1 Les évènements tragiques de janvier 2015 [1] auxquels ont succédé des attaques islamophobes et antisémites ont révélé que la définition de l’identité française, de ce que veut dire le « Nous » et l’« Autre », n’était ni évidente, ni acceptée par tous. Ces tensions identitaires ne sont cependant pas le propre du cas français. Parallèlement au conflit israélo-palestinien, l’emprise persistante de la Russie sur la politique intérieure de l’Ukraine rappelle l’importance du processus de définition des frontières nationales ou communautaires.
2 C’est ce jeu incessant de définitions entre le Nous et l’Autre que nous aimerions interroger dans ce numéro, en prenant comme point d’appui les définitions nationales et européenne de cet Autre et en questionnant l’intérêt de saisir également la définition d’un Autre à l’intérieur même de l’espace national ou européen. Ce sont ainsi les individus désignés comme « différents », « porteurs d’un stigmate » ou « à la marge » qui nous intéressent et les conséquences identitaires que cet étiquetage sous-tend, à la fois pour ceux qui définissent la marge et pour ceux qui sont définis ainsi.
3 D’après Rogers Brubaker et Frederick Cooper (2000), la notion d’identité renvoie à des concepts qui devraient être distingués les uns des autres, tels que l’identification d’un individu à un groupe, l’identification d’un individu par autrui, la représentation de soi, ou encore le sentiment d’appartenance. En somme, sa définition est soit trop large, soit trop restrictive, soit trop ambiguë pour être opératoire. Mais ce sont précisément cette diversité et cette complexité qui représentent, à nos yeux, toute la force et l’intérêt de la conception interactionniste de l’identité, que nous privilégions ici.
4 Dans cette perspective interactionniste développée en particulier par Erving Goffman (1963) et Anselm Strauss (1992), l’identité n’est pas uniquement héritée, acquise à la naissance selon la place occupée par l’individu dans une société donnée, mais évolue au rythme des changements des identités collectives, du regard d’autrui sur soi et de la manière dont les individus s’approprient ces nouvelles configurations. Pour George H. Mead, le soi se constitue ainsi en référence aux « autruis généralisés », c’est-à-dire « en endossant le point de vue généralisé de tout groupe auquel il appartient » (Mead, 2006, 210). Mais faire partie d’un groupe n’est pas toujours acquis, surtout pour les individus esseulés par la migration, la précarité ou les préjugés portant sur leur religion. Pour d’autres, c’est moins la solitude qui les marginalise que le flou dans lequel les laisse leur situation d’entre-deux, entre leur groupe d’origine et celui dans lequel ils souhaiteraient entrer. C’est cette frontière entre les différents groupes sociaux qui est constitutive, pour Fredrik Barth (1969), de l’identité collective et individuelle. Cette frontière entre le groupe qui identifie, exclut ou intègre et celui qui est concerné par cet étiquetage, ces discriminations ou cette intégration définit ainsi l’identité à la marge.
5 Trois éléments, au cœur de la définition des individus à la marge, ont été développés par les auteurs de ce numéro. Ils mettent tout d’abord en exergue la frontière entre individus nationaux et non-nationaux et la manière dont l’Union européenne a pu la faire évoluer. Par la suite, nos auteurs rappellent l’importance de la frontière économique qui tend à complexifier cette définition du Même et de l’Autre, souvent définie uniquement en termes de citoyenneté. Enfin, la perspective culturelle et notamment religieuse a été mise en lumière, en tant que dimension supplémentaire qui sépare des individus économiquement et/ou nationalement similaires. En analysant ces multiples facteurs constitutifs de la frontière entre Même et Autre, ce numéro prend acte et tente de remédier au constat des auteurs du numéro de Politique européenne intitulé « Les effets de l’européanisation des politiques d’immigration et d’asile » (2010), qui affirmaient que « l’européanisation est souvent traitée uniquement sous un angle politico-juridique sans prendre en compte ses effets sociétaux » (Guiraudon, 2010, 20).
6 Cependant, il s’agit moins, dans ce numéro, de s’intéresser à la problématique de l’européanisation des politiques publiques ou à celle de l’identité européenne en tant que telles, que d’analyser comment et par qui sont définis les « individus à la marge » : Cette définition est-elle nationale ou l’Europe influence-t-elle ce processus ? Observe-t-on une convergence sur cette définition entre les États membres de l’Union européenne analysés par les auteurs de ce numéro ? Comment les individus concernés réagissent-ils à cet étiquetage souvent stigmatisant ?
