1 La figure bien connue de « la ménagère de moins de 50 ans » a longtemps incarné la vision dominante de la relation entre les médias dits « de masse » et leurs récepteurs. Les téléspectateurs (auditeurs, lecteurs, spectateurs etc.) perçus comme une entité homogène, sont censés être influencés, ou a minima supposés influençables, par les messages auxquels ils sont soumis au quotidien. Cette figure traduit ainsi une conception simpliste où toutes les femmes de moins de cinquante ans ou mieux, en âge d’avoir des enfants, vivent, pensent et consomment de la même manière les mêmes produits, y compris culturels. Ce type de catégorisation, désormais de sens commun, a été naturalisé et entretenu par les professionnels du marketing, des médias et de la communication politique, ou autrement dit, par ceux qui y ont intérêt. Bien que dans le milieu journalistique et publicitaire cette représentation emblématique soit aujourd’hui largement débattue [1], le modèle de la réceptrice-consommatrice mesuré par l’audience est toujours en vigueur lorsque l’on parle de produits médiatiques et culturels. Mais que mesurent ces audiences ? Sont-elles le reflet de la diversité des publics ? Que nous disent-elles de l’hypothèse des effets des messages ? Sur qui et de quelle manière ? En quoi cette vision dissimule-elle des contextes et des conditions de réception socialement différenciés ? Sont-elles révélatrices de pratiques concrètes ? Lesquelles ?
2 Alors que la mondialisation de la communication (Mattelart, 2008) et des produits médiatiques (Warner, 2007) semblent uniformiser les pratiques, ce dossier de la revue Politiques de communication se propose d’envisager la question de la réception et de ses publics à partir d’une problématique centrée sur ses ancrages sociaux. Si cet angle n’est pas nouveau dans l’espace disciplinaire de la sociologie politique s’agissant d’une posture théorique issue de la sociologie critique (Bourdieu, 1979), et si ces questions se posent depuis longtemps, peu d’études y répondent empiriquement encore aujourd’hui en France. Ce dossier présente, discute et met en relation plusieurs études fondées sur des résultats empiriques originaux et étayés au regard de cette problématique. L’objectif est de rendre compte explicitement de l’importance des propriétés sociales individuelles et collectives des individus engagés dans un processus de réception pour comprendre leurs conceptions, leurs représentations et leurs pratiques elles-mêmes, toujours en contexte. Ce faisant, « la diffusion d’idées ne peut pas être tenue pour une simple imposition : les réceptions sont toujours des appropriations qui transforment, reformulent, excèdent ce qu’elles reçoivent. L’opinion n’est aucunement un réceptacle, une cire molle et la circulation des pensées ou des modèles culturels est toujours un processus dynamique et créateur » (Chartier, 1990). Pratiques « créatrices » et plurielles, les réceptions s’ancrent dans des appartenances sociales. Ceci dit, ces appartenances sociales s’actualisent dans des contextes et des situations précis, et l’on ne peut donc nier l’indissociabilité des processus de production et de réceptions (Neveu et Le Grignou, 1988).
3 L’intérêt de revenir sur cette perspective réside dans l’actualisation des débats sur la réception, qui, jusqu’à aujourd’hui sont loin de susciter des réactions univoques et consensuelles parmi les spécialistes en France et à l’international. D’emblée, se posent des problèmes de définition. Celle du « public » (Esquenazi, 2009) d’une part soulève un certain nombre de difficultés quant à ses limites dans le temps et dans l’espace : le public de Game of Thrones ne se réduit évidemment ni aux auditeurs du jeudi soir de Canal +, ni aux internautes quelle que soit la manière dont ils se procurent la série. Et quand bien même une étude se focaliserait sur ces audiences particulières, au sein desquelles les individus sont additionnés les uns aux autres, peut-on dire pour autant qu’ils sont/font public ? La question de la « réception », d’autre part, se pose : elle est pour certains une pratique, pour d’autres un usage, ou bien une réponse à un besoin, et pour d’autres encore un résultat, l’aboutissement univoque d’un processus de communication maîtrisé. Ensuite, les enjeux disciplinaires conduisent à appréhender différemment et à différentes échelles ces thématiques. Entre sociologie, science politique, sciences de l’information et de la communication, psychosociologie, histoire, anthropologie ou lettres, la réception ne recouvre pas le même domaine d’études : une simple objectivation par mots-clefs sur le site de référencement national des thèses [2] montre l’extrême diversité des travaux labellisés sous ce terme par leurs propres auteurs, sans compter les occurrences liées aux sciences de la vie et de la terre, à la physique ou à l’électronique [3]. Enfin, au sein même des sciences sociales, les approches mobilisées par les chercheurs demeurent elles aussi multiples et fragmentées : étudions-nous les dispositifs, les dispositions, les trajectoires, les pratiques, les besoins, les usages, les goûts, les effets ou encore autre chose ?
