et leurs parents qui ont fait une demande là-bas, et qu’ils ne sont pas acceptés, je suis d’accord avec eux. Mais comme nous, notre enfant il avait la moyenne, on vient de demander de changer notre enfant, ils ne veulent pas nous l’accepter. À cause de quoi ? C’est ça que je veux savoir, moi, pourquoi ? […] S’il n’avait pas la moyenne, encore… Il n’aurait pas eu le feu vert de l’école primaire ! Mais lui, il a une bonne moyenne !
Agent de nettoyage né au Maroc – 4 enfants – Nanterre

25Un fort sentiment d’injustice s’exprime alors, sous-tendu par une incompréhension profonde. L’argument standard selon lequel la dérogation ne peut être accordée « faute de places disponibles dans cet établissement » est alors souvent jugé non seulement irrecevable par les parents, mais aussi comme le révélateur d’une tromperie organisée.

Espoir trahi et sentiment de discrimination

26La profondeur de la déception des parents éconduits transparaît du rapport que nous avons entretenu avec eux tout au long de l’enquête de terrain, qui nous a confrontés de manière prononcée aux ambiguïtés propres à la situation d’enquête, potentiellement renforcées par le protocole adopté (ajout d’un coupon-réponse à un courrier à en-tête institutionnel, en l’occurrence celui de l’inspection d’académie). Certains des parents rencontrés étaient ainsi convaincus que nous pourrions leur apporter une aide décisive dans leur démarche, voire que nous venions pour évaluer le bien-fondé de leur demande de dérogation. La famille B. de Nanterre constitue un exemple remarquable d’incompréhension de notre démarche : la méprise est totale sur la nature de notre rencontre, et une violente déception accompagnée d’une sourde colère croîtront puis exploseront pendant l’entretien, réalisé quelques jours à peine après la réception du refus de la demande de dérogation.

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Qu’est-ce que vous allez faire si jamais il doit aller à Paul Éluard ?
Mme B : (vivement) Eh ben j’espère qu’il ne va pas aller là !
M. B : Si vous pouvez mettre de votre force ? Appuyez un peu pour mettre notre enfant là-bas, si vous pouvez
Moi je ne peux rien faire…
M. B : C’est pas vous, mais votre direction, si vous pouvez ?
(silence) Nous, on n’a rien à voir avec la décision.
Mme B : Ah bon ? (très déçue)
On est des gens extérieurs. On rencontre des parents pour comprendre un peu comment ça se passe, mais on ne peut pas… Je ne peux pas décider quoi que ce soit.
Mme B : Ah bon ? Et pourquoi vous êtes là ?
Pour vous rencontrer, pour comprendre pourquoi vous avez demandé une dérogation, et pour savoir comment vous envisagez la suite ?
Mme B : Eh ben… J’ai dit tout. (elle fait comprendre qu’elle ne veut pas poursuivre la discussion)
M. B : On a dit tout, exactement. Voilà. (d’une voix très déçue. La femme peste en arabe). Quand on a fait une demande, on a fait une demande. Ils doivent nous accepter, c’est tout. Pourquoi chercher, faire une enquête, tout ça ?
Mme B : Il ne faut pas faire comme ça ! […] Moi je croyais que vous étiez venu pour ça, pour régler cette question ! C’est pas la peine… Moi je croyais que vous étiez venu pour nous défendre… (la voix nouée),
Mais, vous savez, des enquêtes comme ça, c’est aussi ce qui permet de mieux comprendre ce que veulent les familles, et ça peut permettre aussi après peut-être de changer les choses… On fait ça pour comprendre comment ça se passe, et comment les parents vivent ça… Je pense que c’est important.
Mme B : Ah ben j’espère que c’est important, j’espère bien !
Mais par contre, je dois vous dire la vérité, si je vous dis que je peux changer la situation de votre fils, je suis un menteur. Vous comprenez ?
Mme B : Allez, c’est fini. On arrête de parler. (elle marmonne en arabe). Allez… (elle part dans la cuisine, semblant jurer, toujours en arabe)
Famille B – Agent de nettoyage et employée de maison à temps partiel – Nés au Maroc – Nanterre

28Cette ambiguïté relative à notre capacité d’intervention sur les décisions de l’inspection d’académie ne s’avéra pas le monopole des parents des catégories populaires, comme le montre l’exemple de la directrice de la communication d’une grande école parisienne. Celle-ci s’attendait en effet à ce que nous puissions la mettre en contact avec un représentant de l’établissement demandé, pour qu’elle « puisse comprendre » les raisons de l’échec de sa demande de dérogation. Autre observation classique de la réflexion méthodologique sur l’enquête de terrain, la dimension cathartique des entretiens a par ailleurs été soulignée de manière plus ou moins explicite par de nombreux parents, qui ressentaient le besoin d’échanger à propos de leur expérience, en particulier lorsque la dérogation ne leur a pas été accordée. La récurrence des remerciements qui nous étaient adressés dans les questionnaires renvoyés par courrier électronique confirme le soulagement éprouvé devant cette possibilité offerte de faire part de sa frustration ou de ses incompréhensions : fenêtre d’expression de la tension accumulée et d’incompréhensions et frustrations qui ont conduit plusieurs mères à fondre en larmes devant nous, le caractère extraordinaire de la situation d’entretien a souvent conduit au recueil d’un discours rarement formulé en ces termes jusqu’ici.

29Pour reprendre les propos des enquêtés, l’assouplissement de la carte scolaire est une « plaisanterie », une « mascarade », un « attrape-nigaud », un « durcissement », une « fumisterie », un « leurre », « de la démagogie », « de la poudre aux yeux ». La notion même de « libre choix de l’école », volontairement reprise dans les entretiens, provoquait souvent de vives réactions. Écho de l’attente d’un traitement individualisé, la confrontation au traitement bureaucratique et relativement anonyme de leur demande de dérogation est particulièrement mal vécue, sur le mode opaque et incertain de la « machine bureaucratique » et de l’espoir trahi ; les parents se heurtent aux logiques d’ajustement des acteurs en charge de la distribution et de l’accueil des élèves qui veillent à préserver leurs intérêts propres, tant en termes d’effectifs que de qualité de sa composition [20].