7 Pour répondre à ces questions, les auteurs, représentant diverses disciplines – sociologie, histoire et science politique –, s’appuient chacun sur une enquête empirique approfondie. L’analyse d’archives, de corpus législatifs, de discours médiatiques et politiques permet ainsi d’étudier la construction de l’Autre par les institutions juridiques et politiques, quand les discours et les représentations des individus concernés ont été recueillis par le biais d’entretiens, ou d’observations ethnographiques. Les dimensions nationales, économiques et culturelles au cœur de la définition du Nous et de l’Autre sont abordées dans ce numéro thématique par le biais d’une comparaison européenne permettant d’analyser les points communs et les différences dans la définition et la régulation de la marge selon les pays, l’influence de l’Union européenne sur celles-ci, et les problématiques identitaires que cette gestion révèle.
8 Notre problématique de l’identité à la marge en Europe éclaire ainsi sous un jour nouveau les nombreux travaux portant sur l’identité européenne et l’européanisation des politiques nationales, analysées à partir de données quantitatives dès les années 1990 (les différents Eurobaromètres ; Falkner et al., 2005), puis qualitatives à partir des années 2000 (Diez Medrano, 2003 ; Bruter, 2005 ; Gaxie et al., 2010 ; Duchesne et al., 2013). Ces études s’intéressent par exemple à l’influence de l’Union européenne sur les politiques publiques nationales (Cowles et al., 2001 ; Radaelli, 2002 ; Toshkov, 2010), à l’évolution des attitudes des citoyens européens vis-à-vis de l’Europe (Van Ingelgom, 2012 ; Checkel et Katzenstein, 2009) ou encore aux différents usages de l’Europe (Jacquot et Woll, 2004). D’autres auteurs, comme Adrian Favell (2010), analysent également l’historicité des différentes formes d’identités en Europe du fait de la mobilité et des migrations des populations. Dans la continuité de ces nombreux travaux qualitatifs sur l’identité européenne et l’européanisation des politiques nationales, l’approche qualitative a été choisie dans ce numéro pour saisir cette problématique des identités à la marge en Europe, que ce soit dans ces dimensions individuelle, nationale ou encore européenne.
9 Quatre types de relations entre le Nous et l’Autre, analysés qualitativement dans ce numéro, peuvent ainsi être décrits en croisant plusieurs cercles d’appartenances, pour reprendre l’analogie des cercles sociaux de Georg Simmel (1999). Ce dernier distingue les sociétés traditionnelles où l’individu se trouve au cœur de cercles concentriques et les sociétés modernes caractérisées par une multiplicité de cercles juxtaposés. Dans le cas présent, c’est plutôt l’appartenance ou l’exclusion d’individus vis-à-vis de différents cercles, tels que la classe sociale, la religion, l’origine nationale ou européenne, ou encore la nationalité, qui permet de définir quels sont les individus à la marge et l’influence de cette définition sur leur propre identité. On découvre ainsi l’existence de marges multiples selon la manière dont ces cercles sont juxtaposés les uns aux autres.
10 Les membres de l’hypercentre appartiennent à tous ces cercles et sont en position de dominants dans chacun d’entre eux. Cette élite est à la fois au cœur du Même national ou européen et en situation de domination sur le plan socio-économique. Elle définit les frontières entre le Nous et l’Autre et dispose de ressources socio-économiques pour ce faire. C’est l’élite étatique et politique analysée par Antoine Saillard ou Romain Calba, de même que les institutions européennes saisies par Roxana Barbulescu, qui tendent à définir les frontières du groupe.
11 Entre les individus au cœur de tous ces cercles sociaux juxtaposés et les individus exclus de ceux-ci, se trouvent les populations appartenant à certains cercles et à la marge d’autres. Les migrants favorisés, par exemple, se trouvent au cœur de deux cercles et à la marge du troisième. Ils sont considérés comme appartenant au groupe majoritaire sur le plan socio-économique et culturel, mais sont non-nationaux. Ils disposent ainsi souvent de ressources financières et symboliques non négligeables au sein de la société d’accueil, comme c’est le cas des migrants juifs soviétiques, étudiés par Lisa Vapné. Ils sont donc des marginalisés intégrés.