4 Au moment de travailler sur la sociologie de la réception, l’une des difficultés principales tient donc sans doute au caractère enchevêtré de ces approches qui coexistent et se combinent parfois sans pour autant renvoyer à l’étude des mêmes réalités sociologiques, ni aux mêmes niveaux d’analyse. On peut ainsi trouver des travaux focalisés sur des individus (considérés pour certains comme malléables et passifs, comme des citoyens actifs pour d’autres), sur des pratiques, sur des conditions de la pratique, des interactions, ou encore des effets de leurs réceptions sur des actions collectives, en considérant – ou pas – les propriétés sociales des enquêtés.
5 Désormais, la plupart des recherches en sciences sociales se démarquent de l’idée dominante jusqu’aux années 1980, d’un public composé par « ces êtres malheureux et passifs » (Morley, 1992 ; Le Grignou, 2003) ou entendu dans sa seule dimension quantitative. Une multiplicité d’approches plus ou moins qualitatives se côtoient depuis une trentaine d’années, dessinant une perspective heuristique en termes d’approfondissement de l’analyse des données. Schématiquement en France, il est possible de déceler différentes approches de la réception outre les travaux pionniers de P. Champagne (Champagne, 1971), qui déjà mettaient l’accent sur les conditions domestiques et sociales de réception, les caractéristiques sociales des récepteurs et interrogeait de ce fait la pertinence de la distinction duale entre leaders d’opinion et non leaders.
6 Une première approche, menée par Daniel Dayan (Dayan, 1992 ; Dayan, 1993) dès les années 1990, vise à explorer les pratiques de réception, en prêtant attention à la fois aux conditions de réalisation de cette pratique et aux significations qui lui sont associées, notamment en termes de communautés de réception, communautés qui soulèvent elles-mêmes un certain nombre de questions méthodologiques. Ce type de travaux est alors largement influencé par l’ethnographie et les études provenant des Cultural studies classiques (Hall, 1980 ; Ang, 1985 ; Radway, 1991 ; Morley, 1992). Celles-ci, partant du modèle théorique « codage/décodage » de Hall, soulignent les différentes manières (hégémonique, négociée, oppositionnelle) dont un individu peut s’approprier un même message, en fonction des contextes domestiques et socio-culturels ou encore au regard du genre.
7 Une deuxième perspective, plutôt inspirée de l’interactionnisme tend au début des années 2000 à ne plus « observer les téléspectateurs [lecteurs, auditeurs…] mais [à] analyser les interactions » (Ségur, 2006) autour des travaux de Dominique Mehl (1996), Stéphane Calbo (1998) et Dominique Pasquier (2002). Ces travaux souhaitent ainsi intégrer des questions sur la manière dont les individus interagissent avec les émissions ou les lectures et, dans un même temps, se démarquer du modèle proposé par les Cultural studies, considéré comme trop artificiel. Dominique Pasquier explique ainsi à propos de son enquête sur l’émission Hélène et les garçons : « J’ai travaillé à partir des observations en famille tout d’abord, suivant le modèle prôné par les premières enquêtes de réception anglaises, mais je me suis aperçue que cette démarche était totalement artefactuelle. S’insérer dans une famille pour regarder avec ses membres les programmes qu’ils regardent habituellement modifie le positionnement de l’objet qu’on étudie. Celui-ci est alors envisagé comme objet de recherche et non plus comme objet de consommation télévisuelle. J’ai ainsi mené cette partie en observation en ayant finalement acquis un seul résultat : constater à quel point la télévision était prise dans une sorte de routine intime de la vie familiale […]. Dans un deuxième temps, j’ai soumis à près de 700 collégiens et lycéens un questionnaire qui portait sur l’ensemble des séries pour adolescents qu’ils regardaient à la télévision […] et qui a pu être rempli en classe, grâce aux enseignants qui ont accepté de se prêter à l’exercice. Ce contexte m’a permis de constater un phénomène très intéressant qui m’a mise sur la piste de la sociologie des publics : l’observation de l’interaction entre un enseignant, qui incarne plutôt les valeurs de l’institution scolaire, et une classe à laquelle on demande de parler des séries que ses membres regardent à la télévision. Séries dont les élèves savent très bien que l’enseignant les méprise ou, en tout cas, ne les considère pas comme importantes » (Pasquier, 2009).
