Introduction [1]
1Les villes européennes font face à un triple phénomène de vacance : au sein de leur parc de logements [2], d’immeubles de bureaux et de friches industrielles (Raffin, 2007). Les espaces vacants ont d’abord été perçus comme le symptôme de « villes en déclin » (shrinking cities), puis comme servant la spéculation, en Amérique du Nord (Jacobs, 1961) et en Europe (Haase et al., 2014 ; Cauchi-Duval et al., 2016). Mais depuis une vingtaine d’années, ils deviennent les supports de formes de réappropriation à la fois par les citoyens et par les politiques urbaines (Béal et al., 2016). D’un côté, des interstices urbains sont parfois occupés par des collectifs de citoyens qui ouvrent des squats pour s’approprier des espaces urbains centraux en dénonçant les effets de politiques urbaines dites « néolibérales » (Mudu, 2013) ou des politiques du logement inappropriées (Péchu, 2006). Ces espaces participent de la promotion des usages de la ville alternatifs à ceux proposés par les politiques urbaines depuis les années 1960 partout en Europe, mettant systématiquement en avant la lutte pour un droit à la ville effectif et immédiat (Novy, Colomb, 2012 ; Aguilera, Bouillon, 2013) et fonctionnant sur le principe de l’autogestion et de la prise de décision par le collectif (Bouillon, 2009 ; Piazza, 2013 ; Pruijt, Roggeband, 2014). En cela, ils provoquent une rupture dans l’ordre urbain et dans le rapport au territoire proposés par les politiques urbaines (Lanza et al., 2013). Ce type de mobilisations, constituées autour de causes à portée générale et investissant des territoires et des lieux, composerait ainsi une des modalités de la reterritorialisation (cf. introduction de ce numéro).
2D’un autre côté, une partie de ces lieux militants ont pu suivre des dynamiques d’institutionnalisation pour devenir des espaces plus stables de pratiques urbaines présentées comme expérimentales (Membretti, 2007 ; Martinez, 2013) ou encore de culture off [3], à même d’inspirer les politiques culturelles et urbaines (Vivant, 2008 ; Eizaguire et al., 2012). Pour certains, ces dynamiques d’institutionnalisation, voire de cooptation, ont permis aux politiques d’aménagement du territoire et de régulation de l’espace urbain de se renouveler, notamment dans la gestion des espaces vacants dans les grandes et moyennes villes (Pradel, D’Ovidio, 2013). Dorénavant, l’organisation temporaire d’activités culturelles et festives dans des espaces en friche, de mise à disponibilité de studios, d’ateliers ou de résidences d’artistes autogérés, ou encore d’ouverture des musées sur les espaces publics, feraient pleinement partie d’un répertoire de stratégies bien établi de reconquête de la vacance par les acteurs urbains et métropolitains (Florida, 2002 ; Pinard, Vivant, 2017). Ces espaces s’inscriraient alors à la croisée de deux processus. Le premier est celui de la déterritorialisation, puisque sous l’effet d’un mécanisme d’isomorphisme normatif et de mimétisme (Powell, DiMaggio, 1983), ces stratégies de reconquêtes sont copiées et reproduites d’un territoire à l’autre, entrainant ainsi la standardisation des politiques de gestion des espaces vacants sans prise en compte des spécificités territoriales. Le deuxième est celui de la territorialisation, car ces politiques, même standardisées, conduisent bien à identifier et produire des espaces délimités que les usagers et collectifs s’approprient (Melé, 2008).
3Ces processus constitutifs d’une variété de types de rapports au territoire – que nous nommerons ici régimes de territorialité [4] – a priori inconciliables, semblent donc conciliables avec, d’un côté, les logiques top-down des politiques urbaines qui combinent aujourd’hui planification et projet urbain et, de l’autre, des logiques plus bottom-up assurées par l’appropriation directe par les citoyens qui vivent, expérimentent et militent sur les territoires. La conciliation de ces régimes de territorialité ne surprend plus si l’on en croit les nombreux travaux en études urbaines en France et à l’international. Pour les géographes critiques, les politiques urbaines dites néolibérales [5] coopteraient les alternatives citoyennes et seraient en mesure de transformer la valeur d’usage de la ville en valeur d’échange [6], notamment par la valorisation de la dimension culturelle de ces alternatives, même les plus radicales (Mould, 2019). De façon plus nuancée, des sociologues urbains européens ont avancé que des politiques urbaines dites « alternatives » pourraient émerger sur la base de modes de gouvernance plus ouverts, d’une conception et d’une mise en œuvre davantage bottom-up, d’objectifs présentés comme servant d’abord les habitants et la valeur d’usage de la ville et non sa seule valeur d’échange (Béal, Rousseau, 2014).
4Dans les deux cas, les activités culturelles off – également pointées comme vectrices de transformations urbaines par les auteurs travaillant sur les processus de gentrification (Charmes, Vivant, 2008 ; Chabrol et al., 2016) – seraient même l’un des principaux vecteurs de la reconquête des espaces interstitiels provoquant alors des formes d’hybridations des pratiques citoyennes et expertes et de professionnalisation des initiatives bottom-up (Dumont, Vivant, 2016). D’un côté, effrayés par le squattage intempestif des espaces vacants et soucieux d’animer des quartiers en laissant de la place à la créativité d’initiatives militantes peu onéreuses et autogérées – et donc attractives dans un contexte de crise voire d’austérité budgétaire (Douglas, 2018) –, les acteurs urbains semblent avoir adopté des modes d’action bien similaires partout en Europe : légalisations de squats d’artistes (Aguilera, 2017), location temporaire de friches à des associations locales suite à des appels à projets (Prieur, 2015), ou encore ouverture d’espaces partagés confiés à des organisations locales (Ferchaud, 2018). De l’autre, sous l’effet de ces dynamiques d’institutionnalisation, les mobilisations citoyennes seraient vouées à perdre leur dimension subversive et à se fondre dans un capitalisme urbain capable de se renouveler sans cesse en digérant la disruption pour la déjouer et la transformer en ressource, phagocytant ainsi perpétuellement toute tentative d’expérimentation (Uitermark, 2004).
