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1Le 13 janvier 1960, Time Magazine paraissait avec une couverture choc portant en bandeau « That population explosion ». Tout le centre de l’image était occupé par des femmes tristes en costumes traditionnels, chargées d’enfants nus ou emmaillotés. Sur l’un des bords, deux jeunes femmes occidentales, l’une brune, l’autre blonde souriaient épanouies, la première avec deux jeunes enfants et un caddie chargé de provisions. La parabole était on ne peut plus claire : ce qu’on appelait alors le tiers-monde croulait sous le nombre d’enfants, ce qui contribuait au malheur de sa population, mais représentait aussi un danger pour les personnes raisonnables qui se contentaient de peu d’enfants, comme les deux Occidentales, repoussées sur les bords.

2À l’époque, la situation était effectivement alarmante. La population mondiale, qui atteignait 2,5 milliards d’habitants dix ans auparavant, venait de franchir le cap des 3 milliards. Plus inquiétant encore, le taux de croissance augmentait. En 1955, il était de 1,75 % par an. Cinq ans plus tard, il dépassait les 1,9 %, soit un doublement en 36 ans. En 1968, parut le best-seller de Paul Ehrlich, The Population Bomb, qui décrivait les funestes conséquences de cette croissance démographique débridée. Mais l’accélération continuait. En 1970, le taux de croissance atteignit 2,1 %, soit un doublement en 33 ans, et la population mondiale s’éleva à 3,7 milliards. Deux ans plus tard parut le célèbre rapport du Club de Rome, puis la crise pétrolière éclata. Mais déjà le pic de croissance démographique était dépassé.

3Depuis lors, le taux de croissance a lentement décru pour se situer aujourd’hui à 1,1 % par an. La croissance de la population mondiale a commencé à décélérer. En 2018, le nombre des humains s’élève à 7,6 milliards. Si la croissance depuis 1970 avait continué au rythme de 2,1 % par an, la Terre serait peuplée par 10 milliards d’habitants. Le bilan n’est donc pas entièrement décevant. Certes, 3,9 milliards d’humains se sont ajoutés depuis 1970, mais 2,4 milliards ont été « évités ».

L’avenir de la population mondiale

4Un organisme spécial des Nations unies, la Division de la population, établit régulièrement des « projections » de la population mondiale. Il ne s’agit pas à proprement parler de prévisions, mais elles sont en général prises comme telles car il n’existe pas d’alternative. Ces projections sont d’ailleurs adoptées par tous les grands organismes internationaux, Banque mondiale, Fonds monétaire international (FMI), Organisation mondiale de la santé (OMS), etc.

5Pour réaliser son travail, la Division de la population est en rapport avec chaque pays qui lui adresse ses propres projections nationales de population, ce que fait par exemple l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) pour la France. Elle harmonise l’ensemble en discutant avec chaque pays des modifications d’hypothèses, puis cumule les résultats pour obtenir la projection de la population mondiale. La méthode utilisée, dite « des composantes », consiste à prévoir séparément l’évolution de la fécondité et de la mortalité à chaque âge dans chaque pays (et des migrations, mais bien entendu, celles-ci ne concernent pas la population mondiale, qui n’en est pas affectée). Ensuite, la projection procède année par année. Chaque année de la projection, l’effectif d’une classe d’âge glisse à la classe d’âge suivante, l’année suivante. On y retranche les décès à cet âge durant l’année, et on y ajoute le solde migratoire à cet âge. La première classe d’âge est constituée par les naissances de l’année diminuées de la mortalité infantile. Ces naissances sont calculées en cumulant les naissances pour chaque âge des mères, les naissances à un âge donné étant le produit du nombre de femmes de cet âge multiplié par le taux de fécondité à cet âge.

6Si nous insistons sur la méthode, c’est pour montrer qu’elle repose sur des hypothèses fragiles. Certes, chacun vieillit d’un an chaque année, mais prévoir le nombre de décès à un âge donné dans un pays donné en 2050 ou 2080 est assez audacieux. Même chose pour la prévision de la fécondité dont les évolutions, depuis plus de 100 ans, ont été largement imprévues (le baby boom par exemple).

