CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Directeur de recherche émérite au CNRS (Centre d’études européennes de Sciences Po), Pierre Lascoumes a consacré ses recherches à la sociologie du droit et de la justice, des politiques publiques (environnement, corruption, sciences et techniques) et des instruments de l’action publique. En parallèle de son métier de chercheur, il s’est engagé pendant près de 30 ans pour la cause des usagers du système de santé. Volontaire au sein de l’association Aides de lutte contre le VIH à partir de 1987, il a présidé le Comité Ile-de-France de 1994 à 1997, avant de cofonder en 1996 avec Nicolas Brun le Collectif interassociatif sur la santé (CISS) auquel il s’est consacré jusqu’en 2006.

2 Julie BouchardLorsque je vous ai sollicité pour cet entretien, vous avez pris soin de rappeler que vous aviez traité de la place des patients dans le cadre de votre engagement militant à Aides puis au CISS davantage que dans le cadre de vos recherches. Pour autant, les espaces de l’action, d’une part, et des sciences sociales, d’autre part, ne sont pas pour vous complètement séparés. « Forcément, avez-vous écrit, j’ai utilisé mes connaissances en sciences sociales dans ces réflexions et actions. » Pouvez-vous expliciter en quoi votre parcours académique dans les années 1970 et 1980, d’un point de vue intellectuel et social, se relie au début de votre engagement dans l’association Aides ? Pourquoi avoir choisi de militer dans la santé ? Et pourquoi l’association Aides ?

3 Pierre Lascoumes – Je suis docteur en droit mais cette spécialité ne m’a jamais suffi. En même temps que ma formation en droit, j’ai toujours fait des sciences sociales. J’ai fait de la science politique et de la sociologie. Ensuite, je suis parti à Montréal me former à la criminologie. J’étais intéressé par la sociologie de la déviance et du crime, par les rapports que les individus entretiennent autant avec les règles qu’avec les transgressions, mais aussi par les différentes formes de réaction à ces conduites sociales. C’était cela mon domaine initial.

4 Ces questions étaient pour moi significatives d’un certain état de la société. Ma première expérience directe de ces problèmes a eu lieu lorsque j’étais en troisième année de droit. En vue de la réalisation d’un mémoire, je suis allé faire de l’observation participante dans un bidonville. Avec l’innocence de mes 21 ans, je voulais avoir un contact direct avec le monde des personnes qualifiées « d’asociales » voire « d’anormales ». J’avais un besoin intérieur très flou d’être confronté à la transgression et d’essayer de comprendre ces situations-là. J’avais lu dans le journal local qu’une association caritative, ATD quart-monde (Aide à toute détresse), intervenait dans un bidonville et cherchait des bénévoles. Il se trouve que je connaissais très bien ce lieu, à la fois inquiétant et attirant, car durant toutes mes années de lycée, j’étais passé devant ce lieu deux fois par jour à bicyclette. De la route, on ne voyait pas grand-chose, excepté l’hiver quand les feuilles des arbres et des buissons étaient tombées. C’était une cité d’urgence qui avait été créée lors du grand hiver de 1956. Dans les restes de ces habitats précaires, des personnes s’étaient ensuite installées.

5 Jeune enfant, venant d’un milieu de la petite bourgeoisie [1], j’avais fréquenté l’école primaire de Bègles, un quartier très populaire de la banlieue bordelaise. Un campement de « gens du voyage », (on disait à l’époque « romanichels ») avoisinait l’école. Les enfants de ce campement étaient en partie scolarisés et ils nous amenaient parfois jouer là-bas. Je m’y étais fait un copain. Cette proximité ne posait de problème à personne. J’avais ainsi une certaine idée de ces populations que j’associais positivement à l’errance, au voyage, au cirque même, tout en voyant que leurs conditions de vie étaient difficiles. Leur pauvreté était manifestement plus grande que celle du quartier. Mais dans le bidonville de Talence, je sentais que la situation était différente. D’abord, c’était un lieu fermé, une enclave dans une zone pavillonnaire. Le journal parlait de descentes de police, d’arrestations. Me retrouver dans ce lieu, entrer en contact avec ces personnes a été pour moi un vrai choc. Le lieu n’avait même pas de nom. Les habitants disaient « la cité ». Je peux dire aujourd’hui, « une expérience constitutive ». Soudain, je percevais la société à l’envers et en même temps je découvrais que j’étais capable de me confronter à cette situation-là (sans bien la comprendre bien sûr). Autour de moi, on me demandait ce que je faisais là-bas, ce que j’y cherchais et comment je m’y prenais. Alors je racontais. Les deux premières visites avaient été très impressionnantes. Rapidement, la bénévole de l’association ATD qui m’avait introduit me laissa seul. J’allais alors dans le bidonville une à deux fois par semaine pour parler avec les familles et avec les jeunes. Je leur faisais raconter ce qui les avait conduits là, comment ils y vivaient. Je ne prenais jamais de notes, je rédigeais aussitôt après chez moi sur un petit cahier que je regrette de ne pas avoir conservé. C’était pour moi une sorte d’expérience d’anthropologie sauvage.