5Le présent article s’inscrit dans ce débat, dans un cadre comparatif en examinant le cas de deux expériences de lieux autogérés conventionnés par des acteurs publics : un centre social autogéré à Madrid et un fablab à Gand. Le conventionnement de ces deux espaces est issu de négociations entre, d’une part, des citoyens qui militaient pour la mise à disposition d’espaces ouverts et, d’autre part, des acteurs publics qui ont identifié un intérêt à soutenir les initiatives. L’attention aux échelles macro, meso et micro, permet ici de nuancer l’idée d’une digestion et cooptation systématiques des initiatives citoyennes alternatives en montrant que des hybridations sont possibles et à l’œuvre dans la plupart des cas : ces initiatives ne sont que partiellement absorbées, laissant ouverts et divers les régimes de territorialité, assurant une forme de reterritorialisation.
6L’article s’insère alors dans un second débat, plus général : celui de la standardisation ou de la différenciation de l’action publique locale (Douillet et al., 2012). Dépassant l’hypothèse de la standardisation sous l’effet combiné de la néolibéralisation des politiques urbaines (Béal, Rousseau, 2008), de la circulation des experts et des « bonnes pratiques » (Arab, 2007), des alignements partisans (Lefebvre, 2009), des logiques de guichet, d’appels à projets (Epstein, 2013) et de labels (Béal, Epstein, Pinson, 2015), des travaux de sociologie urbaine française ont récemment démontré que les deux processus ont toujours coexisté, notamment pour les politiques urbaines (Pinson, Régnier, 2012 ; Ratouis, Vallet, 2019). Nous proposons là aussi de distinguer les échelles d’analyse afin de repenser la coexistence des deux processus : si l’on observe bien une standardisation des formes prises par les politiques urbaines et les modalités de régulation au niveau meso (outputs) – via notamment l’adoption du projet urbain comme mode d’intervention dans la plupart des villes européennes (Pinson, 2009) –, un processus de différenciation est repéré à l’échelle des jeux d’acteurs autour de ces projets et de leurs effets (outcomes).
7Mobilisant du matériau ethnographique produit dans le cadre de deux travaux doctoraux menés respectivement sur les politiques des squats à Madrid entre 2010 et 2014 et sur les dispositifs d’expérimentation et de fabrication numérique, dont les fablabs à Gand entre 2014 et 2018 [7], nous comparons deux projets (La Tabacalera à Madrid-Lavapiès et Nerdlab à Gand-Nieuwlandstraat) dont les points de départ sont sensiblement différents mais dont la gestion publique semble identique en bon nombre de points. Pourtant, la comparaison des deux projets permet de montrer des effets divers au niveau des collectifs porteurs de ces projets et sur les quartiers (nous nommerons « outcomes » les conséquences de la mise en œuvre, en lien avec les comportements des usagers). Nous présenterons dans une première partie la façon dont les espaces vacants interstitiels sont gérés à Gand et à Madrid (1). Ensuite, nous focaliserons sur les cas de Nerdlab et de La Tabacalera (2), mis en projet au travers d’instruments spécifiques (3) qui, malgré des effets de délimitation et de contrôle de l’espace, laissent la place à des formes diverses d’appropriation (4). Démontrant le caractère non exclusif des processus de déterritorialisation, territorialisation et reterritorialisation, ces dynamiques mettent en lumière des régimes de territorialité hybrides et variés dans les deux villes.
La mise en projet des territoires interstitiels en temps de crise : entre bricolages et institutionnalisation
8La vacance urbaine ne correspond pas à du vide, mais à du territoire mis en suspens, en pause, qui peut être réactivé sous des formes diverses et notamment à travers des projets urbains en lien avec ces collectifs citoyens. À Gand comme à Madrid, on observe des opérations de revitalisation des espaces en friche. Néanmoins, elles prennent des formes différentes : à Gand, elles se sont institutionnalisées en politiques publiques depuis 2010, notamment sous l’effet de la circulation d’une expertise internationale sur la ville créative. À Madrid, elles restent encore au stade du bricolage dans les années 2010, même si certaines expériences semblent stabiliser des cadres et des contenus d’action publique.
Une politique institutionnalisée qui fait le jeu de la ville créative à Gand : le rôle de l’expertise internationale
9Au début du XXe siècle, Gand occupe en région flamande une place importante comme première ville manufacturière du pays. Depuis, si la ville doit encore son dynamisme à ses industries (chimie, papeterie, sidérurgie, biotechnologies), la crise de l’industrie du textile a laissé vacants des espaces bâtis et non bâtis dans la ville. Ce phénomène de vacance constitue dès lors une ressource pour les politiques urbaines de la ville. À titre d’exemple, en 2016, un complexe commercial s’est implanté dans un ensemble de bâtiments industriels entièrement réhabilité. De l’autre côté du canal, un projet d’aménagement des anciens quais (Oude Dokken) prévoit la construction de 1 500 logements. Plus loin, une ancienne halle a été entièrement transformée en bureaux pour des entreprises de l’économie numérique dans le cadre d’un projet de rénovation urbaine (Niew Voorhaven).
10En attendant leur rénovation, les espaces composant le patrimoine industriel de la ville accueillent des activités temporaires. En décembre 2015, plus de treize anciens bâtiments industriels sont ainsi occupés de cette manière, par le biais de conventions d’occupation temporaire, en grande partie par des organisations artistiques et culturelles. C’est le cas des quais ciblés par le projet Oude Dokken. Tous les étés, une association en prend les rênes. En 2016, un marché s’y tenait tous les samedis. Un espace de jeux do-it-yourself (palettes, meubles récupérés) est dédié aux enfants. Des concerts y étaient régulièrement organisés. Autre illustration, De Site est une ancienne zone industrielle, délaissée. Dès 2007, plusieurs types d’activités (jardins, cinéma en plein air, terrain de football) y ont été mises en place dans le cadre d’un partenariat entre la municipalité, les associations et les habitants du quartier. Une monnaie locale y a également été expérimentée. Ce type d’occupation conventionnée est le résultat de l’institutionnalisation d’une politique publique stabilisée depuis 2010 et visant d’abord à instaurer une modalité de gestion et d’animation des espaces vacants pour lutter contre les squats.