12 Un autre type de configuration correspond aux individus et aux groupes exclus socialement et économiquement, tout en étant des nationaux. C’est le cas des plus pauvres, par exemple des vagabonds au XIXe siècle étudiés par Antoine Saillard.
13 Enfin, les migrants défavorisés cumulent altérités nationale, religieuse, et socio-économique. Ils sont à la marge de tous les cercles sociaux et sont considérés comme l’Autre absolu par les membres de l’hypercentre. Ils doivent gérer un double stigmate, mais peuvent cependant toujours s’identifier à leur groupe d’origine. C’est ce que la contribution de Pierre Weiss tend à montrer.
Définir la marge, au cœur de l’hypercentre
14 L’État est l’un des maillons essentiels du processus d’étiquetage et de définition de la marge. Il définit le national et l’étranger en termes juridiques, mais établit également d’autres marges, comme celle qui distingue les « immigrés », officiellement définis par le Haut Conseil à l’Intégration en 1990 en France, ou celle qui différencie les « musulmans », perçus comme Autres dans les discours politiques défendant la laïcité (Scott, d 2007). Cette identification des populations par l’État peut ainsi correspondre à des caractéristiques réelles ou imaginées du Même et de l’Autre.
15 Les travaux d’historiens tels que Gérard Noiriel (1988) ou de politologues tels que Benedict Anderson (2006) ont ainsi montré que la définition du Nous national et de l’Autre sont des construits historiques qui évoluent au cours du temps, tout comme l’est également l’identité européenne (Duchesne et al., 2013). Être Français n’est pas un « donné », c’est le produit de l’État qui a, par exemple, imposé la langue française dans les écoles. Il en va de même de la définition de l’Autre. Être « étranger » à la nation est le produit de la volonté d’un corps législatif dans un cadre historique particulier. Or, cette définition étatique des frontières nationales a une réelle influence sur les personnes concernées. D’après les conclusions de l’enquête EFFNATIS (European Forum for Migration Studies, 2001), les modèles nationaux d’intégration affectent l’intégration des descendants d’immigrés ainsi que leur mode d’identification. Les descendants d’immigrés s’identifieraient, par exemple, plus au pays d’origine de leurs parents en Allemagne, alors qu’ils auraient des formes d’identifications multiples en France et au Royaume-Uni.
16 En reconnaissant, ou non, le droit de certaines populations à obtenir des titres de séjour, le droit de travailler ou le regroupement familial, chaque pays tend ainsi à définir quels sont les individus externes à la communauté nationale, mais que l’on peut intégrer – grâce au principe de « l’immigration choisie » en France par exemple (Lochak, 2006) – et quels sont ceux qui sont laissés à la marge. Les législations nationales influencent ainsi l’intégration de ces populations, leur vécu et leur manière de se définir face à la société majoritaire. Mais les États ne sont pas les seuls à définir les frontières identitaires. L’Union européenne a beaucoup influencé ces politiques publiques nationales ainsi que l’appropriation par les citoyens européens d’une identité européenne non exclusive de l’identité nationale. Le marché unique, l’euro et l’élargissement de l’Union européenne sont quelques exemples de choix politiques qui ont transformé les politiques publiques de chaque pays et eu une influence sur la définition de la marge, en remplaçant, dans certains cas, la frontière nationale par la frontière européenne. C’est la raison pour laquelle l’Union européenne est un des acteurs majeurs de définition de la marge, que ce soit par son influence sur les politiques publiques nationales ou parce qu’elle définit également, en son sein, qui fait partie d’un Nous européen et qui en est exclu.
17 On assiste ainsi actuellement à une convergence des discours et des politiques dans les pays européens visant à l’intégration civique, voire à l’assimilation au groupe national. Comme le montre Romain Calba dans le présent numéro, cette convergence s’explique, pour partie, par les incitations des institutions européennes depuis le début des années 2000, qui ont débouché par exemple sur l’adoption de principes de base communs en 2003 et sur le Pacte européen sur l’immigration et l’asile en 2008. L’objectif de rendre plus cohérentes les différentes politiques des États membres a aussi conduit à l’établissement d’outils communs, permettant l’intégration des migrants. De surcroît, la mise en place d’une citoyenneté européenne a permis de redéfinir les migrants non plus à l’échelle de chaque pays européen, mais à l’échelle de l’Europe elle-même. Les citoyens européens jouissent ainsi de droits particuliers (droit de vote aux élections européennes et locales et droit de séjour par exemple) dans toute l’Union européenne et ne font plus partie des populations « à intégrer ».
