CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Au titre du cent cinquantième anniversaire de sa naissance, Durkheim avait été inscrit au registre 2008 des « Célébrations nationales » du ministère de la Culture. Aux différents colloques qui ont marqué l’événement national (plusieurs en France) et international (au moins en Allemagne, au Brésil, en Grande-Bretagne, en Italie, en Pologne), s’est ajoutée une série de publications d’ouvrages de et sur le fondateur de la sociologie comme discipline universitaire. Je passe ici en revue celles dont j’ai eu connaissance : des éditions de textes, une biographie, des recueils d’essais [1].

Éditions de textes

2Des quatre ouvrages de Durkheim parus de son vivant, trois venaient de faire l’objet d’une nouvelle édition « Quadrige » en 2007, sans modification ou annotation dans l’édition du texte, mais précédée d’une introduction [2]. En 2008, c’est le tour des Formes élémentaires de la vie religieuse (dont une analyse se trouve en [7], chap. 23) d’être rééditées avec une introduction, à deux reprises, d’abord aux Éditions du CNRS [1], puis en « Quadrige » [2]. En réalité, la première [1], en dépit de la date du copyright comme du sérieux académique qu’on attendrait de son éditeur, n’est pas une nouvelle édition, car elle reproduit celle qui était parue en 1991 dans la collection du « Livre de poche » : même introduction, même biographie-croupion d’une vingtaine de lignes (dont une erreur de date pour les Règles), même « bibliographie » (neuf titres de 1960 à 1990) et tous les défauts de cette édition déjà relevés ici (no 4, 1992, p. 501). Y manque notamment la carte de l’Australie qui permet de situer les tribus citées. Quant à l’établissement du texte, s’il innove quelque peu, c’est en ajoutant encore, à celles de l’édition reproduite, son propre lot de coquilles nouvelles. C’est le cas, par exemple, de la transcription des formules grecques, toutes plus ou moins estropiées, parfois drôlement (comme lorsque le mot qui se lit « guénos » est transcrit « yévoç », p. 168), parfois d’une manière qui défie la restitution (e.g. p. 92, note). C’est le cas de notes qui ont sauté (e.g. p. 162), ont perdu une partie de leur texte (e.g. p. 215), ont été déplacées par rapport aux appels (e.g. p. 119). Parmi d’autres broutilles plus ou moins gênantes (dont l’irrégularité du traitement de ce qui était en italiques chez Durkheim), le plus remarquable est un passage devenu inintelligible, p. 269 : pour la cohérence textuelle, il faut comprendre que la note 27 inclut en fait, après son contenu, à la fois une vingtaine de lignes qui devraient être dans le texte et le texte de la note appelée à la fin de ce passage [3].

3Il n’en va pas de même pour la nouvelle édition des PUF [2], dont l’habitué pourra retrouver sans surprise (à la même place, car la pagination antérieure a heureusement été conservée) toutes les coquilles qui lui étaient devenues familières, comme « culturelles » pour « cultuelles », « précision » pour « prévision », « loi » pour « foi », « fait » pour « faut » (p. 49, 611, 615 et 616, 639) [4], mais sans innovation en matière de brouillage du texte : Durkheim, on le voit, n’a pas bénéficié de la révision du texte qui vient d’être accordée à cinq des principaux ouvrages de Bergson [5]. Au fil des éditions, on observe ainsi des « mutations consonantiques » productrices de plaisants dérapages sémantiques, comme lorsque, par l’intermédiaire d’ambigus « gnogmes » (éd. PUF, dont [2], p. 51), des croyances religieuses instituées (« dogmes », édition de 1912) se métamorphosent en vilains petits lutins (« gnomes » dans l’édition du Livre de poche, p. 92, et [1], p. 82). Ces erreurs accumulées seraient faciles à corriger car elles ne figuraient pas dans l’édition de 1912, dont Durkheim a pu relire les épreuves. La nouvelle édition « Quadrige » ne comporte donc de nouveau que l’introduction de Jean-Paul Willaime qui, « en tant que sociologue des religions » (p. VI), relève « trois tensions qui sont autant de paradoxes » (p. VIII) : entre laïcisation et déification de la société, le religieux et les religions, laïcisation et transcendance de la morale ; l’analyse de Durkheim resterait actuelle en ce qu’elle se déploie « entre l’humanisation de la religion » et « la sacralisation de la société et de l’être humain » (p. XVII).

