1Ces dernières années, de nombreux livres ont été publiés sur la réforme des États-providence, qui analysent le « retrait », la « transition » « le recalibrage » ou la « résilience » de l’État-providence en Europe (Esping-Andersen, 1996 ; Ferrera et Rhodes, 2000 ; Scharpf et Schmidt, 2000 ; Huber et Stephens, 2001 ; Leibfried, 2001 ; Pierson, 2001 ; Sykes, Palier et Prior, 2001 ; Taylor-Gooby, 2001 ; Daniel et Palier, 2001 ; Swank, 2002 ; Wilensky, 2002). Si cette littérature met en avant l’effet des contraintes internationales sur le développement des systèmes de protection sociale, peu de contributions analysent en détail le rôle de l’Union européenne (UE) dans ces changements.
2Dans les analyses des réformes de l’État-providence dans les pays européens, la littérature fait peu référence à l’UE : le rôle des politiques européennes tend à être considéré comme négligeable. Les analyses de ces réformes sesont concentrées sur les contraintes internationales, ont souligné la continuité remarquable et la diversité persistante des États-providence européens (Daniel et Palier, 2001 ; Esping-Andersen, 1996 ; Ferrera et Rhodes, 2000 ; Huber et Stephens, 2001 ; Leibfried, 2001 ; Palier et Martin, 2008 ; Pierson, 2001 ; Scharpf et Schmidt, 2000 ; Swank, 2002 ; Sykes, Palier et Prior, 2001 ; Taylor-Gooby, 2001). La littérature sur ce sujet s’accorde sur l’existence d’au moins trois « mondes des réformes de la protection sociale », chacun suivant son propre chemin (Pierson, 2001). Les réformes actuelles sont envisagées comme des renforcements de la logique de chaque modèle et peu de signes de convergence sont trouvés dans les solutions adoptées par les États-providence (Ferrera et Rhodes, 2000).
3Cette absence de référence à l’Europe pour comprendre les réformes nationales de la protection sociale est d’abord soutenue par des raisons institutionnelles. La prédominance du principe de subsidiarité dans le domaine social au niveau européen ne permet une intervention européenne que si elle est jugée fonctionnelle pour l’intégration économique et apporte une plus value par rapport aux actions nationales. Par ailleurs, si l’Europe avait une quelconque influence sur les réformes de la protection sociale, on aurait dû constater une convergence des systèmes de protection sociale dans les États membres. Les études n’étayant pas cette idée de convergence, l’influence de l’UE n’est pas apparue significative dans la compréhension des changements. Cette idée qui associe européaniation et convergence est de plus en plus souvent contestée.
Les réformes des systèmes nationaux de protection sociale et l’influence de l’Europe
4Ainsi, un nombre croissant d’auteurs a plaidé pour inclure davantage l’Europe dans les réflexions (pour une revue de ces travaux, voir Jacquot 2008). Dans une telle perspective, les liens entre intégration européenne, politiques européennes et politique nationales doivent être pris en compte pour pouvoir aborder tous les aspects de la transformation des États-providence. Même si les États-providence sont devenus, dans le contexte de l’UE, « semi-souverains » (Leibfried et Pierson, 2001), très peu d’études se sont concentrées sur l’interaction entre l’UE et le développement des politiques sociales nationales (Falkner et al., 2005 ; Zeitlin et Pochet, 2005 ; Kvist et Saari, 2007 ; Heidenreich et Zeitlin, 2009). Ces rares travaux sont très utiles et d’un grand intérêt, mais ils envisagent essentiellement l’européanisationcomme un processus descendant, et limitent donc leurs analyses à l’impact des politiques de l’UE sur les politiques nationales, ne fournissant que des informations limitées sur les mécanismes et les différents types de changement qui ont eu lieu au niveau national. Le seul ouvrage en ligne avec l’approche que nous allons développer ici (Heidenreich et Zeitlin, 2009) n’étudie qu’un nombre limité de pays européens et se concentre sur la Méthode ouverte de coordination (MOC), délaissant les autres initiatives politiques développées au niveau de l’UE.
5Ainsi, les quelques recherches disponibles montrent que le niveau national et le niveau européen s’entrecroisent de plus en plus dans le domaine de la protection sociale (Kvist et Saari, 2007 ; Palier, 2010). Mais si « l’Europe compte », de quelle manière joue-t-elle un rôle ? Cette question amène à s’interroger sur la diversité des mécanismes d’influence de l’Europe et à insister sur le rôle des acteurs et des intérêts, parfois négligés – ou plutôt considérés comme des éléments intermédiaires passifs – dans une littérature qui est le plus souvent essentiellement consacrée aux institutions.
6De plus, à une période où l’UE met de plus en plus l’accent sur la nécessité de mettre en place des réformes de protection sociale qui soient « tournées vers l’emploi », stratégies adoptées y compris au sein des systèmes de protection sociale « conservateurs-corporatistes » (Clegg, 2007 ; Palier, 2010), il paraît particulièrement pertinent de mieux comprendre les liens entre réformes nationales « tournées vers l’emploi » de la protection sociale et l’influence potentielle de l’UE. C’est l’objet de la recherche collective comparative « Europa, Europae » dont cet article rend compte.