7Du fait des incertitudes sur la fécondité et la mortalité, la Division de la population élabore plusieurs variantes, une « haute », une « moyenne » et une « basse ». La dernière projection moyenne donne 9,7 milliards de Terriens en 2050. L’hypothèse haute est de 10,8 milliards et la basse de 8,75 milliards. Dans l’hypothèse moyenne, le taux de croissance serait encore de 0,5 %, soit un doublement en 140 ans. Dans l’hypothèse d’une stabilisation vers 2100 – hypothèse adoptée par les Nations unies –, la population mondiale s’élèverait à 11,2 milliards de personnes.

8Il existe cependant une alternative simple et empirique à cette projection. Au lieu de prévoir dans le détail la fécondité et la mortalité par âge dans chaque pays, on peut directement suivre l’évolution du taux de croissance de la population mondiale et la prolonger de manière réaliste. Le prolongement de la tendance conduit à un taux de croissance nul entre 2060 et 2075, donc nettement plus tôt que dans la projection des Nations unies. Le taux de croissance a en effet décru rapidement de 1970 à 1980, puis s’est stabilisé et a ensuite baissé très rapidement de 1987 à 2000, puis moins vite, et repart en forte décroissance durant les toutes dernières années.

9Si l’on extrapole à partir de 1960, le taux nul est atteint en 2075 (extrapolation par régression linéaire). Si l’on extrapole à partir de 1980, le taux nul est atteint en 2060. Si la baisse moyenne observée entre 1960 et 2015 se maintenait, c’est en 2065 que le taux deviendrait nul. Or, un taux nul signifie l’arrêt de la croissance et le début de la décroissance de la population mondiale. Face à ces incertitudes sur la date d’arrêt de la croissance, il est bon d’examiner les évolutions récentes de la fécondité et de la mortalité, c’est-à-dire les paramètres utilisés par les Nations unies.

Chute de la fécondité dans le monde

10L’évolution de la population dépend de deux forces opposées, la fécondité qui engendre la croissance et la mortalité qui la freine. Les deux forces ont considérablement évolué au cours du dernier demi-siècle. La fécondité, qui s’élevait en 1960 à 5 enfants par femme en moyenne mondiale, a baissé à 3 enfants en 1990 puis à 2,45 maintenant. La diminution a été très rapide dans la plupart des États importants. Ainsi le Brésil, la Chine, l’Inde, l’Afrique du Sud – quatre des cinq BRICS – avaient en 1950 une fécondité comprise entre 5,9 et 6,1 enfants par femme. En 2017, le Brésil est descendu à 1,7, la Chine à 1,65, l’Inde à 2,3 et l’Afrique du Sud à 2,4.

11Globalement, la fécondité de l’Asie, du Proche-Orient au Japon est de 2,15, ce qui, compte tenu de la mortalité est un tout petit peu en dessous du taux de remplacement qui maintiendrait la population constante à long terme en l’absence de gain ultérieur de la mortalité avant 50 ans. On peut penser que la baisse de fécondité des pays émergents tient à leurs progrès économiques. À la Conférence mondiale de population de Bucarest en 1970, le délégué de l’Algérie n’avait-il pas déclaré que le meilleur contraceptif était le développement ? Deux autres facteurs ont toutefois joué un grand rôle dans la baisse de fécondité : d’une part l’éducation secondaire des femmes et, d’autre part, un progrès relatif de l’autonomie des femmes, ce que la dernière Conférence mondiale de population de 1990, au Caire, avait pudiquement qualifié de « santé maternelle ». Ainsi l’Algérie est-elle passée de 7,3 enfants par femme au début des années 1950 à 2,4 aujourd’hui. L’Iran, de 6,9 à 1,6, et cela en l’espace de 20 années seulement, de 1985 à 2005 alors que la France avait mis deux siècles à obtenir la même diminution.