4Les lecteurs des Formes élémentaires de la vie religieuse n’auront pas seulement le choix entre deux rééditions inégalement défectueuses : ils apprécieront de disposer d’une édition maniable du premier des « mémoires » parus dans L’Année sociologique [3] (qu’il faut dater de 1898, et non de l’année précédente comme indiqué en quatrième de couverture et en première ligne de la préface), où était déjà mobilisée une partie importante des documents ethnographiques australiens de l’ouvrage de 1912. « La prohibition de l’inceste et ses origines » (analyse en [7], p. 358-361) n’avait été réimprimé que dans le gros recueil d’extraits de L’Année sociologique publié il y a quarante ans par Jean Duvignaud [6]. Le préfacier, « psychiatre, psychanalyste, thérapeute de couple et de famille », regrette que « Durkheim et Freud ne se soient jamais rencontrés » (p. 8), plaide pour une différenciation entre thérapies individuelles et familiales, note qu’ « il ne faut pas attendre de Durkheim une vision œdipienne de l’interdit » dont il « met en évidence l’aspect culturel » (p. 12-13), et inscrit finalement l’analyse durkheimienne dans des banalités sur l’identité des groupes et le nécessaire respect de l’ordre social.

5En dehors d’adaptations de graphie ou de ponctuation, l’édition du texte comporte deux innovations : d’une part, les notes purement bibliographiques sont renvoyées en fin d’ouvrage, tandis que celles qui comportent des précisions supplémentaires figurent en bas de page (quitte à ce qu’une même note soit coupée en deux) ; d’autre part, le caractère souvent abrégé ou allusif des références de Durkheim, conforme à l’usage de l’époque, est compensé par une bibliographie qui fournit « les références complètes de la plupart des ouvrages cités » (p. 137), avec l’indication de rééditions éventuelles. Cela ne va pas sans exceptions, générale pour les auteurs anciens (jusques et y compris pour Montesquieu), plus accidentelles pour les auteurs anthropologiques, dont l’énigmatique Gallon (note de la p. 43 : il s’agit de Francis Galton et la coquille est déjà dans l’édition de Duvignaud). D’autres erreurs semblent ainsi reprises de la version Duvignaud (e.g. la graphie « Nouvelles-Galles »), comme la disparition d’une note de la page 10 (dans L’Année sociologique ; elle serait p. 37 de [3]). Il est vrai que, renvoyant à « plus bas l’analyse du livre de Grosse », cette note resterait énigmatique si l’on ne voit pas que l’ouvrage d’Ernst Grosse, Die Formen der Familie und die Formen der Wirtschaft (Fribourg, Mohr, 1896), est longuement analysé par Durkheim, non dans ce « mémoire » mais dans les comptes rendus du même premier volume de L’Année (p. 319-332, repris dans le recueil de Duvignaud, p. 113-126).

6Aucune des introductions de ces trois éditions ne comporte d’indication ni sur la genèse de ces textes, ni sur leur réception immédiate ou ultérieure (par exemple, aucune allusion à Lévi-Strauss en [3]) : les présentations ne livrent guère que les idées qu’ils évoquent à leurs auteurs.