De quelle manière l’UE compte-t-elle ? Les usages de l’Europe et les interactions entre niveau national et européen
7Pour ne pas reproduire la démarche des précédentes analyses d’européanisation, qui commençaient le plus souvent par le niveau européen et concluaient à sa faible influence, nous avons choisi pour cette recherche de partir du niveau national, pertinent pour comprendre les réformes des systèmes de protection sociale, et voir à ce niveau, si, où, quand et comment l’UE a été mobilisée par les acteurs nationaux pendant les processus de réforme. Nous souhaitons aussi étudier les cas où l’UE elle-même a été la cible d’action politique des acteurs nationaux, à la fois dans la phase de formulation etde mise en œuvre de ces politiques. Nous nous inscrivons ainsi dans une approche en termes d’« usages de l’Europe » (Jacquot et Woll, 2003 ; Woll et Jacquot, 2010) dans le domaine des politiques sociales.
8Cette approche présente plusieurs avantages. En premier lieu, elle ne prend pas pour un fait établi que les pressions de l’UE produisent des effets similaires dans les divers États-providence européens. Une analyse du niveau national permet de mieux comprendre la spécificité de chaque cas, et de voir si, quand et où les politiques européennes sont entrées dans l’agenda politique national. En deuxième lieu, elle ne suppose pas a priori que l’Europe ait eu un effet, quel qu’il soit, sur les États-providence. Troisièmement, l’étude prend en compte plusieurs champs de politiques sociales (retraites, emploi, inclusion sociale) et nous donnera donc plus d’information et moins de réponses idiosyncratiques que celles centrées sur une seule politique, qui ont fleuri ces dernières années.
Les usages des ressources européennes par les acteurs nationaux : stratégie de recherche
9Il est difficile de contester que la réforme des États-providence se comprend le mieux avant tout au niveau national. Les origines, la temporalité, les acteurs, les conflits sociaux et politiques, les mesures spécifiques varient d’un pays à l’autre, d’un secteur à l’autre, et possèdent des spécificités ou des traits nationaux impossibles à ignorer. Ainsi, il est assez difficile d’avancer qu’une réforme dans un des champs principaux de la protection sociale a été adoptée dans un pays européen parce qu’elle a été directement imposée par les institutions européennes [2]. Toute tentative, partant de cette perspective descendante et de ce type de question (« l’Europe est-elle la cause des réformes des systèmes nationaux de protection sociale ? »), aura bien du mal à y déceler une quelconque influence directe de l’UE.
10Cela ne signifie pas que l’UE n’a joué aucun rôle dans ces réformes, mais poser la question avec cette perspective descendante n’est pas particulièrement utile dans le cas des réformes de la protection sociale. La littérature sur l’européanisation et les politiques sociales (Zeitlin et Pochet, 2005 ; Graziano, 2007 ; Heidenreich et Zeitlin, 2009) montre cependant que plusieurs élémentsdes réformes nationales peuvent être reliés aux trajectoires des politiques européennes, et que ces effets varient selon les différentes traditions (ou « modèles », ou « régimes ») d’États-providence. Il en ressort que les acteurs nationaux sont la clé de la mise en œuvre de réformes soutenues par les institutions européennes. Ceci n’a rien de surprenant en soi ; plus étonnant – et intéressant – les acteurs nationaux peuvent soutenir des orientations de politiques publiques qu’ils ne défendaient pas avant et qui ont bien souvent un « parfum » très européen.
11Pour pouvoir évaluer le type d’influence que l’UE a pu exercer sur les réformes nationales, nous suggérons donc une question de recherche différente : plutôt que de demander si les réformes nationales sont ou non « la mise en œuvre de directives ou d’orientations européennes », en prenant l’UE comme variable indépendante et les réformes nationales comme variable dépendante, nous voulons étudier si, où, quand et comment les acteurs nationaux ont utilisé les ressources, références et instruments de l’UE comme des outils pour leurs propres stratégies dans la dynamique des réformes nationales.
12La posture de recherche initiale est de considérer les politiques européennes comme des ensembles d’opportunités et/ou de contraintes pour les acteurs nationaux. Ces acteurs font la « navette » entre le niveau européen et celui auquel ils opèrent (ou souhaitent opérer), c’est-à-dire habituellement le niveau national, créant ainsi un contexte d’interaction et d’influence réciproque (Jacquot et Woll, 2003 ; Woll et Jacquot, 2010). L’objectif est donc d’analyser les changements au niveau national qui résultent de l’utilisation, par des acteurs multiples et variés, du processus d’intégration européenne.
13Afin de mieux comprendre le rôle de l’UE dans les réformes de protection sociale nationales, nous avons ainsi posé, dans différents contextes nationaux, la question suivante : « Comment les outils et ressources, formels ou non, contraignants ou non, qu’offre le processus d’intégration européenne sont-ils utilisés par les acteurs nationaux dans la dynamique nationale où ils sont engagés ? » (Jacquot, 2008, 21).
14Ce qui veut dire que notre objet n’est pas l’UE en elle-même, mais les réformes des systèmes nationaux de protection sociale, avec l’idée qu’en prenant en compte les usages nationaux faits de l’Europe, nous comprendrons mieux les réformes de la protection sociale dans leur complexité.
Hypothèses de recherche
15Pour organiser notre recherche comparative des usages de l’Europe sur les réformes nationales de la protection sociale, nous avons élaboré trois hypothèses spécifiques qui s’appuient à la fois sur la littérature concernant l’européanisation et sur celle concernant les transformations de l’État-providence.