6 Cette expérience m’a aussi beaucoup marqué sur un plan théorique, sociologique. Alors qu’a priori j’allais voir des « méchants », des « gens dangereux », je rencontrais en fait des personnes comme les autres. Je ne voyais pas de différences entre eux et les familles que j’avais côtoyées à l’école de Bègles et celles du quartier populaire où nous vivions. À partir de ce moment-là, la question de la réaction sociale et de ses effets est devenue centrale pour moi. D’un côté, j’observais des réactions sociales très négatives vis-à‑vis de ceux qui vivaient dans le bidonville ; mais d’un autre côté, ces personnes stigmatisées avaient leur propre façon de réagir. Pour moi c’était une découverte radicale de constater à quel point ces personnes redoutaient le monde extérieur, tout ce qui n’était pas eux était menaçant y compris les institutions qui étaient censées leur venir en aide. Elles craignaient les assistantes sociales qui pouvaient leur retirer leurs enfants, l’obligation scolaire qu’elles ne respectaient pas ou beaucoup moins que les gens du voyage. Il y avait régulièrement des rondes de police qui passaient sans s’arrêter : les gens disaient « ils comptent les enfants » et ils attendaient effrayés la visite des travailleurs sociaux. À l’époque, je ne connaissais pas l’interactionnisme mais je le découvrais en acte. J’étais donc confronté à des personnes qui vivaient de façon négative des institutions qui, selon l’image que j’avais d’elles, étaient des institutions protectrices (l’école, les aides sociales, mais aussi la police). Je découvrais aussi que personne ne prenait en compte leurs situations, personne n’exprimait leur cause. Ma forme d’engagement politique trouve là ses racines. Mes parents ont toujours été des militants syndicaux. J’ai toujours trouvé les moyens, sans jamais devenir un grand activiste, d’avoir à côté de mon activité universitaire une activité militante.

7 Julie BouchardComment, dans votre parcours académique et personnel, votre intérêt pour les marges et les populations hors-norme se relie-t‑il à votre engagement pour les usagers de santé au sein de Aides en particulier ?

8 Pierre Lascoumes – Il y a un moment intermédiaire. Je pars au Canada en 1972 et j’en reviens deux ans plus tard. Après avoir lu un article dans le journal Libération, j’intègre le Mouvement d’action judiciaire (MAJ) qui avait été créé après les événements de Mai 1968. Il regroupait des professionnels du droit, surtout des avocats, mais aussi quelques magistrats, des inspecteurs du travail, des travailleurs sociaux et des enseignants qui cherchaient à avoir une action militante à partir de l’outil juridique. Cela fait partie des effets positifs de 1968. Il y a eu une rupture avec le dogmatisme marxiste qui concevait le droit exclusivement comme une superstructure du pouvoir, comme un instrument d’aliénation et de répression. « Faire du droit » c’était, alors, forcément être du côté du « mal ». Et puis, des syndicats de magistrats et d’avocats ont été créés. Des travailleurs sociaux, des inspecteurs du travail et des enseignants ont inventé des organisations militantes centrées sur des causes particulières (les tribunaux militaires, les mineurs en prison, les immigrés). Ils se sont emparés de situations concrètes et ont cherché des moyens juridiques et politiques pour les rendre visibles et les faire évoluer. À l’époque, il y avait encore des tribunaux militaires et une cour de sûreté de l’État, la question des immigrés était déjà très importante et le Groupe d’information sur les prisons restait un modèle. Le MAJ a créé à ce moment-là un outil d’information : Actes, les cahiers d’action juridique. C’était une revue trimestrielle active pendant presque 20 ans. Elle fournissait des analyses critiques sur le droit, la justice, et rendait compte de mobilisations, de luttes et d’actions concrètes à base juridique. Actes a beaucoup soutenu les questions de l’accès au droit. Nous savions par expérience qu’un nombre important de personnes, bien que conscientes de subir des injustices, estimaient qu’aller chez un avocat n’était pas une démarche possible pour elles, même pour régler un problème de logement, de famille, de travail ou de consommation. C’est un avocat, Christian Revon, qui a lancé en France le mouvement des « Boutiques de droit » repris des modèles anglo-saxons et nordiques. J’ai beaucoup participé à ces actions et j’ai travaillé avec lui dans la Boutique de droit du 19e arrondissement.

9 C’était un mélange entre ma compétence professionnelle et un besoin d’engagement social. J’ai toujours été attiré par les situations de tension, la vie est faite de polarités multiples. On peut apprendre de chacune, et parvenir à se positionner par rapport à elles est une activité très productive, dialectique en quelque sorte. Mon engagement c’était cela. Je me suis beaucoup impliqué dans ce groupe de Actes qui est assez exceptionnel par sa longévité et surtout pour avoir survécu aux clivages idéologiques puissants des années 1970 et 1980. Nous partagions le besoin de combiner la théorie et la pratique, et nous étions tous impliqués dans différents combats : les droits des détenus, des mineurs, des femmes, des étrangers. Nous étions aussi sensibles aux enjeux émergents : la consommation et le logement, l’informatisation des données, la bioéthique, les mesures sécuritaires suite aux attentats des années 1970 en Europe. Nous participions à des collectifs ou à des actions plus ponctuelles, et parfois nous servions de caisse de résonance à l’action de groupes militants. L’objectif était de contribuer à la construction de problèmes publics, de nourrir la réflexion à leur sujet. Nous cherchions aussi à être attractifs avec une revue illustrée faisant place à l’humour, ouverte aux sciences sociales et rendant compte des débats politiques. La revue s’arrêtera en 1993 et ce sera la fin de tout ce mouvement.

10 Christian Revon (l’initiateur des Boutiques de droit) avait écrit les premiers statuts de Aides et il m’a mis en contact avec l’association. Je connaissais un peu Daniel Defert parce que Foucault avait participé à plusieurs numéros de la revue Actes. Mon adhésion à Aides s’est faite au départ à partir d’une mobilisation en faveur des droits des personnes atteintes par le VIH et de leurs proches. Dans la période initiale (1984-1994), il y avait très peu de droits protégeant spécifiquement les personnes malades. Nous avons dû chercher à agir avec très peu de ressources. Nous nous sommes appuyés sur les règles alors en vigueur, sur l’ordinaire du droit du travail, l’ordinaire du droit social, l’ordinaire du droit de la famille… pour essayer de résoudre des problèmes souvent multiformes. Dans un second temps, nous nous sommes engagés en faveur de la question des droits des homosexuels, action ce qui est à l’origine du PACS.