8 Sur la même période, une troisième série de travaux issus de la sociologie des problèmes publics ou des recherches articulées autour de la notion d’espace public, investit les questions relatives à la constitution des publics. Cette approche se concentre davantage sur la manière dont les publics se regroupent et forment un collectif concret qui participe à l’action civique. Ainsi, les publics associatifs, les publics délibératifs et les publics qui participent aux conflits autour de la définition des biens publics ou des compétences opérantes dans certains espaces publics urbains localisés, sont interrogés dans cette approche, faisant par ailleurs échos aux récents travaux de science politique orientés vers la démocratie participative (Sintomer, 2009). Quand il s’agit de publics médiatiques, cette perspective renvoie pour sa part à « l’organisation économique des marchés de biens symboliques, à la production de programmes par l’industrie culturelle et aux stratégies de communication en vue de promouvoir ces produits » (Céfaï, Pasquier, 2003). En déplaçant de cette manière le regard, ces recherches conduisent à élargir le spectre des possibilités d’investigations dans ce domaine.
9 Parallèlement à ces approches, ont été conduits une série de travaux relevant de la sociologie de la lecture. Cette approche paraît particulièrement heuristique car elle pose, depuis les années 1980, « la relation très étroite qui unit les pratiques culturelles au capital scolaire (mesuré par les diplômes obtenus) et, secondairement, à l’origine sociale (saisie au travers la profession du père » en la complexifiant. En effet, les sociologues de la lecture ont mis en évidence que « d’autres principes de différentiation – le capital culturel et le capital scolaire, le sexe (ou, plus exactement, la position occupée dans la division sexuelle du travail), l’âge, l’appartenance de génération, la place occupée dans la division sociale du travail – dissolvant les correspondances termes à termes entre clivages culturels et oppositions sociales, permettent de rendre raison d’écarts dans les pratiques [culturelles] que la seule CSP ou a fortiori la position occupée dans les partitions binaires usuelles (dominants/dominés, élites/peuple) échouent à expliquer » (Mauger, et al., 1999). Ils ont ainsi cherché à inscrire l’analyse de la réception à la fois dans les pratiques des lecteurs et dans les conditions de possibilité de ces pratiques (Thiesse, 1984 ; Chartier, 1990 ; Charpentier, 1998 ; Collovald, Neveu, 2004 ; Charpentier 2006). L’analyse de l’inscription sociale des lecteurs est ici centrale et s’accompagne d’une réflexion sur, d’une part, la légitimité de ces pratiques de réception (en interrogeant la position de tel bien symbolique dans les hiérarchies culturelles et ses effets sur les pratiques), et d’autre part, sur les modes d’appropriation des biens culturels en les rapportant aux parcours biographiques et aux parcours de lecture. Les sociologues de la lecture attribuent donc autant d’importance aux conditions de possibilité des pratiques, qu’à la position spécifique de chaque lecteur dans l’espace social.