16H1) L’appartenance à l’UE : Plus les pays sont sous la « surveillance » de l’UE, par exemple parce qu’ils sont en voie d’accession à l’UE (ou à la monnaie unique, ou bien plus récemment parce qu’ils attendent une aide européenne), plus il est probable que les orientations et les politiques européennes seront scrupuleusement intégrées dans les décisions nationales, et deviendront des motivations et/ou des points de référence pour le comportement politique des acteurs nationaux. En d’autres termes, on peut s’attendre à ce que les acteurs nationaux fassent régulièrement, et de manière positive, référence à l’Europe lorsqu’ils opèrent dans des pays en voie d’adhésion à l’UE, alors que ces références seront peu nombreuses, limitées, voire inexistantes dans les « anciens » États membres. Il s’agit ici de tester l’hypothèse de l’effet « adhésion au club » : les pressions de l’UE étant plus fortes lorsqu’un pays est en passe de devenir « membre du club » (de l’UE, de l’UEM...) ou menacé d’en être exclu. La conséquence de cette hypothèse est que dans les cas d’une « surveillance » accrue de l’UE, nous pouvons nous attendre à observer des modifications des politiques de protections sociales liées aux orientations européennes.
17H2) La relation à l’UE : Les usages de l’UE dans le cadre de processus de réformes de politique sociale dépendent du rapport politique plus général qu’entretient ce pays à l’Europe. Cette relation, et son évolution, comprennent deux ensembles d’éléments : les attitudes des élites nationales envers l’Europe et les attitudes des opinions publiques envers celle-ci. Ici, les présupposés sous-jacents sont les suivants : si les élites et les opinions publiques sont favorables à l’Europe, les usages seront alors à la fois positifs et explicites et on peut s’attendre à des changements importants ; si élites et opinions publiques sont plus eurosceptiques, on n’observera pas d’usage de l’UE, ou la dénégation d’un tel usage. Ce qui signifie que l’on peut s’attendre à peu ou pas de modifications influencées par l’UE. Dans les cas qui nous concernent, nous anticipons des résultats se situant sur un continuum entre ces deux extrêmes.
18H3) Les écarts de politiques publiques (fit/misfit) : Selon le degré de décalage des structures de politiques publiques entre les orientations proposées parl’UE et la situation des régimes nationaux de protection sociale, la nature des usages de l’Europe par les acteurs politiques nationaux dans les processus de réforme variera du positif au négatif, de l’usage de l’UE comme référence de légitimation au blâme, au rejet ou à la dénégation de son influence. Si l’adéquation est totale, il n’y a alors pas de pression de la part de l’Europe, donc pas de réorientation des réformes nationales (mais il peut y avoir promotion du « modèle national » auprès des instances européennes, des citoyens nationaux ou des pays voisins). S’il y a une légère inadéquation, une influence (limitée) de l’UE et des usages (possibles) sont probables. Si l’inadéquation est significative, on peut alors s’attendre à une forte utilisation de l’UE dans les cas où le coût des réformes sociales est élevé, ou à une absence de prise en considération de l’influence européenne. Cette dernière hypothèse est en lien avec la précédente : si le soutien public (des élites et/ou des opinions publiques) à l’UE est limité ou inexistant, nous pourrons alors observer, dans les cas d’inadéquation significative, qu’il n’y a pas d’usage de l’Europe, ce que l’on pourrait également appeler usage négatif ou « rejet » ou « résistance » vis-à-vis de l’Europe ; alors que si, dans les mêmes conditions, le soutien (des élites et/ou de l’opinion publique) est fort, nous pouvons supposer un fort usage de l’UE.
Éléments d’interaction : les ressources et les rôles de l’UE
19Pour étudier les usages développés par les acteurs nationaux, il est nécessaire d’articuler leur travail politique avec les ressources qu’offre l’UE, ainsi que le rôle joué par les institutions européennes pour apporter de nouvelles opportunités et/ou contraintes.
20Dans la littérature, l’Europe est souvent perçue comme une contrainte particulière qui mène à une intégration négative, limitant la marge de manœuvre ou la souveraineté des gouvernements (Scharpf, 1999 ; Leibfrid et Pierson, 1995). Mais l’UE a aussi créé de nouvelles opportunités que les acteurs nationaux peuvent reprendre, traduire ou modifier pour suivre leurs propres stratégies nationales.
21On peut citer cinq types principaux de ressources produites par l’UE :
- ressources législatives (législation primaire, secondaire, jurisprudence, etc.) ;
- ressources financières (cadres budgétaires, mais aussi financements européens) ;
- ressources cognitives et normatives (communications, idées, etc.) ;
- ressources politiques (argumentation, mécanismes d’évitement du blâme, jeux à plusieurs niveaux, etc.) ;
- ressources institutionnelles (comités, agences, etc.).
23Cette large gamme de ressources souligne le fait que l’étude des usages n’est pas qu’un jeu discursif. Les idées, les acteurs, mais aussi de l’argent et du droit circulent entre les sphères nationales et européenne. Mais les acteurs doivent transformer les opportunités et contraintes créées par l’UE en ressources nationales particulières (même la transposition des directives ne peut se réduire à un processus de copier-coller, cf. Falkner et al., 2005), ce qui implique un travail politique et comprend donc pouvoir, transaction, cadrage, conflit, etc.