11 Julie BouchardSans parler des problèmes spécifiques que posait le sida.

12 Pierre Lascoumes – Oui bien sûr. La question des discriminations, sous toutes leurs formes, était centrale. Je pense que cette dimension a beaucoup contribué à la visibilité de cette cause et aux multiples soutiens qu’elle a reçus. Les premières associations américaines en avaient fait dès le début des années 1980 un enjeu majeur. Quand Daniel Defert crée Aides en 1984, c’est avec l’évolution des relations médecin-malade, un des enjeux essentiels. Il faut se souvenir qu’alors, les vieux réflexes de santé publique prônaient toujours les mesures contraignantes et stigmatisantes, celles qui avaient été utilisées dans la lutte contre la tuberculose et les maladies vénériennes : dépistage systématique, obligation de soin, isolement des personnes atteintes. Il fallait donc contester et argumenter contre ces modèles disponibles et réclamés par certains. Les incertitudes sur les modes de contamination et l’absence de traitements suscitaient une inquiétude générale. C’était particulièrement sensible dans les relations interindividuelles et le monde du travail (souvenons-nous du film Philadelphia, 1993). Le VIH était menaçant pour tout le monde, pour ceux qui étaient directement concernés bien sûr (homosexuels, usagers de drogue) mais aussi pour leurs entourages. Ces derniers découvraient souvent en même temps la déviance d’un de leurs proches, et la gravité de son état de santé, mortel le plus souvent. Beaucoup ne savaient pas comment réagir et certains craignaient la contamination. Malgré l’information donnée, de nombreuses fausses croyances circulaient. D’autres réagissaient au VIH en tant que révélateur d’un mode de vie qu’ils réprouvaient : l’homosexualité, la toxicomanie, les relations avec des prostituées, etc. Ces deux dimensions nourrissaient les peurs et créaient des situations potentiellement discriminatrices.

13 Julie BouchardVous œuvrez là aussi toujours au sein d’un service juridique ?

14 Pierre Lascoumes – À mon arrivée, le service juridique existait déjà. Il avait été créé par un travailleur social, Jean-Louis Simaeys. À l’époque, la préoccupation la plus urgente était la distribution d’aides financières car quand les gens découvraient leur « maladie » – on ne découvrait pas encore sa séropositivité –, c’était souvent un arrêt de tout. Arrêt du travail, distance avec la famille et les amis. Et à partir de là, beaucoup de situations de précarité. Dès ses débuts, Aides a collecté des fonds et accordait des aides financières et alimentaires. Elles n’étaient pas très élevées, mais constituaient des ressources pour régler des notes d’électricité, de loyers, d’alimentation. Jean-Louis Simaeys avait mis cela en place. Ces demandes étaient aussi révélatrices de besoins plus larges.

15 Daniel Defert m’a demandé de voir quelles étaient les réponses juridiques possibles aux nombreux problèmes qui se posaient. Un colloque important avait été organisé par Aides en 1987 avec Médecins du monde et l’OMS et une charte de lutte contre les discriminations avait été établie. Il fallait désormais rendre ces mesures concrètes. Des avocats et divers types de juristes sont venus progressivement militer à Aides, y compris des banquiers et quelques assureurs. Nos priorités ont d’abord été les questions d’emploi puis celles de relations familiales, de transmission des biens, d’accès à l’assurance et aussi les grandes questions de droit des personnes (respect de la vie privée, de la dignité, du consentement).

16 Une autre grande préoccupation de Daniel Defert était l’évolution des relations médecin-malade. De vastes questions étaient alors soulevées sur l’information des patients et leur participation aux choix thérapeutiques. Ces questions allaient au-delà des seules personnes atteintes par le VIH et concernaient tous les patients (actuels et potentiels). Que dire et comment le dire ? Comment s’informer en dehors du système médical ? Comment échanger sur la maladie ? Comment faire évoluer le secret médical ? Comment rendre accessible aux patients leur dossier ? Rappelons qu’à l’époque (fin des années 1980, début 1990) régnait un postulat : il appartient au médecin de décider ce qui est bien pour le patient, ce qu’il faut lui dire, quelle information est transmissible à un collègue, un employeur, un assureur. Le pouvoir d’informer lui appartenait. Très peu contestaient ce privilège. Aides a voulu retourner cette situation profondément inégalitaire, mais aussi perturbatrice de la relation médicale dans la mesure où elle produisait de la défiance. Nous souhaitions transformer cela, nous pensions que l’information sur sa situation appartient au patient, et que les médecins sont capables de rendre leurs décisions compréhensibles et qu’ils peuvent respecter les choix des patients. Sur toutes ces questions d’information, de recueil du consentement et d’accès direct au dossier, il faudra plus de 10 ans de négociation avec les professionnels et les pouvoirs publics pour aboutir à la loi du 4 mars 2002 consacrant « les droits des malades ».

17 Julie BouchardLa situation d’incertitude concernant le sida a-t‑elle joué un rôle aussi en faveur de l’accès au dossier médical ?

