CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 L’analyse empirique des ancrages sociaux des réceptions des séries comiques révèle l’arbitraire de certains présupposés sous-jacents à ce que l’on appelle « la culture jeune » (Mayol, 1997 ; Donnat, 2009). Elle s’adosse pour cela au postulat sociologique classique de l’homologie entre les dispositions, les positions et les prises de position des individus (Bourdieu, 1994). Depuis quelques années, derrière la catégorie des « jeunes », des chercheurs et hauts fonctionnaires du ministère de la Culture tendent à évacuer de leurs analyses la diversité des positions sociales contenues dans cette catégorie. Par exemple, Olivier Donnat remarque que les résultats de l’enquête sur les Pratiques Culturelles des Français traduisent incontestablement des effets générationnels, sans forcément préciser que ces effets tendent à se distribuer inégalement dans l’espace social [1]. S’il est indéniable que les évolutions technologiques et que la « mondialisation de la culture » ont profondément transformé le marché des produits culturels en France, donnant pour certains l’impression « d’une planète démocratique unifiée par une culture universelle » (Warner, 2007), il reste pertinent de se demander comment ces produits se distribuent socialement car ni l’internationalisation des échanges des produits culturels, ni la généralisation de l’accès à internet n’ont abouti à ce que les jeunes gens aient tous les mêmes pratiques, ou qu’ils les interprètent de la même manière. En cela, la construction sociale du goût continue de s’actualiser dans des pratiques culturelles différenciées. Si comme le pensent Annick Prieur et Mike Savage, les pratiques de consommation médiatique ne sont pas centrales dans le processus d’accumulation du capital culturel (Prieur, Savage, 2011), elles n’en restent pas moins clivantes socialement. Choisir de regarder une série n’est pas anodin si l’on considère les contextes domestiques de réception, la maîtrise ou non d’une deuxième langue, la gestion de l’offre en termes de temps et de contenu. De la même manière, les décodages effectués (ce que l’on aime ou déteste dans la série, les négociations avec les contenus, ce que ces mécanismes d’appropriation font ou offrent aux individus) s’inscrivent dans des contextes sociaux et sont différents en fonction des ressources sociales et culturelles de chacun.

2 Le poids du capital culturel, inégalement distribué dans l’espace social, est très important dans ces processus de réception ordinaire des séries comiques. Envisagé comme « l’ensemble des ressources culturelles d’un individu » (Bourdieu, 1979a), il s’actualise à la fois dans la possession de biens culturels et des diplômes, mais aussi sous une forme plus diffuse dans des « dispositions et des compétences mises en œuvre dans la consommation des biens symboliques, dans les échanges langagiers, dans les manières de faire, de penser et d’agir constitutives de la variété des “styles de vie” » (Coulangeon, 2010). Les discussions sur les séries comiques engagent des visions du monde, des normes sociales et culturelles ancrées socialement qui concernent ce qui est jugé drôle (et ce qui ne l’est pas), les goûts et les dégoûts, les styles de vie. Il importe à ce titre de renouer avec une conception du capital culturel qui ne montre pas seulement que les différents groupes sociaux sont inégalement dotés en capital culturel mais que ces différences se réfractent dans des normes culturelles concurrentes. Le contexte de globalisation de la culture et de généralisation des médias pourrait lisser ces différences ; cependant, le terrain de la réception des séries comiques montre en creux la diffusion de normes culturelles socialement clivées.

3 Cet article porte sur l’activité de réception des séries comiques, en prenant pour objet la pratique d’interprétation à l’œuvre dans cette activité, et ce que cette pratique doit à ses conditions de production et de réception. Les analyses ici présentées s’appuient sur une enquête collective et comparative au niveau européen (France, Italie, Pologne et Pays-Bas) intitulée Globalisation of Humor[2] et menée entre 2007 et 2010 (étude dans laquelle les auteures étaient assistantes de recherche pour le cas français). Celle-ci porte sur la réception des séries comiques américaines, étudiées par le biais d’entretiens collectifs.

Retour sur les conditions de production de l’enquête

4 Les entretiens collectifs sur lesquels se base le cas français de l’enquête ont été faits à Toulouse auprès d’un échantillon de 78 individus aux caractéristiques sociales variées (en termes de sexe, de diplôme et d’âge) et ont duré entre 2 h 30 et 4 heures. Ils ont été menés avec des individus ayant des affinités préexistantes (tous étaient des amis ou des proches). Les objectifs de l’enquête ainsi que la littérature défendant les apports des entretiens collectifs conçus comme des relations sociales (Braconnier, 2012 ; Comby, 2011), nous ont conduits à rechercher des échanges les plus réalistes possibles, dans un lieu que les enquêtés ont l’habitude de fréquenter : les différents groupes ont ainsi discuté à domicile, dans une petite pizzeria du centre-ville ou encore pour certains lycéens et étudiants, dans leur établissement. En effet, organiser des discussions autour des pratiques culturelles pouvant être considérées comme illégitimes suppose la prise en compte d’une potentielle « honte sociale » qui tend à se manifester davantage auprès des inconnus qu’auprès des proches. Peu déclarée, la pratique télévisuelle est de surcroît souvent méprisée lorsque le débat est monopolisé par les individus au plus fort capital culturel. Dans le cadre d’un entretien collectif exploratoire, le débat s’est très vite orienté vers la « pauvreté intellectuelle » de l’offre télévisuelle, empêchant les participants connaisseurs de séries comiques de mettre en avant leurs goûts jugés inacceptables car peu légitimes (a fortiori lorsqu’il s’agit de regarder une série pour « se vider la tête »). L’avantage des groupes naturels est de désamorcer en amont les discours préconstruits autour des pratiques culturelles car le groupe partage, peu ou prou, un goût (ou un dégoût) relativement homogène vis-à-vis des séries comiques. Le fait de réunir des individus proches ne peut toutefois faire illusion concernant l’artificialité du dispositif. Les conditions de conversation n’ont été en aucun cas socialement plausibles : la présence des enquêtrices, le dictaphone sur la table, la caméra à quelques centimètres de distance derrière un ordinateur, des baffles et une disposition spatiale particulière de l’ensemble pour permettre de filmer et de laisser tout le monde regarder les images empêchent toute impression d’interaction ordinaire. Il n’en reste pas moins que tous les enquêtés se sont livrés ouvertement à la discussion et ont réussi à rebondir sur un même thème avec les mêmes personnes pendant un temps exceptionnellement long.

5 Outre l’obtention d’informations sur les pratiques médiatiques des individus, sur leurs conditions sociales d’existence, sur leur connaissance des séries télévisées et des séries comiques, les entretiens visaient à comprendre les affinités qu’une série entretient avec ses publics et les logiques des (dé)goûts (« pourquoi vous la regardez ? », « qu’est-ce que vous aimez ? », « qu’est-ce que vous détestez ? »). Ces discussions ont été rythmées par la diffusion d’extraits des six séries du corpus, qui avait l’avantage d’ancrer la discussion dans des exemples, permettant aux enquêtés d’approfondir leur propos et aussi d’ouvrir sur d’autres séries de leur connaissance, et d’observer leurs réactions et attitudes (postures corporelles, émotions, échanges entre eux). Nous nous concentrons dans cet article sur les individus jeunes (entre 17 et 26 ans), soit sept entretiens collectifs (EC), avec 13 garçons et 14 filles, au lycée ou dans l’enseignement supérieur (tableau récapitulatif en annexe). Il n’en reste pas moins que tout notre échantillon est mobilisé dans la construction de cette analyse.