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Pour quelle raison ils disent non ? Peut-être que pour eux c’est comme un… Un hôtel où, je sais pas, il faut compléter. Il faut compléter les cases vides. C’est ça que je vois d’après l’académie. Ils ont des cases un peu partout et il faut qu’ils complètent. […] Nos enfants, c’est les jetons, pour que les écoles sont toutes complètes, sont bien, équilibrées. Non. On joue pas avec l’avenir d’un enfant ! Vous allez pas équilibrer les écoles avec l’avenir d’un enfant, non.
Agent de sécurité né en Algérie – 4 enfants – Issy-les-Moulineaux

31S’agissant d’un sujet qui associe fortement le territoire et l’école, les parents s’expriment volontiers sur leur espace résidentiel et sa population. Il en ressort une conscience particulièrement aiguë des différenciations sociales, urbaines et ethniques inscrites dans l’espace local. Des oppositions très fortes sont indiquées concernant les différents quartiers d’une ville, en particulier au sujet des populations qui y vivent et qui y sont scolarisées. Beaucoup de parents immigrés dénoncent spontanément une logique de « ghetto », considéré comme le résultat d’un processus intentionnel de regroupement des immigrés. Ces familles insistent surtout sur la dimension ethnoraciale, en distinguant les familles françaises « blanches » qui vivent selon elles en majorité ailleurs, et/ou mettent leurs enfants dans d’autres écoles que celles du quartier où elles vivent.

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Mme H : Non, mais au collège République il n’y a que des Arabes et des Noirs. Il y a tous les gens de quartier.
M. H : Les futurs ouvriers du quartier. Voilà l’avenir qu’ils veulent leur donner.
Leur fille : Il n’y a pas de Français.
Mais vous pensez que c’est… ?
M. H : C‘est exprès, Monsieur. C’est exprès ! […]
Mais quand vous dites « français », vous aussi vous êtes français ?
M. H : Non, moi je parle français comme vous (N.B. : C. Rivière). Un vrai mélange. Il faut pas qu’ils nous disent… D’accord, on est français, on est nés en France, mais entre nous, il n’y a que des Français d’origine (il insiste) algérienne, d’origine (il insiste) marocaine, d’origine (il insiste) tunisienne, d’origine (il insiste) malienne… D’origine française ? J’en vois pas.
Famille H. – Père employé à temps partiel d’origine algérienne/ Mère au foyer née en Algérie – 3 enfants – Nanterre

33Cette peur du « ghetto » se fonde en bonne partie sur la perception du profil ethnoracial de l’école : à plusieurs reprises des parents insisteront pour nous montrer des photos de classe des enfants afin d’y pointer la faiblesse du nombre d’élèves « français », c’est-à-dire « blancs [21] ». Pour beaucoup de familles, demander une dérogation c’est aussi et surtout échapper à une ségrégation ethnoraciale à l’école qui n’est pas compatible avec l’idée qu’elles se font de l’avenir de leur enfant dans la société française. Dans cette perspective, la cohabitation avec les « blancs » est considérée comme un garant de qualité de l’école et de l’éducation qui y est proposée : le recours à la dérogation est alors présenté comme la manifestation d’un souci de garantir une bonne scolarité aux enfants, participant d’une volonté de remise en cause des stéréotypes sur les immigrés et les lacunes supposées de l’éducation qu’ils offrent à leurs enfants.

34Les parents passent d’ailleurs souvent du registre de l’injustice à celui des discriminations lorsqu’ils associent la réponse négative de l’inspection d’académie à un traitement différencié et défavorable à l’égard de leur enfant en fonction de ses origines. Après avoir cherché des motifs à ce refus, et au regard de la difficulté à accepter celui du manque de places disponibles, plusieurs d’entre eux s’en remettent à une possible discrimination :

35

Même les responsables, ceux qui ont des postes dans l’enseignement, dans les ministères, il faut essayer d’aider les gens. Pas… Pas faire quelques-uns là et les autres là. Ou… Les sucrés là et les salés là. Je ne dis pas les choses… autres. Je dis comme ça.
Mais c’est ce que vous pensez quand même…
Voilà. D’accord. Vous m’avez compris… D’accord ?
La question des origines, on n’en parle pas, mais elle existe ?
(vivement) Elle y est. Elle y est. Elle y est ! (fermement)
Ouvrier retraité né en Algérie – 2 enfants – Meudon

36Le fait de connaître d’autres parents non immigrés (« blancs ») ayant obtenu satisfaction amplifie ce sentiment d’une discrimination liée à l’origine. Pour reprendre une expression d’une mère née au Cameroun, cet épisode est vécu comme une « rupture de l’égalité » (des chances), croyance qui s’effrite et conduit à penser que des différences de traitement existent entre les « Français » – c’est-à-dire les « Français de souche française » – et les autres. Dans sa forme la plus extrême, ce sentiment de discrimination s’exprime à travers la référence à l’existence d’un racisme institutionnel.

37

Dans l’école de mon fils, j’ai quand même vu qu’il y a quelques parents français blancs de souche qui ont accepté de mettre leurs enfants dans ce collège. Et qui ne sont pas des familles à problèmes, hein. Alors ceux-là, je leur dis « chapeau ».
C’est vrai ?
Ah oui. Parce que moi, à leur place, je ne l’aurais pas fait. Et donc j’imagine que ce sont des gens qui n’ont aucun préjugé.
Peut-être qu’ils ont fait comme vous et qu’ils n’ont pas réussi à avoir de dérogation ?
Je ne crois pas. Parce que je suis sûre qu’un français qui se bat vraiment pour avoir une dérogation, il l’obtient.
Chargée de clientèle née au Cameroun – 2 enfants – Clichy-la-Garenne

38

Et quand vous avez reçu les lettres, vous avez pensé quoi ?
Mme H : J’ai pensé, c’est rac… Ra… Comme des…
M. H : Raciste.
Mme H : Voilà.
C’est vrai ?
M. H : Oui, bien sûr. Il y a du racisme.
Mme H : Parce qu’une dame française elle a fait la demande avec moi, elle avait aussi des problèmes avec sa famille. Elle, elle est acceptée, et ma fille non.
Famille H. – Père employé à temps partiel d’origine algérienne/ Mère au foyer née en Algérie – 3 enfants – Nanterre