12Sur 201 pays et quelques territoires comme les collectivités françaises d’outre-mer ou l’île de Man, 24 ont une fécondité inférieure à 1,5 enfant par femme, 71 entre 1,5 et 2,1, 30 entre 2,1 et 2,5, 25 entre 2,5 et 3,5, et enfin 50  pays ont encore une fécondité supérieure à 3,5. 41 d’entre eux font partie de l’Afrique subsaharienne et 5 sont de petits États du Pacifique. Pour donner la mesure du recul de la fécondité en dehors de ces derniers cas, le pays qui a la plus forte fécondité de l’Amérique latine, des Caraïbes et de l’Amérique centrale est… la Guyane française (3,6 enfants par femme), loin devant les deux suivants, la Bolivie et le Guatemala à 2,9 enfants par femme. Certes, une bonne part de la surfécondité guyanaise résulte d’un artefact causé par les femmes du Surinam voisin qui viennent accoucher à Saint-Laurent du Maroni, de l’autre côté du fleuve, ou dans les villes côtières, mais cela illustre cependant l’extraordinaire baisse de la fécondité de tout le continent américain (y compris au Nord où, par exemple, le Canada est passé de 3,7 enfants par femme en 1950 à 1,55 aujourd’hui).

13On peut dès lors s’étonner que la chute de fécondité mette autant de temps à se répercuter sur la population mondiale. En principe, passée la génération nombreuse des mères nées en période de haute fécondité, la croissance devrait devenir faible ou nulle. Ce n’est pas le cas pour deux raisons, l’une réelle – la baisse de mortalité qui sera examinée au prochain paragraphe – et l’autre artificielle – à savoir les hypothèses de fécondité des Nations unies. L’organisation internationale souhaite donner une image pacifiée du monde en 2100, car cela fait partie de sa mission. Dans ses hypothèses, la fécondité de chaque pays converge en 2100 vers des valeurs comprises entre 1,70 et 2,35 enfants par femme, à trois exceptions près : le Niger (2,5) pour des motifs qui seront examinés ensuite, la Zambie (2,45) et Singapour (1,45) pour des raisons mystérieuses, sans doute liées aux négociations entre les Nations unies et les offices de statistiques de ces deux pays quant aux hypothèses de leurs projections nationales…

14Cette convergence constitue une pétition de principe. Rien ne dit que certains pays dans lesquels la fécondité reste encore élevée ne suivront pas le chemin de l’Iran bien avant 2100. L’œcuménisme de la Division de la population a une autre conséquence discutable. La fécondité très faible de certains pays est supposée remonter dans les années à venir. Celle du Portugal passerait ainsi de 1,25 à 1,75, de même celle de la Pologne, ou bien encore celle de la Corée, de 1,3 à 1,8. Aucune explication n’est donnée à ce nouveau baby boom, sauf le postulat de convergence. La France même, qui est supposée se stabiliser à 1,94 en 2100, est déjà passée en dessous de cette barre depuis deux ans (à 1,87). Il est dès lors légitime de penser que les Nations unies ont surestimé la croissance démographique à long terme, et donc que le résultat obtenu en prolongeant directement la tendance à la baisse du taux de croissance de la population mondiale est sans doute plus réaliste, et la fin de la croissance démographique mondiale plus proche.

Baisse de la mortalité ?

15Selon la théorie de la transition démographique, tous les pays passeraient d’un état de fortes fécondité et mortalité à un état de faibles fécondité et mortalité. La mortalité baisserait la première, puis la fécondité suivrait quelques décennies plus tard. Le retard pris par la fécondité entraînerait dans l’intervalle une importante croissance démographique, qui se prolongerait une génération après la baisse de fécondité, du fait du nombre important de femmes en âge de concevoir. On parle à cette occasion d’une inertie démographique. En réalité, dans la plupart des pays du monde qui avaient une forte mortalité et une forte fécondité, les deux ont baissé presque simultanément. L’ampleur du recul de la mortalité se mesure bien avec les espérances de vie à la naissance. En 1950, pour le monde entier, celle des hommes était de 45,5 ans et celle des femmes de 48,5 ans. En 2015, ces valeurs se sont élevées respectivement à 68,5 et 73 ans.