Les séries choisies

Les séries choisies, Sex and the City, Les Simpsons, Une Nounou d’Enfer, Tout le monde aime Raymond, Seinfeld et Friends, sont toutes des séries comiques américaines ayant eu un large succès commercial et diffusées en France. Elles présentent des personnages socialement divers aux styles de vie variés. La catégorie « série » est définie par des critères formels et matériels, dont les transformations historiques ont déjà été finement analysées dans les ouvrages de David Buxton (2010) et de Jean-Pierre Esquenazi (2010). La série est « l’exemple d’une programmation idéale, répondant à la demande de régularité d’une double façon : d’une part elle peut être ponctuellement programmée et s’inscrire dans la grille de programmes de façon simple semaine après semaine [formatée en 21 ou 42 minutes, parfaitement adaptée aux espaces dédiés à la publicité] […] ; d’autre part elle présente un programme dont les régularités sont apparentes et explicites : le téléspectateur les reconnaît facilement et peut s’y retrouver sans difficultés » (Esquenazi, 2010). Notre corpus se compose particulièrement de « séries feuilletonantes » puisqu’elles mélangent « le déroulement d’une intrigue avec une exploration de personnages à travers des comportements dévoilés » (Buxton, 2010).
Diffusée dès 1998 sur HBO et achevée en 2004, Sex and the City est une série américaine diffusée en France à partir de 1999 sur Téva, Canal + puis M6, qui raconte l’histoire de quatre amies new yorkaise trentenaires, aisées et célibataires dans l’Upper East Side. Les Simpsons est une série télévisée d’animation du réseau Fox créée par Matt Groening, diffusée en France à partir de 1990 sur Canal + puis reprise sur les chaînes hertziennes à partir de 1993. Toujours en production en 2014 (26e saison), elle met en scène les aventures de la famille Simpson, présentée comme une satire de la famille moyenne américaine. Tout le monde aime Raymond est une série du groupe CBS diffusée à partir de 1996 (jusqu’en 2005) aux États-Unis, et à partir de 1998 en France sur M6, puis sur Série Club et Comédie. Elle raconte la vie de Raymond, journaliste sportif italo-américain vivant avec sa famille dans une banlieue pavillonnaire ; elle ne connaît pas le même succès commercial en France et n’est d’ailleurs que peu connue par les enquêtés. Une nounou d’enfer met en scène le quotidien de Fran Fine, jeune femme juive d’origine populaire de Brooklyn engagée comme nounou dans une famille de la grande bourgeoisie anglaise dans l’Upper East Side. Diffusée de 1993 à 1999 sur le réseau CBS, elle est diffusée en France dès 1994 sur M6 puis Téva. Seinfeld est créée par les comédiens et humoristes Jerry Seinfeld et Larry David, diffusée par NBC entre 1989 et 1998 aux États-Unis. Diffusée en 1993 sur Canal +, puis sur Jimmy, elle restera en France une série confidentielle peu connue. Définie par Seinfeld comme « une série à propos de rien », elle décrit le quotidien de l’acteur et de ses amis New yorkais. Friends est une des séries américaines les plus exportées, diffusée entre 1994 et 2004 sur le réseau CBS, (re)diffusée en France sur de nombreuses chaînes (d’abord Jimmy puis France 2, etc.). Elle raconte le quotidien de six amis new yorkais vingtenaires puis trentenaires dans leur vie amoureuse et professionnelle. Toutes ces séries ont été primées à de nombreuses reprises aux Emmy Awards et aux Golden Globes.

Privilégier ce qui nous ressemble socialement

6 Les pratiques de réception s’inscrivent d’abord dans une histoire familiale et s’actualisent dans un rapport à la télévision et aux loisirs télévisuels. Ces rapports sont faits d’interdictions, de banalisations, d’habitudes comme celle de regarder la télévision seul ou en famille, qui participent aussi à modeler des pratiques et des goûts, c’est-à-dire à cadrer en amont la réception. Regarder à plusieurs la télévision familiale n’est pas sans effet sur les choix de programmes et sur les manières de les regarder (Morley, 1986). Cela implique le non-monopole de la télécommande et donc l’obligation de se plier au choix des autres mais aussi une posture de réception (tenir son corps devant les autres) que n’engage pas (ou moins) le fait de regarder la télévision dans sa chambre individuelle. Cette première opposition émerge parmi les enquêtés et distingue les jeunes gens de milieux populaire et bourgeois. Dans les familles populaires, la télévision semble ainsi plus généralement regardée de manière collective. Les enquêtés rappellent qu’ils ont rarement le privilège de choisir le programme, aboutissant bien souvent à des choix consensuels telle une série télévisée familiale (7 à la maison, Ma famille d’abord, etc.) ou des programmes divertissants (jeux télévisés) ni trop genrés, ni « choquants ». Regarder la télévision familiale, c’est en effet prendre le risque de voir quelqu’un s’installer à côté de soi à tout moment. Même quand ils prennent l’initiative d’allumer la télévision, les enquêtés n’ont pas entièrement le choix du programme, implicitement contraint afin de ne pas montrer des scènes inappropriées aux plus jeunes et/ou ne pas se faire gronder par les parents. Chez les jeunes gens de milieu bourgeois, la télévision se regarde au contraire plutôt seul ou à deux (exception faite du programme imposé par les parents), dans sa chambre. Alicia nous explique même comment chaque semaine, elle regarde la série Sex and The City au même moment que sa mère, mais individuellement, chacune dans sa chambre.

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« Enquêtrice : – Vous ne la regardez pas ensemble ?
Alicia (un peu choquée) : – non ça serait bizarre ! C’est ma mère ! »

8 Ces pratiques différenciées s’accompagnent d’un usage lui aussi différent de la télévision, plus ponctuel chez les enquêtés d’origine bourgeoise (pendant le goûter ou après les devoirs, « 2 heures le week-end », « quand on est malade » ou pour le seul visionnage de dvd ou de vhs) et plus fréquent au quotidien parmi les enquêtés d’origine populaire :

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« Samia : – À la maison, il y a 3 télés, et elles sont toujours allumées ! Tout le temps ! On se lève, on allume la télé, Il y a tout le temps quelqu’un qui est devant la télé, c’est indispensable ! 
Enquêtrice : – Et vous changez de chaînes… ?
Samia : – Oui… ou non… peu importe le contenu, c’est un bruit de fond, il faut qu’il y ait la télé allumée, c’est tout, elle fait partie de la famille ! (rires)
Enquêtrice :– Et tu la regardes quand ?
Samia : – Quand je rentre de l’école, c’est obligé, il faut que je la regarde deux heures au moins, c’est obligé, il me faut ma dose ! »

10 Moins fréquent chez les enquêtés de milieu bourgeois, l’usage de la télévision au quotidien tend à être délaissé au profit d’internet, qui devient le support principal pour visionner les séries. Bénéficier d’un ordinateur individuel (portable de surcroît) a des effets sur l’activité de réception, soit les manières de regarder les séries (à commencer par le choix de la série) ou le moment où on les regarde. Tout oppose ici Milana et Samia qui n’ont pas accès à l’ordinateur familial (utilisé la plupart du temps par un autre membre de la famille) et qui regardent quasi-exclusivement les séries lors de leur diffusion à la télévision, en s’en tenant au programme proposé, à Charles et Joséphine qui ne regardent les séries que sur leur ordinateur via internet. Les séries visionnées dépendent moins des programmes télévisés. Ils peuvent regarder des séries en streaming et en temps réel (au moment de leur diffusion aux États-Unis notamment), voire chercher d’autres séries qui ne sont pas diffusées à la télévision. Interrogé sur ses pratiques d’internet, Charles répond :

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« Charles : je ne veux pas perdre mon temps avec la télé, j’ai l’impression de la subir, les pubs, des trucs que je ne veux pas voir… Même 5 minutes de temps perdu dans une journée, c’est trop… Avec internet, je ne perds pas mon temps, je choisis ma série, je la regarde quand je veux, je télécharge parfois 3-4 épisodes et je les visionne d’un coup… je ne suis plus soumis aux programmes, je fais mon propre emploi du temps».