18 Pierre Lascoumes – Aides a toujours cherché à entretenir des relations constructives avec les médecins, généralistes et spécialistes, et avec les services hospitaliers. Durant les années 1980, la situation était aussi difficile pour eux. Cela faisait à peine une quarantaine d’années, que la médecine était devenue efficace, grâce aux antibiotiques, aux pratiques antiseptiques et au développement de technologies permettant des interventions lourdes. La médecine scientifique et technique était, alors, en pleine expansion et ses résultats étaient très probants. Mais avec l’épidémie du VIH arrive une énigme comme on n’en avait pas connue depuis longtemps. L’identification du virus a pris des mois, et la mise au point des premiers traitements des années, il n’y a toujours pas de vaccin. Donc, pendant longtemps, il n’y avait pas de véritable réponse médicale. Les antibiotiques classiques n’étaient pas efficaces et il a fallu beaucoup d’expérimentations et de recherches pour trouver des issues thérapeutiques. Cette situation a duré jusqu’en 1996 avec la mise au point des premières trithérapies qui n’ont cessé d’être améliorées depuis. Jusque-là, les choses variaient d’un patient à l’autre selon sa situation biologique, ses antécédents… et il y avait une proportion importante de personnes en échec thérapeutique et qui décédaient rapidement. Dans un tel contexte, les médecins ont été conduits à beaucoup expliquer ce qui était faisable et ce qui ne l’était pas. Et cela d’autant plus que les associations de personnes atteintes et malades (Aides, Arcat, Act Up) menaient de leur côté des actions d’information et incitaient les patients à être actifs dans la discussion des traitements et des protocoles, et, globalement, à sortir de la position passive traditionnelle des malades. On dit, à tort selon moi, que les patients sont devenus « experts de leur maladie ». C’est une formule, mais ils ont appris à collecter sur eux-mêmes et sur leur traitement des informations cruciales concernant leur état. Et à partir de ce savoir profane, ils ont pu enrichir la relation médicale.

19 Julie BouchardVotre action militante n’est pas devenue un terrain de recherche et vous n’avez écrit que quelques papiers sur les usagers du système de santé et en précisant, dans l’un de ceux-ci, que vous vous exprimiez en tant qu’« acteur concerné ». Mais de manière plus malléable, vous vous saisissez aussi de ce matériau dans vos travaux sur la démocratie technique ou sur les instruments de l’action publique.

20 Pierre Lascoumes – Je n’ai jamais voulu faire de cet engagement un objet de recherche. De temps en temps, j’ai contribué à quelques numéros de revue et à des colloques, mais c’était l’exception. Je me souviens ainsi d’un article dans Politique et Management Public où j’ai fait un petit bilan de la participation des usagers au système de santé.

21 J’ai toujours pensé qu’il était très important pour moi de séparer les types de langage et les modes d’argumentation. Je voulais être à l’aise quand c’était Pierre Lascoumes chercheur qui produisait quelque chose et quand c’était Pierre Lascoumes militant qui s’exprimait. Comme tout cela représentait beaucoup de temps et que je devais faire souvent des choses très différentes dans la même journée, je pense que cette règle de conduite m’a beaucoup aidé. Par exemple, durant ma période de forte implication, j’avais un bureau professionnel à Paris 1 rue Mabillon. Régulièrement, je prenais le métro là et en quatre stations j’étais à Ségur, pour participer à des réunions au ministère de la Santé au nom de Aides, puis au nom du CISS. Puis je revenais travailler au bureau. Je passais de l’un à l’autre en moins d’une heure. Je pense aussi que ces positionnements distincts étaient très favorables pour mes relations avec nos interlocuteurs. Ils avaient face à eux un militant associatif et non un être hybride mélangeant revendication et observation, engagement et distance critique. Je pense que cette attitude suscitait de la sécurité et de la confiance de part et d’autre.

22 À l’inverse, on peut bien sûr établir des ponts entre mes engagements sociaux et mes choix intellectuels. Je pense que si je me suis tellement intéressé professionnellement aux questions environnementales, c’est parce qu’elles comportaient une grande part d’incertitudes (scientifique, technique, économique) et parce qu’elles donnaient lieu à beaucoup de mobilisations sociales et de pratiques innovantes. C’est cet ensemble qui m’intéressait et que j’ai cherché à comprendre.

23 Avec le VIH au milieu des années 1980, on observe dans le domaine de la santé publique une situation de même type. Le savoir médical et les laboratoires sont alors dominants mais ils se retrouvent subitement confrontés à des enjeux pour lesquels ils n’ont pas de réponse, et face à des acteurs organisés et revendicatifs auxquels ils ne sont pas habitués. C’est une grande nouveauté pour eux et pour la puissance publique. Il y avait quelques antécédents (organisations des alcooliques anonymes puis des personnes psychiatrisées depuis les années 1930, et autour des maladies rares depuis les années 1960-1970) mais ces mobilisations avaient eu peu d’impact sur le système de santé. Les premiers changements du côté des pouvoirs publics se situent à partir de la loi hospitalière de 1970 et la mise en place de lieux de concertation : un comité des usagers auprès du ministère de la Santé en 1975, l’introduction au sein du Conseil du supérieur des hôpitaux d’un représentant des usagers la même année. Tout cela reste assez symbolique et a peu d’effets généraux.