L’évolution des réformes nationales de politiques sociales
24Pour organiser notre étude de cas comparative, nous avons analysé les principales réformes de la protection sociale visant à rendre celle-ci plus « favorable à l’emploi » dans dix pays (voir infra). Nous entendons par « favorable à l’emploi » les réformes qui visaient à accroître « l’activation » des politiques sociales, notamment les politiques de l’emploi (Bonoli, 2010), à accroître les taux d’emploi, que ce soit des femmes (politiques de conciliation), des seniors ; et les politiques anti-discriminatoires visant à favoriser l’emploi pour tous. Puisque rendre les systèmes de protection sociale plus favorables à l’emploi est le leitmotiv des institutions européennes depuis le début des années 1990 (Caune, Jacquot et Palier, 2011), nous pouvons supposer qu’il peut y avoir eu des utilisations de l’UE dans les processus de réforme nationaux dans ces domaines. Plus particulièrement, l’analyse des réformes nationales s’articule autour des deux séries de questions suivantes :
- Quels sont les traits caractéristiques des réformes majeures récentes ? Y a-t-il eu des changements de politiques spécifiques et si oui de quelle ampleur ?
- Quelles sont les dynamiques des réformes nationales ? Quelles sont les principales explications données pour ces réformes ? Quelles sont les réformes que l’on peut directement associer aux processus politiques ou d’intégration de l’UE ? Quels sont les mécanismes en jeu ?
L’analyse des usages de l’Europe dans les réformes nationales des politiques sociales « favorables à l’emploi »
26La comparaison des usages de l’Europe à l’occasion de ces réformes menées dans dix pays européens nous permet ainsi de dresser une liste exhaustive des usages possibles de l’UE, au niveau national.
27Un des éléments essentiels pour comprendre et analyser le sens d’une réforme est le travail des acteurs au sein d’un système normatif qui impose ses propres contraintes. Les acteurs nationaux sont à la fois « des filtres et des utilisateurs des normes et des régulations européennes » (Radaelli et Pasquier, 2006). Certains auteurs ont souligné l’importance de cet « effet de levier » (Erhel, Mandin et Palier, 2005 ; Zeitlin et Pochet, 2005). Au niveau national, les acteurs et les administrations (notamment dans le champ des politiques sociales, voir Kroeger, 2007) peuvent faire preuve de créativité dans leur rapport aux idées, normes, opportunités et règles européennes. Ils peuvent les utiliser comme ressources même en l’absence de pressions d’intégration, se les réapproprier et les redéfinir pour faire avancer leur propre agenda, leurs intérêts et pour légitimer leurs préférences politiques (Jacquot et Woll, 2003). D’autres auteurs ont conceptualisé cette capacité d’action comme une forme particulière de « jeu à deux niveaux » (Putnam, 1988), qui concerne non seulement les grandes négociations intergouvernementales mais aussi les processus de décision politique plus quotidiens (Börzel, 2003 ; Büchs, 2008). L’influence de l’UE peut être encore plus sensible si les acteurs nationaux ont la volonté de soutenir des initiatives européennes.
28Mais à travers leur usage de l’Europe, les acteurs peuvent également être transformés. : ils peuvent intégrer de nouvelles normes d’action, de nouvelles valeurs et de nouveaux objectifs. En ce sens, la notion d’« usages de l’Europe » permet de contrebalancer la forte insistance, dans la littérature, sur les dynamiques institutionnelles, qui a conduit à sous-estimer la discrétion et le rôle des acteurs politiques dans les processus d’adaptation à l’intégration européenne.
29Les usages sont classés selon leur fonctionnalité, et on peut en distinguer trois types : les usages cognitifs, qui se rapportent à la compréhension et à l’interprétation d’un sujet politique : ici, il est fait appel à l’Europe lorsqu’il s’agit de définir ou de débattre d’un problème public, les idées servant de mécanisme de persuasion, aidant à l’agrégation des intérêts et à la construction de coalitions d’acteurs hétérogènes. Les usages stratégiques se rapportent à la poursuite de buts clairement définis, en essayant d’influencer la décision politique ou de modifier sa marge de manœuvre, que ce soit en élargissantson accès au processus politique ou le nombre des outils politiques disponibles. C’est le type d’usage le plus courant, et il a lieu habituellement au cours du processus politique, après que les enjeux aient été clairement définis. Les usages de légitimation comprennent des éléments stratégiques et cognitifs, et prennent place lorsque les décisions politiques doivent être énoncées et justifiées. Les acteurs font référence à « l’Europe » pour faire passer un contenu implicite – ou emploient des figures discursives qui s’y rapportent, telles que « l’intérêt européen », « les contraintes européennes » ou « l’application des critères de Maastricht » – pour légitimer des choix politiques (Jacquot et Woll, 2003). Les usages cognitifs sont généralement mobilisés lors de la phase de cadrage d’une réforme (définition des problèmes, élaboration des alternatives politiques), les usages stratégiques se rapportent plus à la phase de décision, alors que les usages de légitimation sont plutôt destinés à l’opinion publique et à la justification de la réforme.