10 Paradoxalement, peu de travaux ont vu le jour au cours des dix dernières années sur les publics ou les réceptions en général (Esquenazi, 2009) et leurs ancrages sociaux en particulier (Goulet, 2010). En effet depuis 2005, on dénombre seulement 28 thèses, soit 0,18 % des thèses en sciences sociales [4] pour lesquelles cette thématique est indiquée explicitement (en cours de préparation et/ou soutenues sur la période). En termes de publications, l’analyse du panorama des revues à comités de lecture disponibles sur Cairn et Persée mène au même constat : seules 29 publications apparaissent [5]. Autre constat : ces rares publications présentent un fort degré d’éclatement puisqu’elles proviennent de 23 revues différentes, et seules Questions de Communication et Hermès apparaissent plus de deux fois. De la même manière, les thèses considérées ici proviennent de quatre disciplines : les sciences de la société (5 thèses, ethnologie et anthropologie incluses), la sociologie (4 thèses), la science politique (3 thèses) et enfin les sciences de l’information et de la communication (16 thèses). Ce dernier chiffre cependant ne reflète pas l’émergence d’un ensemble homogène, puisqu’au sein des SIC elles-mêmes quatre sous-ensembles se dessinent, et présentent des perspectives de recherche très différentes : entre muséologie et réception des œuvres (5 thèses), études sur les médias (6 thèses), réceptions des politiques publiques (4 thèses) et publicité/marketing (1 thèse). Finalement, la non-structuration des « Reception Studies » en France n’est en rien surprenante, le faible nombre de travaux s’ajoute à leur fragmentation pour expliquer cette particularité française. Ce résultat est confirmé par le fait qu’aucun centre de recherche ne concentre plus de 3 thèses sur ce thème depuis dix ans d’une part, et qu’aucune des grandes associations disciplinaires (SFSIC, AFS, AFSP, AFEA) ne compte une section ou un réseau de recherche dédié à la réception d’autre part.
11 Au-delà de ces premiers éléments, tout porte à croire que les frontières disciplinaires produisent en outre un effet de cloisonnement important. Par exemple, au sein des sciences de l’information et de la communication, la volonté institutionnelle de se démarquer des sciences sociales a conduit certains chercheurs à se focaliser sur les dispositifs dans le cadre de la médiation culturelle. Les approches sur l’esthétique de la réception, provenant essentiellement des théories littéraires proposées notamment par Hans Robert Jauss (Jauss, 1978), se concentrent majoritairement sur les anticipations de lecture, délaissant les lecteurs eux-mêmes ou leurs pratiques (Ansel, 2010), contrairement à d’autres travaux mêlant sociologie de la lecture et sociologie des professions (Le Saulnier, 2010). Dans une moindre mesure, les sociologues du politique n’investissent que marginalement les études de réception, davantage inscrits dans la lignée des recherches sur la compétence politique ou les mécanismes de politisation ordinaire (en France : Gaxie, 1978 ; ou ailleurs : Gamson, 1992, Eliasoph, 1998 par exemple). Ils n’investissent alors qu’une partie du domaine vaste de la sociologie de la réception, comme les émissions télévisuelles ayant trait aux campagnes de politiques publiques (Grossetête, 2008, Comby 2008), aux informations (Goulet, 2010, Granjon et Le Foulgoc, 2010) ou encore les discours télévisés des dirigeants politiques (Berjaud, 2013).
12 L’intérêt scientifique de ces questionnements demeure pourtant considérable. Peu de travaux sur la réception ont vu le jour depuis quelques années, alors qu’une sorte de « prime à la nouveauté » tend généralement à faire se succéder l’étude d’une question puis d’une autre. Cette thématique appelle pourtant de nouvelles investigations, tout particulièrement sous l’angle des ancrages sociaux. En rapportant les pratiques de réception à leurs inscriptions sociales et à leurs conditions sociales de possibilité, nous proposons une manière de travailler au plus près sur la différenciation des pratiques des récepteurs, diversement positionnés dans l’espace social, et d’interroger leurs logiques d’appropriation des discours médiatiques. À rebours de l’idée commune selon laquelle les préférences médiatiques relèvent de choix individuels, ce dossier appréhende donc les dimensions sociales et politiques des processus de réception. Il est ainsi possible de distinguer différentes modalités d’appropriation et de construction du sens des produits politiques, culturels et médiatiques. Les trajectoires biographiques, les modes de socialisation, les caractéristiques sociales et les interactions qui modèlent les pratiques de réception s’activent, s’actualisent et s’ajustent en outre dans des contextes spécifiques. Regarder un discours politique, une série comique, un dessin animé, les informations ou les telenovelas à la télévision, lire un journal, seul ou collectivement, quel que soit le sens que les individus peuvent donner à ces activités, forment autant de situations qui structurent les processus de réception, eux-mêmes façonnés par les propriétés sociales de chacun.