12 Il ne s’agit pas ici de rentrer dans les fondements sociaux de cette rhétorique du libre arbitre (être « acteur » de ses choix, aller rechercher « La série », « optimiser son temps ») très présente parmi les enquêtés d’origine favorisée ayant le plus fort capital culturel. Mais de préciser que cette vision de ses propres pratiques, socialement située, s’appuie sur des dispositifs (utiliser internet pour connaître l’offre des séries, ajuster l’offre à sa demande, imposer son rythme « c’est nous qui faisons notre propre emploi du temps »). En cela, la matérialité des dispositifs reste importante dans l’opération de réception (Chartier, 1987). En effet, les situations de communication et la forme de la transmission n’engagent pas les mêmes réceptions et les mêmes usages des séries. Elles ne résument pas toutefois les manières de les regarder : pouvoir accéder à internet de chez soi n’implique pas forcément de regarder les séries en vost. L’usage de ces dispositifs s’ancre à nouveau dans le social. L’inégale maîtrise des langues (en particulier de l’anglais) est un élément central dans le visionnage des séries et oppose bien souvent ceux qui regardent les séries en version française à ceux qui privilégient les versions originales, le doublage devenant même parfois un enjeu de réception. Pierre ou Charles précisent ainsi aimer Seinfeld pour la « subtilité » de la langue originale et sa concordance avec le jeu d’acteurs lorsqu’ils jugent la version française de la série (celle qui est présentée aux enquêtés lors des entretiens collectifs) « inregardable » ou « abrutie ». Samia (qui ne connaissait pas Seinfeld alors non diffusée sur les chaînes hertziennes) dit aussi ne pas « accrocher » car « c’est moyen et pas très drôle, un peu banal… ça fait sourire vite fait », précisant toutefois qu’elle n’hésitera pas à regarder si elle « tombe dessus ».

S’identifier « par le haut »

13 Le visionnage des séries comiques suscite systématiquement chez les enquêtés des discussions plus larges (et bien souvent passionnées) sur les séries en général et sur la télévision (notamment les oppositions supposées entre la France et les États-Unis en la matière). Ces échanges définissent en filigrane la bonne série et la mauvaise, décrivent les travers insupportables de celle-ci, les émotions provoquées par tel épisode, ce qui est jugé drôle et ce qui ne l’est pas. Les goûts et les dégoûts culturels (et sociaux) sont au cœur de ces réceptions et viennent appuyer des visions concurrentes du monde social. Cela nous rappelle que les séries comiques sont des biens culturels (certes moins légitimes que la littérature classique mais s’inscrivant néanmoins dans un espace fait de hiérarchies et de tensions) qui ont vocation à s’inscrire dans le monde social et à le représenter par la dérision. Elles sont en cela « des mondes fictionnels chargés de valeurs, [elles] nous offrent un point de vue sur notre propre situation, de sorte qu’en essayant de les situer, nous sommes engagés dans une quête de notre propre situation » (Scholes, 1986).

14 Tout en ayant conscience du caractère fictionnel de la série (comique), les enquêtés engagent des visions très familières des personnages, du scénario et des situations mises en scène. Ils les présentent comme des éléments de leur quotidien (« Si je connais Friends ? Ce sont nos friends », « Sex and the City, c’est ma bible ») ; les séries comiques sont comme un prisme pour parler de soi, de ce qu’on est, de ses goûts. Cette familiarité présentée sur un mode individuel (« j’aime bien quand… ») n’empêche pas des discours spontanés plus généralistes autour de l’opposition entre un « eux » et un « nous », sous un angle culturaliste. Cette opposition entre « eux » et « nous » est assez variable et se décline autour de différents topiques (les valeurs, l’argent, les modes de vie), mais elle condense certaines oppositions sociales et/ou culturelles supposées et vise à mettre à distance l’autre, comme l’a décrit Dominique Pasquier au sujet des « communautés imaginaires » (Pasquier, 1998 : 102). Le visionnage collectif des séries et les discussions qu’il suscite engage des commentaires qui permettent de renforcer l’entre soi, tout comme le commérage analysé par Elias (1985) :

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« Les Américains sont fous, ils n’ont pas de valeurs… Nous on a peut-être moins de moyens mais on a des valeurs » (Samia, lycéenne)
« Ça c’est vraiment la critique de la famille américaine moyenne ! » (Ivan, lycéen)
« En France, on est plus sur le jeu de mots plutôt que le gag » (Alicia, M2 Droit)

16 L’opposition culturaliste est très souvent mobilisée pour comprendre les différences de styles de vie et de comportements individuels. Les Américains et/ou les Français dans leur quotidien se caractériseraient ainsi via les séries par des valeurs diverses, en étant définis par un côté soit « exubérant », « critique », « beauf », « démesuré », « intello », etc. Selon les situations décrites et ceux qui les convoquent, ces qualificatifs peuvent s’inverser et être tantôt valorisants, tantôt critiques. La proximité ou la distance pour décrire l’autre, au cœur des discussions entre les enquêtés, sont d’abord et avant tout sociales. La critique de la « famille moyenne américaine » occulte le fait que la critique porte en fait sur la famille moyenne, de la même manière que « l’Américain beauf » est une critique moins de « l’Américain » que du supposément « beauf ». Les « bonnes » séries comiques sont celles dont on est et dont on se sent proche socialement. Choisir une bonne série comique (celle qu’on aime, celle qu’on préfère) revient à privilégier une série qui nous ressemble, permettant une identification aux personnages, à ce qui leur arrive, à leurs styles de vie. « C’est tout nous/moi ! » revient plusieurs fois dans les propos des enquêtés pour décrire cette impression d’ajustement. Plus que le sexe et l’âge, ce sont le capital culturel et l’origine sociale qui tendent à cliver le plus les goûts et les pratiques des enquêtés en matière de séries comiques (lorsqu’origine sociale et capital culturel ne se recoupent pas, ce dernier reste plus explicatif). Le choix des séries préférées et les contrats de lecture qui s’y engagent (la manière principale d’interpréter et de s’approprier une série) varient donc en fonction de la position sociale et en particulier du capital culturel.

17 Si Un gars, une fille est appréciée voire considérée comme incontournable, elle est ainsi d’abord choisie par les individus d’origine sociale favorisée qui l’envisagent alors sous l’angle de la ressemblance (sociale) forte. « C’est tout nous » revient en effet ici à décrire la vie de ce couple aisé ; on sait que le héros principal Jean a eu son bac et dirige une entreprise de multimédia et de communication, que les héros voyagent à Hong Kong, Londres, l’île Maurice, etc. notamment grâce à leurs amis très fortunés depuis qu’ils ont gagné au loto (et qui sont d’ailleurs moqués pour leurs mauvaises manières qui ne correspondent pas à leur niveau de vie). Leur quotidien si « réaliste » est lui aussi socialement situé, fait de quiproquos réglés dans l’humour et la discussion autour de situations cocasses :

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« Alicia, M2 Droit : Chouchou et Loulou ! C’est trop drôle, ils nous ressemblent trop ! C’est tout nous ! Je crois qu’on se reconnaît tous dans cette série, c’est notre vie, vraiment ! C’est des tranches de vie rigolotes, des petites disputes familiales qui se règlent par les jeux de mots, avec des situations rigolotes ! »

19 De la même manière, Sex and The City est franchement valorisée par les femmes (ici jeunes femmes) d’origine sociale élevée et plus fortement dotées en capital culturel, qui y investissent alors un mode de vie idéalisé où les relations d’amitié féminines et les relations amoureuses s’actualisent sur un fond de réussite sociale et professionnelle, à New York dans l’Upper East Side :