39Le sentiment d’injustice et de discrimination est d’autant plus fort que les familles restent sans réponse à leur demande de justification du refus énoncé. Il se trouve encore amplifié lorsque, après avoir échoué dans le public, les parents reçoivent également une réponse défavorable à leur demande d’inscription dans le privé [22]. Mais ce sentiment de discrimination renvoie également au territoire, et au stigmate associé au fait d’habiter certains espaces : certains parents expriment clairement leur sentiment d’une méfiance ou d’un rejet se fondant également sur l’appartenance à un quartier stigmatisé. Plusieurs registres de discriminations peuvent ainsi se superposer dans un même entretien : l’origine immigrée se trouve souvent fortement associée au quartier de résidence, dont la mauvaise réputation rejaillirait sur les enfants.

40

Et puis dans son école, il était le seul qui avait demandé la dérogation pour Alain-Fournier. Donc ils ne peuvent pas dire qu’il y a beaucoup d’élèves qui demandent la dérogation pour ce collège ! Au pire des cas, il y a les communes limitrophes, à la limite, ils préfèrent encore prendre les enfants de Châtillon, parce que c’est du beau monde là-bas, que de prendre ceux du haut de Clamart.
Qu’est-ce que vous voulez dire ? Qu’ils choisissent leurs… [N.B. : élèves]
(elle coupe) Oui ! Ben oui ! Ah ben oui ! Ah ça, il n’y a pas photo, hein, il n’y a pas photo. […] Il y a un peu d’hypocrisie, c’est flagrant, ça se voit. Je vous dis, qu’on fasse des caméras cachées, ils tomberont comme des petits rats. Ben bien sûr !
Garde d’enfants à domicile née au Cameroun – 2 enfants – Clamart

41L’idée d’une discrimination sur une base strictement sociale (l’appartenance aux classes populaires, à la classe ouvrière, à l’univers du travail précaire ou du chômage) n’est en revanche qu’exceptionnellement exprimée en tant que telle : les inégalités socio-économiques sont ainsi quasi exclusivement mentionnées au sujet de l’accès aux écoles privées et de la difficulté, voire de l’incapacité des parents à en financer les frais de scolarité.

Fatalisme de déresponsabilisation et remise en cause de la loyauté aux institutions

42Au regard de la démarche engagée, souvent coûteuse en temps, mais aussi en investissement émotionnel, le refus peut donner naissance à un fatalisme de déresponsabilisation. Après avoir fait ce qu’ils considéraient être à leur portée pour tenter de donner les meilleures chances scolaires à leur enfant, certains parents estiment en effet que l’on ne pourra désormais plus leur renvoyer la responsabilité de son échec ou de ses difficultés scolaires. Cette forme extrême de remise de soi à l’institution [23] les conduit à demander à cette dernière d’assumer ses responsabilités face aux éventuelles difficultés ultérieures d’intégration sociale des jeunes. Un tel transfert de responsabilité vers le système éducatif et l’administration revient à mettre la société française et son école devant leurs propres contradictions et jugements sur les enfants d’immigrés, dont on regrette d’un côté le manque d’intégration et auxquels on refuse de l’autre l’accès à de bonnes conditions d’études. Le fait que l’on ne donne pas véritablement à ces derniers les mêmes chances qu’aux autres rend les refus signifiés difficiles à accepter, à la lumière notamment du traitement stigmatisant subi par les immigrés et par leurs descendants dès lors qu’il est question de délinquance ou d’incivilités dans le débat public.

43

C’est quelqu’un qui suit, moi j’étais content de lui, j’ai dit « pour une fois ! ». J’ai un grand garçon, il a pas réussi dans ses études, maintenant il travaille, il a 18 ans. La fille, ça va, elle est au collège, elle est moyenne. Mais lui, c’est le meilleur. Je vois que son niveau est très élevé. Et là j’ai peur pour lui si on le change d’école, il va être… il va descendre, il va baisser dans ses études. J’ai peur que ça lui ronge le moral, il va penser qu’à ça… […] Ça, à l’académie, je sais pas s’il y a quelqu’un à qui je pourrais parler directement, il va comprendre. Parce que là ils vont le saboter. C’est-à-dire, s’il va avoir des mauvaises notes, c’est à cause d’eux. Le garçon là il est bien, il est content d’aller à l’école, il est calme. Mais là, si on le change d’école, ça va lui ronger la tête. Il va penser qu’à ça, ses camarades de classe ils seront là-bas, et lui, il va rentrer dans une école où il connaît personne (il insiste), je sais pas comment il va réagir, j’ai peur pour son avenir. […] L’académie, ce qu’ils vont faire c’est ça. On lui donne un truc, il va pas aimer peut-être, mais il va rester obligatoirement. Après si demain, il va perdre ses années, il va baisser dans ses études, ils vont dire « Ben voilà, c’est les parents, c’est leur faute, ils ont pas encadré leur fils, ils ont pas suivi leur fils ». Non. (abattu) Ça, c’est leur faute à eux ! C’est eux, s’ils ont saboté le garçon, c’est eux. C’est eux les responsables.
Agent de sécurité né en Algérie – 4 enfants – Issy-les-Moulineaux

44Le sentiment d’impuissance est d’autant plus prononcé qu’à la différence de la plupart des parents des catégories moyennes et supérieures, les parents concernés se montrent généralement réticents à l’idée de recourir aux possibilités d’appel qui leur sont ouvertes. La confiance pour le moins mesurée dans les possibilités de succès se trouve en particulier inhibée par la complexité perçue de la procédure et de ses coûts éventuels, en termes de temps, mais aussi de coûts d’opportunité, notamment sur le marché du travail.