7Avec Le Contrat social de Rousseau [4], on quitte à la fois les documents ethnographiques (puisque Rousseau ne prétend pas à l’existence historique de l’état de nature qu’il reconstruit) et les textes édités par Durkheim lui-même, puisqu’il s’agit d’un cours (destiné aux candidats de Bordeaux à l’agrégation de philosophie et qu’on peut supposer dater de 1897 ; cf. [7], p. 149) publié un an après sa mort par Xavier Léon dans la Revue de métaphysique et de morale (1918). Le texte en avait été réédité en 1953 (sans les trois premières pages) par Armand Cuvillier, conjointement avec une traduction de la thèse latine de Durkheim sur Montesquieu (1893), sous le titre général de Montesquieu et Rousseau précurseurs de la sociologie (Librairie Marcel Rivière). On peut suivre Pierre Hayat quand il dit à la fois que Durkheim fait œuvre d’historien minutieux de la philosophie (il s’appuie sur la première édition critique du Contrat, qui date de 1896, il innove en marquant la continuité avec le Discours sur l’inégalité et l’Essai sur l’origine des langues, et plusieurs de ses analyses seront reprises ultérieurement) et que, s’il « est entré dans les profondeurs et les apories du Contrat social, il interprète l’œuvre à partir de ses propres préoccupations et de son ambition sociologique » (p. 9). « On voit, estime-t-il dans une allusion au titre donné par Cuvillier, que Durkheim a trouvé en Rousseau un interlocuteur davantage qu’un précurseur » (p. 21). On a bien affaire à un texte qui peut intéresser à la fois les historiens de la philosophie et ceux de la sociologie.

8Le texte est repris de l’édition de Xavier Léon, à qui le manuscrit avait été remis, ce qui évite certaines erreurs de la version Cuvillier, mais omet parfois des corrections de celle-ci que la grammaire imposerait. Le travail d’édition le plus visible a consisté à vérifier les nombreuses citations de Rousseau, pas toujours strictement littérales dans le texte de Durkheim, pour en donner le texte (modernisé) et les références selon l’édition des Œuvres complètes de la collection « La Pléiade ». Un double système de notes différencie (pas toujours très systématiquement) celles de Durkheim (qui sont en fait généralement des indications entre parenthèses dans le texte édité en 1918 ; mais ces indications sont très largement complétées par l’éditeur), données en bas de page, et celles de l’éditeur (placées en fin d’ouvrage), qui s’appuie parfois sur celles de Cuvillier. Ce travail utile de confrontation avec le texte de Rousseau ne va pas sans quelques ratés (quelques passages donnés, avec raison, comme citations de Rousseau dans les éditions précédentes n’apparaissent pas comme tels) et conduit à changer un peu le style d’écriture de ce qui était un cours (e.g. avec la suppression de formules telles que « au chapitre VIII du livre III »). Il aurait été plus précis de conserver la lettre du texte de Durkheim tel que transcrit par Xavier Léon et de donner en notes de l’éditeur les corrections et références plus précises et actualisées de ses citations. Au reste, plusieurs mots du texte ont disparu ou ont été ajoutés ou modifiés sans justification [7]. Seules deux modifications du texte de 1918 sont explicitement revendiquées comme des corrections (n. V et XIII : la première me paraît douteuse et la deuxième non conforme au sens du texte). Bref, cette transcription de la version d’origine, la seule qui reposait sur le manuscrit, est au moins aussi peu rigoureuse que celle de 1953.

9Par dérogation à la règle de cette chronique (limitée à 2008 ou son abord immédiat), on notera que, de même que le cours sur le Contrat social, qui intéresse à la fois l’histoire de la philosophie et la sociologie, est réédité dans une collection de philosophie, L’éducation morale, un des cours de Durkheim relevant de ses enseignements de pédagogie (et s’adressant aux instituteurs) (cf. analyse en [7], p. 570-577), publié en 1925 par Paul Fauconnet et actuellement indisponible aux PUF, avait été inclus, deux ans plus tôt, dans une collection consacrée à l’histoire de la pédagogie [5]. De fait, on devrait en conseiller la lecture aux élèves des Instituts de formation des maîtres, qui peuvent y trouver des conseils utiles (par exemple sur l’usage des sanctions et récompenses, sur la nature de groupe social de la classe, ou sur la fonction d’éducation morale que peut comporter même l’enseignement des sciences), en même temps que des explications sociologiques d’évolutions de la pédagogie, dont l’histoire des pénalités et de la violence scolaires : celle-ci, rapprochée de la violence coloniale dans la treizième leçon, suit un cours différent de celui des lois pénales analysé par Durkheim en 1901 (cf. [6]).