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« Justine, M2 Droit : J’a-dore ! C’est les fringues, c’est les copines, c’est les Manolos ! Ça nous ressemble tellement ! C’est vrai… c’est possible de se faire larguer par post-it »

21 À l’inverse, Tout le monde déteste Chris ou Ma famille d’abord sont d’abord privilégiées par les enquêtés d’origine populaire moins dotés en capital culturel. La ressemblance est là aussi mise en avant systématiquement. Ma famille d’abord décrit le quotidien d’une famille afroaméricaine du Connecticut (le père possède une entreprise de camionnage, la mère est comptable dans l’entreprise familiale), fait de rapports problématiques avec l’école, de gestion du quotidien, où les parents se retrouvent souvent un peu dépassés (le fils Junior décrit comme « l’idiot de la famille » qui ne réussit pas à l’école et se retrouve père à 16 ans, etc.) :

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« Samia, lycéenne : C’est des scènes de chez moi, ça, mais en plus drôle ! Le père, il est tout le temps en train de traiter son fils de con, moi je te le dis, ça arrive chez moi : mon père il est tout le temps en train de traiter mon frère de con, parce que c’est vrai qu’il est con, mon frère ! »

23 Cette ressemblance sociale valorisée par les enquêtés dans les séries comiques s’actualise toujours vers le haut. Il s’agit de pouvoir se projeter dans le scénario, dans les personnages, dans le décor mais « en mieux » (« c’est des scènes de chez moi […] mais en mieux »). Les jeunes gens de classe moyenne plus dotés en capital culturel se retrouvent ainsi dans Friends et notamment le style de vie décrit (colocation de jeunes gens aisés en voie de réussite professionnelle, mais sur Central Parc dans des appartements très luxueux). Il en va de même pour Sex and The City, série qui permet aux femmes des classes moyennes et supérieures diplômées de se projeter dans la réussite économique et sociale des personnages, soit une journaliste-écrivain, une avocate, une galeriste, une attachée de presse. Ces réussites sont pourtant relativement inaccessibles quand on les resitue dans l’Upper East Side mais ce décalage par le haut n’est pas problématique pour nos enquêtées qui tendent même à le dénier pour se concentrer sur les dimensions les plus psychologisantes et intimistes de la série (les discussions sur les petits amis et la vie amoureuse autour d’un verre de « Cosmo » dans des soirées entre copines, le shopping). À l’inverse, Sex and The City est violemment rejetée par les jeunes gens d’origine populaire moins dotés en capital culturel, qui au-delà du caractère jugé trop sexuel de la série mettent en évidence le décalage social trop grand (« c’est trop, c’est pas une série pour moi », dira Jessica pour décrire des personnages aux modes de vie trop dissonants avec sa réalité quotidienne). Robert Scholes explique que les affinités et les modalités d’appropriation d’une histoire dépendent de qui nous sommes et s’appuient sur la résonance entre les mondes fictionnels (ce que ces mondes nous proposent de nous-mêmes) et notre propre situation, en précisant que « la comédie évoque un monde sensiblement supérieur à ses protagonistes » (Scholes, 1986 : 83). Mais pour être vécue sous une forme ajustée (« adorer » telle série comique, s’y retrouver), cette identification par le haut doit toutefois être vraisemblable, c’est-à-dire imposer « l’impression de réalité » (Passeron, 1991 : 214). Comme l’écrit Muriel Mille à propos de ces effets de réel dans son analyse du travail des scénaristes de Plus belle la vie, la vraisemblance consiste à « replacer l’extraordinaire dans l’ordinaire de la vie de tous les jours » (Mille, 2011 : 72), c’est-à-dire à ramener une série à l’intrigue improbable dans une forme réalité (qu’il s’agisse de décrire une procédure judiciaire ou la justesse des émotions).

24 La crédibilité de l’identification est très importante pour les enquêtés, crédibilité souvent associée à une ascension sociale dans laquelle les spectateurs se projettent, et qui se doit aussi d’être vraisemblable :

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« Aïcha : – Moi il y a une série française que j’aime bien, je trouve que ça reflète bien… c’est Merci les enfants vont bien. C’est une blonde avec son mari brun, ils ont beaucoup d’enfants, 8 ou 9 et ils doivent tous les gérer.
Jessica : – Ouais ils galèrent : ils ont hérité d’un château de leur tante, c’est bien […] c’est réaliste et c’est drôle, ça mélange tout… t’as la grande qui quitte ses parents pour un punk et après elle revient en pleurant “il m’a larguée, il m’a pris tout mon fric”, c’est des trucs qui peuvent arriver…
Aicha : – Et ils ont pas de fric… c’est pas genre « ils ont un château, ils ont un coupé, non ! ils ont un Scénic, mais en fait ils avaient avant une vieille camionnette, une Peugeot, où on se dit “au pire on se tassera, il y aura toujours de la place”. »

26 À l’inverse, la ressemblance sociale valorisée par les enquêtés ne s’actualise jamais par le bas. Les enquêtés ont ainsi très souvent un regard rédhibitoire sur les scénarios, les personnages et les styles de vie qui dans les séries comiques sont perçus comme plus bas socialement. Tout le monde aime Raymond (série comique peu connue en France décrivant le quotidien d’une famille américaine d’origine italienne vivant dans une banlieue pavillonnaire) est ainsi rejetée en bloc par les enquêtés d’origine bourgeoise les plus dotés en capital culturel, qui y voient « une pauvre petite famille moyenne », une série « un peu beauf », avec des personnages « affreux ».

27 Les pratiques de réception et les discours sur les séries s’enracinent socialement mais ne doivent pas être considérés toutefois comme figés et définitifs, assignés à un groupe social. Le risque est en effet la réification des pratiques et des appropriations et une sous-estimation des publics impliqués dans ces processus (Le Grignou, 2003 ; De Certeau, 1980 ; Eco, 1985).

Ajuster à nos goûts ce qui nous ressemble moins

28 Aimer les séries cyniques et regarder Les frères Scott[3], apprécier la dimension verbale de l’humour et s’installer devant Mister Bean[4], les exemples sont nombreux qui viennent a priori contredire nos premiers résultats, et nous rapprocher d’un modèle de consommation culturelle univore/omnivore tel que proposé par Richard Peterson (1992), Bernard Lahire (2004) ou Armelle Bergé et Fabien Granjon (2007). Or dans notre travail, la distinction entre « univore » et « omnivore » peut changer de sens selon la focale utilisée. Tous les enquêtés regardent des séries comiques variées et tous ont des tendances à la consommation univore et omnivore. La cohérence des goûts s’actualise souvent dans des pratiques dissonantes voire contradictoires. En effet, la plupart des enquêtés (si ce n’est tous) déclarent des pratiques a priori discordantes avec la logique des homologies structurales (Bourdieu, 1979a et 1989). Est-ce à dire qu’il n’existe plus aucune logique sociale ? L’articulation de ces pratiques de réception dissonantes avec celle des appropriations des séries comiques permet de redonner du sens et de montrer que ces appropriations s’enracinent socialement. Notre travail propose d’envisager ces dissonances culturelles au prisme du capital culturel. Roger Chartier souligne d’ailleurs l’intérêt de regarder « les emplois différenciés, les appropriations plurielles d’un même bien, des mêmes idées, des mêmes gestes » (Chartier, 1987). Les séries comiques peuvent être alors « déchiffrées à travers des attentes de lecture, des outillages interprétatifs, des registres de compréhension qui varient d’un lecteur à l’autre ou qui peuvent amener un même lecteur à donner des statuts successivement contradictoires au même texte » (Chartier, 1990).