45

Vous avez essayé d’aller plus loin, de demander…
Non non, on m’a dit qu’on pouvait aller plus loin, de demander un recours à la commission, mais je me suis dit… (rire amer) […] Je me suis dit, ça va encore prendre énormément de temps, je travaille énormément aussi, donc s’il faut… Les petits boulots que je fais, dès que je suis pas là, je perds les heures de travail, donc je me suis dit, s’il faut encore faire la queue… J’avais déjà fait une fois, mon fils qui devait normalement aller dans un lycée, je crois à Villemomble, et je me rappelle, cette année-là, on avait fait une longue queue… à l’inspection académique, il fallait attendre une fois arrivés, il y avait justement un papier qu’il fallait signer, attendre encore, que la commission siège, et en plus la réponse était négative donc… (rires) Ça me rappelle de vieux souvenirs, donc j’ai pas voulu faire, j’ai laissé tombé. Il reste là et c’est terminé…
Assistante de vie née en Afrique de l’Ouest – 6 enfants – Clichy-sous-Bois

46En intensifiant la hiérarchisation et la compétition entre les établissements, l’assouplissement de la carte scolaire a exercé un impact profond sur la perception des discriminations, qui s’est affinée et affirmée avec les espoirs frustrés, mettant à mal la croyance dans l’effectivité du principe de méritocratie.

47

Mais je ne crois plus, moi, au système français (très irritée). Donc je le subis, en attendant de pouvoir trouver des solutions.
Qu’est-ce que vous voulez dire par « je ne crois plus au système français » ?
Je ne crois plus en ses principes, que l’école, l’accès à l’éducation est le même pour tous, c’est faux ! La manière dont les enfants sont traités n’est pas (elle insiste) la même, la qualité même des enseignants n’est pas la même, parce qu’en dehors de quelques enseignants que je trouve de qualité dans cette école, vraiment… C’est pas vraiment ça. Alors effectivement il y a un grand nombre d’adultes pour les encadrer, mais bon… Non, je dis, dans cet établissement, si mon fils y reste quelques années, le potentiel qu’il aura sera perdu. Je le sais. Il sera perdu au bout. Alors pour le moment je me résigne, parce que je n’ai pas trouvé de solution, mais voilà. Je n’y crois plus. Je ne crois plus aux grands principes…
Chargée de clientèle née au Cameroun – 2 enfants – Clichy-la-Garenne

48

Jusqu’à maintenant j’y croyais vraiment à cette égalité des chances, c’est quand je suis arrivée au niveau du problème de mon fils que j’ai été confrontée vraiment à la discrimination. J’y croyais ! C’est ça que je lui dis tous les jours : fais attention, on est français, tu es français, moi je suis française, mais tu as une origine. Donc, sache que tu dois travailler plus que les autres pour pouvoir y arriver !
Garde d’enfants à domicile née au Cameroun – 2 enfants – Clamart

49Relevons que la plupart des familles rencontrées insistent sur le fait qu’elles ont agi en toute légalité, sans avoir cherché à mentir ou frauder pour obtenir leur dérogation. Souvent mise en avant par les parents, cette loyauté républicaine est en partie liée à leur faible connaissance du contenu même de la démarche (entre autres des différents critères et de leur hiérarchie), mais aussi à la place qu’elles accordaient a priori à la méritocratie dans le processus d’évaluation des demandes. Le refus est dès lors d’autant plus mal accepté, a fortiori quand les parents disent savoir que d’autres familles ont eu recours à la fraude, le cas des fausses adresses étant en particulier souvent cité. Les familles immigrées relèvent que les familles qui maîtrisent le mieux les arcanes du système et savent comment manœuvrer sont principalement « françaises ». La certitude que celles-ci ont une meilleure connaissance des stratégies les plus efficaces, y compris illégales, renforce la mise à mal des croyances méritocratiques et républicaines. Des doutes émergent alors quant à la pertinence de la loyauté aux institutions, l’égalité républicaine se trouvant à leurs yeux écornée.

50

Vous connaissez des gens qui ont eu une réponse positive ?
Aussi ! Oui ! Aussi ! Il y en a même un… Vous voyez, quand on est malin ou pas malin, ou quand on est honnête ou pas honnête, il y en a même un, sympathique, il est presque mon voisin, il me dit qu’il faut tricher un peu pour que l’enfant aille en bas. Il faut avoir une adresse là-bas. Il me l’a dit.
Lui, il a fait ça ?
Oui, parce que son fils est en bas. Mais il l’a fait ou pas, moi je ne l’ai pas fait.
Vous ne vouliez pas ?
Je vous ai dit… J’ai tendance à faire confiance, et ne pas tricher (silence). J’aurais préféré qu’ils me disent « il n’y a pas de place », s’il n’y a pas de place ou alors « oui », sans que je triche.
En fait on est presque obligés de tricher pour avoir ce qu’on veut ?
Voilà. Je ne sais pas… Bon, je ne sais pas si c’est mon âge, ou mon éducation, mais… c’est pas propre. C’est pas propre. À tous points de vue, c’est pas bien de tricher. Pas bien. On n’est pas à la guerre (silence)
Ouvrier retraité né en Algérie – 2 enfants – Meudon

51

Je ne sais pas si je regrette d’avoir pris la voie normale au lieu de tricher, parce que comme mes patrons sont en bas, j’aurais pu prendre l’adresse d’un de mes patrons et dire qu’ils m’hébergent, compte tenu de ma situation de séparation ça aurait marché, mais je me suis dit qu’avec tout ce qu’il a comme bons résultats et puis les motifs ça devrait marcher.
Garde d’enfants à domicile née au Cameroun – 2 enfants – Clamart

52Les pratiques illégales tendent ainsi à être légitimées, comme le suggère cet extrait d’entretien répliqué plus de six mois après l’échec d’une demande de dérogation et deux trimestres dans le collège de secteur :