24 Julie BouchardPourquoi et comment avez-vous cofondé le CISS en 1996 ?

25 Pierre Lascoumes – Aides a été une expérience formidable autant en termes d’implication personnelle que d’action collective. Une de nos premières réalisations a été l’extension de la législation anti-discriminatoire (race, sexe, religion) à l’état de santé. Nous avons toujours voulu contribuer à la reconnaissance de droits pour tous les malades, et cela adviendra avec la loi de 2002. L’action du CISS était différente dans la mesure où il s’agissait d’abord d’une action de coordination politique. Le but était de mobiliser et de faire agir conjointement et dans la durée des acteurs très différents et qui jusque-là s’ignoraient. Beaucoup de personnes étaient sceptiques (certains même se moquaient) sur l’avenir d’un collectif mené par un tandem improbable formé par Aides et l’UNAF (Union nationale des associations familiales). C’est pourtant notre alliance qui a initié et permis au CISS de se développer. J’avais été nommé en 1995 dans une Commission de réforme hospitalière. Elle devait, entre autres, faire des propositions pour renforcer la participation des usagers. Dans ce cadre, j’ai organisé une réunion d’associations de patients. Une collègue, professeure de droit de la santé, m’a alors signalé une étude de l’UNAF menées auprès de personnes hospitalisées. Elle avait été pilotée par Nicolas Brun, responsable du secteur santé. C’était une enquête très riche qui ne s’intéressait pas seulement à la qualité des plateaux-repas et au bruit des chaussures dans les couloirs. Les questions de droit, de coût et de relation avec le personnel médical étaient aussi abordées. Et puis l’UNAF, c’était une référence pour les pouvoirs publics. Ils disposaient aussi de moyens, l’enquête avait été faite sur un échantillon national d’hôpitaux et de cliniques. Notre rencontre, Nicolas et moi, a été très fructueuse. Nous nous sommes immédiatement compris et partagions la conviction sur la nécessité de coordonner les associations éparses qui existaient, le plus souvent centrées sur telle ou telle pathologie ou handicap. L’UNAF, pour sa part, faisait aussi le lien avec les associations de consommateurs. Nous avions chacun notre style, mais nous poursuivions le même but : faire émerger les patients comme des acteurs véritables du système de soin. En moins d’un an nous avons monté un collectif d’une douzaine de membres qui comportait de grandes associations (les paralysés de France, les personnes diabétiques, etc.), mais aussi une petite association généraliste et pionnière, Rhésus, qui avait été nommée au Conseil des hôpitaux. Nous nous sommes mis au travail pour définir ensemble des objectifs et trouver un accord sur les façons d’agir.

26 Julie BouchardÀ trouver un accord sur quoi ?

27 Pierre Lascoumes – Sur des questions substantielles, sur les contenus que nous souhaitions mettre en débat et faire avancer. L’accord préalable a cependant porté sur notre organisation interne. Il était évident, pour tout le monde, qu’il ne fallait pas que les questions de pouvoir accaparent nos énergies. C’est un problème majeur dans toutes les organisations. C’est pour cela que nous avons retenu la forme d’un collectif, sans structure formelle. Les décisions devaient se faire par consensus avec l’accord des responsables de chaque association. Quand le CISS s’est élargi, nous avons produit une charte qui définissait des principes généraux, sans plus. Le plus important était l’existence de groupes de travail qui produisaient des analyses et élaboraient des revendications. Nous disions que le CISS était un collectif de tâches et que sa force devait résider dans ses diagnostics et sa capacité de proposition.

28 Les ordonnances Juppé de 1996 prévoyaient l’entrée de deux représentants d’usagers dans les conseils d’administration des hôpitaux. Nous avons d’abord effectué un suivi de ces nominations pour nous assurer de la validité de cette représentation (initialement il y a eu un nombre de nominations de façade). Certains directeurs d’hôpitaux choisissaient discrétionnairement les représentants. Souvent, ils nommaient un membre d’une association membre du CISS et à côté un « local » (l’association créée par la femme d’un professeur, ou une association caritative qui visitait les personnes hospitalisées et organisait des loisirs). Nous avons alors recueilli des informations sur les nominations effectuées, sur l’accueil réservé aux représentants, sur les dossiers qu’ils suivaient, etc. Cela nous a conduits à produire des dossiers d’information, puis des formations pour ces représentants afin de renforcer la pertinence de leur participation. Nous avons toujours donné la priorité à des actions concrètes. À l’époque, se posaient aussi de façon croissante les questions d’informatisation des données de santé et tous les problèmes de circulation et de contrôle que cela impliquait. Un groupe mené par Michel Delcey de l’Association des paralysés de France a été très actif sur ce sujet.

29 Une autre piste de travail qui faisait l’unanimité entre nous était le renforcement des droits des patients. Madame Weil avait simplement obtenu une révision de la Charte du patient hospitalisé qui était une simple circulaire datant de septembre 1974. La ministre était acquise à cette cause, mais elle n’a pas réussi durant son mandat à faire adopter un décret plus étayé sur ce sujet. Elle dut se contenter d’une nouvelle circulaire (6 mai 1995). Ce fut une grosse déception. Le CISS revendiquait une véritable loi sur les droits des patients. Et puis, l’impact de l’affaire du sang contaminé et celle des maladies nosocomiales (clinique du sport) a conduit à prendre en compte les questions d’indemnisation. C’était un volet complexe mais incontournable auquel s’est attelé Michel A. Ceretti. Sur toutes ces questions, des groupes ont travaillé pour parvenir à des positions communes.

30 Nous nous appuyions aussi sur des personnes extérieures, des spécialistes de la santé. Sur les questions d’information du patient et de consentement, une professeure de droit, Dominique Thouvenin, nous a beaucoup aidés. J’étais aussi en contact depuis Aides avec une directrice d’hôpital, Chantal de Singly. Nous étions alors dans des discussions délicates avec le Conseil national de l’ordre des médecins à propos de l’accès direct des patients à leur dossier médical. Même si son président, Bernard Glorion, était relativement ouvert, son institution résistait. Nous discutions, mais sans progresser réellement. Un jour, Chantal de Singly nous a fait cette remarque inattendue : pour elle le problème principal n’était pas que les dossiers contenaient des « secrets », mais qu’ils étaient, souvent, mal ou pas tenus du tout. C’est pourquoi, il faut refaire des examens ; pourquoi les praticiens ignorent ce qu’ont fait leurs confrères, etc. Selon elle, il fallait aborder la question de l’accès au dossier sous l’angle de la qualité et de la cohérence des soins. C’est ce que nous avons fait et à partir de là, la situation s’est peu à peu débloquée. Monsieur Glorion a commencé à faire des propositions sur les modalités d’accès au dossier. Le principe était acquis, ce fut pour nous une grande victoire.