16La hausse s’est produite aussi bien dans les pays émergents (de 44 ans à 75 ans en Chine, de 36,5 à 67,5 ans en Inde, de 51 à 75 ans au Brésil) que dans les plus pauvres de l’Afrique subsaharienne (globalement, de 36 à 58 ans). Quelques pays ont même fait mieux, par exemple l’Iran progressant de 40 à 75 ans, soit un gain d’espérance de vie de 35 ans, ou la Corée du Sud gagnant 32 ans. D’autres sont restés à la traîne, particulièrement la Russie où l’espérance de vie des hommes qui était de 54 ans en 1950 est maintenant de 64,5 ans seulement, ou bien les États-Unis qui sont passés de 66 ans à 76,5 ans sur la même période.

17On néglige souvent le fait que la baisse de la mortalité alimente la croissance démographique. En effet, dans ce cas, les personnes demeurent plus longtemps présentes dans la population. On n’a pas chiffré l’importance de cette contribution au niveau mondial, mais on peut la calculer pour la France. Pour y parvenir, il suffit de déterminer quelle aurait été la population française si la mortalité était restée jusqu’à maintenant à son niveau, par exemple, de 1950. En raison des migrations, le calcul est un peu plus délicat que si la population n’avait reçu aucun apport migratoire, mais il demeure possible [1]. Alors qu’au 1er janvier 2016, la population de la France atteignait 66,7 millions de personnes, si aucune baisse de mortalité ne s’était produite depuis 1950, cet effectif ne serait que de 53,6 millions. Ce sont donc 13,1 millions de personnes supplémentaires qui sont imputables à la baisse de mortalité. La population étant de 41 millions en 1950, 50 % de son augmentation depuis cette date peuvent être versés au crédit de la baisse de la mortalité. Les 50 % restant se partagent entre les gains causés par le baby boom et surtout par l’immigration.

18Il ne serait pas réaliste de faire le même calcul pour des pays qui avaient une forte fécondité et une forte mortalité en 1950, car la baisse de ces deux facteurs était liée. Si la mortalité était restée à un niveau élevé, la fécondité n’aurait pas beaucoup diminué car sinon, la population aurait décru rapidement. En revanche, lorsque le pays atteint des niveaux d’espérance de vie de l’ordre de 60 ans, les mortalités infantile et juvénile étant désormais faibles, l’évolution de la mortalité générale et de la fécondité deviennent indépendantes l’une de l’autre. Or on a vu que la majorité des pays sont maintenant dans ce cas. Dès lors, la baisse de la mortalité, si elle se produit, aura le même effet qu’en France, donc poussera leur population à la hausse.

19Si la baisse de la mortalité se poursuit, la population mondiale continuera donc à croître en dépit d’une faible fécondité. D’ailleurs, si l’on parvenait à l’immortalité comme le supposent les transhumanistes, même avec une natalité très faible, la population continuerait d’augmenter. Or, les Nations unies ont pris pour hypothèse la poursuite de la baisse de mortalité dans tous les pays. Pour le monde entier, en 2100, l’espérance de vie atteindrait 82,5 ans, contre 71 ans en 2015. En Afrique subsaharienne elle passerait de 58 ans à 78 ans, ce qui constitue un saut considérable. Aux États-Unis, les personnes vivraient en moyenne 90 ans contre 79 ans actuellement. C’est d’ailleurs là que le bât blesse. Depuis quatre ans l’espérance de vie diminue légèrement aux États-Unis, bien qu’ils accusent un retard de trois ans sur l’Europe de l’Ouest. La discussion sur l’évolution de la mortalité fait d’ailleurs rage dans ce pays. De nombreux médecins et biologistes, à la suite du gérontologue Jay Olshansky de l’université de Chicago, estiment que la mortalité ne baissera plus tandis que les démographes, derrière Samuel Preston de l’université de Philadelphie, pensent que la crise est momentanée et qu’il n’y a pas de raison pour que les États-Unis ne rejoignent pas à terme le niveau du Japon – champion mondial avec une espérance de vie de 83 ans actuellement.