« Regarder une série comique » ne veut pas dire regarder une série comique attentivement

29 Le fait de regarder une série comique américaine donnée ne semble pas être corrélé avec la position occupée dans l’espace social. En effet, tous les enquêtés regardent des séries variées dans leur quotidien. Comme pour la lecture de romans policiers, « l’enquête ne permet en rien de produire des énoncés mettant en relation une [série comique] et des [téléspectateurs] définis par des coordonnées de classe-diplôme-genre, etc. […]. À l’inverse, des modes d’appropriation contrastées des mêmes [séries comiques] sont opérés par des lecteurs aux profils sociaux assez différents » (Collovald et Neveu, 2013).

30 Tous les enquêtés connaissent les séries du corpus (ainsi que beaucoup d’autres) et déclarent les avoir déjà regardées au moins une fois. Paradoxalement, le fait de ne connaître que vaguement une série n’implique pas nécessairement qu’ils ne la regardent pas ; de même le fait de la connaître très bien ne veut pas dire qu’ils la regardent assidûment. Tout d’abord, il faut se demander ce que « regarder la télé » veut dire, à partir de la connaissance que ces jeunes ont des séries comiques et du degré d’attention qu’ils leur portent. Rappelons que le contexte de réception structure le degré d’attention : s’installer devant une série pour la regarder, pour rire, ou pour passer le temps, attendre avec impatience la diffusion d’un épisode à venir ou au contraire regarder une série déjà vue plusieurs fois, sont autant de situations qui conditionnent la concentration des enquêtés.

31 Dans la lignée des travaux de Dominique Pasquier (1995) et de Brigitte Le Grignou (1995 et 2003), au-delà des postulats d’un public (extrêmement) passif, regardant « la télé comme un toaster » (Philo and Miller, 1997) ou d’un public actif et critique (Livingstone et Lunt, 1992), notre enquête montre que tous les enquêtés et pas seulement ceux qui ont moins de capital culturel peuvent porter une « attention oblique » (Hoggart, 1970 : 22) aux séries comiques. L’exemple le plus représentatif est celui de l’entretien collectif avec les étudiants les plus diplômés : ceux inscrits dans une grande école ou dans une école d’avocats.

32

« Enquêtrice : – Tu regardes la télé ?
Virginie : – Ça dépend ce qu’on comprend par regarder la télé [elle rit]… c’est-à-dire qu’en fait… le matin je la mets mais je ne mets pas le son…
[rires]
Olivier : – Moi, j’écoute sans regarder…
Virginie : – Moi c’est plutôt “je regarde sans écouter ” mais sans vraiment regarder non plus, alors… c’est-à-dire que c’est…
Pierre : – Un aquarium !
[rires]
Virginie : – Voilà, il y a une présence, il y a un truc qui bouge, qui est sympa »

33 La « consommation nonchalante » (Hoggart, 1957) dont font parfois l’objet les séries comiques de la part des enquêtés s’accompagne généralement d’autres d’activités.

La télé qu’on ne regarde pas

Des activités liées au repos :
Ndzidawe, lycéenne : « J’aime trop, moi. En fait, j’aime trop cette image où c’est tamisé. Vous regardez bien, vous vous endormez après… [rires]… mais c’est vrai, ça endort, c’est comme s’il y avait une lumière tamisée, ça repose les yeux ; vous mettez le noir partout, vous baissez les stores, vous mettez la série… et ça repose… »
Clothilde, M2 Droit : « Je regarde à peu près tout : ça va de dessins animés le dimanche matin aux trucs complètement débiles [parlant des séries qu’elle est en train de regarder pour l’enquête], mais… euh… c’est histoire de décompresser mais… je m’endors devant en fait… »
Des activités de loisir (surfer sur internet, jouer à l’ordinateur, feuilleter des magazines) :
Justine, M2 Droit : « Les séries de filles [elle parle de Sex and the City] je les regarde sur mon ordi ou dans la chambre, j’aime bien être toute seule pour regarder mes séries. J’en profite pour me faire les ongles, pour feuilleter des magazines… c’est un moment à moi »
Audrey, L1 Biologie : « Je regarde énormément les séries […] ça dépend avec qui je vis : comme je change de coloc’ tout le temps ! Ceux qui regardent la télé, avec ceux-là on regarde la télé ensemble ; mais comme je suis toute seule en ce moment, je regarde les séries en jouant à des jeux à l’ordinateur… »
Des tâches liées aux repas (cuisiner, déjeuner, goûter, faire la vaisselle) :
Guilhem, lycéen, en parlant de Tout le monde aime Raymond : « Cette série, c’est pour entre midi et deux sur M6. C’est pour quand il n’y a rien à la télé, une petite série comme ça à regarder en train de manger. »
Jean-François, IEP, en parlant des « petites séries » (Une Nounou d’Enfer) : « Je mets ma télé quand je fais la vaisselle pour avoir un fond, sinon, je fais tout à l’ordinateur. »
Des tâches liées aux études (faire les devoirs, réviser) :
Leila, lycéenne : « Moi, je regarde la télé tout le temps, même si j’ai des devoirs pour le lendemain, s’il y a un truc à la télé, je vais prendre le temps […] j’ai par exemple des devoirs à faire et il y a une série qui passe et j’ai envie de regarder, si je regarde pas je vais pas pouvoir travailler pendant que le truc il passe à la télé… »

34 La consommation nonchalante des séries est aussi possible car les enquêtés connaissent le format et la structure de la série qu’ils regardent. À la manière des feuilletons dans les journaux à la Belle Époque (Thiesse, 1984) ou des œuvres de la Bibliothèque Bleue (Chartier, 1987), toutes les séries ont une structure précise impliquant « le découpage de l’intrigue en segments modulaires dans lesquels les thèmes divers peuvent être traités tour à tour […] l’intelligibilité de la série classique ne demande pas d’être fidèle chaque semaine ; les épisodes peuvent être rediffusés quotidiennement ou dans le désordre sans perte de sens » (Buxton, 2011). Ainsi, les enquêtés reconnaissent les séries dès les premières secondes de la diffusion, grâce notamment à la musique d’ouverture. Mais ces premières secondes ne résument pas la structure de la série, qui reste délimitée par des éléments et des moments reconnaissables par les enquêtés :

35

« Jean-François, IEP : ben, c’est vrai que dès qu’on entend le terme série [comique] on pense à la série de 20 ou 40 minutes… et ben, c’est… une petite maison en banlieue pavillonnaire, avec la caméra face au salon où l’on voit le canapé et tout se passe autour du canapé ! T’as la petite musique jazzy, puis le générique et puis c’est toujours les mêmes personnages… tu peux faire plein de choses en même temps sans perdre le fil ! »

36 La connaissance de la structure de la série et des ressorts habituels du scénario, des personnages aux rôles bien définis (« la blonde, la brune, le beau gosse et le moche qui est le meilleur ami de la blonde »), des histoires d’amour ou d’amitié, des quiproquos entre les personnages, des répliques incohérentes, des moqueries et le décalage entre ce que les personnages peuvent faire ou dire et ce que ni les enquêtés ni leurs proches ne feraient ni ne diraient) permet aux enquêtés de deviner la tournure de la situation comique, et de savoir (avant que le rire enregistré ne se déclenche) s’ils ont su décoder le message de manière appropriée (Hall, 1994).

Regarder c’est décoder : ajustements et appropriations

37 Il existe une variété de raisons qui permettent à des publics différents socialement de se reconnaître dans une même série comique. Les personnages, les valeurs, le sens de la série font ainsi l’objet d’appropriations et de grilles de lecture diverses (et souvent concurrentes). Ce processus communicationnel nous amène au cœur du processus de décodage (Hall, 1994), et nous incite à prendre en compte les appartenances sociales des individus qui structurent les appropriations possibles d’un seul et même message.