Caractéristiques principales des différents types d’usages
Ressources utilisées | Types d’acteurs | Travail politique | |
Usage cognitif | Cognitives (idées, données, expertise) | – Entrepreneurs politiques – Groupes d’intérêt – Réseaux de politique publique | – Argumentation – Cadrage de l’action politique |
Usage stratégique | Légales, financières et institutionnelles | – Acteurs institutionnels | – Mobilisation des ressources |
Usage de légitimation | Politique | – Politiciens | – Justification – Délibération |

Caractéristiques principales des différents types d’usages
Choix des cas
30Dix pays, appartenant ou non à l’UE, ont été sélectionnés pour notre recherche comparative : Allemagne, France, Grèce, Italie, Pays-Bas, Portugal, République tchèque, Royaume-Uni, Suède et Turquie. Ils ont été choisis pour pouvoir tester la pertinence de nos trois hypothèses de recherche. Ils couvrent en effet une large palette de situation, que ce soit au regard de leur entrée dans l’UE (pays « anciens », récent ou candidats à l’Europe), de leurs relations générales à l’Europe (attitudes des élites et de l’opinion publique envers l’Europe) ou encore des régimes de protection sociale (ces pays représentent les différents « mondes » de la protection sociale présents dans l’UE : anglo-saxon, nordique, continental, méditerranéen, et de l’Est).
Les principaux résultats : des usages différenciés de l’Europe, fonction des différences de régime de protection sociale
31Nous ne pouvons pas donner ici tout le détail des adaptations nationales que nous avons présenté dans un ouvrage et un numéro spécial de revue récents (Graziano, Jacquot et Palier, 2011a, 2011b). Nous voulons plutôt ici résumer et discuter les principaux résultats de notre recherche.
32L’un des principaux enseignements est que les ressources européennes ont été essentielles dans plusieurs réformes nationales des systèmes de protection sociale. Tous les pays analysés ont traversé des changements et, dans de nombreux processus de réforme, l’Europe a été présente d’une manière ou d’une autre. Cependant, l’analyse comparative montre qu’il y a des images multiples et variées dans l’album photo de l’européanisation des réformes des systèmes de protection sociale. Les ressources européennes sont traduites et utilisées différemment dans chaque pays, selon les contextes historiques et institutionnels nationaux, mais aussi les intérêts des acteurs qui ont pu les utiliser. L’Europe présente ainsi plusieurs visages et l’impact de l’UE sur les systèmes de protection sociale doit être conçu comme pluriel : non pas une Europe unique (Europa) mais des Europes différentes (Europae).
33L’étude détaillée des cas étudiés éclaire la diversité des mécanismes d’influence de l’Europe. Nous discutons les résultats plus en détail dans ce qui suit, en les liant aux « régimes » ou « modèles » d’État-providence.
Le cas des pays continentaux : France, Allemagne et Pays-Bas
34Dans ces États-providence, l’Europe a joué un rôle ancien et significatif, et les ressources européennes ont été utilisées de manières variées (essentiellement cognitives et stratégiques). Dans tous ces États-providence continentaux (analysés par Caune, Jacquot et Palier, 2011 ; Aurich et Schüttpelz, 2011 ; de Graaf et van Berkel, 2011) on peut voir que les acteurs gouvernementaux ont essayé d’exporter (upload) leurs propres modèles de politiques publiques vers Bruxelles, autant que l’inverse. En d’autres termes, si dans ces cas les usages stratégiques et de légitimation de l’UE ont été démontrés au niveau national, les gouvernements français, allemands et néerlandais (ainsi que les acteurs sociaux, dans une moindre mesure) ont aussi essayé de modifier l’agenda des politiques sociales européennes pour « mettre en avant » leurs modèles nationaux de protection sociale.
35Ce résultat est particulièrement intéressant puisqu’il remet en question l’hypothèse du « goodness of fit » : tous les pays continentaux analysés se caractérisent par un certain degré de décalage (misfit) des politiques publiques, mais ce trait n’a pas amené de réformes fondamentales des politiques de protection sociale. Des réformes limitées ont bien été enregistrées dans tous les pays, mais dans chaque cas, les pressions de l’UE ont été fortement filtrées par les gouvernements nationaux, qui – et c’est surtout vrai dans le cas de la France – ont toujours eu tendance à minimiser le rôle de l’Europe comme facteur d’influence. L’objectif principal des acteurs continentaux est de participer activement au niveau européen pour pouvoir modifier l’agenda politique de l’UE et, dans le même temps, d’utiliser les ressources européennes cognitives, légales et financières pour poursuivre leurs agendas politiques nationaux. Enfin, le rapport à l’Europe (des élites et des opinions publiques) a le plus souvent été très ambigu, poussant les élites à revendiquer auprès de leur opinion publique une influence importante sur l’Europe, se présentant comme étant des concepteurs de politiques (policy-shapers) plutôt que comme des exécutants (policy-takers).
Le cas des pays d’Europe du Sud : Grèce, Italie et Portugal
36Les changements les plus importants ont eu lieu dans les pays d’Europe du Sud, tout particulièrement en Grèce et en Italie, où le décalage avec l’UE était fort dans plusieurs domaines de politiques sociales. Les changements qu’on a pu constater en Europe du Sud (analysés par Sotiropoulos, 2011 ; Graziano et Jessoula, 2011 ; Zartaloudis, 2011) sont bien plus reliés aux pressions européennes. Ici, nos trois hypothèses se trouvent vérifiées : a) l’accession à l’Union économique et monétaire (UEM), essentielle dans les années 1990, a mis les pays du Sud sous une « surveillance » plus forte que d’autres ; b) le soutien global, des élites et des opinions publiques, même s’il a décliné ces dernières années, était particulièrement élevé dans cette période et a fourni une légitimation supplémentaire aux réformes qui ont eu lieu depuis le milieu des années 1990 ; c) le degré général de décalage des politiques était plutôt élevé et a donc déclenché des pressions plus fortes pour le changement que dans d’autres pays européens.