Pôles de croissance

20Jusqu’ici, la discussion a porté sur la population mondiale comme s’il s’agissait d’une réalité homogène. Mais au sens d’Alfred North Whitehead, c’est plutôt une catégorie ou une quantité pseudo-réelle. Personne ne l’a jamais vue et personne n’est capable de la modifier. Elle est une construction de l’esprit, rassemblant des populations très diverses. Dès lors, au lieu de considérer la croissance mondiale, il faut s’intéresser à celle de certains groupes de pays sur lesquels des actions sont possibles, pays par pays. De ce point de vue, un groupe de pays se distingue nettement des autres. En termes de fécondité et de croissance démographique, il ne subsiste en effet dans le monde que deux aires problématiques, l’Afrique intertropicale et, dans une plus faible mesure, une partie de l’Asie de l’Ouest (Pakistan, Afghanistan, Irak). Actuellement, l’Afrique de l’Ouest, de l’Est et du Centre – c’est-à-dire l’ensemble des pays situés entre les tropiques du Cancer et du Capricorne – compte pour un quart de la croissance démographique mondiale. En 2050, dans la projection moyenne des Nations unies, ces mêmes pays seraient à l’origine des quatre cinquièmes de la croissance mondiale, soit 40 millions sur 50 millions de personnes supplémentaires dans le monde.

21Mais, à son tour, cette vaste zone n’est homogène ni par ses ressources ni par sa densité par rapport aux terres cultivables. La bande sahélienne, du Sénégal à la Somalie, dispose déjà de peu de terres cultivables par rapport à sa population, et souffre de précipitations faibles et aléatoires. Les pays riverains du golfe de Guinée sont nettement mieux lotis, mais déjà assez densément peuplés. Quant aux pays des deux côtés de l’Équateur, mis à part les Grands Lacs (Rwanda, Burundi, Ouganda), ils disposent de vastes possibilités agricoles et de densités faibles ou très faibles. C’est donc sur le Sahel que les problèmes se concentrent, et à un degré moindre sur le golfe de Guinée.

22Sur le tableau suivant est indiquée, en millions d’habitants, l’évolution de quelques pays du Sahel entre 2017 et 2050 ainsi que leur croissance annuelle prévue entre 2049 et 2050.

Populations de quelques pays du Sahel (en millions)

PaysPopulation 2017Population 2050Croissance 2049-2050
Sénégal16340,6
Mali18,5441
Burkina Faso20431
Niger21,568,52
Tchad1533,50,6
Nigeria1904108

Populations de quelques pays du Sahel (en millions)

23Les États du Sahel qui comptent actuellement 90 millions d’habitants devraient passer à 223 millions en 2050. Vu leur faible potentiel agricole, il paraît difficile qu’ils puissent nourrir leur population : faisant actuellement partie des États les plus pauvres du monde, il paraît peu probable qu’ils puissent se développer suffisamment pour exporter des biens ou des matières premières en échange de produits alimentaires. Restent deux solutions : une baisse rapide de leur fécondité, ou une émigration importante. Le Niger a la plus forte fécondité au monde (7,2 enfants par femme), et les quatre autres pays n’en sont pas loin. Cela s’explique largement par l’absence d’éducation des jeunes filles et la pression de la famille patriarcale. Comme ces populations ne représentent actuellement que 1,2 % du total de la population mondiale, une aide au développement de l’éducation des femmes et à leur autonomie, organisée par le reste du monde ou du moins par un nombre suffisant de grands pays, pourrait infléchir cet avenir démographique assez sombre.

24Le cas du Nigeria semble du même ordre, mais ce pays a plus de possibilités, tant agricoles qu’économiques à l’instar des autres États du golfe de Guinée. Plus au sud, les pays d’Afrique centrale auraient aussi des croissances démographiques encore fortes en 2050, mais leur potentiel économique et agricole est important, et ils sont peu peuplés. Au Gabon, en République centrafricaine, au Congo-Brazzaville, les densités sont inférieures à 15 habitants par kilomètre carré. La République démocratique du Congo (RDC) est un peu plus densément peuplée avec 60 habitants au kilomètre carré, mais sa population peut facilement doubler ou tripler étant donné ses vastes possibilités. Ce qui n’est pas une recommandation mais un constat, par différence avec le problème posé par le Sahel.