31 Julie BouchardL’opposition de départ de l’accès au dossier médical par les professionnels de la santé était donc moins en réalité une opposition de principe à l’accès au dossier médical, officiellement revendiqué, qu’une opposition pratique, et non-dite, sur la tenue réelle des dossiers médicaux ?

32 Pierre Lascoumes – Oui. C’est cela. Il y avait bien sûr le caractère souvent sensible des dossiers en psychiatrie. Et aussi la pratique de certains médecins qui écrivaient parfois des jugements individuels disqualifiants. La possibilité d’accès a fait disparaître ces mauvaises pratiques. Elle a aussi conduit à réfléchir aux annonces de diagnostics lourds susceptibles de déstabiliser les patients, en matière de cancer par exemple. Un des grands problèmes qui reste d’actualité est la formation des médecins à la réalisation de telles annonces. L’institution s’en remet encore trop souvent aux qualités personnelles des soignants, mais en vingt ans il y a eu une vraie évolution.

33 Julie BouchardPourquoi êtes-vous passé du « collectif » en 1996 au statut d’association en 2006, devenue en 2017 l’association nationale France assos santé ? Comment cette institutionnalisation a-t‑elle affecté le CISS ?

34 Pierre Lascoumes – Au départ, le caractère informel du Collectif a beaucoup facilité les choses. Mais c’était aussi une fragilité dans les négociations délicates comme celles de l’élaboration de la loi de 2002. Il est arrivé qu’après avoir reçu le Collectif (nous allions toujours à trois ou quatre aux rendez-vous) un responsable du Ministère ou du cabinet du ministre appelle certains présidents d’association pour savoir s’ils étaient bien d’accord avec telle ou telle position du CISS. Après l’adoption de la loi de 2002, nous avons été confrontés à un autre enjeu, celui de la dimension économique du système de santé. C’est un ancien conseiller de Bernard Kouchner, Didier Tabuteau, qui le premier a attiré notre attention sur cette dimension et qui nous a incité à y réfléchir sérieusement. Quelques années plus tard, à l’occasion de la réforme de l’assurance maladie, le gouvernement a voulu faire ce qui avait été fait en matière hospitalière en introduisant des représentants des usagers dans les conseils d’administration des caisses. Pour les syndicats, c’était un véritable chiffon rouge, eux se voyaient comme les seuls représentants légitimes de tous les citoyens. Le gouvernement a tenu bon, mais nous a demandé de nous structurer pour qu’existe une structure légitime de désignation des représentants et éviter la confusion qui avait existé au moment de l’entrée des représentants dans les conseils d’administration des hôpitaux. La raison institutionnelle de notre passage de collectif au statut associatif était, donc, la possibilité d’accès aux conseils d’administration de l’assurance maladie aux niveaux national et régional. Cela a été le facteur déclencheur.

35 Mais il y a une autre raison plus organisationnelle. Un certain réalisme nous a aussi conduit, après 10 ans de Collectif, à changer de format de travail. Nous sentions que notre « artisanat de luxe » avait fait son temps. Le CISS n’avait aucun budget propre et aucun permanent. Nous n’avions aucune subvention. Chacune des associations contribuait financièrement à sa mesure. De fait Nicolas Brun assurait à lui seul un véritable secrétariat général, il était le seul interlocuteur bien identifié tout en continuant son travail à l’UNAF. Cette situation précaire avait atteint ses limites. Si nous voulions pouvoir faire de la formation, éditer des documents et bien sûr recruter des permanents pour assurer différents services, il fallait que nous disposions de financements pérennes. Et puis, de plus en plus d’associations demandaient à intégrer le CISS. Nous avions commencé à une douzaine, il y en a 70 aujourd’hui. Le CISS s’est aussi implanté régionalement. Tout cela devenait assez complexe. Le développement du CISS passait par un changement de structure et d’échelle. Je ne vois pas comment nous aurions pu évoluer autrement.

36 Le passage au statut d’association a été en outre facilité en interne par notre souhait commun, à Nicolas Brun et à moi, de voir évoluer le CISS vers une structure plus forte et plus stable qu’un collectif. Nous sommes restés en charge de l’animation du CISS pour la préparation des statuts et la création de l’association, mais ni l’un ni l’autre ne voulions être candidat à quoi que ce soit. Je pense que cela a créé un climat pacifique pour cette transition qui s’est finalement accomplie sans tensions majeures.

37 Dès que le CISS s’est structuré en association, il a pu recevoir des subventions du ministère de la Santé et de mutuelles. Un secrétaire général a été recruté, ainsi qu’une une équipe de cinq ou six salariés. Nous avons aussi pu développer une ligne d’information téléphonique qui fonctionne quotidiennement. [2] Elle est animée par une équipe très compétente de juristes. C’est un service unique en son genre pour les usagers et leurs représentants dans les multiples organismes où ils siègent. Mais c’est aussi, comme avait été la Permanence téléphonique de Aides dans la première décennie, un observatoire extraordinaire de l’état des pratiques médicales et hospitalières ainsi que des besoins de patients.

38 Inévitablement, se poseront tous les problèmes classiques liés à l’institutionnalisation, il ne faudra pas s’en étonner. Certaines associations trouveront France Assos Santé trop dirigiste, il y aura forcément de la contestation, des débordements. À terme, des mouvements différents, peut-être plus radicaux émergeront. Mais ce sont des dynamiques logiques qui témoignent de la vitalité de la société civile. Cependant, quand on regarde le parcours qui a été réalisé en 20 ans, l’histoire du CISS est un exemple rare d’action collective qui s’est maintenue, a innové, a évolué et surtout sans cesse obtenu des avancées. Il n’y a pas d’autres pays en Europe qui disposent d’une structure nationale de ce type exprimant un vrai pouvoir des usagers du système de soin.