37Plusieurs types de ressources européennes ont été utilisés (cognitives, légales, financières, politiques) pour « éviter le blâme » [3] induit par des réformes depolitiques sociales impopulaires et, en même temps, pour exploiter autant que possible les opportunités offertes par l’UE, notamment les ressources financières que mettaient à leur disposition les institutions européennes. À l’exception, partielle, du Portugal dans le domaine des politiques de l’emploi, ces trois pays ont eu moins de possibilités que les États membres plus anciens pour faire monter (upload) leurs préférences au niveau européen afin de réduire les pressions issues de ce niveau. L’Europe a parfois joué un rôle de déclencheur des réformes au niveau national, mais les études de cas des pays d’Europe du Sud montrent que ce rôle de l’UE en tant que source de changement des politiques publiques s’est limité à une brève période, correspondant au moment où le « pouvoir de surveillance » de l’Europe était à son apogée, lors de la préparation de l’UEM.
38Cependant, il apparaît que dans les pays du Sud aussi, l’influence de l’Europe a été retraduite par les acteurs nationaux et a fait l’objet d’appropriations particulières. Les changements (parfois plus formels que substantiels, comme en Grèce, voir Sotiropoulos, 2011) enregistrés dans les différents pays sont toujours liés à la présence d’acteurs nationaux qui ont utilisé l’Europe comme une opportunité pour faire avancer (au niveau national) leurs propres agendas politiques, dans un contexte où le soutien des élites et des opinions publiques à l’Europe était relativement élevé.
Le cas de l’Europe centrale et de l’Est : la République tchèque
39En Europe centrale et orientale (Sirovátka, 2011), le rôle de l’UE dans les agendas politiques au niveau national est comparable à celui qu’elle a joué dans les pays du Sud. Ceci ne signifie pas que l’Europe ait été le moteur principal des processus de réforme qui ont eu lieu en République tchèque, mais confirme l’hypothèse générale qu’un fort décalage des politiques conduit à de fortes pressions pour des réformes au niveau national. Plus spécifiquement, pour la République tchèque, les ressources financières et cognitives ont été cruciales et ont donné naissance à des usages de l’Europe à la fois stratégiques et cognitifs. Les ressources politiques ont été partiellement pertinentes, conduisant également, quoique de manière moins significative, à des usages de légitimation. De plus, le cas tchèque confirme la pertinence de l’hypothèse de « l’appartenance au club » : plus un pays est « sous surveillance », plus il fait usage de l’Europe. Ce qui ressort aussi du cas tchèque est la pertinence du soutien des élites et (dans une moindre mesure) de l’opinion publique pour expliquer les usages de l’Europe. Autrement dit, les « nouveaux » Étatsmembres ont jusqu’au début des années 2010 eu une relation à l’Europe relativement similaire à celles des États du Sud [4].
Le cas scandinave : la Suède
40Le cas suédois (Casula Vifell, 2011) illustre clairement que même lorsque l’inadéquation est limitée, et que peu de réformes sont déclenchées par les mécanismes de coordination européens, l’Europe est devenue un point de référence permanent et a remodelé les capacités des acteurs nationaux à formuler des politiques de protection sociale. La relation (notamment des élites) à l’Europe a un fort potentiel explicatif pour permettre de comprendre l’évolution récente des politiques nationales de protection sociale en Suède. L’Europe est utilisée de manière sélective pour mieux soutenir les structures des politiques publiques suédoises, à la fois dans l’arène nationale et internationale. Les changements dans les politiques de l’emploi ont été implicitement induits par les idées européennes, même si – à cause d’un soutien à l’UE limité, de la part des élites comme de l’opinion publique – de telles réformes n’ont pas été adoptées en se référant constamment et de manière positive à l’Europe. Åsa Casula Vifell montre en effet que si l’UE n’est pas une référence de légitimation au niveau national, il reste important pour les officiels suédois d’être des acteurs impliqués et légitimes au niveau européen, et de montrer une conformité aux règles européennes.
Le cas d’un pays libéral : le Royaume-Uni
41Le cas des politiques de l’emploi du Royaume-Uni (Hopkin et van Wijnbergen, 2011) est particulièrement intéressant. On y observe un faible décalage des politiques nationales avec les orientations européennes, des changements procéduraux restreints et un usage stratégique limité des ressources de l’UE. Contrairement à d’autres modèles d’États-providence (et particulièrement ceux du Sud ou continentaux), pour le Royaume-Uni, l’Europe a plutôt été une cible qu’une source d’influence (à l’exception partielle de la directive sur le temps de travail). Le gouvernement Blair a cherché à influencer les politiques énoncées depuis Bruxelles, notamment afin d’éviter des effets indésirables de l’appartenance à l’UE. Pour le Royaume-Uni, l’usage de l’Europe présente tous les traits de la non prise en considération de l’influence européenne, le soutien à l’Europe dans l’élite et dans l’opinion publique – tout comme le décalage entre les politiques publiques nationale et européenne – étant très faibles.