Migrations à venir

25Si la fécondité ne diminue pas assez rapidement au Sahel, reste l’option migratoire. Dans un livre récent intitulé La Ruée vers l’Europe[2], Stephen Smith, prenant appui sur un doublement de la population africaine d’ici à 2050, prédit de fortes migrations vers l’Europe, comme si les dynamiques démographiques s’apparentaient à celles des fluides ou des masses d’air circulant des hautes pressions vers les basses. On vient de voir que l’Afrique est loin d’être homogène. En séparant des groupes de pays comme on vient de le faire, il apparaît finalement que le plus gros problème ne vient pas du 1,1 milliard d’Africains actuels mais des 90 millions de Sahéliens. Si leur fécondité ne peut pas être maîtrisée, vont-ils se ruer vers l’Europe pour reprendre la formulation de Stephen Smith ?

26Démographiquement, rien n’est plus difficile que de prévoir les prochaines migrations. On sait cependant qu’elles empruntent souvent le chemin de migrations précédentes. Si l’excès de populations des pays du Sahel cherche un exutoire, il prendra sans doute la direction suivie depuis des siècles, celle du golfe de Guinée. Dans les pays riverains du Golfe, résident des communautés importantes venues du Nord, qui faciliteront l’accueil de leurs compatriotes. Déjà, aujourd’hui, les migrations interafricaines sont dix fois plus importantes que celles vers les autres continents. A contrario, le passage dans l’autre direction, par le Sahara, est difficile. Historiquement, les populations d’Afrique du Nord ont opéré des razzias d’esclaves au Sud. Plus récemment, l’Algérie a expulsé sans ménagement des travailleurs maliens et nigériens. Le Maghreb est en première ligne et l’Europe seulement en seconde ligne, retranchée derrière la Méditerranée. Avant de parvenir en Europe, les obstacles seront donc importants.

27L’arrivée de nombreux migrants du Sahel risque plutôt de déstabiliser les pays du golfe de Guinée. La guerre civile en Côte d’Ivoire en a donné un avant-goût, avec la réaction nationaliste des populations locales forgeant le concept d’ivoirité. Le développement économique des pays du golfe de Guinée – actuellement rapide – risque d’être enrayé. Il peut s’ensuivre une réaction en chaîne, qui pourrait avoir à terme des répercussions en Europe et dans le reste du monde. Il faut cependant garder en tête que les plus pauvres migrent dans un environnement proche, faute de ressources, de relations et même de représentations de ce que serait leur vie dans un pays lointain. La terrible migration des Rohingya le rappelle. Ils survivent entassés au Bangladesh à la frontière de leur pays, le Myanmar. Ils n’ont pas tenté de gagner d’autres pays. Les réfugiés du Darfour, ceux de Somalie, ceux du sud-est de la RDC, de même, ne s’aventurent pas loin de la frontière de leur pays. On peut faire le même constat pour les réfugiés syriens : 8 millions d’entre eux étant restés à l’intérieur de la Syrie, 3 millions étant en Turquie, 1 million au Liban, 500 000 en Jordanie et peut-être autant en Irak. Moins d’un million, donc environ 8 % d’entre eux, ont cherché refuge en Europe. La même situation prévaut pour les réfugiés d’Afghanistan dont seulement une faible partie parvient en Europe.

Migrants climatiques

28Les conséquences politiques de l’arrivée récente des réfugiés en Europe vont dans le sens des remarques précédentes. Ce n’est pas le nombre des réfugiés qui menace l’Union européenne, mais les réactions à leur arrivée qui déstabilise les systèmes politiques en place. Une autre menace, celle de migrations climatiques, se prête à la même analyse. Des évaluations astronomiques du nombre de migrants climatiques ont circulé depuis une vingtaine d’années. Ils sont le fait de biologistes et de climatologues qui ont utilisé des modèles physiques sans aucune attention prêtée au fonctionnement des sociétés [3]. Ainsi la plupart des estimations sont-elles fondées sur le nombre de personnes qui vivent actuellement à moins d’un mètre au-dessus du niveau des océans. Or les personnes chassées par la montée des eaux ou les événements climatiques violents sont en général des paysans pauvres ou des pêcheurs. Ils sont comparables aux Rohingya et aux Soudanais, Congolais et Somaliens des camps africains. Ils ne se hasarderont pas à des migrations à longue distance, mais se réfugieront à proximité de leur habitat. Plusieurs monographies réalisées au Bangladesh ou dans le delta du Mékong le laissent penser.