18 À l’échelle européenne, la frontière entre le Même et l’Autre distingue ainsi désormais les citoyens européens des citoyens des pays tiers, en promouvant notamment la liberté de circulation. L’article de Roxana Barbulescu analyse, à cet égard, l’influence de quatre directives européennes (les directives « Race » et « Emploi » adoptées en 2000 et les directives de 2003, l’une relative au statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée et l’autre relative au regroupement familial). L’obligation de mise en conformité des États membres, vis-à-vis de la règlementation européenne, a ainsi eu pour conséquence une convergence en termes de législation définissant les bénéficiaires de politiques s’adressant spécifiquement aux citoyens européens d’un côté, et aux citoyens des pays tiers de l’autre.
19 Si les institutions européennes ont fait évoluer les lignes juridiques et législatives, en déterminant un cadre juridique d’intégration, ou à défaut, de prise en charge des non-nationaux, en particulier des autres Européens (Mather, 2005) et des demandeurs d’asile (Neumayer, 2006), cela ne signifie pas que les États membres aient perdu toute souveraineté en matière de citoyenneté, de politiques d’asile et d’immigration, comme le montre l’article de Lisa Vapné sur les juifs soviétiques en Allemagne. Puisqu’ils doivent désormais négocier avec les autres pays membres pour établir des accords communs, les différents États peuvent aussi influencer les règlementations et directives européennes (Radaelli, 2002). C’est le cas du Royaume-Uni qui promeut, par exemple, une meilleure prise en charge des immigrés et demandeurs d’asile dans les autres pays membres, pour mieux contrôler l’accès à son territoire et en réduire l’attractivité, tout en durcissant, dans le même temps, sa législation interne en matière de droits des étrangers (Ryan, 2005). Cependant, malgré cette contestation de la politique « bruxelloise » accusée de remettre en cause la souveraineté nationale, on observe une convergence européenne concernant le contrôle aux frontières des États membres et l’accueil des migrants. En Allemagne, au Royaume-Uni et en France par exemple, des tests linguistiques ainsi que de nombreuses procédures de coopération intra-européennes, ont été mis en place.
20 L’Europe a également évolué, en partie du fait de son élargissement progressif, dans sa définition du Nous et de l’Autre. La défense d’une « identité européenne fondée sur la culture » a ainsi été remplacée par la défense d’une « citoyenneté fondée sur des valeurs » (Calligaro, 2014). Les populations immigrées, auparavant stigmatisées pour leur non-appartenance à la culture judéo-chrétienne, présumée être la culture européenne initiale, ont ainsi également pu s’approprier une identité européenne nouvellement acquise.
21 La défense d’une identité nationale ou européenne conduit à construire les frontières du groupe majoritaire, face auxquelles les citoyens exclus du Nous national et européen se retrouvent à la marge.
Être à la marge, des positionnements multiples
À la fois Nous et Autre
22 D’après les tenants de la Première École de Chicago (Park et Burgess, 1921 ; Thomas et Znaniecki, 1958), l’intégration serait un processus linéaire inévitable. « Assimilation structurelle », « maritale » et « identificationnelle » se succéderaient « naturellement » (Gordon, 1964). Plutôt que de reprendre cette perspective linéaire d’intégration, une nouvelle génération de chercheurs aux États-Unis a parlé, dans les années 1990, d’« assimilation segmentée », concernant les migrants arrivés à partir des années 1960 (Zhou, 1997). Celle-ci peut avoir lieu « par le haut » (upward mobility) ou « par le bas » (downward mobility) et varier selon la dimension de l’intégration concernée (économique, ou culturelle par exemple). En France, Mirna Safi (2007) a par exemple montré que les migrants nés au Maghreb sont intégrés culturellement [2], mais discriminés structurellement, en particulier dans le monde du travail. Ingrid Tucci (2008), en comparant les descendants d’immigrés turcs résidant en Allemagne et les descendants d’immigrés maghrébins en France, et Miri Song (2010) qui a analysé la mixité conjugale au Royaume-Uni, sont arrivées à des conclusions analogues. Les individus peuvent ainsi faire partie d’un cercle social et y être bien intégrés, tout en étant à la marge d’un autre.