53

Et vous allez refaire la demande pour le module de Courbevoie ?
Ah ben oui, mais je vais gruger, là (amusée).
Vous prenez l’adresse du beau-frère de vos enfants ?
Oui ! (rires) De son frère. […] Je me suis fait avoir une fois donc… La procédure légale, je veux bien la faire, mais si c’est pour me faire… Me faire avoir une deuxième fois, non. Donc là, j’ai essayé la procédure légale, ça ne marche pas, donc je gruge comme les autres. Sans vraiment gruger. Mon but c’est d’avoir un résultat.
Vous ne vous dites même pas « je fais les deux au cas où » ?
(vivement) Non ! Je ne vais pas m’embêter à faire la demande ! […] J’ai essayé, j’en ai fait trois des dérogations, il n’y en a pas une qui a marché, donc… Et il y en a une où on m’avait dit que j’étais archi-prioritaire. Donc en étant archi-prioritaire ça ne marche pas, donc là je fais comme tout le monde (elle insiste), je gruge. Et, voilà, et je fais comme tout le monde (elle insiste encore davantage), je gruge. Parce que si ma dérogation n’a pas marché, je pense que c’est parce qu’il y a beaucoup de gens qui ne font pas de dérogation et qui grugent. Sinon il y aurait peut-être eu de la place. Et c’est aussi un système qui fait que comme c’est pas… C’est pas… Impartial, ou c’est pas, voilà, il y a des… pistons, des choses comme ça, et que c’est pas forcément ceux qui en ont le plus besoin qui ont la place, donc… Voilà.
Responsable administrative de l’entreprise de plomberie familiale – 2 enfants – Asnières-sur-Seine

54Souvent sous-tendu par une croyance ferme dans les principes de méritocratie et d’égalité des chances, le respect de la procédure conduirait donc à développer une approche instrumentale assumée voire revendiquée, dans la mesure où le dispositif en place révèle ou accentue la perception des hiérarchies scolaires et urbaines, mais aussi et surtout celle des inégalités qui les accompagnent.

Les services publics face au sentiment de discrimination : fragilisation de l’institution et de la procédure légale

55Une évaluation classique de la réforme conclurait à son inefficience du point de vue du bénéfice qu’en retirent les élèves défavorisés en termes d’accès aux établissements plus favorisés hors secteur, qui contraste avec l’objectif mis en avant d’égalisation des chances [24]. Mais les refus auprès des familles populaires et immigrées ont également eu pour effet d’amplifier leur perception des inégalités urbaines, sociales et scolaires (entre autres en accentuant la logique de hiérarchisation entre établissements). On retrouve un effet pervers bien connu des dispositifs d’action publique territorialisés dont l’objectif est la réduction des inégalités. À l’image d’autres politiques scolaires antérieures, telles les Zones d’Éducation Prioritaire ou les Réseaux Ambition Réussite, ou de certains programmes d’« ouverture sociale » mis en place par les grandes écoles, telles les Conventions Éducation Prioritaire de Sciences Po, en prenant en compte des inégalités d’apprentissage et de réussite scolaires, et donc d’une certaine façon en s’adaptant à des catégories ciblées comme défavorisées, l’assouplissement de la carte scolaire a contribué à dévaloriser, voire déclasser, les quartiers, les populations et les établissements concernés.

56Mais il a également conduit à mettre les parents d’origine populaire face à un « choix » dont les principes sont socialement très différenciés. Cette réforme laisse en effet entrevoir la possibilité de scolariser son enfant dans un « meilleur » établissement, sans que les critères d’appréciation ne soient toutefois clairement livrés aux parents, hormis implicitement celui de s’orienter plutôt vers un établissement n’accueillant pas une majorité d’élèves d’origine populaire et immigrée. Outre le renforcement de la stigmatisation déjà prononcée de certaines populations, les parents se voient donc conférer une double responsabilité : celle de recourir ou non à une dérogation (et le sentiment de culpabilité de ne pas être un bon parent si cette opportunité n’a pas été saisie), et celle de faire le « bon choix ». En ce sens, cette réforme comporte une double individualisation qui tend à pénaliser les parents d’origine populaire et immigrée, et qui a tendu leur rapport à l’école. On comprend ainsi mieux pourquoi les parents qui « ont joué le jeu » et accompli dans la légalité l’ensemble de la démarche, mais obtenu un refus à leur demande de dérogation renvoient à l’institution la responsabilité du devenir scolaire et social de leur enfant, face à son incapacité à lui garantir de bonnes conditions d’études. Cette tendance est sans doute à relier à une période « post-État providence » dans laquelle les droits se développent, mais nécessitent des ressources et des stratégies inégalement réparties pour les faire valoir de façon efficace. Elle s’accompagne également d’une responsabilisation et d’une autonomisation croissante des personnes face à leurs échecs dans un monde plus compétitif dans lequel les supports collectifs s’effritent [25].

57Cette conscience rendue plus aiguë des inégalités urbaines et scolaires ne s’accompagne pas tant d’une dénonciation de ces inégalités et de la nécessité de les réduire que d’une insistance sur les discriminations reposant à la fois sur leur quartier de résidence et leur origine. Ce point est fondamental et renvoie à l’un des effets pervers les plus diffus de cette réforme. Le message porté par l’annonce de l’assouplissement de la carte scolaire était triple : 1) Tous les établissements ne se valent pas. 2) Vous avez intérêt à demander un bon établissement. 3) Nous allons faciliter cette démarche. L’expérience d’un échec semble dès lors conduire à un durcissement de la perception des inégalités urbaines et scolaires, en remobilisant une logique de discrimination ethnoraciale.

58Dans un contexte d’individualisation du traitement institutionnel [26], mais aussi de compétition pour l’accès aux ressources publiques – tout particulièrement dans le domaine de l’éducation –, l’assouplissement des principes d’affectation des élèves dans les collèges publics non seulement légitime l’idée de compétition pour l’accès aux « meilleurs » établissements, mais renforce également celle que c’est l’égalité de participation à cette compétition qu’il faut chercher à garantir plutôt de que de réduire les écarts entre les positions inégales devant l’éducation [27]. Cela repose sur une conception de la justice centrée sur l’égalité des chances, où la définition des inégalités sociales change : « Celles-ci sont moins des inégalités de positions que l’ensemble des obstacles s’opposant à la formation d’une compétition équitable, sans que la structure des places soit a priori contestée [28]. » Selon cette conception, on parle plutôt de discriminations qu’il s’agit de combattre pour garantir une compétition « équitable », c’est-à-dire « juste » : il est frappant de voir à quel point cette logique se retrouve dans les discours des parents et se trouve mobilisée par ceux des classes populaires et immigrées.