29Au Vietnam, le gouvernement a mis en place des programmes de relocalisation sur les collines qui bordent la vallée du fleuve et les rivages. Au Bangladesh, on a constaté que les paysans chassés de leur terre se réfugiaient dans les villes les plus proches, contribuant à alimenter l’exode rural déjà très important. Lors de la grande sécheresse des années 1980, les habitants du Sahel se sont aussi dirigés vers les agglomérations urbaines proches et n’ont gagné ni le nord du Maghreb, ni l’Europe. Dès lors, ce sont des migrations internes et non internationales qui répondront à l’aggravation des conditions climatiques. À nouveau, comme dans le cas des possibles migrations du Sahel vers le golfe de Guinée, elles risquent d’entraîner des troubles politiques graves, mais d’abord limités au pays qui les subissent, puis éventuellement, par réaction en chaîne, aux pays voisins, sans que des migrations internationales de grande ampleur ne se développent.

30Les conséquences politiques du changement climatique ont été peu étudiées dans leur ensemble. Plus généralement, les liens entre population et politique s’étendent au-delà des migrations. Une relation complexe existe notamment entre crise politique et maintien d’une fécondité élevée.

Fécondité et crise politique

31Les cinq pays d’Asie où la fécondité est la plus élevée sont tous le siège de troubles graves, voire de guerres civiles, comme le montre le tableau suivant.

Plus fortes fécondités en Asie en 2010-15 (par ordre décroissant)

Pays d’AsieFécondité
Afghanistan4,4
Irak4,3
Palestine3,9
Yémen3,8
Pakistan3,4

Plus fortes fécondités en Asie en 2010-15 (par ordre décroissant)

32Inversement d’ailleurs, les cinq pays ayant la plus faible fécondité jouissent de la paix civile : Taïwan, Singapour, Corée du Sud, Hong-Kong, Japon, tous en dessous de 1,45 enfant par femme.

33Le même lien entre violence politique et haute fécondité se retrouve en Afrique, où les six pays ayant la plus forte fécondité sont, par ordre décroissant :

Plus fortes fécondités en Afrique en 2010-15 (par ordre décroissant)

PaysFécondité
Niger7,2
Somalie6,1
RDC6,0
Mali5,9
Tchad5,8
Burundi5,6

Plus fortes fécondités en Afrique en 2010-15 (par ordre décroissant)

34À nouveau, à des degrés divers, ce sont les pays en proie à des déstabilisations politiques (Burundi), à des guerres civiles (Somalie), ou à des rebellions (Boko Haram au Niger et au Tchad, groupes djihadistes au Mali), ou à de graves troubles internes (RDC). On ne peut pas affirmer qu’existe une causalité directe entre les phénomènes démographiques et politiques, mais plusieurs faits expliquent leur corrélation. D’abord, en cas de troubles, l’enseignement est perturbé. Boko Haram, les djihadistes et les talibans par exemple, détruisent les écoles de filles quand ils ne kidnappent pas ces dernières. Le planning familial, la disponibilité de moyens contraceptifs modernes, sont entravés par l’insécurité, sans oublier la multiplication des viols par les bandes armées.

35Une causalité opposée existe aussi. La croissance rapide de la population n’est pas suivie par celle des équipements. Les écoles sont surpeuplées, compromettant l’éducation, les routes sont saturées. Mais la cause principale est plutôt sociale, voire anthropologique. Lorsque le nombre d’enfants est élevé, c’est aussi le cas du nombre d’héritiers. Dans les régimes d’héritage préférentiel, ceux qui ne reçoivent rien peuvent être facilement enrôlés par les semeurs de troubles. Dans la première génération, quand la baisse de la mortalité infantile a multiplié le nombre d’enfants susceptibles d’hériter, les systèmes de redistribution patrimoniale ont pu absorber le choc du nombre, mais les pays cités plus haut en sont à la deuxième génération de familles très nombreuses.