11En phase avec les propos de C. Landry, théoricien de la « ville créative », cette politique vise aussi à développer des services et des activités socio-culturels innovants. Dans une étude commandée par la municipalité gantoise en 2011 [8], C. Landry met en effet l’accent sur les friches, l’aménagement d’espaces publics et la revitalisation des anciens bâtiments industriels. Le rôle de Gand comme chef de file dans le projet européen Urbact-REFILL (REuse of vacant spaces as driving force For Innovation on Local Level) témoigne de cette ambition, mais également de la diffusion des « bonnes pratiques » venant alimenter le répertoire de ladite ville créative. Plus récemment, mais toujours sous l’effet de la circulation des savoirs et des pratiques, les occupations temporaires correspondent à un autre registre, celui des « communs urbains ». En 2017, M. Bauwens, théoricien du pair-à-pair [9], conférencier et auteur d’ouvrages sur les communs, a réalisé une étude commandée par la municipalité [10]. À la suite de cette étude, le bâtiment de l’ancienne bibliothèque a accueilli jusqu’en mai 2018 une série d’activités et d’événements animés par des associations, dont Nerdlab, le fablab dont il va être question dans ce papier et qui figure sur le wiki dédié au « Plan de transition des communs de la ville de Gand », dans lequel un recensement des « communs urbains » est réalisé.
Madrid : bricoler sur des intérêts partagés ou comment animer des quartiers à moindres frais
12On retrouve également des espaces vides à Madrid notamment sous l’effet d’un système de production de logements déconnecté des besoins des populations et de la désindustrialisation des quartiers sud de la ville. Massivement subventionnés par les pouvoirs publics depuis les années 1960, les promoteurs privés ont beaucoup construit jusqu’à l’explosion de la bulle immobilière sans que les logements aient été vendus ou loués (Pollard, 2018). Dans la région de Madrid, 87 % de la population est propriétaire et 10 % des logements sont vides (INE, 2011). La périphérie de la capitale a connu l’apparition de « villes fantômes » (Ravelli, 2018), alors que 130 000 personnes sont mal-logées et près de 4 000 dorment à la rue (Caritas-EDIS, 2007). Plus récemment, de nombreuses familles ont été expulsées à la suite de la crise des hypothèques [11]. On trouve également près d’un million de mètres carrés de bureaux vides ainsi que des friches industrielles notamment dans le sud de la capitale.
13Ces espaces sont fréquemment squattés par des populations précaires qui cherchent des abris discrets (près de 2 000 squats d’appartements, cf. Aguilera, 2014) ou par des militants (une vingtaine de Centres Sociaux Occupés Autogérés, cf. Martinez, 2018). Les squats madrilènes n’ont pas donné lieu à une institutionnalisation de politique publique comme cela a pu être le cas dans d’autres villes européennes comme à Berlin (Azozomox, Kuhn, 2018), Amsterdam (Pruijt, 2003), Genève (Breviglieri, Pattaroni, 2011) ou encore à Paris (Aguilera, 2012). Les squats discrets sont régulés par les opérateurs du logement public et les interventions policières sur ordre judiciaire, alors que les squats militants sont surveillés et souvent violemment expulsés par les forces de police antiterroriste depuis les années 1970 (Asens, 1999).
14Trois cas ont fait exception, les collectifs militants ayant obtenu des conventions d’occupation. En 2000, le collectif La Prospe a obtenu la signature d’un bail de 50 ans pour ouvrir une école pour adultes suite à une bataille entre municipalité, région, ministère et paroisse. La Eskalera Karakola a été ouverte par un collectif féministe du quartier populaire de Lavapiès suite à la mobilisation des habitants face la mairie de Madrid qui a finalement vu dans ce lieu la possibilité d’avoir un centre social pour femmes à moindres frais et a accepté de signer un bail précaire. Le centre social SECO a été relogé en 2007 par la mairie de district Adelfas Retiro (sud de Madrid, proche de Vallecas) après avoir démontré sa capacité à travailler avec les jeunes de ce quartier populaire. À chaque fois, des collectifs citoyens ont réclamé des espaces abandonnés de longue date et ont obtenu des légalisations temporaires parce qu’ils ont proposé des projets précis et sectoriels, en lien avec les habitants des quartiers, et évité la tenue de postures oppositionnelles radicales envers leurs interlocuteurs publics comme cela fut souvent le cas avec les militants du mouvement Okupa. Nous avons repéré d’autres expériences de légalisations temporaires entre squatteurs et propriétaires privés, mais les interventions publiques en faveur d’une gestion temporaire et intercalaire des espaces interstitiels squattés ou menacés de squats sont restées fragmentées, issues de commanditaires différents et n’ont jamais donné lieu à l’institutionnalisation d’une véritable politique publique comme ce fut le cas à Gand.
15Ces deux cas révèlent d’emblée des territorialités différenciées, résultant de processus de déterritorialisation et reterritorialisation. En effet, la revitalisation des espaces en friche suit à Gand un processus institutionnalisé et standardisé sous l’effet de la circulation de savoirs et de pratiques sur la ville créative ou les communs urbains, alors qu’à Madrid le rôle de collectifs mobilisés est majeur dans la mise en projet de ces espaces interstitiels. Pourtant, plus que des territorialités opposées, la comparaison à une échelle plus fine puis l’analyse des usages de ces espaces soulignent bien davantage des formes d’hybridation.
Des régimes de territorialité hybrides introduits par la mise en projet des espaces interstitiels : les exemples Nerdlab à Gand et Tabacalera à Madrid
16Les deux villes étudiées présentent de fortes différences dans les années 2010 dans la façon dont sont gérés les espaces vacants et les occupations citoyennes qu’ils suscitent. Pourtant, dans des contextes institutionnels, urbains et politiques différents, deux projets (Nerdlab à Gand, Tabacalera à Madrid) attirent l’attention tant les logiques de mises en œuvre présentent des similitudes, laissant à penser qu’il y a bien, en tout cas en partie, standardisation des modes d’intervention publique sur les espaces vacants, d’autant plus en temps de crise lorsque les acteurs publics doivent réguler et mettre en projet du foncier libre, des friches et des logements vacants sans disposer des budgets nécessaires.