59Ce qui pourrait apparaître comme une pure distinction analytique (égalité des places versus égalité des chances pour parler comme François Dubet) trouve une traduction dans la façon même dont les franges les moins favorisées de la population expriment leurs attentes et leurs déceptions. Ce n’est pas l’un des moindres paradoxes que de constater qu’une perception renforcée des inégalités ne s’accompagne pas nécessairement d’un renforcement d’une vision de la société en termes d’inégalités, mais consolide plutôt l’idée d’une « compétition méritocratique » dont il faut garantir l’équité. Dans ce cas précis, cela se traduit par une critique forte des discriminations (interprétées comme telles) à l’œuvre dans le traitement institutionnel de la demande de dérogation. Ce ne sont donc pas tant les écarts entre les « bons » et les « mauvais » établissements qui semblent faire l’objet de critiques fortes, mais bien le fait que tous les groupes ne sont pas « égaux » devant la procédure.

60Les parents expriment par ailleurs une conscience aiguë des inégalités et de leur expression territoriale, que leur expérience de la réforme a même exacerbée. On retrouve ici un résultat congruent avec celui d’une recherche précédente, qui a montré que les conventions de partenariat mises en œuvre par Sciences Po et des lycées défavorisés ne pouvaient être réduites à leur efficacité en termes de « discrimination positive », la présence et les actions d’une « grande école » dans des environnements scolaires et urbains stigmatisés agissant sur le rapport à l’école et au monde social des élèves, notamment à travers une redéfinition de leurs perceptions de la méritocratie, des inégalités et des discriminations [29].

61L’accentuation de la frustration et du sentiment de discrimination est principalement le produit de l’opacité du processus administratif d’attribution des dérogations [30]. Plus la mesure est opaque, plus la possibilité d’en interpréter les effets en termes de discriminations, en particulier sur une base ethnoraciale, est élevée. Le contraste avec certains dispositifs américains est ici saisissant : dans le cas états-unien, les critères et les modalités de sélection ou de discrimination positive sont clairement affichés, et la judiciarisation de la vie sociale conduit à se protéger de tous recours possibles face au non-respect des critères, surtout si cela désavantage ou discrimine un groupe ethnoracial [31]. Le sentiment général en France, surtout parmi les familles populaires et immigrées n’ayant pas obtenu satisfaction, est plutôt celui d’une opacité des procédures et des pratiques, qui serait favorable aux groupes qui ont les ressources pour faire les « bons choix » et peser sur la décision finale. L’assouplissement de la carte scolaire a dans cette perspective été perçu comme une légitimation institutionnelle d’inégalités déjà existantes et perçues comme telles.

62Cette réforme renforce aussi une lecture de plus en plus diffuse de l’éducation de qualité envisagée en tant que ressource rare, avec une compétition toujours plus intense pour l’accès à la frange la plus attractive des établissements. En assouplissant formellement les possibilités d’éviter le collège public de secteur, elle a consolidé une lecture hiérarchisée et inégale de l’enseignement public, et valorisé l’idée d’un « libre choix » qui s’est cependant heurté à l’inertie organisationnelle d’une « machine bureaucratique » dont l’une des fonctions essentielles est de réguler les flux et les affectations des élèves dans les établissements publics. La capacité limitée des établissements les plus attractifs, déjà largement atteinte par les seuls élèves de leur secteur, constituait d’emblée une limite forte à une désectorisation significative qui devait profiter prioritairement aux élèves des quartiers défavorisés. Alors que cette logique renforcée de hiérarchisation des établissements pénalise surtout les collèges publics stigmatisés ou déclassés, le secteur privé en sort gagnant dans la mesure où il échappe toujours totalement aux contraintes de la sectorisation [32].

63Ces deux dimensions tendent à élargir la logique marchande au secteur public dont la partie la plus sélective et performante entre en compétition avec le secteur privé [33] (offre et demande, évaluation de la qualité du service, mise en compétition, rapport individualisé à l’institution, etc.). Comme d’autres marchés, le marché de l’éducation devient plus tendu, avec des enjeux qui accentuent la crispation des parents sur le choix des établissements et expliquent pour une large part l’ampleur des stratégies déployées, des attentes et des angoisses, et leur fort investissement émotionnel. Face à une telle situation et étant donnée l’incertitude de la démarche, la fraude et les pratiques illégales tendent à être légitimées. L’un des effets profonds du dispositif mis en place a ainsi été non seulement d’affaiblir la confiance dans une institution déjà largement perçue comme « inégale » et surtout « injuste », mais aussi de consolider l’idée qu’il est plus efficace de frauder. Cette logique dépasse la seule institution scolaire, et débouche sur une vision critique de la capacité de l’action publique en général à agir sur les inégalités et le destin social des enfants.