Un pays candidat – la Turquie
42Dans l’exemple turc (Duyulmus, 2011), les principales ressources utilisées par les acteurs de la décision politique en Turquie sont cognitives et financières, bien que ces derniers aient en quelques occasions (politiques des retraites, notamment) utilisé des ressources politiques de légitimation. L’exemple turc est aussi celui d’un fort écart entre politiques publiques nationales et européennes, même si les pressions liées aux négociations pour l’adhésion à l’UE peuvent être reliées à celles venant d’autres organisations internationales, comme le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale. Selon Cem Utku Duyulmus : « Le processus d’appartenance à l’UE a fourni diverses opportunités [au gouvernement], permettant une légitimation considérable des tentatives de réformes, et offrant des ressources qui ont dans une certaine mesure modelé le contenu des processus de réforme. » (2011, 304). Il n’apparaît pas clairement, dans l’exemple turc, que le déclin du soutien à l’UE soit fortement relié à une baisse des usages de l’Europe. Plus particulièrement, alors que le soutien de l’élite et de l’opinion publique à l’UE baisse depuis 2004, les usages de l’Europe n’ont pas sensiblement baissé, et la référence publique à l’Europe n’est pas devenue négative.
Principaux résultats
Changements politiques | Ressources | Usages | |
Pays scandinaves | Très limités | Cognitives | Cognitif |
Pays anglo-saxons | Très limités | Législatives | Stratégique |
Pays continentaux | Limités | Cognitives Législatives Financières | Cognitif Stratégique |
Pays d’Europe du Sud | Radicaux | Cognitives Législatives Financières Politiques | Cognitif Stratégique Légitimation |
Pays d’Europe centrale/ orientale | Transformateurs | Cognitives Législatives Financières Politiques | Cognitif Stratégique (Légitimation) |
Pays candidats | Limités | Cognitives Financières Politiques | Cognitif Stratégique (Légitimation) |

Principaux résultats
Retour sur les hypothèses de recherche
43Nos travaux confirment l’idée selon laquelle plus un pays est « sous surveillance » de l’UE parce qu’il souhaite devenir « membre d’un club européen », UE ou eurozone, plus il est probable que les politiques publiques et les institutions européennes vont être prises en considération, et seront donc un moteur fondamental et/ou un point de référence pour le comportement politique des acteurs nationaux. À l’inverse, plus un pays est ancien et intégré dans l’UE, moins il se sentira obligé de suivre les orientations européennes si celles-ci ne lui siéent pas. Cette idée est également discutée ailleurs dans la littérature (Grabbe, 2001). Dans les exemples de « surveillance » forte, les acteurs nationaux font souvent référence à l’Europe – bien que de manière pas toujours « positive » – et utilisent plus l’Europe que dans les cas de « suveillance » plus réduite. De plus, dans ces cas, nous observons des changements de politiques plus importants, liés aux prescriptions de l’UE. Les exemples sud-européens et centraux-orientaux vont dans le même sens, puisque lorsque les pressions étaient liées à de nouvelles opportunités d’appartenance (l’entrée dans l’UEM, entre la fin des années 1990 et le début des années 2000), la référence à – et les usages de – l’Europe ont été bien plus variés et significatifs qu’à d’autres périodes historiques. Pour la Turquie, également, lorsque les opportunités d’entrée dans l’UE étaient fortes, l’Europe a été un point de référence constant. À l’inverse, les États-membres anciens, habitués au statut d’État membre, montrent plutôt une plus grande capacité à jouer avec les ressources et les contraintes européennes, en l’utilisant pour « éviter le blâme », pour des stratégies multi-niveaux, ou bien encore pour soutenir et transférer à l’Europe leurs modèles nationaux de protection sociale et les réformes déterminées nationalement.
44Tous les cas étudiés confirment également combien pèse la relation globale du pays à l’Europe, selon que celle-ci soit positive ou euro-sceptique. Les résultats empiriques montrent cependant clairement que l’opinion des élites pèse plus que l’opinion publique. Dans les cas où le soutien des élites à l’Europe était faible, les changements de politiques publiques étaient souvent limités et conçus nationalement, l’utilisation des ressources se bornant essentiellement aux ressources cognitives et financières. Cela confirme certains travaux précédents sur l’européanisation (Cowles, Caporaso et Risse, 2001 ; Heidenreich et Zeitlin, 2009). Les cas continentaux et britannique montrent la pertinence de cette idée, puisque dans les quatre pays considérés (France, Allemagne, Pays-Bas et Royaume-Uni), les acteurs nationaux font usage de l’Europe, mais de façon limitée et négative, en « déniant » ou en « ignorant » son rôle dans l’établissement de l’agenda des réformes de politiques publiques nationales.Le soutien de l’opinion publique est moins pertinent que l’on ne pouvait s’y attendre. Si nous avons trouvé quelques cas de convergence entre soutien de l’élite et soutien de l’opinion publique, la plupart des exemples montrent que c’est le soutien de l’élite qui compte vraiment pour expliquer à la fois les usages multiples de l’Europe et les changements de politiques publiques induits par l’Europe.
45L’importance de l’écart entre les préconisations européennes et la situation nationale (goodness of fit) est l’un des points les plus discutés dans la littérature sur l’européanisation (Börzel et Risse, 2003 ; Falkner, Treib, Hartlapp et Leiber, 2005 ; Graziano, 2007 ; Thoskov, 2007 ; Falkner et Treib, 2008 ; Thompson, 2009). Nos résultats soutiennent l’idée qu’il faut tenir compte de cet écart pour comprendre les mécanismes d’usages de l’Europe. Dans les exemples de décalage important entre politiques nationales et européennes, la probabilité de changements significatifs est particulièrement forte, et l’Europe est utilisée de nombreuses manières par les acteurs nationaux. Notre recherche apporte cependant quelques réserves sur ce point puisque dans des cas d’écarts identiques (Italie et France, par exemple), les pressions au changement ont donné naissance à des usages de l’Europe différents et à des degrés de réforme des politiques publiques différents (voir aussi Graziano, 2011). Nos résultats empiriques montrent que d’autres variables doivent être prises en compte, comme l’ancienneté de l’appartenance à l’Europe et la relation globale du pays à l’Europe.