Nerdlab : la rencontre entre un mouvement transnational et un réseau local d’acteurs
17Dénommé « makerspace », puis « fablab », Nerdlab fait partie d’un continuum de dispositifs prenant la forme d’un lieu dédié permettant la mutualisation de ressources matérielles et immatérielles relatives à la fabrication numérique et au hacking. Initialement orienté sur l’usage des jeux vidéo, Nerdlab a progressivement ciblé ses activités sur la fabrication numérique. Cette évolution s’inscrit dans le cadre d’un mouvement global qui n’échappe pas à une logique de normalisation. Né au Massachussets Institute of Technology (MIT), le concept de fablab a d’abord essaimé en Inde et en Norvège avec l’appui des chercheurs de l’Institut américain, qui a par la suite cherché à labelliser les fablabs en fonction de critères établis dans une charte [12]. Depuis, on trouve des lieux dénommés fablab à l’échelle mondiale, principalement dans l’hémisphère nord. Ils s’inscrivent très variablement dans la charte initiale et prennent des formes diverses en fonction d’orientations, du public visé ou du modèle économique. Reste que pour I. Berrebi-Hoffmann, M-C. Bureau et M. Lallement (2018), la « bannière sémantique » formée par le terme de fablab a le mérite de « participer à la promotion de nouvelles pratiques et de nouvelles identités fondées sur l’intelligence du faire ». Au-delà de sa dénomination et sans se réclamer explicitement de la charte des fablabs, les caractéristiques de Nerdlab en font un dispositif emblématique du mouvement des makers : activités de fabrication numérique et de hacking, accès peu onéreux (le montant de l’adhésion s’élevait à 5 euros par mois en 2017), gratuit et ouvert aux non-membres un soir par semaine, organisation d’ateliers d’initiation ou de formation, prestations ponctuelles, événements, etc.
18Toutefois, l’émergence des lieux d’expérimentation et de fabrication numérique ne peut s’analyser au prisme de la seule globalisation, pour certains synonymes de déterritorialisation (Scholte, 2010). En effet, l’étude des ancrages territoriaux de Nerdlab fait aussi état de la mobilisation d’un réseau d’acteurs personnel et propre à Gand. La création de Nerdlab en 2010 découle de l’initiative de H., évoluant dans le secteur des TIC, qui invite d’abord ses amis à le rejoindre pour bricoler et proposer des activités multimédias dans un grenier, puis un local au sein de son entreprise. Habitant Bruges, H. explique le choix de la localisation de Nerdlab à Gand par ses relations personnelles avec des acteurs gantois évoluant dans le secteur des médias et de la jeunesse, et par la possibilité de mettre à profit ce réseau dans le but de développer l’association. Accompagnée par le service municipal dédié à la jeunesse, l’organisation d’un événement artistique d’envergure européenne fait ainsi rapidement connaître l’association. H. déploie également le modèle économique du fablab en proposant des prestations auprès de son ancienne entreprise, mais aussi d’autres acteurs du territoire. En outre, la localisation actuelle de Nerdlab résulte de la mobilisation de ce réseau d’acteurs. Par l’intermédiaire du service jeunesse, il a été proposé à l’association d’occuper temporairement un local au sein d’un ensemble bâti, de type industriel, dont les autres locaux ont été du même coup affectés à d’autres organisations [13] : psychologues, souffleurs de verre et artistes (street art). Depuis 2014, Nerdlab occupe donc des locaux appartenant à la commune, rue de Nieuwland (Nieuwlandstraat) dans le cadre d’une convention d’occupation précaire [14]. Selon les chargés de mission des services jeunesse et des bâtiments communaux, ce type d’ensemble bâti mis à disposition par la collectivité est rare en raison de ses caractéristiques, de sa localisation à proximité du centre-ville et de la durée possible de la mise à disposition (4 ans minimum) ; cela témoigne de l’intérêt de la municipalité pour ce type d’organisations, qui concourent à transformer des espaces laissés vacants en un pôle créatif, faisant ainsi le jeu de la « ville créative ».
La Tabacalera : une manufacture vide confiée à des collectifs locaux pour animer un quartier populaire et revaloriser un patrimoine d’État
19La Tabacalera n’est pas un squat mais un lieu mis à disposition par le ministère de la Culture (propriétaire) pour les habitants du quartier. Alors qu’elle revient en 2010 d’une première partie de carrière en Amérique latine auprès de l’Agence espagnole pour la coopération internationale (Aecid), la nouvelle directrice du département des Beaux-Arts se trouve confrontée à deux types de pression. D’un côté, des collectifs d’habitants et d’artistes, dont certains sont liés au milieu des Centres Sociaux Occupés Autogérés de Lavapiès, revendiquent depuis plusieurs années l’ouverture d’une gigantesque Manufacture de Tabac abandonnée depuis sa fermeture à la fin des années 1990, au cœur d’un quartier populaire de Madrid. De l’autre, le ministère de la Culture qui avait hérité de l’édifice, confronté à du squattage à répétition, a cherché à développer des projets, en vain : les fonds publics (le réaménagement de ce hangar de 10 000 m2 pour le mettre aux normes des bâtiments publics censés accueillir du public est trop coûteux en pleine crise économique) et les idées (tentative de créer la Cité du cinéma, puis de la photographie, puis Musée du design, et enfin Centre d’art contemporain) manquent. Aucun projet n’aboutit : le bâtiment tombant en ruine et suscitant des coûts importants de surveillance, la directrice des Beaux-Arts, sensibilisée à des expériences de projets socioculturels participatifs au Mexique et au Nicaragua, décida d’appeler les collectifs d’artistes et de squatteurs qu’elle connaissait pour les inviter à organiser pendant un mois un événement dans le bâtiment. Les collectifs refusèrent et demandèrent un an de mise à disposition. La directrice dut convaincre sa ministre de tutelle (du Parti populaire et relativement hostile aux collectifs en question) qui accepta, moyennant la mise en place de conditions strictes d’occupation : horaires, capacité d’accueil du public, types d’activités, mise aux normes de sécurité, surveillance en journée par un vigile, interdiction de dormir dans le lieu. Une convention d’occupation temporaire signée et, alors que le mouvement des Indignés-15M explose, la Tabacalera devient rapidement le cœur névralgique du mouvement social madrilène où se réunissent les militants, où s’organisent des conférences, des ateliers, des concerts, où s’ouvre un café fréquenté aussi bien par des militants politisés que par des familles du quartier et des touristes. Ce lieu est aujourd’hui le second Centre d’art contemporain de Madrid en termes de fréquentation après le Musée national de Reina Sofía. Après une année de projet couronnée d’une fréquentation importante et de nombreux événements, une nouvelle convention d’occupation temporaire a été signée pour dix années supplémentaires.