13 Analysant les réceptions des discours politiques d’Hugo Chávez, Clémentine Berjaud montre ainsi l’importance des contextes d’exposition, eux-mêmes corrélés aux conditions sociales des téléspectateurs. L’activité de réception est ici contrainte par la vie quotidienne des enquêtés, leurs routines ordinaires et la hiérarchisation des tâches qui s’y répartissent. Regardés collectivement, les discours télévisés font l’objet de co-constructions de sens, parfois guidées ou imposées par l’un des membres du collectif de réception, parfois façonnées par les interactions ordinaires, et souvent asymétriques. Le collectif est donc ici déterminant, tant du point de vue de l’interprétation des discours que des postures de réception ; il est à la fois des contraintes à regarder, des injonctions silencieuses à se taire, relevant de la position sociale relative de chaque enquêté au sein de ces collectifs et de ces contextes routiniers. Ludivine Balland et Sandra Vera Zambrano relèvent aussi l’importance de ces contextes et leurs imbrications dans les conditions d’existence des enquêtés, à propos des processus de réception des séries comiques. Mais elles interrogent aussi ce qui fonde les affinités avec une série comique, en rappelant l’importance des homologies souples en la matière, où les enquêtés tendent à privilégier dans leurs goûts ce qui leur ressemble socialement. Certes différenciées socialement, ces pratiques ne peuvent pour autant être réifiées et figées (ce qui consisterait à rapporter des pratiques ou des goûts à un groupe social déterminé). Il apparaît que les pratiques de réception socialement dissonantes sont très répandues, tout du moins en apparence, car une attention plus fine aux logiques d’appropriation des séries montre bien qu’elles s’enracinent socialement. La variété des appartenances sociales peut être ainsi mobilisée quand il s’agit de déconstruire les mécanismes de réception : des ressources sociales, culturelles et économiques, des identités de genre, de classe, prises de manière synchronique ou restituées dans le temps long des trajectoires individuelles et collectives sont autant de variables qu’il s’agit de comprendre en situation. Dans son travail sur la réception des longs-métrages Disney par les enfants, Simon Massei propose, quant à lui, une lecture en termes de sociologie du genre, interrogeant à la fois les modèles masculins et féminins proposés dans ces films, et leurs réceptions par des jeunes publics. Interrogeant les goûts des enquêtés et les postures de réception, il met alors en évidence des préférences et des attitudes fortement sexuées, que viennent renforcer des attentes de lecture elles aussi différenciées en termes de milieux d’appartenance, de socialisations en train de se faire et d’identités genrées. Cela amène à réinterroger la question longtemps débattue en sociologie des médias et en communication politique de l’influence des messages, et des modèles dans ce cas. Quels effets peut-on accorder à un discours, à un bien culturel, à un texte ? L’enquête de Charlotte Dolez propose, pour répondre à cette question, un nouveau déplacement du regard : vers ce qu’il reste de ces messages après réception par le biais des discussions de couple. Elle met alors en avant trois logiques conjointes, enchevêtrées et éventuellement cumulatives. Le poids des positionnements politiques entre en jeu d’abord dans les processus de sélection et d’interprétation des informations médiatiques. Elle pointe ensuite les phénomènes de résonance entre les trajectoires et les parcours des enquêtés et la manière dont ils mémorisent et interprètent les contenus auxquels ils sont exposés. Enfin, les données présentées ici permettent aussi d’interroger les identifications sociales et socialement structurées qui interviennent dans de telles situations. Dans une perspective proche mais développée sur un temps plus long, Elise Cruzel se demande enfin si la lecture est alors à même de « transformer les lecteurs et de les faire être comme les textes veulent qu’ils soient » (Chartier, 1990) à propos du texte fondateur d’Attac paru dans Le Monde diplomatique. En prenant à rebours l’activité de réception pour s’intéresser à ses conditions de possibilité, elle rappelle ainsi l’importance de la compréhension des trajectoires biographiques pour saisir l’activité de réception. En restituant ces processus dans des parcours sociaux et militants contrastés, elle met en évidence que les lectures du journal sont portées par des convictions politiques déjà ancrées. Loin d’être un « déclencheur d’engagement », l’éditorial du journal n’est pas non plus lu de manière homogène par les enquêtés et se présente alors plutôt comme une lecture de renforcement.