Conclusion : européanisation et changement
46Le cadre théorique et les résultats empiriques de notre recherche résumés ici permettent d’apporter un nouvel éclairage sur les mécanismes par lesquels l’Europe joue un rôle dans les réformes des systèmes nationaux de protection sociale. Ils offrent aussi de nouveaux aperçus des différents usages de l’Europe en montrant que les ressources européennes peuvent être utilisées de manière différente par les acteurs nationaux, selon leurs préférences et stratégies.
47Nos travaux confirment que l’Europe exerce différentes formes de pressions amenant à des réformes des politiques publiques nationales, dont l’intensité dépend de la nature du lien à l’UE (par exemple membres « anciens » contre « nouveaux »), du soutien à l’UE des élites, et de la présence de structures de politiques publiques « traditionnelles » ainsi que de leur décalage avecles orientations européennes. Dans ce processus, les préférences des acteurs nationaux sont une variable essentielle pour comprendre les voies et les mécanismes de l’influence de l’Europe.
48Notre recherche comparative permet d’insister sur le fait que, dans une perspective fondée sur les usages de l’Europe, on ne trouve pas d’influence européenne univoque sur les réformes nationales de politiques publiques. L’on observe plutôt un continuum qui va de l’absence d’influence de l’Europe (sans le cas où il n’existe pas d’usage) au rejet de toute orientation européenne, en passant par une large variété d’usages des ressources et des contraintes fournies par le processus d’intégration européenne. Les changements au niveau national, qui peuvent notamment être associés à des idées ou des instruments européens, résultent de l’usage de ces ressources et contraintes par des acteurs divers, selon des modalités diverses. Les différents usages de l’Europe varient en fonction des catégories d’acteurs et de leurs intérêts, ce qui explique que les types d’usages qui émergent de nos travaux ne s’alignent que partiellement avec les différents régimes d’État-providence ou avec le niveau d’écart entre préconisations européennes et réformes nationales (goodness of fit).
49D’une façon générale, cependant, nos cas d’étude permettent de révéler quatre types principaux d’usages de l’Europe. Tout d’abord, les cas où les ressources européennes sont utilisées afin de légitimer les réformes conduites au niveau national. Ensuite, les cas où les usages des ressources européennes sont nombreux et où des instruments européens sont mobilisés par des acteurs nationaux afin d’atteindre leurs propres objectifs, ce que l’on a appelé des usages stratégiques positifs. Un autre type d’usage est celui des usages cognitifs de l’Europe, même si seul le cas de la Turquie donne des exemples de réformes nationales pour lesquelles les préconisations européennes ont servi d’inspiration directe et substantielle. Enfin, on observe également des usages stratégiques « négatifs » des ressources européennes dans lesquels ces dernières sont utilisées comme des références négatives (en cas de faible soutien à l’intégration européenne et de « misfit » important).
50Quelle que soit la diversité de cette liste d’usages ou la variété de cette influence, il ressort que l’Europe contribue à changer les systèmes nationaux d’État-providence dans un sens qui rend ces systèmes plus « favorables à l’emploi ». Ce changement n’est cependant pas le résultat d’une imposition ou d’une contrainte directe sur les gouvernements nationaux, mais plutôt de la mise à disposition de différentes ressources que des acteurs nationaux peuvent (ou non) mobiliser afin de poursuivre leurs intérêts et objectifs. Enutilisant ces ressources, y compris de façon négative, ces acteurs participent à l’incorporation au sein des débats et des processus politiques nationaux d’idées et d’orientations définies au niveau européen, contribuant ainsi à l’européanisation des réformes nationales de protection sociale.
Notes
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[1]
Ce texte reprend les conclusions d’un travail de recherche sur « l’européanisation des réformes nationales de protection sociale », mené dans le cadre du réseau d’excellence européen RECWOWE (6e PCRD). Les résultats de ce projet ont été publié en anglais dans un volume collectif (Paolo R. Graziano, Sophie Jacquot et Bruno Palier (dir.), The EU and the Domestic Politics of Welfare State Reforms. Europa, Europae, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2011) ainsi que dans un numéro spécial de revue plus spécialement centré sur les politiques de conciliation entre vie privée et vie professionnelle (Paolo R. Graziano, Sophie Jacquot et Bruno Palier (dir.), « Letting Europe In. The Domestic Usages of Europe in Reconciliation Policies », European Journal of Social Security, vol. 13, n° 1, March 2011).
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[2]
Tout du moins avant l’imposition des plans d’austérité par la Troika (Fonds monétaire international, Banque centrale européenne, Commission européenne), notamment sur la Grèce, l’Irlande et le Portugal en 2011.
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[3]
Nous traduisons ici la formule de « blame avoidance », élaborée par Kent Weaver (1986) pour décrire un des usages les plus manifestes de l’Europe dans les années 1980 : faire porter à l’Europe la responsabilité des réformes structurelles les plus difficiles.
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[4]
Ce que confirment aussi les cas espagnol et hongrois ; voir le numéro spécial du European Journal of Social Security, vol. 13, n° 1, 2011, issu du même projet.