10Après avoir évoqué quelques autres œuvres de Durkheim, Jean-Claude Filloux [8] passe en revue les principaux thèmes de l’ouvrage avant d’en interroger l’actualité. L’édition du texte vaut ce que vaut l’édition électronique québécoise des « Classiques des sciences sociales », assez fidèle, qu’elle a visiblement reproduite [9] sans l’indiquer. Le lecteur remarquera que les deux premières phrases de la « première leçon » renvoient à des analyses qui viendraient d’être présentées. C’est que, comme l’indique l’avertissement de Fauconnet, les deux premières leçons ( « de méthodologie pédagogique » ) ont été omises de l’édition qu’il procure. Mais, comme la première a été publiée (par Durkheim, en 1903, puis reprise, par le même Fauconnet, en 1922 dans le recueil Éducation et sociologie), il aurait été légitime de la remettre ici à sa place. Cette édition comporte cependant un « bonus » qui la distingue des autres rééditions ici présentées : l’existence d’un double index (analytique et des noms). Mais pourquoi le premier est-il présenté dans un ordre inintelligible, qui défie aussi bien la logique que l’alphabet ? Plus modeste « bonus », pour la détente du lecteur dans un « jeu des erreurs », la quatrième de couverture présente, en quelques lignes, un concentré d’histoire humoristique tant de la philosophie que de la pédagogie et de la sociologie : elle fait d’Auguste Comte un condisciple de Bergson à l’ENS, tue précocement Ferdinand Buisson (mais quitter, en 1902, la Sorbonne pour la Chambre des députés aurait pu être une sorte de mort pour la science) et retarde de dix ans l’arrivée de Durkheim à l’Université de Bordeaux.

11Le long article de Durkheim paru en 1887 dans trois livraisons de la Revue philosophique ( « La science positive de la morale en Allemagne » ) constitue son premier écrit sociologique d’importance. Il n’a été reproduit, en français, que dans le volume I des Œuvres éditées par Victor Karady en 1975 [10] et mériterait, autant que les deux cours évoqués ci-dessus, d’être rendu plus accessible, ne serait-ce que comme document sur la formation de la pensée de Durkheim (cf. [7], p. 98-100). À défaut d’une édition française, c’est chose faite en italien, dans une traduction de Sergio Franzese [6], qui me paraît fidèle et fluide, et qui y joint celle du « mémoire » de 1901 [11], « Deux lois de l’évolution pénale » (cf. [7], p. 478-479), qui figure dans le recueil édité par Duvignaud. L’introduction souligne notamment l’annonce, dans le premier essai, des principes méthodologiques des Règles et, dans le deuxième, l’apparition d’une explication reposant sur la distinction entre sacré et profane, qui débouchera sur les Formes. Cette double traduction est complétée par une notice bio-bibliographique [12] et, surtout, par un index des noms, ce qui n’est le cas que d’une des rééditions précédemment évoquées.

Une biographie monumentale

12Au-delà de ces rééditions, le véritable monument des parutions de ce cent cinquantième anniversaire, mis en librairie au seuil de 2008, c’est la biographie que Marcel Fournier, déjà biographe du neveu [13], a consacrée à l’oncle [7]. Sur un rayon de bibliothèque, ou au poids quand on les en sort, les deux ouvrages semblent équivalents. Mais si le premier ne comportait « que » 844 pages de 36 lignes, incluant une longue bibliographie, avec un caractère de corps normal et de vraies marges, il a fallu imprimer le second pratiquement sans marge, dans un corps étriqué, avec 48 lignes par page et sans bibliographie, pour rester en deçà des 1 000 pages. C’est qu’il s’agit d’une somme, qui entend renouveler la biographie, classique mais datant de trente-cinq ans, de Steven Lukes [14], ne rien laisser dans l’ombre de ce qu’on peut savoir du personnage central, mais constituer aussi une bibliographie « collective » (que son auteur aurait voulu appeler « Durkheim & Co. ») informant non seulement sur « la vie et l’œuvre », mais également, l’œuvre ayant été aussi collective, sur les collaborateurs, et encore les concurrents, les adversaires, le contexte institutionnel ou politique. Rédigé sous une forme aussi chronologique que possible, coulé dans un style familier, ce récit, qui peut aussi se lire comme une sorte de roman, n’épargne aucun des détails disponibles. Rêvez-vous de savoir si, où et quand Durkheim a croisé sur sa route une vipère ? Vous saurez que la première (on ignore s’il y en eut d’autres) était dans les Alpes suisses, en août 1907, peu avant le choc du décès accidentel d’Octave Hamelin (p. 676). « Un livre passionnant et un grand livre », écrit François Dubet [15] : on peut souscrire à ce jugement, et regretter d’autant plus que tant d’informations accumulées soient d’un usage difficile et n’aillent pas sans répétitions [16], approximations ou erreurs.