20Le Musée Reina Sofia n’est d’ailleurs pas étranger à la mise en place du projet Tabacalera. En effet, la nouvelle équipe de direction du Musée emmenée par l’ancien directeur du MACBA (Musée d’art contemporain de Barcelone, Manuel Borja Villel) a souhaité développer des liens avec des expériences citoyennes et notamment des squatteurs et des militants divers. Suite à son intervention en tant que médiatrice dans la légalisation d’un squat de Malaga, l’équipe se lance dans la création de la Fondation des Communs (Fundación de los Communes) qui met en place une Université nomade (Universidad Nómada) au service d’une « nueva institucionalidad » (« nouvelle institutionnalité ») : des musées, des artistes, des sociologues, des éditeurs indépendants et des squatteurs décident de travailler ensemble à la recherche de nouvelles formes d’institutions pour l’organisation collective entre Madrid, Malaga et Barcelone. Le Musée Reina Sofía s’est ainsi peu à peu positionné comme garant institutionnel de la viabilité culturelle et sociale d’expérimentations citoyennes [15] très souvent décriées depuis la fin du franquisme chez les responsables politiques espagnols.
21Dans ce cas de la Tabacalera, trois processus se chevauchent, sans s’exclure. On observe bien une forme de dé-territorialisation de l’expérimentation avec une circulation internationale de façons de faire entre villes d’Amérique latine et Madrid. Mais ce processus est indissociable d’une territorialisation importante (délimitation et contrôle d’un espace via le projet urbain par des acteurs publics) et d’une réappropriation importante par les usagers avec un ancrage très localisé du projet, pouvant s’apparenter à une forme de reterritorialisation.
22L’examen des projets de Nerdlab et de La Tabacalera permet ainsi de mettre en évidence le caractère non exclusif de processus dits de territorialisation, déterritorialisation ou reterritorialisation. Ces processus se combinent davantage qu’ils n’entrent en concurrence.
Des processus non exclusifs les uns des autres

Des processus non exclusifs les uns des autres
23Par conséquent, ces projets introduisent dans les deux villes des régimes de territorialité hybrides. À ce stade, des hybridations s’opèrent dans les deux cas à trois niveaux différents : celui des échelles (entre mouvement transnational ou local et acteurs institutionnels), des normes (avec des pratiques d’autogestion, car à Nerdlab comme à la Tabacalera, les décisions sont prises de façon collective) et des organisations (entre une liberté dans la programmation des activités et une forme de contrôle). Ainsi, à Gand, les organisations de Nieuwlandstraat sont « parrainées » par un agent municipal qui veille à ce que la cohabitation se déroule sans heurts ; à Madrid, la direction des Beaux-Arts conserve un droit de regard sur le projet de la Tabacalera. Dans le cas madrilène, l’hybridation se place aussi sur le plan de la sécurité, entre une société privée de vigiles, la police locale en charge de veiller au respect de l’ordre public aux abords du lieu et la régulation par les membres des collectifs eux-mêmes. In fine, l’ensemble de ces tensions qui se superposent sont rendues compatibles par une série de rencontres entre des personnes et des groupes, par des événements, mais aussi par des instruments que l’on retrouve dans de nombreuses villes. Le projet urbain est un instrument puissant d’intervention sur les vides urbains, notamment pour les remettre temporairement en mouvement grâce à une gouvernance élargie et flexible.
Un contexte et des instruments propices à la mise à disposition temporaire des espaces vacants
24Dans les deux cas étudiés, des collectifs citoyens ont bénéficié de la part d’autorités publiques compétentes (et propriétaires des lieux ici) d’espaces auparavant laissés vacants. La possibilité de mise à disposition temporaire d’espaces, qui auraient été chasse gardée des urbanistes il y a quelques années, s’explique par la rencontre entre des conditions pour partie communes au contexte européen, voire international, et deux instruments – la mise en projet urbain d’espaces vacants et le bail temporaire – facilitant le renouvellement des modalités et des processus de production urbaine.
Quatre conditions facilitant la mise à disposition temporaire d’espaces
25(1) La crise économique représente un contexte propice au renouvellement des répertoires d’action des acteurs publics. On le voit dans nos deux cas, les acteurs urbains ou de l’État en charge de la gestion d’un patrimoine foncier ou immobilier conséquent ne disposent pas des fonds pour assurer la mise en place de nouveaux projets et la gestion de friches industrielles parfois immenses : la désindustrialisation et la tertiarisation des centres-villes ont produit du vide mais aussi de l’incapacité à gérer ces vides. Même des acteurs privés importants hésitent à investir dans des projets sans certitude de retour sur investissement comme ce fut le cas pour la Tabacalera. Le fait que des citoyens revendiquent une prise en charge bottom-up et autogérée, sans mobilisation importante de fonds publics apparaît donc comme une aubaine, d’autant plus que l’image des mobilisations sociales a pu changer dans certains cas.
26(2) Depuis le début des années 2000, certaines initiatives citoyennes sont perçues comme porteuses d’innovations sociales et culturelles (Moulaert et al., 2013 ; Membretti, 2007). La contractualisation avec des organisations ou des collectifs moins constitués que ne le seraient des entreprises ou des associations bien institutionnalisées n’est donc plus exclue par principe. Les modes de gouvernance urbaine sont plus ouverts (Le Galès, 1995) et laissent la place à la participation d’outsiders qui deviennent à leur tour des acteurs incontournables de certains pans de l’action publique urbaine.
27(3) À la croisée de ces deux conditions contextuelles, les acteurs publics locaux et nationaux ont ainsi identifié des intérêts à confier la gestion d’espaces vacants : des intérêts politiques (stabiliser l’ordre local et contrôler les phénomènes de squats, voire obtenir du gain électoral) et des intérêts économiques (possibilité de recréer de la valeur et un marché de l’occupation temporaire) (Pradel, D’Ovidio, 2013 ; Vivant, Pinard, 2017, p. 31).
28(4) Enfin, dans nos deux cas, une personne en particulier a joué un rôle essentiel de catalyseur [16] : à Madrid, la directrice des Beaux-Arts qui a su faire concorder (au moins temporairement) les intérêts de collectifs militants et de sa ministre qui leur était initialement plutôt hostile ; à Gand, c’est H., consultant informatique, qui a su constituer un réseau d’acteurs favorables à son projet.
La rencontre avec deux instruments propices au renouvellement des façons de faire
29Les enjeux politiques et les contextes économiques ont évolué. Mais le changement ne se produit que lorsque ces conditions rencontrent des instruments de politiques publiques disponibles et propices au renouvellement des façons de faire. Ici, deux instruments ont rendu possible l’ouverture de Nerdlab et de la Tabacalera : la mise en projet urbain d’espaces vacants d’une part, le bail temporaire d’autre part.