39 Julie BouchardOutre la ligne d’information téléphonique, la formation au porte-parolat a été une activité importante du CISS pour les représentants d’usagers.

40 Pierre Lascoumes – Oui. Cela n’a pas été toujours très facile. Nous disions toujours dans les formations que la pire « représentation » était celle en forme de « pull sur la chaise ». Dans beaucoup de domaines, l’environnement, la consommation, la culture on constate qu’un certain nombre de personnes se satisfont très vite d’une petite position de pouvoir. Elles sont nommées dans une structure de concertation, elles y fréquentent des personnes qualifiées et deviennent de petits notables. Peu impliquées dans des dossiers, ne se cultivant pas, suivant l’avis des majorités, limitant la critique, elles cherchent finalement plus à préserver leur mandat qu’à faire avancer une cause. Nous n’avons pas échappé à ce phénomène. Pour nous, c’est cependant la pire des représentations et nous avons toujours lutté contre. C’est pour éviter cela que nous étions exigeants dans le choix des représentants et de leur formation.

41 Julie BouchardQuels sont les enjeux de la formation des représentants des usagers ? À quoi s’agit-il d’être formé ?

42 Pierre Lascoumes – À avoir une participation constructive, une participation active et pas une participation symbolique. Même si les représentants des usagers ne sont que deux dans des groupes de 20 personnes et plus, il faut que leurs voix comptent, qu’ils aient un avis à émettre, et surtout qu’ils disposent d’informations sur les besoins et sur les pratiques. Il faut qu’ils échappent au penchant le plus fréquent de la dénonciation de cas particuliers pour poser des problèmes de portée générale. Pour dire des choses intéressantes et utiles sur le fonctionnement de tel ou tel service, ou la prise en charge de telle ou telle pathologie, il faut sortir de l’anecdote et étayer des dossiers. Nicolas et moi mettions beaucoup l’accent sur la continuité, sur le fait que les représentants ont une histoire derrière eux, l’histoire des collectifs d’alcooliques anonymes par exemple ou d’anciens de la psychiatrie qui se sont auto-organisés. Pourquoi ont-ils fait cela ? Qu’ont-ils obtenu ? La représentation des usagers doit avoir un caractère cumulatif. Il ne faut pas à chaque fois redécouvrir la lune, se contenter de constater qu’il est difficile de parler avec les médecins et de se faire entendre. Oui d’accord, mais peut-on avancer un peu ? Réfléchir à ce qu’on dit aux médecins, par exemple, à la façon dont les patients peuvent devenir de très bons observateurs de leur état. Nous avons aussi établi des liens avec des formateurs à la prise de parole en public pour équiper les représentants sur le plan psychosocial. Mais il n’y a pas que la participation institutionnelle, beaucoup de choses se font aujourd’hui sur la définition et l’évaluation des parcours de soins et l’éducation à la santé. Il est nécessaire de mettre en place des relais pour réaliser ces actions et les associations ont un rôle important à tenir.

43 Julie BouchardVous faites aussi tout un travail d’édition de documents d’information.

44 Pierre Lascoumes – Oui. Ce sont souvent des documents assez légers, des quatre pages, des fiches techniques avec les données de référence par sujet : l’information du patient, l’accès au dossier médical, l’assurance des risques santé, l’éducation à la santé, le rôle des représentants associatifs, etc. Aussi, des documents pratiques comme des lettres types afin d’obtenir des informations de l’hôpital, d’un médecin, la désignation de la personne de confiance, le refus de l’acharnement thérapeutique, etc.

45 Julie BouchardQu’en est-il de l’accès à l’espace médiatique du CISS ?

46 Pierre Lascoumes – Durant les dix premières années, il n’y avait pas de personne particulièrement en charge de la communication. Nicolas Brun était le plus accessible et il assurait l’essentiel des contacts réguliers avec les journalistes qui voulaient des informations ou des commentaires sur nos communiqués de presse ou sur un événement particulier. Sur les sujets pointus (informatisation des données de santé, accidents médicaux et indemnisation), c’était les responsables de groupe de travail qui s’exprimaient (M. Delcey, A. M. Ceretti). Pour ma part, j’effectuais les interventions généralistes sur la place des patients et des associations dans le système de santé, lors de conférences et dans les médias audiovisuels. J’avais appris ce type de communication militante à Aides et j’ai continué dans cette voie.

47 Dans cette période, les médias ont eu un rôle très important. Ils nous ont fait exister dans l’espace public, mais aussi l’écho qu’ils donnaient à nos actions renforçait le collectif, surtout face au scepticisme des milieux médicaux et institutionnels. Nous tenions des conférences de presse et diffusions des dossiers, en général bien relayés dans la presse généraliste, mais aussi médicale. Je pense que nous avons bénéficié d’une attention particulière suscitée par l’originalité de notre démarche, mais aussi par les interrogations, longtemps présentes, sur notre capacité d’action collective. Il y avait, parfois, une curiosité un peu perverse sur la façon dont des groupes aussi différents que l’UNAF, Aides, la Ligue contre le cancer, le Lien et autres pouvaient coopérer sur la durée. Une partie des médias s’étonnaient, reflétant le scepticisme d’une partie du ministère de la Santé et des organisations de médecins. En théorie, la carotte, la pierre et le vélo ne peuvent aller bien loi ensemble. Nous avons fait la preuve de l’inverse.