36Stephen Smith est allé sur ce terrain, mais à nouveau en privilégiant une vision globale du déséquilibre. Il soutient que, les jeunes étant bien plus nombreux que les anciens, ils les ont dépossédés de leur autorité et de leur pouvoir. Comme les jeunes sont réputés être plus agressifs et violents, les troubles politiques en seraient le résultat. Ici encore, le raisonnement est trop rapide et trop biologique, comme si jeunesse était synonyme de violence. Il paraît plus juste de passer par les interactions au sein des familles où ce ne sont pas les parents qui sont dépossédés de leur pouvoir, mais de nombreux jeunes qui sont dépossédés financièrement et patrimonialement. C’est au fond l’histoire des cadets de Gascogne. Comme l’héritage préférentiel était pratiqué au sud de la Loire et le plus souvent en faveur du fils aîné, les autres fils partaient à l’armée ou peupler les premières colonies outre-Atlantique. Aujourd’hui, les jeunes des pays à haute fécondité se lancent dans les études dans l’espoir de trouver une situation grâce à leurs compétences. Mais le marché du travail ne les absorbe pas, si bien qu’ils se tournent vers des mouvements désireux de changer le système. Symptomatiquement, le terme de taliban signifie « étudiant » et Boko Haram, « les livres sont un pêché ».

37La relation entre fécondité élevée et troubles politiques, quel que soit le mécanisme qui l’entretient, est lourde de menaces pour l’avenir si les désordres s’étendent à d’autres pays que ceux qui viennent d’être considérés. Alors, la croissance future de la population mondiale dont on a d’abord montré qu’elle était sans doute surestimée par les Nations unies, risquerait au contraire de s’accélérer.

Notes

  • [1]
    La France publiant chaque année la pyramide des âges de sa population et les risques (quotients) de mortalité par âge, on peut déterminer le solde migratoire à chaque âge, chaque année, par comparaison avec l’effectif une année plus jeune, un an auparavant. Il est alors possible de faire une « rétroprojection », de 1950 jusqu’à 2015, sous l’hypothèse d’une stagnation de l’espérance de vie puisqu’on connaît la fécondité et la migration à chaque âge, et que l’on fixe la mortalité à chaque âge à son niveau de 1950.
  • [2]
    S. Smith, La Ruée vers l’Europe, Paris, Grasset, 2018.
  • [3]
    L’un des premiers à lancer des chiffres a été le climatologue Norman Myers, parlant en 1993 dans BioScience de 150 millions de réfugiés climatiques en 2100.
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Les prévisions démographiques ne sont pas une science exacte. Les projections onusiennes – qui évaluent la population mondiale à 11,2 milliards en 2100 – pourraient être surestimées. En effet, la fécondité pourrait baisser plus rapidement et l’espérance de vie augmenter de manière moins importante que prévu. Le Sahel connaîtra l’explosion démographique la plus spectaculaire mais ce phénomène n’engendrera pas nécessairement une vague migratoire massive vers l’Europe.

Mots clés

  • Démographie
  • Population mondiale
  • Migrations
  • Réfugiés climatiques

Références bibliographiques

  • Les données utilisées sont disponibles sur les sites de l’INSEE, de l’INED et de la division de la population des Nations unies : <https://population.UN.org>.
  • Ehrlich P., La Bombe P., Paris, Fayard, 1972.
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  • Le Bras H., L’Âge des migrations, Paris, Autrement, 2017.
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Hervé Le Bras
Hervé Le Bras est démographe et historien, directeur d’études émérite à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il a publié de nombreux ouvrages, dont L’Âge des migrations, Paris, Autrement, 2017.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 03/04/2019
https://doi.org/10.3917/pe.191.0107
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