23 Tel est le cas des migrants favorisés. D’après Anne-Catherine Wagner (1998), les expatriés et leurs descendants présentent des caractéristiques propres favorables à leur intégration, du fait de leur catégorie sociale favorisée et de leur provenance géographique, celle des pays développés et proches culturellement. Sans être des nationaux, ils ne sont pas, pour autant, à la marge. De même, les migrants juifs soviétiques résidant en Allemagne, sont acceptés comme Mêmes, comme le montre Lisa Vapné. Ils ne sont cependant pas des nationaux allemands au moment de leur migration. C’est leur judéité, perçue par l’État comme commune à celle de la communauté juive allemande, qui a justifié la mise en place d’une politique migratoire en leur faveur, pour renforcer la communauté juive allemande.
24 D’autres groupes peuvent aussi faire partie de la société « majoritaire » sur certains plans, tout en étant exclus socialement sur d’autres, telles les populations non-immigrées porteuses d’un stigmate. C’est le cas, par exemple, des populations défavorisées, mises au ban de la société du fait de leur condition économique. La reproduction sociale conduit, dans ce cas, à faire de ces exclus, ayant pourtant la citoyenneté de leur pays, des citoyens « de seconde zone ». Tel est le cas des secondes générations d’immigrés originaires du Maghreb par exemple, qui malgré leur citoyenneté française et leur socialisation en France, souffrent de discriminations à l’embauche (Silberman et Fournier, 2006), ou encore des vagabonds dans la France du XIXe siècle présentés par Antoine Saillard dans ce numéro. À partir de l’étude de trois outils de contrôle de la mobilité intérieure et internationale, l’auteur observe ainsi que « l’émergence du non-national, comme figure extrême de l’altérité, vient se superposer à des formes d’altérité plus anciennes ».
25 Le fait d’être un immigré n’est donc pas la seule caractéristique à faire d’un individu un Autre marginalisé. De même, les Musulmans peuvent être Français, Anglais ou Allemands par exemple, et bien intégrés économiquement, mais être cependant considérés comme « à la marge » sur le plan religieux et ainsi être discriminés de ce fait. La marge se définit ainsi moins par le nombre d’individus concernés que par le fait qu’elle est considérée comme telle par les élites politiques, économiques ou médiatiques.
26 Ces différents groupes d’individus se trouvent ainsi dans une situation d’entre-deux plus ou moins favorable, selon le nombre de cercles dont ils sont exclus et l’importance sociale de ces cercles, en ne faisant ni partie de l’hypercentre, ni de l’hypermarginalité.
Cumuler les positions sociales marginalisées
27 À l’opposé des membres de l’hypercentre se trouvent les personnes qui cumulent des caractéristiques qui accentuent leur marginalisation, comme une origine immigrée, un milieu social défavorisé (Marcucci de Vincenti, 2013) et une religion dévalorisée comme l’Islam.
28 Actuellement, c’est l’immigration extra-européenne, mais aussi parfois intra-européenne, comme en témoignent les débats sur les Roms, qui est définie comme la marge la plus dangereuse et menaçante. Une étude datant de 2000 portant sur la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Espagne et l’Italie, montrait ainsi une hostilité très répandue dans ces cinq pays, envers les immigrés, et une méfiance importante des citoyens européens vis-à-vis de la manière dont l’Europe prenait en charge ces problématiques (Diamanti, 2000). Les personnes immigrées ou d’origine immigrée sont ainsi fréquemment jugées comme « différentes », que ce soit du fait de leur nationalité, de leur couleur de peau, de leur religion ou de leur nom de famille. De ce fait, elles sont discriminées professionnellement dans de nombreux pays, comme en France (Silberman et Fournier, 2006), en Allemagne (Granato et Kalter, 2001) ou encore en Espagne et en Belgique (Kalter et Kogan, 2006). Elles sont aussi souvent stigmatisées dans l’espace public du fait de leur couleur de peau ou de leur religion (Beauchemin et al., 2010). Ces diverses formes de stigmatisation et de discrimination sont la conséquence de cette définition comme « Autre » et permettent d’identifier comment l’étiquetage de « marginalisé » se construit dans le quotidien des personnes concernées. Si l’État et les élites nationales et européennes tendent à officialiser les frontières de l’hypercentre, c’est dans les interactions sociales quotidiennes que cette définition est mise en acte.