13Un collègue, par ailleurs admiratif devant la performance que constitue cet ouvrage désormais « incontournable » dans le monde de la durkheimiologie, relevant deux erreurs factuelles (un prénom et une date) sur la quatrième de couverture, inférait que, si l’échantillon était représentatif, on devait en attendre quelque 1880 dans l’ouvrage. Un sondage au fil de quelques pages fait vite rencontrer d’inévitables coquilles (e.g. p. 75, n. 1, l’article cité d’Henri Beaunis – et non Beaumis – ne porte pas « en sycomore » dans son titre, mais, ce qui est malheureusement moins drôle, « en psychologie »), approximations (e.g., p. 74, le texte inaugural du premier fascicule de la Revue de métaphysique et de morale n’est pas de Xavier Léon, mais d’Alphonse Darlu, son professeur au lycée Condorcet) ou puzzles typographiques (ainsi, p. 290-292, on est surpris de lire que Le suicide « paraît dans la Revue blanche » : il faut comprendre que les trois alinéas qui suivent le premier du développement sur ce livre doivent être replacés plus haut, dans le développement sur Taine).

14À défaut d’une bibliographie pour se repérer dans le maquis des citations, pas toujours référencées [17], et à défaut d’un index des thèmes pour naviguer entre les différents passages où ils sont abordés à l’occasion des œuvres, l’index des noms fournira un utile instrument de travail pour qui ne se laissera pas rebuter par la dispersion des informations : plusieurs personnages bénéficient de plus de 50 renvois, 100 pour Bouglé et, dans la famille des Mauss, il a dû paraître sage d’omettre Marcel. J’ai testé cet usage sur le personnage, périodiquement rencontré, de Gustave Belot : aucun des 25 passages ne livre de notice d’ensemble pour le situer. Pour Gabriel Tarde (renvois à plus de 50 pages ou groupes de pages), on rencontre quelques développements suivis mais dispersés (au fil des chapitres 3, 7, 8, 9, 12, 16) et on peut trouver étrange de le voir qualifié de « statisticien » (p. 212, même s’il a bien été « directeur du service des statistiques criminelles au ministère de la Justice », p. 234). Distinguer typographiquement les renvois les plus significatifs aurait facilité l’usage de cet index. Regrouper en annexe les éléments biographiques des personnages secondaires aurait permis d’alléger la rédaction de l’ouvrage.

Recueils d’essais

15À côté de cette somme impressionnante, le petit recueil de six articles, paru explicitement pour saluer l’anniversaire de 2008 [18], dans la collection « Débats philosophiques » [8], paraît d’une lecture facile. Il s’ouvre d’ailleurs par un utile résumé, très décanté, de cette biographie par son auteur. Le responsable du recueil présente ensuite « les idées directrices d’une sociologie scientifique », au fil des textes généraux consacrés par Durkheim à la sociologie, à des auteurs antérieurs ou contemporains ou aux disciplines voisines. Le chapitre conclusif reproduit le compte rendu d’un ouvrage collectif sur Durkheim (son Cambridge Companion de 2005) déjà paru dans les Durkheimian Studies de 2006. On y retrouve notamment le geste rituel qui, telles la coccinelle de Gotlib ou la souris de Plantu, semble devenu la marque de fabrique des textes de Raymond Boudon : l’opposition entre la psychologie « rationnelle » du Durkheim qu’il reconstruit à son usage et la psychologie « irrationnelle » d’un Lévy-Bruhl pris à contresens comme faire-valoir.