38 La diversité des personnages est un élément qui permet aux publics de se retrouver sur une même série. Friends est emblématique de cela avec ses six personnages principaux (et quelques personnages réguliers, tels Janice et Ursula, la sœur jumelle de Phoebe) qui font l’objet d’engouements variés, et suscitent une palette d’émotions, allant du rire au dégoût en passant par l’agacement. Si tous les enquêtés connaissent la série et disent l’apprécier (c’est en effet la série qui produit le plus de consensus), ils ne mettent pas forcément en avant les mêmes personnages, ni les mêmes valeurs (sociales et psychologiques) que ces personnages sont censés incarner. Phoebe ou Joey ne sont pas seulement « loufoque », « débonnaire », voire « débile » dans leur humour et leur manière d’être, ils sont aussi ceux qui sont dans des situations précaires. Monica n’est pas seulement « maniaque » et « stressée », elle est aussi une employée de la restauration qui va devenir chef de son propre restaurant. Dans cette série (et les autres), il est donc possible de s’identifier socialement aussi bien à un(e) employé(e) précaire au faible niveau d’études (Joey ou Phoebe sont tous deux intermittents du spectacle sans succès avec un job à côté : lui, serveur ; elle, masseuse) qu’à un docteur en paléontologie titulaire d’une chaire à l’université de New York ou encore à une jeune femme d’affaires travaillant chez Gucci ou Louis Vuitton (Rachel). Ces positions (en toile de fond de la série) renvoient à des traits de caractères différents (Rachel qui est « légère », « sexy », un peu « superficielle », Ross qui est « sérieux », « chiant » et « radin », etc.) dont les enquêtés peuvent se sentir plus ou moins proches ou distants, auxquels ils peuvent s’identifier, se mettre à distance, se moquer. Le terme d’identification est ici entendu de manière souple et il ne s’agit pas de laisser entendre que les enquêtés se fondent et/ou se projettent totalement dans un héros ni qu’ils confondent la fiction et la réalité. Ils vont plutôt tirer d’un ou de plusieurs personnage(s) des qualités sociales et psychologiques desquelles ils se sentent proches et qui produisent de l’engouement pour la série [5].

39 Il est intéressant de constater que selon les contextes de réception ou les moments de vie, les enquêtés peuvent valoriser tel ou tel personnage. C’est par exemple Alicia (M2 Droit) qui explique avoir d’abord adoré Monica (et son côté sérieux et tendu) pendant son adolescence puis l’avoir délaissée depuis son entrée en faculté de droit (c’est-à-dire aussi au moment où elle doit incarner une forme de rigueur et de sérieux universitaire) pour Phoebe et son côté « délirant » et « fantasque ».

40 Dans ce prolongement, un personnage peut faire l’objet de lectures diverses : Phoebe est ainsi valorisée pour son côté « loufoque » et « déjanté », « un peu dans la lune », chez les enquêtés les plus diplômés, alors que les moins diplômés affectionnent plus son sens de la débrouillardise :

41

« Samantha (Terminale) : Phoebe, elle est trop drôle ! En plus, elle a vécu des choses difficiles… elle a vécu dans la rue à partir de 17 ans et elle s’en est sortie… ».

42 Il en va de même de Joey, autre personnage consensuel plutôt considéré comme « délirant » et même un peu « débile » par les enquêtés les plus diplômés, et comme « un super pote », « marrant », sur lequel « on peut compter » par les moins diplômés. Cela nous amène à la question des valeurs et des qualités attachées aux personnages, lesquels varient en fonction du profil des enquêtés. Quand il s’agit de justifier le fait de regarder une série comique donnée, tous les enquêtés sont amenés, à un moment, à mobiliser des grands principes et des valeurs universelles. Ceci est d’autant plus vrai lorsque les logiques d’identification à une série comique sont peu évidentes. Le recours aux valeurs universelles est alors un moyen de donner un sens universellement acceptable à sa pratique, en ajustant à ses goûts ce qui lui ressemble moins. Sex and the City, série a priori éloignée du quotidien des lycéens d’origine modeste (des trentenaires huppées en quête d’amour, de sexe et de mode à New York), suscite ainsi des discours sur l’importance de l’amitié ou des réflexions sur le couple, qui insiste sur le maintien des rapports sociaux de sexe traditionnels.

43

« Hoda : – Moi, j’ai jamais regardé parce qu’il y a trop de sexe.
Ndzidawe : – Ouais, c’est abuser, quand même… bon, qu’elles passent 30 secondes, ça me fait rire, mais quand t’as pendant 5 minutes la scène où elle est en train de jouir… ça va, quoi ! [rires]
Samantha [parlant sérieusement] : – Moi, c’est pas ça ce que je retiens de la série : c’est un peu des copines qui veulent pas être en couple, qui veulent être libérées et qui se racontent leurs vies, quoi… elles parlent entre copines, ça tout le monde le fait : tu es avec ta copine, tu fais : “ah ouais, ça et ça…” mais elles se retrouvent tout le temps dans des situations embarrassantes… elles ont quand même une vie sexuelle épanouie où il y a de l’animation, quoi ! [rires]
Ndzidawe : – Surtout qu’elles critiquent vachement les mecs…
Samantha : – Ouais, mais à la fin il y a toujours le truc qu’elles ne peuvent pas se passer d’eux. Et c’est la réalité, nous aussi, on n’arrête pas de dire : “il est con, celui-là, il est moche, celui-là, il est bête”… on est tout le temps en train de critiquer nos copains mais pourrais-tu vivre sans un homme dans ta vie ? »

44 Ces valeurs que les enquêtés retiennent d’une série et qui contribuent aussi à susciter leur engouement pour elle ou tout au moins le souhait de la regarder, sont diverses et aboutissent aussi à ce que des individus différents trouvent leur compte dans une même offre culturelle ; qu’un même discours signifiant puisse être décodé de manière significative et différenciée par des individus aux profils sociaux différents (Hall, 1994). Les enquêtés les plus diplômés tendent ainsi par exemple à mettre en avant la qualité de vie et la réussite professionnelle présentes dans Friends (« des jeunes qui réussissent », « s’installent dans leur vie professionnelle ») tandis que les enquêtés les moins diplômés insistent plutôt sur les formes de solidarité et sur l’amitié des personnages. Cela ne veut pas dire que les premiers négligent les relations d’amitié pourtant centrales dans la série. Non seulement ils les voient mais ils les aiment aussi. Néanmoins, ces relations (qui expriment la valeur de l’amitié) sont insérées ici dans d’autres valeurs comme la réussite professionnelle. Ces hiérarchies qui ne sont jamais présentées comme telles ne sont pas anodines mais correspondent à des registres de compréhension ainsi qu’à des appropriations socialement situées, celles-ci tenant à la position des enquêtés, à leur histoire et à ce que peuvent être leurs préoccupations du moment.