30D’un côté, le projet urbain constitue un instrument d’ouverture des modes de gouvernance à des acteurs ancrés territorialement et de prise en compte des intérêts existants, le tout sur un temps plus flexible que celui de la planification : il est donc particulièrement favorable à la combinaison de différents intérêts sur un territoire donné (Pinson, 2004). De l’autre, la convention d’occupation temporaire (un contrat liant un propriétaire, un occupant associatif et éventuellement une autorité publique régulatrice) facilite l’acceptation des conditions par tous les acteurs en présence. Pour les acteurs publics et les propriétaires, la mise en gestion seulement temporaire évite de produire un effet de cliquet. De plus, la convention fixe des normes d’occupation des lieux qui conditionnent les activités, permettant ainsi de réguler le lieu à distance dans l’attente de la mise en œuvre d’un projet urbain. Du côté des collectifs citoyens, la convention permet de stabiliser des activités tout en conservant une flexibilité dans la gestion des lieux. Notons que dans nos deux cas, les aléas du projet urbain tendent à pérenniser les occupations : Nerdlab et les autres collectifs de Nieuwland occupent les bâtiments depuis près de cinq ans en raison du retard pris par le projet de construction. À Madrid, la mise en projet de la Manufacture de Tabac n’aboutit pas, ce qui conduit le ministère de la Culture à solliciter des collectifs d’artistes et de squatteurs pour occuper le bâtiment pendant les dix prochaines années.
31Pour certains observateurs, les normes imposées par ces projets adossés à des conventions d’occupation contribueraient à contraindre les activités des collectifs occupant incités ou orientés vers des logiques de professionnalisation que l’on pourrait retrouver partout en Europe, dès lors que se mettrait en place ce type de dispositif (Dumont, Vivant, 2016). Pourtant, l’observation des usages et la comparaison permettent de nuancer l’idée de la standardisation, les dispositifs territorialisés pouvant être appropriés de façon très diverse d’un collectif à l’autre.
D’une hybridation des régimes de territorialité à l’appropriation déviante et différenciée
32La comparaison des deux projets invite à corroborer l’idée que les autorités publiques locales et nationales européennes ont adopté dans les années 2000 des formes similaires d’intervention sur les espaces vacants en les mettant temporairement à disposition de collectifs citoyens qui cherchent à contribuer à la fabrique de la ville sur un registre différent que celui imposé traditionnellement par les politiques de planification ou de projet urbain. Une hybridation des régimes de territorialité est alors observée sous l’effet des politiques urbaines d’une part et de l’action des collectifs citoyens d’autre part. En examinant plus précisément et de façon comparative nos deux cas, il apparaît pourtant que ces hybridations ne provoquent pas les mêmes effets : l’instrumentation des politiques – plus ou moins institutionnalisées – de mise en gestion de la vacance via le projet urbain et le conventionnement temporaire rend possibles les appropriations déviantes par les cibles, ne déterminant donc pas a priori leur comportement et assurant une forme de diversité en fonction des lieux, des usagers et de leurs stratégies, et des villes. Si les outputs sont très similaires (thèse de la standardisation), les outcomes le sont moins (thèse de la différentiation).
Une hybridation basée sur des appropriations déviantes
33Les hybridations des régimes de territorialités permettent de comprendre les formes d’appropriation déviantes observées à Madrid comme à Gand. Si certaines normes sont indépassables (horaires d’ouverture et de fermeture, normes de sécurité, présence d’un vigile), d’autres, directement imposées par les règlements attenants aux conventions d’occupation, sont contournées. Dans les deux cas étudiés, des normes ne sont pas appliquées, à l’instar de l’interdiction de fumer, de vendre de l’alcool ou encore d’accueillir ou d’organiser des activités à caractère politique. Nous observons également que les espaces occupés par les collectifs sont appropriés de façon alternative, opposée ou contradictoire, avec la finalité initiale de l’occupation conventionnée. En effet, la Tabacalera est finalement devenue l’un des centres névralgiques du mouvement social madrilène : un lieu de « pause » et de réorganisation dans le parcours de squatteurs madrilènes lorsqu’ils sont expulsés ; les Indignés-15M s’y sont régulièrement réunis ; des manifestations s’y organisent. Mais le lieu a également servi de point de fixation pour divers trafics dans ce quartier populaire de Madrid. On pourrait ainsi considérer que les ressources publiques affectées à cet espace sont même détournées.
34À Gand également, les pratiques et les dynamiques de Nerdlab sont contradictoires avec les objectifs des politiques publiques mais ces contradictions divergent par rapport au cas madrilène. La décision de la municipalité gantoise de réunir trois organisations créatives au sein d’un même bâtiment traduit une croyance dans les vertus de la proximité, qui serait ici propice aux interactions, aux collaborations et in fine à l’innovation, une sorte d’économie d’agglomération. Or, l’enquête montre un faible niveau d’interconnaissance entre les organisations avec lesquelles cohabite Nerdlab, dont les activités se déroulent le soir et le week-end alors que les autres acteurs du bâtiment sont davantage présents en journée. De plus, les interactions restent très ponctuelles au regard de l’occupation quotidienne ou hebdomadaire des locaux par ces différentes organisations. Un second enjeu de l’entrée des dispositifs tels Nerdlab dans les politiques urbaines est leur capacité à produire de l’animation urbaine. Cependant, cette animation est circonscrite à quelques événements annuels, ainsi qu’aux mercredis et aux vendredis soir pendant lesquels Nerdlab et une autre organisation ouvrent les portes de leurs locaux. En outre, l’ensemble bâti ne permet pas aux organisations occupantes de donner à voir leurs activités. Cette invisibilité compose, avec d’autres (codes sociaux, contraintes d’accès, discours de défiance, etc.), des mécanismes ayant trait à la quête d’un entre-soi (Ferchaud, 2017), qui vont à l’encontre des attentes des pouvoirs publics.
35L’observation de ces jeux (appropriation déviante, contournement et détournement des ressources) autour des normes imposées par les projets urbains et les conventions d’occupation temporaire nous poussent à considérer que l’hypothèse d’une standardisation ne tient pas complètement et que se joue là un processus de reterritorialisation. S’il y a convergence, elle n’est que partielle, tant les collectifs et leurs dynamiques sont divers, et tant les ancrages locaux des lieux varient.