Notes

  • [1]
    Barthon (C.), Monfroy (B.), « Illusion et réalité de la concurrence entre collèges en contexte urbain : l’exemple de la ville de Lille », Socie?te?s contemporaines, 59-60, 2005 ; Mons (N.), Les nouvelles politiques éducatives, Paris, Presses universitaires de France, 2007 ; Ben Ayed (C.), « La mixité sociale dans l’espace scolaire : une non-politique publique », Actes de la recherche en sciences sociales, 180, 2009 ; Visier (L.), Zoïa (G.), « Le collège, la ville et la mixité sociale. La fabrique de la distribution des élèves », Les Annales de la recherche urbaine, 106, 2010 ; Barrault (L.), « Une politique autosubversive. L’attribution des dérogations scolaires », Sociétés contemporaines, 82, 2011 et « Les résistances de la carte scolaire. Les limites du volontarisme politique dans l’action publique », Politix, 98, 2012 ; Van Zanten (A.), « Compétition et choix dans le champ scolaire. Un modèle statutaire d’analyse des logiques institutionnelles et sociales », Lien social et politiques, 66, 2011.
  • [2]
    Merle (P.), « Structure et dynamique de la ségrégation sociale dans les collèges parisiens », Revue française de pédagogie, 170, 2010 et « La carte scolaire et son assouplissement. Politique de mixité sociale ou de ghettoïsation des établissements ? », Sociologie, 2 (1), 2011 ; Oberti (M.), Préteceille (E.), Rivière (C.), Les effets de l’assouplissement de la carte scolaire dans la banlieue parisienne, Rapport pour la HALDE-DEPP, Sciences Po-OSC, 2012
  • [3]
    Fack (G.), Grenet (J.), « Sectorisation des collèges et prix immobiliers à Paris », Actes de la recherche en sciences sociales, 180, 2009.
  • [4]
    Van Zanten (A.), L’école de la périphérie. Scolarité et ségrégation en banlieue, Paris, Presses universitaires de France, 2001 et Choisir son école. Stratégies familiales et médiations locales, Paris, Presses universitaires de France, 2009 ; Oberti (M.), « Différenciation sociale et scolaire du territoire : inégalités et configurations locales », Sociétés contemporaines, 59-60, 2005 et L’école dans la ville. Ségrégation-mixité-carte scolaire, Paris, Presses de Sciences Po, 2007 ; Charmes (É.), « Carte scolaire et “clubbisation” des petites communes périurbaines », Sociétés contemporaines, 67, 2007 ; François (J.-C.), Poupeau (F.), « Les déterminants socio-spatiaux du placement scolaire. Essai de modélisation statistique appliquée aux collèges parisiens », Revue française de sociologie, 49 (1), 2008.
  • [5]
    Lascoumes (P.), Le Galès (P.), dir., Gouverner par les instruments, paris, Presses de Sciences Po, 2004.
  • [6]
    Notamment dans le cadre d’analyse des politiques publiques développé par Peter Hall. Cf. Hall (P.), « Policy Paradigm, Social Learning and the State. The Case of Economic Policymaking in Britain », Comparative Politics, 25 (3), 1993.
  • [7]
    Pour ce type d’analyse plus classique de l’impact du dispositif en fonction des objectifs visés, cf. Oberti (M.), Préteceille (E.), Rivière (C.), Les effets de l’assouplissement de la carte scolaire dans la banlieue parisienne, rapport cité.
  • [8]
    Dubet (F.), Le déclin institutionnel, Paris, Le Seuil, 2002.
  • [9]
    Pour une analyse détaillée à la fois des évolutions des profils sociaux des collèges depuis 2007, mais aussi des flux des demandes de dérogations selon les motifs, cf. Oberti (M.), Préteceille (E.), Rivière (C.), rapport cité.
  • [10]
    Siblot (Y.), « Adapter les services publics aux habitants des “quartiers difficiles”. Diagnostics misérabilistes et réformes libérales », Actes de la recherche en sciences sociales, 159, 2005.
  • [11]
    Simon (P.), « Le logement social en France et la gestion des “populations à risques” », Hommes et migrations, 1246, 2003 ; Carde (E.), « Les discriminations selon l’origine dans l’accès aux soins », Santé Publique, 19, 2007 ; Dietrich-Ragon (P.), Le logement intolérable, Paris, Presses universitaires de France, 2010.
  • [12]
    Dubois (V.), La vie au guichet, Paris, Economica, 2003 ; Siblot (Y.), Faire valoir ses droits au quotidien. Les services publics dans les quartiers populaires, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2006 ; Spire (A.), Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Raisons d’agir, 2008.
  • [13]
    Mons (N.), Les nouvelles politiques éducatives, op. cit. ; Oberti (M.), L’école dans la ville…, op. cit. ; Van Zanten (A.), Oblin (J.-P.), La carte scolaire. Faits, révélations, analyse, Paris, Presses universitaires de France, 2008.
  • [14]
    Van Zanten (A.), Choisir son école…, op. cit.
  • [15]
    Oberti (M.), « Différenciation sociale et scolaire du territoire : inégalités et configurations locales », art. cit. ; Oberti (M.), L’école dans la ville…, op. cit.
  • [16]
    Sur le recours à la notion de « choix » dans les politiques publiques, cf. Duvoux (N.), Jenson (J.), dir., « Services publics à la carte ? Le choix comme valeur sociale », Lien social et Politiques, 66, 2011.
  • [17]
    Oberti (M.), Préteceille (E.), Rivière (C.), Les effets de l’assouplissement de la carte scolaire dans la banlieue parisienne, rapport cité.
  • [18]
    Ballion (R.), La bonne école : évaluation et choix du collège et du lycée, Paris, Hatier, 1991 ; Zeroulou (Z.), « La réussite scolaire des enfants d’immigrés. L’apport d’une approche en termes de mobilisation », Revue française de sociologie, 29 (3), 1988 ; Santelli (E.), La mobilité sociale dans l’immigration : itinéraires de réussite des enfants d’origine algérienne, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2001 ; Van Zanten (A.), L’école de la périphérie…, op. cit. ; Brinbaum (Y.), Kieffer (A.), « D’une génération à l’autre, les aspirations éducatives des familles immigrées. Ambition et persévérance », Éducation et Formations, 72, 2005 ; Brinbaum (Y.), Kieffer (A.), « Les scolarités des enfants d’immigrés de la sixième au baccalauréat : différenciation et polarisation des parcours », Population, 64 (3), 2009 ; Perier (P.), L’ordre scolaire négocié. Parents, élèves et professeurs dans les contextes difficiles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.
  • [19]
    Dix communes concernées : Asnières-sur-Seine, Boulogne-Billancourt, Bourg-la-Reine, Clamart, Clichy-la-Garenne, Issy-les-Moulineaux, Malakoff, Meudon-la-Forêt, Montrouge et Nanterre.
  • [20]
    Visier (L.), Zoïa (G.), « Le collège, la ville et la mixité sociale. La fabrique de la distribution des élèves », art. cit. ; Dutercq (Y.), Mons (N.), « Comment comprendre l’échec des mesures d’assouplissement de la carte scolaire promulguées au nom d’une plus grande exigence de justice sociale ? », communication au 4e congrès de l’Association française de sociologie, Grenoble, 5-8 juillet 2011.
  • [21]
    Dans les entretiens, les deux termes sont interchangeables, ce qui montre à quel point la définition par certains parents d’un « français » ne renvoie ni à la seule nationalité, ni à la seule citoyenneté, mais aussi à une origine associée à un phénotype.
  • [22]
    Pour plus de détails sur le recours au privé, cf. Oberti (M.), Préteceille (E.), Rivière (C.), Les effets de l’assouplissement de la carte scolaire dans la banlieue parisienne, Rapport cité, chap. IV, en particulier p. 159-161.
  • [23]
    Oberti (M.), Sanselme (F.), Voisin (A.), « Ce que Sciences Po fait aux lycéens et à leurs parents : entre méritocratie et perception d’inégalités », Actes de la recherche en sciences sociales, 180, 2009.
  • [24]
    Oberti (M.), Préteceille (E.), Rivière (C.), Les effets de l’assouplissement de la carte scolaire dans la banlieue parisienne, rapport cité.
  • [25]
    Parmi les nombreux travaux mettant en évidence cette transformation historique des politiques sociales et ses effets sur les individus, voir l’œuvre majeure de Castel (R.), Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995. On peut citer également les travaux de Serge Paugam et Nicolas Duvoux sur les transformations de la solidarité sociale.
  • [26]
    Dubet (F.), Le déclin institutionnel, op. cit.
  • [27]
    Dubet (F.), Les places et les chances…, op. cit.
  • [28]
    Ibid., p. 34.
  • [29]
    Oberti (M.), Sanselme (F.), Voisin (A.), « Ce que Sciences Po fait aux lycéens et à leurs parents : entre méritocratie et perception d’inégalités », art. cité.
  • [30]
    Dans son étude sur les commissions de dérogation dans le primaire, L. Barrault donne des éléments de cette opacité, et surtout des incertitudes des décisions qui renvoient à des contraintes structurelles et à des fluctuations et des logiques d’ajustements des acteurs pris dans des rapports de force ; Barrault (L.), « Une politique autosubversive. L’attribution des dérogations scolaires », art. cit.
  • [31]
    Oberti (M.), « Chicago et Paris, métropoles de la ségrégation scolaire ? », La Vie des Idées, 3 janvier 2012 [en ligne : http://www.laviedesidees.fr/Chicago-et-Paris-metropoles-de-la.html].
  • [32]
    Ainsi que l’illustre ce courriel que nous a fait parvenir une mère camerounaise, garde d’enfants à domicile à Clamart, suite à l’envoi du rapport de recherche aux parents qui en avaient fait la demande : « Merci pour l’oreille que vous m’avez tendue durant ce combat, mais nul ne peut lutter contre l’État (le système). Mon fils est scolarisé dans un établissement privé et je suis satisfaite de ses résultats, il n’y a pas photo. J’ai compris qu’il y a l’école à deux vitesses en France et que pour les familles modestes comme nous, nous sommes obligés de nous plier en dix si on veut la réussite de nos enfants. »
  • [33]
    Cette concurrence préexistait bien évidemment à l’assouplissement de la carte scolaire (Barthon (C.), Monfroy (B.), « Illusion et réalité de la concurrence entre collèges en contexte urbain : l’exemple de la ville de Lille », art. cit. ; Visier (L.), Zoïa (G.), « Le collège, la ville et la mixité sociale. La fabrique de la distribution des élèves », art. cit.), mais elle s’est exacerbée avec la réforme. Concernant la tendance à la formation d’un véritable « marché scolaire », cf. en particulier les travaux d’A. van Zanten, « Les effets de la compétition sur les logiques d’action des établissements d’enseignement dans six contextes locaux européens », Raisons éducatives, 44, 2006 ; Van Zanten (A.), « Compétition et choix dans le champ scolaire. Un modèle statutaire d’analyse des logiques institutionnelles et sociales », art. cit.
Français