14 Ce dossier propose en outre deux contributions des collègues travaillant sur ces mêmes thématiques en Angleterre et au Brésil. Il s’ouvre ainsi sur un entretien avec David Morley, dans lequel celui-ci reprend la question des ancrages sociaux et politiques de la réception sous la forme d’un retour sur son enquête Nationwide et les conditions de production de celle-ci. Plus généralement, il propose une réflexion sur la circulation des idées et les problèmes de traduction que ces voyages comportent, en particulier quand il s’agit de lier des approches comme la sociologie critique et les Cultural studies, avant, enfin, de dresser un panorama de leur actualité et des perspectives qu’elles offrent aujourd’hui. En guise de conclusion, un article de Veneza Ronsini Mayora est également présenté, dans lequel elle questionne la pertinence de la croyance d’une seule et même appropriation pour un seul et même message. À partir de son étude sur les telenovelas, il apparaît qu’une histoire construite avec un message supposé clair pour les producteurs, peut donner lieu à des lectures inattendues du public. Dans cette optique, les telenovelas qu’elle déconstruit au prisme du regard des téléspectateurs, véhiculent avant tout une idéologie liée au mérite, obscurcissant les écarts entre les classes populaires et bourgeoises, alors que les enquêtés décodent ces messages précisément à l’aune des rapports de classe. Ce dossier en somme, réunit plusieurs contributions et enquêtes empiriques inédites, qui, si elles ne mobilisent pas toutes les mêmes approches théoriques ou les mêmes perspectives, interrogent toutes le poids des ancrages sociaux en réception.
Notes
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[1]
Voir, par exemple, les tentatives d’effacement de cette catégorie depuis les années 2000 (notamment sous la restructuration publicitaire de France Télévisions en 1999, « La ménagère de moins de 50 ans, un concept obsolète », Marketing magazine 41, 1er juin 1999) et tous les débats subséquents sur les redéfinitions de la femme en charge des achats d’un foyer, en particulier les études faites depuis 2012 par Médiamétrie (« Que reste-t-il de la ménagère ? ») et par Ipsos (« La ménagère de moins de 50 n’a pas disparu »), qui essaient d’expliquer les évolutions de comportement de consommation dans les foyers à partir de cette même catégorie. Études disponibles en ligne sur les sites de Médiamétrie et d’Ipsos, consultés le 1er janvier 2015.
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[2]
En effet, une recherche par occurrence du mot « réception » dans le titre sur Thèses.fr, permet de décompter rapidement les travaux concernés depuis l’ouverture du fichier central : sur 1862 thèses, 58 % s’inscrivent dans le domaine des Humanités, 24 % dans les sciences sociales et 18 % relèvent de filières scientifiques, sans présager du sens donné au mot « réception ».
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[3]
Rappelons que certaines théories fondatrices de la communication ont été réfléchies (et imposées à l’université) par des ingénieurs électriciens, physiciens ou mathématiciens, dont l’exemple du schéma général de communication proposé par Claude E. Shanon et Warron Weaver.
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[4]
Sur les 15 419 thèses soutenues ou en cours en sciences sociales ; à titre de comparaison, les thèses sur les médias en général (198) sont 7 fois plus nombreuses que celles sur la réception (28). Ce résultat provient également du fichier central des thèses (Thèses.fr) et prend uniquement en compte les titres de celles-ci. Ce choix méthodologique peut conduire à la disparition d’un certain nombre de travaux mais les chiffres obtenus sont aussi révélateurs du fait que le terme « réception » lui-même ne soit pas un marqueur utilisé par les auteurs.
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[5]
Avec le terme « réception » dans leurs titres, en sciences sociales ; sont exclues ici les références liées à la circulation des idées (notamment politiques). Cette question reflète également la labilité du terme et la difficulté de délimiter ce champ d’étude.