Des inscriptions urbaines différenciées
36L’analyse de l’appropriation de l’espace mis à disposition de Nerdlab montre un ancrage important, mais de façon très localisée et refermée sur le lieu, et non l’espace public et le quartier. En effet, l’agencement du local a impliqué un fort investissement de la part des membres de l’association (récupération de barrières pour fabriquer des tables, construction d’établis). L’espace est structuré, aménagé et décoré. Alors que les projets réalisés par les membres sont principalement personnels, l’agencement du local est un projet collectif qui réunit les acteurs du dispositif autour d’un objectif commun. L’appropriation des locaux, rendue possible par les caractéristiques de l’ensemble bâti et la précarité de son occupation, contribue donc ici à la formation d’un collectif. Cependant, ce collectif reste circonscrit aux seuls membres de l’association, et cet ancrage, au seul périmètre du local occupé. En effet, le manque de visibilité du local et des activités proposées par Nerdlab, ainsi que les mécanismes ayant trait à l’entre-soi, participent globalement de la déconnexion du dispositif avec l’espace urbain dans lequel il se localise.
37Il en va différemment du cas de la Tabacalera, espace situé au cœur d’un quartier populaire (Lavapiès) qui fut le théâtre de nombreuses campagnes de mobilisations sociales et notamment de squats dans les années 1990 et 2000. La « greffe » opérée par l’initiative conjointe de collectifs locaux qui revendiquaient l’occupation du lieu et de la directrice des Beaux-arts a pris. L’histoire des solidarités locales de Madrid et de l’Espagne en général joue : dans les années 1960 et 1970, les tissus de solidarités et de mobilisations sont denses dans les quartiers (Castells, 1972, 1983). Les « associations de voisins » (AAVV – Asociaciones de vecinos) quadrillent le territoire de réseaux de solidarité. Les centres sociaux occupés et autogérés (squats politisés) organisent la vie militante et quotidienne au niveau local. La Tabacalera est devenue un nouveau lieu parmi d’autres de sociabilité : un café, des rencontres, des concerts, des conférences, des ateliers.
38On peut donc affirmer que l’expérimentation Tabacalera présente un fort ancrage territorial à l’échelle du quartier en comparaison au Nerdlab.
Des régimes de territorialité hybrides
Hybridations | Nerdlab, Gand | Tabacalera, Madrid |
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Échelles | Entre un mouvement transnational et la mise en réseau d’acteurs locaux | Entre un mouvement social local et une initiative sporadique de la part d’un ministère en accord avec une collectivité locale |
Normes | Entre une pratique de l’autogestion et des normes dictées par le service des bâtiments communaux | Entre une pratique de l’autogestion et des normes dictées par le ministère |
Organisation | Entre une programmation autonome, un suivi du service jeunesse, et le rôle initial joué par le service des bâtiments communaux pour rassembler des organisations du secteur culturel et artistique | Entre une programmation culturelle et politique autonome et un droit de regard minimal de la part de la direction des Beaux-Arts |
Ancrage | Entre une forte appropriation du lieu mis à disposition et un faible ancrage urbain caractérisé par une invisibilité et des mécanismes d’entre-soi | Entre une sociabilité locale dense et très localisée et un projet ministériel |
Des régimes de territorialité hybrides
Conclusion
39Face au triple phénomène de vacance (logements, bureaux, friches), Gand et Madrid s’organisent différemment, en s’appuyant sur une politique institutionnalisée dans la ville belge et sur des initiatives moins systématisées, pour l’instant, dans la capitale espagnole. Pourtant, une forme de standardisation est observée à travers la rencontre entre des alternatives citoyennes et le conventionnement d’occupations temporaires d’espaces laissés vacants mais ayant vocation à être aménagés. Au cœur de cette convergence, nous avons montré que le projet urbain était un instrument facilitateur de l’intégration des alternatives citoyennes dans la fabrique de la ville parce qu’il ouvre des possibilités d’hybridation de régimes de territorialité à plusieurs niveaux : celui des échelles, des normes, des organisations et des ancrages urbains. L’ analyse comparée des deux cas permet de montrer des similarités (sur les outputs) qui ne sont pas sans rapport avec la circulation, à l’échelle européenne ou internationale, de pratiques et de tactiques, du côté des acteurs institutionnels et des collectifs militants.
40Cependant, nous avons aussi mis en évidence des divergences dans la façon dont les principaux intéressés (les collectifs et les usagers) vivent ces projets et conventionnements et s’approprient les contraintes et ressources qui en découlent (outcomes). L’article montre ainsi que ces marges de manœuvre constituent la condition de faisabilité et de viabilité de cette hybridation entre les logiques top-down des politiques urbaines et bottom-up des expérimentations citoyennes. Les hybridations se logent dans les appropriations déviantes et sont possibles à la condition de flexibilité de part et d’autre de l’instrument : d’un côté, les collectifs acceptent des normes contre lesquelles ils ont pu par ailleurs lutter ; de l’autre, les acteurs institutionnels acceptent de déléguer de la fourniture de service public d’animation des quartiers à des collectifs autogérés auxquels ils ont pu s’opposer par ailleurs.
41L’attention portée à l’instrumentation par conventionnement ne doit pas masquer d’autres enjeux, propres aux mutations de l’action publique, comme le développement des expérimentations dans les politiques publiques et les politiques urbaines tout particulièrement. En effet, autoriser une organisation à occuper un espace de manière temporaire peut aussi être une façon de tester la portée de cette occupation pour le territoire et d’évaluer ensuite la pertinence de sa pérennisation ou de son essaimage. Un autre enjeu soulevé par les dynamiques dont il est fait état dans cet article est relatif à l’urbanisme DIY (do-it-yourself) (Douglas, 2018). En effet, la nature précaire des espaces mis à disposition oblige les collectifs à des aménagements bien souvent bricolés par eux-mêmes. Or, parce que les collectifs occupent des espaces physiques (au sens spatial) et politiques (au sens d’une absence d’offre politique dans certains quartiers) – ou parce qu’on leur délègue ces espaces – ne viennent-ils pas jouer le jeu de la défaillance des acteurs institutionnels sur les territoires en s’y substituant ?
Notes
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[1]
Nous souhaitons remercier Sébastien Ségas et Christian Le Bart pour la coordination du séminaire « engagement et (dé)territorialité » à l’origine de ce numéro spécial, ainsi que tous les participants à ce séminaire rennais pour leurs retours sur les premières versions de ce texte. Merci également aux relecteurs anonymes de la revue Pôle Sud et à Claire Dedieu pour son travail d’édition du texte et du numéro.