45 Ces logiques d’ajustement, qu’on pourrait appeler des « décodages négociés » au sens de Hall (Hall, 2004), et qui visent à faire des ponts avec des séries comiques a priori discordantes, prennent souvent la forme de détournements chez les enquêtés les plus favorisés : s’ils connaissent bien le discours hégémonique implicite de la série, ils détournent le sens induit par les producteurs. Ils regardent alors une série très éloignée de leurs goûts et de leurs pratiques télévisuelles quotidiennes, une série qui peut être culturellement illégitime mais en la réinterprétant. Le décodage négocié de la série transforme ainsi les dégoûts de classe en affinités par un travail d’interprétation : le « ridicule » devient « déjanté », « l’absurde » devient « démesuré », le « moche » devient « kitch ». Cette interprétation du sens de la série qui prend la forme de la moquerie sociale vient ici appuyer une position (dominante) dans l’espace social :

46

« Alicia : – Celle que j’aime aussi c’est la mère de Fran, je pense que c’est ma préférée. La mère et la grand-mère…
Enquêtrice : – Pourquoi ?
Alicia : – Je sais pas, c’est beauf ! toutes les vannes autour de la bouffe… “ah, j’ai un petit creux, je vais me faire un poulet !”, c’était complètement…
Clothilde… (lui arrache le mot de la bouche) : – Démesuré !
Justine : – Et la grande mère… Yeta ! C’est un cas.
Alicia : – J’adore son côté mémé paillette, fluo avec la banane [rires]
Enquêtrice : – Et ça vous fait rire ?
Les trois : – Ah oui !
Enquêtrice : – Qu’est-ce que vous fait rire ?
Justine : – C’est la mamie qui débarque avec ses paillettes survival !
Enquêtrice : – Et alors, qu’est-ce que vous aimez dans la série ?
Justine : – On retient que c’est une nounou d’un milieu social pas du tout élevé qui a des manières pas du tout classe et qui arrive dans un milieu très bourgeois… c’est plutôt ça. »

47 Une partie des enquêtés déclarent même regarder une série dans le seul objectif de se moquer des personnages et de ce qu’ils représentent, et que pour eux regarder la série pour une autre raison serait juste « banal » :

48

« Justine : – Après il y avait une série qui m’avait vachement marquée, c’était 7 à la maison. Un truc super protestant, puritain… et c’était super cucul…
Clothilde : – Ouais, c’était des leçons de morale tout au long de l’épisode… je suis devant la télé et je regarde ce qui passe, et je trouve que c’est pas bien pour la France de le diffuser là parce que c’est toujours des questions d’avortement ou je sais pas quoi, où ils étaient contre… enfin des valeurs très arrêtées, et vraiment dérangeant.
Justine : – Oui, pas coucher avant le mariage… on est dans un pays laïque, ça m’a dérangé. Au-delà du côté cucul…
Alicia : – Oui, du côté cucul… moi, je regardais ça avec ma sœur et nous on prenait ça au troisième degré : “oh la la, oh mon Dieu, elle n’a pas couché !”; “ oh la la, elle est rentrée à 10 h 30 au lieu de 10 heures !” mais on regardait, on était les premières à dire : “viens, viens il y a 7 à la maison” ».

49 De manière implicite, les enquêtés les plus favorisés tendent davantage à s’associer aux personnages les plus favorisés dans la série, ce qui leur permet de rire des personnages les moins favorisés socialement. Leur position dominante leur permet de rire de ce qu’ils voient, le rire leur permettant de réaffirmer cette position. Il ne s’agit pas d’affirmer que les étudiants disposant du plus fort capital culturel tendent à se moquer des personnages moins favorisés qu’eux, mais de remarquer que le travail d’ajustement d’une série comique à ses propres goûts peut prendre cette forme de réception négociée, où le spectateur se place dans une position de surplomb par rapport à ce que la série est censée incarner (en termes de valeurs, de légitimité culturelle) tout en oubliant pendant quelques instants que lui aussi regarde la série, c’est-à-dire se prend au jeu de ce qu’il critique. D’autres enquêtés au fort capital culturel vont au contraire s’assumer comme « bon public » et regarder la série telle quelle, sans ce travail de réinterprétation ; d’autres enfin font le choix de changer de chaîne ou de ne pas regarder.

50 En définitive, l’analyse des processus des réceptions et des interprétations des séries comiques offre un champ d’investigation particulièrement intéressant pour saisir la prégnance des appartenances sociales (et du capital culturel) dans les appropriations d’un genre particulier de pratiques culturelles, au-delà des transformations technologiques et des évolutions de l’offre télévisuelle. Notre enquête souligne d’abord l’inscription sociale du contexte domestique de réception par une série d’oppositions (regarder seul ou collectivement ; regarder la télévision ou l’ordinateur, en français ou en version originale, etc.). Ensuite, elle montre comment les enquêtés, au moment de parler de leurs goûts des séries, se projettent vers une position sociale légèrement plus élevée que la leur. Enfin, elle interroge les négociations décodées que font les enquêtés au moment de regarder une série culturellement dissonante.

51 Le point de vue sociologique qui sous-tend ces analyses essaie de concilier certaines oppositions qui ont marqué l’espace de la sociologie des pratiques culturelles, autour des effets d’homologie structurale (Bourdieu, 1979) et de l’éclectisme culturel (Peterson, 1992 ; Lahire, 1998 ; Granjon, 2007). Les théories de l’éclectisme culturel, essentiellement construites contre le modèle de la sociologie de la consommation culturelle de Pierre Bourdieu et de Herbert Gans soulignent que les changements sociaux depuis une quarantaine d’années ont produit des changements profonds dans le rapport entre les structures sociales et les pratiques culturelles. Ainsi, dans son enquête sur les pratiques et les goûts en termes de musique, Richard A. Peterson conclut qu’il n’est pas possible d’établir de corrélations claires entre des appartenances sociales et des pratiques culturelles, dans la mesure où les classes supérieures se caractérisent par un omnivorisme en termes de consommation culturelle en s’intéressant aux œuvres les plus légitimes mais aussi à d’autres, plus populaires (Peterson, 1992). Dans la lignée de ces travaux, Bernard Lahire dans la Culture des individus renouvelle cet argumentaire en mettant en évidence l’importance des déterminants individuels (« les nuanciers culturels individuels ») dans la construction des goûts (Lahire, 1991). Au même moment, Olivier Donnat décrit l’éclectisme culturel par « l’hybridation de la culture cultivée », mettant en exergue « des changements dans les styles de vie révélant un brouillage de l’aspect symbolique des inégalités sociales dans l’ordre de préférences et des pratiques […] »(Granjon et Bergé, 2006). Cette conciliation s’opère chez les enquêtés par une première tendance à la cohérence sociale des goûts s’actualisant dans le fait de privilégier certaines séries comiques desquelles ils se sentent proches socialement, ce qui n’exclut pas une seconde tendance qui peut les conduire à des pratiques relevant a priori de « dissonances culturelles ». Pour autant, ces dissonances ni ne bouleversent le schéma précédent ni ne sont interprétables comme le signe d’une uniformisation des pratiques si elles sont restituées dans une analyse plus fine et qualitative qui met en évidence les conditions de ces réceptions plurielles et qui vise à « appréhender les différentiations subtiles (mais essentielles) dans les pratiques (ou dans leurs modalités) que les questionnaires statistiques laissent par la force des choses souvent échapper » (Duval et Coulangeon, 2010). Nous reprenons ainsi cette perspective issue de certains travaux de la sociologie de la lecture (Chartier, 1987 ; Thiesse, 1984 ; Mauger, Poliak et Pudal, 1999 ; Collovald et Neveu, 2010) visant à approfondir l’analyse des pratiques par celle des appropriations. L’activité de réception est alors non seulement « une pratique d’interprète, mais aussi […] une expérience sociale, structurée par les conditions de production, de circulation, de réception, et d’usage de “textes”» (Le Grignou, 2003).

Annexe 1. Tableau récapitulatif des enquêtés.