29 Comment ces populations – étrangers, personnes d’origine immigrée, pauvres, musulmans – gèrent-elles l’exclusion et l’hostilité dont elles sont victimes ? Si les individus à la marge souffrent de cette « violence symbolique » et de ses conséquences matérielles – refus d’un titre de séjour et discrimination professionnelle par exemple – ils ne demeurent pas passifs. La souffrance due à certaines situations d’entre-deux caractéristiques de « l’homme marginal » d’Everett Stonequist (1965) ou due à des discriminations et stigmatisations quotidiennes, n’empêche pas de mettre en œuvre des « stratégies identitaires », c’est-à-dire un « ensemble de manœuvres pour éviter la souffrance et apaiser ou réduire l’angoisse » (Malewska-Peyre, 1990, 123).
30 Pour certains immigrés, l’exclusion sociale, combinée au déracinement à l’égard de la culture d’origine, peut ainsi conduire à une identité de résistance à l’égard de la majorité, c’est-à-dire à une « ethnicité réactive » (Portes et Rumbaut, 2001). Si cette stratégie peut protéger psychologiquement l’individu, elle a cependant pour conséquence d’empêcher ou de limiter des formes de mobilité ascendante. Pour d’autres au contraire, le retournement du stigmate leur permet de gérer leur « double identification », au sens que Robert E. Park et Everett Stonequist donnaient à ce concept (Park, 1928 ; Stonequist, 1965). Dans ce cas, les stratégies identitaires permettent de gérer la mise à la marge, notamment en atténuant ses conséquences les plus négatives.
31 Pierre Weiss met ainsi en avant comment le sport peut être utilisé comme une ressource identitaire pour se construire une « identité positive », c’est-à-dire le « sentiment d’avoir des qualités, de pouvoir influer sur les êtres et les choses, de maîtriser (au moins partiellement) l’environnement, et d’avoir des représentations de soi plutôt favorables en comparaison avec les autres » (Malewska-Peyre, 1990, 113). En s’appuyant sur des entretiens ethnographiques et l’observation de deux clubs de migrants turcs, l’un en France, l’autre en Allemagne, il montre comment se produit ce retournement du stigmate, par la mise en avant d’un Nous collectif. Au sein de ce cercle exclu par la société majoritaire, la marge est ainsi utilisée comme une force, voire comme un moyen de rejeter, à son tour, l’Autre majoritaire, dans une définition inversée du Nous et de l’Autre.
32 Les différentes contributions de ce numéro thématique mettent ainsi en lumière comment l’identification de l’Autre à la marge des États se met en place et quelle est l’influence de l’Union européenne sur ce processus traditionnellement étatique. Plusieurs auteurs montrent également comment les individus concernés subissent, mais aussi réagissent à ces divers processus d’exclusion sociale. Quatre types de relation entre le Nous et l’Autre ont ainsi été mis en évidence à partir des articles de ce numéro. Ils différencient ceux qui définissent et gèrent la frontière entre le Même et l’Autre et ceux qui sont étiquetés comme étant à la marge d’un, de plusieurs ou de tous les cercles sociaux. L’analyse de ces positionnements, que les auteurs décrivent grâce à des enquêtes empiriques, riches et variées, permet d’apporter une pierre à l’édifice des études portant sur les identités à la marge en Europe, en éclairant cette question au niveau national et européen, mais également au niveau des individus concernés.
Notes
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[1]
Dans ces attentats des 7 et 9 janvier 2015 contre Charlie Hebdo, en opposition aux caricatures du journal à l’égard de l’Islam et de Mahomet, et une supérette casher, 20 personnes ont perdu la vie.
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[2]
L’intégration culturelle correspond par exemple dans cette recherche à la naturalisation et à la mixité conjugale.