48 Peu à peu le ton et les attitudes ont changé. Nous tenions annuellement une conférence de presse à caractère plus officiel à laquelle participaient les présidents et présidentes d’associations. Avec Nicolas nous présentions deux ou trois sujets techniques, les dirigeants associatifs réagissaient à leur façon et répondaient aux questions. Je pense que l’exercice intéressait les journalistes. C’était une façon différente de poser les questions de politique sanitaire. Bien évidemment, il y avait toujours un aspect revendicatif avec l’identification de dysfonctionnements, ou les retards de telle ou telle réforme. Mais nous refusions d’intervenir sur des problèmes individuels, considérant que c’était à chaque association concernée d’agir, ou non, en soutien. Nous considérions que si nous commencions à faire cela (même si on nous soumettait régulièrement des cas exemplaires), nous deviendrions des fournisseurs d’avocats, et qu’à termes il nous faudrait financer des causes, etc. C’était compliqué et de toute façon ce n’était pas l’objet de notre mobilisation. L’objectif principal a toujours été l’amélioration du système de soin et de la qualité de la prise en charge. Après, quand le CISS a pris une forme associative, l’action s’est professionnalisée et un service communication avec quelques salariés a été créé.

49 Julie BouchardComment voyez-vous la période actuelle au prisme de votre expérience de militant ?

50 Pierre Lascoumes – D’après ce que me disent ceux qui sont aujourd’hui en responsabilité, il y a toujours de gros problèmes de mise en œuvre des mesures que nous avons contribué à faire adopter, que ce soient les obligations d’information du patient, les questions d’accès au dossier médical ou l’apport des représentants dans les structures de concertation. Surtout, il y a encore de grandes disparités entre les établissements et à l’intérieur de ceux-ci entre les services. Par exemple en situation d’urgence et lorsque le cas est complexe, la tenue du « dossier » reste aléatoire. Pourtant l’informatisation et l’identification par le numéro de sécurité sociale auraient dû faire disparaître ces aléas. À condition, bien sûr, que les procédures de saisie soient respectées… De même le suivi des demandes et plaintes formulées par des patients varie considérablement. La complexification croissante des techniques d’intervention médicale (le médecin connaît essentiellement des chiffres et des images), la pression économique et les problèmes de personnel multiplient les obstacles aux approches centrées sur les besoins du patient.

51 Julie BouchardVous pensez que les problèmes d’aujourd’hui sont principalement de nature organisationnelle ?

52 Pierre Lascoumes – Organisationnelle et culturelle. Les retards et les dysfonctionnements s’accumulent et les professionnels qui s’en soucient vraiment sont encore minoritaires. Par exemple, beaucoup d’hôpitaux continuent à afficher encore la Charte du malade hospitalisé de Madame Weil de 1974, alors que c’est une synthèse de la loi de 2002 qui devrait l’être.

53 Les nouvelles générations de médecins sont formées à une médecine de plus en plus déréalisée. Ils abordent les cas par des chiffres et des images relatifs aux pathologies. Le développement de la médecine ambulatoire accentue encore la segmentation. Faire des liens entre toutes les informations disponibles, écouter les patients, cela prend du temps et les praticiens sont souvent peu formés à cela. Il ne s’agit pas qu’ils deviennent des psychologues mais qu’ils soient capables d’un minimum de relation. Si le chirurgien est très occupé, son interne devrait être capable de venir expliquer au patient comment s’est déroulée l’opération, les effets secondaires à attendre et les étapes à venir. Mais souvent ils n’ont pas le temps, ils sont fatigués, ils ont besoin de récupérer.

54 Je reste prudent sur le bilan général de ce qui a été obtenu en 20 ans en matière de changement des pratiques. Il y a des endroits où cela se passe très bien, ou les cultures professionnelles ont évolué. Mais la grande loi selon laquelle la minute du médecin vaut une fortune et l’heure du patient ne vaut rien, reste très prégnante. Les contraintes organisationnelles et les restrictions budgétaires existent, certes, mais elles sont aussi utilisées comme des écrans de fumée pour le maintien des pratiques hiérarchiques traditionnelles.

55 Je n’ai pas un point de vue défaitiste sur toutes ces dynamiques. Beaucoup d’éléments nouveaux ont été introduits, le cadre d’action des professionnels de la santé aussi bien que les ressources à disposition des patients ont beaucoup changé, c’est certain. Mais il y a encore énormément d’inégalités et d’irrégularités. La part d’aléatoire dans la prise en charge médicale reste trop importante. Nous sommes dans la période, un peu aride, de renforcement et de stabilisation des acquis. Des principes essentiels ont été posés et sont aujourd’hui cadrés par la loi et les règlements. Mais leur concrétisation exige une mobilisation soutenue. Celle des associations bien sûr, mais aussi une sensibilisation des médecins et des responsables de leur formation. La question de l’enseignement médical est un enjeu essentiel. Il reste une forteresse où prévaut une rationalité scientifique forte. La déontologie et les questions de droit n’y ont qu’une place minimale. Et en général dans ces enseignements les grands débats éthiques et les questions de responsabilité médicale absorbent toute l’attention. Ce que certains jeunes médecins racontent sur leur formation est parfois inquiétant. Certes, leur profession est aux prises avec la vie et la mort. Certes, il y a partout des manques de moyens et la pression de l’urgence est incontournable. Mais les droits et la déontologie ont beaucoup évolué, et il reste à les intégrer réellement dans toutes les pratiques.

Notes

  • [1]
    Ma mère était institutrice, mon père inspecteur des impôts.
  • [2]
    Santé Info Droits, 01 53 62 40 30, pour toute question juridique et sociale liée au droit de la santé.
Pierre Lascoumes
Julie Bouchard
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Mis en ligne sur Cairn.info le 26/04/2018
https://doi.org/10.3917/pdc.009.0017
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