Entretien Collectif
PrénomSexeInstitution scolaireNiveau d’études en cours au moment de l’entretienProfession du père [6]
EC1Leila
Samantha
Ndzidawe
Nadgib
Fawzi
Mario
F
F
F
H
H
H
Lycée ZEP 1
Lycée ZEP 1
Lycée ZEP 1
Lycée ZEP 1
Lycée ZEP 1
Lycée ZEP 1
Terminale
Terminale
Terminale
Terminale
Terminale
Terminale
Ouvrier dans le bâtiment
Employé de bureau
Chômeur
Médiateur jeunesse
(pas de réponse)
Électricien
EC2Jessica
Samia
Milana
Aïcha
Ivan
Jonathan
F
F
F
F
H
H
Lycée ZEP 2
Lycée ZEP 2
Lycée ZEP 2
Lycée ZEP 2
Lycée ZEP 2
Lycée ZEP 2
Terminale
Terminale
Terminale
Terminale
Terminale
Terminale
Chauffeur de bus
Magasinier
Plaquiste
Aide-soignant
(pas de réponse)
Plombier
EC 3Audrey
Sophie
Valérie
F
F
F
Univ. Toulouse 2
Univ. Toulouse 3
Univ. Toulouse 2
L1 Biologie
L1 LEA
L3 Psycho
Employé agricole
Médecin généraliste
Agent commercial chez EPSON à la retraite
EC 4Karim
Thomas
Guilhem
H
H
H
Lycée centre-ville
Lycée centre-ville
Lycée centre-ville
Terminale
Terminale
Terminale
Professeur d’Université
Architecte
Directeur juridique adjoint dans le privé à la retraite
EC 5Alicia
Justine
Clothilde
F
F
F
Univ. Toulouse 1
Univ. Toulouse 1
Univ. Toulouse 1
M2 Droit
M2 Droit
M2 Droit
Médecin généraliste
Cadre supérieur de la fonction publique
Cadre supérieur de la fonction publique

Entretien Collectif
PrénomSexeInstitution scolaireNiveau d’études en cours au moment de l’entretienProfession du père
EC 6Jean-François
Charles
Harold
H
H
H
Sciences Po
Sciences Po
Sciences Po
2e année
2e année
2e année
Diplomate
Médecin généraliste
Chef d’entreprise PME
EC 7Olivier
Pierre
Virginie
F
H
F
École d’avocats
École d’avocats
Sciences Po
3e période
3e période
5e année
Médecin généraliste
Médecin spécialiste
Professeur certifié en lycée

Annexe 1. Tableau récapitulatif des enquêtés.

Notes

  • [1]
    « Les résultats de l’enquête traduisent incontestablement un effet générationnel : depuis maintenant plusieurs décennies, explique-t-il, les jeunes voyagent plus que ne le faisaient leurs aînés, ils sont plus nombreux à avoir vécu à l’étranger, à écouter de la musique anglo-saxonne ou à regarder des séries américaines en version originale. Bref, ces générations ont eu accès précocement à la culture américaine sous toutes ses formes, des produits les plus standardisés aux œuvres les plus confidentielles que s’échangent fans et amateurs […] » (Donnat, 2009). Il convient néanmoins de préciser que les réflexions d’Olivier Donnat sur les pratiques culturelles ne s’arrêtent pas aux seules variables générationnels et technologiques. Voir, par exemple, son article « Pratiques culturelles, 1973-2008. Dynamiques générationnelles et pesanteurs sociales » (Donnat, 2011) où il revient sur les effets de la féminisation de certaines pratiques (la lecture) et surtout sur la distribution et la fréquence des pratiques selon les milieux sociaux (en particulier la partie intitulée « plus de sorties et visites culturelles, sans réduction globale des écarts entre milieux sociaux »).
  • [2]
    Étude dirigée à l’université d’Amsterdam par Giselinde Kuipers, sous le financement du NWO (Organisation néerlandaise pour la recherche scientifique). Il faut préciser que l’enquête se déroule pendant une période d’émergence du streaming et du téléchargement d’un certain nombre de biens culturels, dont les séries. Les services de Vidéo à la demande commencent à se généraliser mais ne portent que sur peu de séries.
  • [3]
    Série américaine diffusée de 2003 à 2012 (dans la lignée des séries adolescentes telle Dawson) mettant en scène la vie pleine de rebondissements d’adolescents dans une bourgade des États-Unis.
  • [4]
    Série britannique diffusée entre 1990 et 1995, presque sans dialogue, autour des aventures quotidiennes improbables et burlesques de Mr Bean.
  • [5]
    Compris dans ce sens, le terme d’identification ne contredit pas les travaux antérieurs ayant interrogé ce rapport ambigu aux personnages fictionnels. À titre d’exemple, dans leur travail sur les lecteurs de policiers, Annie Collovald et Érik Neveu mettent en évidence la dimension identitaire centrale dans le processus de lecture. Toutefois, il ne s’agit pas à proprement parler d’identification aux personnages (mécanisme qui est même souvent rejeté par les enquêtés), mais la fiction policière et ses héros permettent d’interpréter leur propre histoire, en cela « les histoires lues sont plutôt des tests de plausibilité de ce qu’ils ont été, auraient pu être ou devenir » (Collovald et Neveu : 134).
  • [6]
    La mention de la seule référence à la profession du père (et non de la mère) a été imposée par les conditions de réalisation de l’enquête. Le capital culturel a été saisi dans ses dimensions institutionnalisée (le diplôme de l’enquêté) et incorporée (l’ensemble des pratiques culturelles déclaré pendant les entretiens collectifs rapporté aux données de l’enquête des Pratiques culturelles de Français : la fréquence, les représentations et les modalités des sorties au musée, au théâtre ou au concert, qui peuvent nous renseigner sur les « styles de vie » des familles et sur leur capital culturel), (Donnat, 2009).
Français

Est-ce que des individus aux caractéristiques sociales diverses tendent à regarder et à aimer les mêmes séries comiques ? Et lorsqu’ils le font, les regardent-ils de la même manière et pour les mêmes raisons ? Comment se différencient les goûts en matière de séries comiques ? Les réflexions proposées dans cet article reposent sur une enquête menée à Toulouse entre 2007 et 2010 auprès de jeunes issus de milieux sociaux variés. Dans la continuité des travaux de la sociologie des pratiques culturelles, l’analyse de la réception des séries comiques permet de mettre en lumière la diversité des pratiques télévisuelles et des goûts qui s’y rapportent, ancrés socialement. La question des goûts contribue en effet à façonner l’appartenance à des groupes sociaux et leur reproduction. Le poids du capital culturel, inégalement distribué dans l’espace social, reste très important dans ces processus de réception ordinaire des séries comiques et de différenciation sociale. Il s’agit d’une part de repérer les conditions sociales qui rendent possible une certaine homologie des positions et des prises de position. D’autre part, sont étudiés les divers modes d’appropriation (socialement situés) de la réception ordinaire des séries comiques « culturellement dissonantes ».

Mots-clés

  • réception
  • séries comiques
  • sociologie des pratiques culturelles
  • appropriations plurielles
  • différenciation sociale

Bibliographie

  • Bergé A., Granjon F., « Réseaux relationnels et éclectisme culturel », Revue LISA/LISA e-journal [En ligne], Media, culture, histoire, Culture et société, mis en ligne le 01 janvier 2005.
  • Bergé A., Granjon F., De quelques considérations sur la notion d’éclectisme culturel (article inédit, mis en ligne le 29 mars 2006 : http://lesenjeux.u-grenoble3.fr/2005/Granjon-Berge/granjon-berge.pdf). Consulté le 30 septembre 2014.
  • Bourdieu P., La distinction, Minuit, 1979a.
  • En ligneBourdieu P., « Les trois états du capital culturel », Actes de la recherche en sciences sociales, 1979b, vol. 30, n° 30.
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Ludivine Balland
Université de Nantes, Cens
Sandra Vera Zambrano
IEP de Toulouse, LaSSP
Mis en ligne sur Cairn.info le 22/06/2015
https://doi.org/10.3917/pdc.004.0063
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