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[2]
Selon une enquête du Guardian qui a compilé les données des instituts nationaux en 2014, 11 millions de logements seraient vides en Europe.
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[3]
Une approche par les acteurs de ce qui relève du in ou du off permet d’éviter le piège d’un débat sur la production culturelle elle-même, d’autant plus que le in a tendance à absorber le off. On peut délimiter la culture off comme constituée par les milieux artistiques qui ne bénéficient pas de financements publics pérennes et de suivi médiatique important (Vivant, 2008, p. 5) et animée par des initiatives émergentes et davantage individuelles (Dubucs, 2013).
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[4]
Nous entendrons ici par régime de territorialité l’ensemble des rapports à un territoire donné – définis par des habitants ou des institutions – et les formes d’appropriation individuelle et collective qui s’y déploient. Ici, les rapports à un territoire donné résultent de logiques top down et bottom-up donnant à voir des dynamiques de territorialisation, déterritorialisation et reterritorialisation.
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[5]
L’usage de ce terme donne lieu à de vifs débats (Pinson, Morel-Journel, 2016). Nous opterons ici pour une définition opératoire du néolibéralisme comme un processus de marchandisation croissante d’activités sociales et politiques auparavant assurées par l’État, et de production de services davantage orientée vers la rentabilité que vers le bien commun.
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[6]
La distinction marxienne entre valeur d’usage (renvoyant à celle de la ville habitée) et d’échange (renvoyant à la valeur marchande notamment du foncier) de la ville a notamment été reprise par Logan et Molotch dans l’ouvrage Urban Fortunes (1987).
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[7]
Thomas Aguilera a réalisé une enquête ethnographique comparée sur les politiques des squats et des bidonvilles à Paris et à Madrid depuis les années 1950. Sur le cas précis des squats madrilènes, il a notamment mené une trentaine d’entretiens semi-directifs auprès de squatteurs, de militants associatifs, d’élus locaux, de fonctionnaires de police et de services municipaux, régionaux et ministériels. Cette enquête l’a amené à travailler sur le cas de La Tabacalera qui, sans être un squat à proprement parler, importe beaucoup dans l’analyse des relations entre squatteurs et autorités publiques à Madrid. Dans le cadre d’une recherche doctorale réalisée entre 2014 et 2018, Flavie Ferchaud a mené une enquête comparée sur les territorialités de dispositifs d’expérimentation et de fabrication numérique. L’enquête s’est déployée sur trois terrains d’étude : Rennes, Toulouse, Gand. Sur le cas de Gand, trois dispositifs ont été observés en articulant plusieurs méthodes d’enquête : une trentaine d’entretiens semi-directifs avec les acteurs de ces dispositifs et de leur réseau d’acteurs, des élus locaux et des fonctionnaires de services municipaux, des observations, un questionnaire en ligne. Nerdlab est un de ces trois cas. Comme tous les chercheurs en sciences sociales travaillant en milieu d’interconnaissance (Béliard, Eideliman, 2008), nous avons intégré les enjeux de confidentialité et d’anonymat propres à ce type d’enquête. C’est pourquoi les extraits d’entretiens restitués ici sont anonymés.
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[8]
L’étude (en néerlandais) : "Ghent : An emerging creative city".
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[9]
Selon M. Bauwens, adapter la logique du pair-à-pair (capacité des ordinateurs à rentrer en contact les uns avec les autres, mais sans qu’il n’y ait un point central ni qu’ils aient besoin d’une permission) à une structure sociale répondrait aux dommages environnementaux, aux injustices sociales ou encore à la dégradation des relations sociales. Le pair-à-pair permettrait la création de valeurs communes en partageant ses connaissances. Certains promoteurs de fablabs s’appuient sur ce modèle pour expliquer le sens de leurs projets.
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[10]
Au 5 novembre 2017, le rapport est consultable ici (en flamand) : https://blog.p2pfoundation.net/wp-content/uploads/Commons_transitieplan.pdf. Un résumé en anglais en est proposé sur cette page : http://commonstransition.org/commons-transition-plan-city-ghent/#_ftn1.
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[11]
Le système des hypothèques correspond à un système d’accession à la propriété dans un pays où la location telle que nous la connaissons en France n’existe pratiquement pas. Même les logements publics ne correspondent qu’à des formes allégées d’accession à la propriété pour les ménages les plus précaires, sur une période allant jusqu’à 30 ans. Les familles sont aujourd’hui en situation d’impayés et leurs banques, avec lesquelles les hypothèques et emprunts ont été signés, deviennent propriétaires du logement et expulsent les ménages.
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[12]
La charte permettait de labelliser les dispositifs en fonction de leur inscription dans un réseau mondial, leur ouverture gratuite au public ou le conditionnement d’un accès payant à la production de services, la formation par l’apprentissage, individuellement ou collectivement, aux techniques de fabrication.
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[13]
Source : entretien avec W., en charge de la convention d’occupation précaire de Nerdlab. Reconstitution de la citation à partir des notes du carnet de terrain. « On a regardé les demandes et on les a mis ensemble ».
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[14]
La convention indique le montant des charges à payer, le délai pour quitter le bâtiment (un mois), l’usage et la durée de la mise à disposition.
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[15]
En parallèle de la Tabacalera, trois autres projets sont développés à Madrid. La ville de Madrid a rénové ses anciens abattoirs dans un plus vaste projet de réhabilitation des berges du fleuve Manzanero pour ouvrir le projet Matadero sur le modèle du 104 et de la Gaîté Lyrique à Paris dans une idée d’ouverture de la gestion et de la programmation culturelle aux habitants du quartier. À quelques dizaines de mètres de la Tabacalera, la Banque Caja Madrid a ouvert la Casa Encendida : un immeuble entier, ouvert aux habitants et dédié aux usages citoyens des nouvelles technologies auquel des collectifs locaux participent. Enfin, un laboratoire d’expérimentation citoyenne (Medialab) est ouvert entre le Reina Sofía et le Musée du Prado, suivant des principes d’autogestion par les usagers.
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[16]
On retrouve ici le rôle décisif, dans certains cas, de skilled actors, dans des contextes mouvants et sur la base de mécanismes préexistants, qui « trouvent des moyens d’induire des coopérations parmi des individus disparates ou des groupes en les aidant à former des conceptions stables de rôles et des identités » dans des contextes mouvants (Stone Sweet et al., 2001, p. 11).