L’assouplissement des règles d’affectation des élèves dans les collèges publics n’a pas été sans effets sur les attentes et les représentations des parents. L’enquête montre que face aux refus et à l’opacité de la procédure, et étant donné l’ampleur des attentes et de leur engagement dans cette démarche, le ressentiment est d’autant plus vif. Dans des contextes urbains caractérisés par la ségrégation urbaine et scolaire, il s’exprime par un fort sentiment de discrimination ethnoraciale et territoriale et conduit à remettre en cause leur loyauté face à l’institution. On peut dès lors s’interroger sur la diffusion d’un tel mécanisme à d’autres services publics confrontés à l’individualisation du traitement, une plus forte responsabilisation et différenciation sociale et ethnique des populations concernées.

Marco Oberti
Marco Oberti, sociologue, est professeur des universités à Sciences Po Paris et directeur de l’Observatoire sociologique du changement. Ses travaux les plus récents portent sur les classes sociales et les inégalités urbaines et scolaires abordées sous l’angle de la ségrégation. Il est également codirecteur de la revue Sociétés contemporaines et de la collection U Sociologie chez Armand Colin. Parmi ses publications récentes : (avec Mathieu Ichou), « Le rapport à l’école des familles déclarant une origine immigrée : enquête dans quatre lycées de la banlieue populaire », Population, vol. 4, 2014 ; « Politiques “d’ouverture sociale”, ségrégation et inégalités urbaines : le cas de Sciences Po en Île-de-France », Sociologie, PUF, vol. 4, n?3, 2013.
Clément Rivière
Clément Rivière est docteur en sociologie (co-tutelle Sciences Po/Università degli studi di Milano-Bicocca). Il a consacré sa thèse de doctorat à l’étude de l’encadrement parental des pratiques urbaines des enfants en contexte de mixité sociale à Paris et Milan. Il a participé en collaboration avec Marco Oberti et Edmond Préteceille à la rédaction d’un rapport sur les effets du dispositif d’assouplissement de la carte scolaire dans la banlieue parisienne : Les effets de l’assouplissement de la carte scolaire dans la banlieue parisienne, rapport pour la HALDE-DEPP, Sciences Po-OSC, 2012.
Mis en ligne sur Cairn.info le 19/03/2015
https://doi.org/10.3917/pox.107.0219
Pour citer cet article
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