16Entre ces textes généraux, trois autres abordent des sujets plus spécifiques et, sans instaurer de débat entre eux, peuvent justifier le titre de la collection en traitant de formes de débats. Dans un style dense et sobre, Massimo Borlandi dresse un bilan précis des rapports de Durkheim à Quetelet : à la confrontation des textes, l’opposition à celui-ci méconnaît une thèse en réalité partagée sur la signification sociale de la stabilité des régularités statistiques. Patrick Watier construit un débat entre Simmel (invité dans le premier volume de L’Année sociologique) et Durkheim sur la place à « accorder à la psychologie » : le « poids différent accordé au sociopsychique, à l’homme et à ses facultés » apparaît comme « une clé pour comprendre les différences de regard sociologique » des deux auteurs (p. 124). Dans une prose beaucoup plus rhétorique, Francis Affergan cherche à faire partager son indignation au sujet du rapport ancillaire et condescendant dans lequel il voit la sociologie durkheimienne (comme théorie) tenir l’ethnologie ou l’ethnographie (comme documentation). Mais il faudrait alors en dire au moins autant pour l’histoire et la statistique, pour ne reprendre que la phrase du Suicide citée p. 132 (mais aussi p. 60, par Bernard Valade). Et il serait pertinent de relever d’ailleurs que l’ethnologie, au sens où l’entend cette défense dans un supposé procès, n’existe pas comme discipline en France du vivant de Durkheim : on peut dater son institutionnalisation de 1925, et sous une impulsion d’ailleurs durkheimienne.

17À défaut d’une coordination plus marquée entre ces six chapitres, le lecteur aurait apprécié un mode homogène de renvoi aux textes de Durkheim, débouchant sur une bibliographie commune et faisant apparaître plus systématiquement leur date de parution initiale.

18Signalons enfin deux recueils en anglais parus cette même année 2008. Le premier [9] est un ouvrage collectif (et international) de dix chapitres, émanant de l’actif British Centre for Durkheimian Studies (rattaché à l’Institute of Social and Cultural Anthropology d’Oxford : tous les anthropologues ne tiennent pas Durkheim pour un ennemi de leur discipline) consacré à un sujet austère, le mal et la souffrance, qui ne semble pas a priori abordé directement dans les textes de Durkheim, malgré son ouvrage sur le suicide, et même si, en tant que personne, il a pu faire l’expérience douloureuse des épreuves de la guerre mondiale, dont il a été, avec son fils, l’une des victimes (cf. [7], chap. 25 et 26). Cette lacune et cette expérience sont présentées dans l’introduction des coordinateurs de l’ouvrage et dans le chapitre premier (de W. S. F. Pickering). Une première partie comporte quatre essais sur ce thème dans l’œuvre même de Durkheim : Sophie Jankélévitch aborde Le suicide ; Massimo Rosati, les Formes ; Giovanni Paoletti distingue différents « concepts du “mal” dans la pensée de Durkheim » et trois périodes dans l’œuvre sous ce rapport ; Mark S. Cladis évoque la souffrance qu’il y a à devenir humain. Avant un chapitre conclusif et prospectif de Pickering, la deuxième partie porte sur l’ « héritage » durkheimien : Robert Parkin, oxonien spécialiste de Robert Hertz, présente le point de vue de ce durkheimien mort sur le front en 1915 ; William Ramp parle de Bataille ; M. Rosati traite de la responsabilité collective ; John B. Allcock analyse les fonctions sociales des tribunaux pour crimes de guerre, comme celui de La Haye. Sans doute en rapport avec son thème, ce recueil est explicitement consacré à la célébration de l’anniversaire non de la naissance mais du décès de Durkheim (le quatre-vingt-dixième, en 2007).

19Dans une collection du centre de recherche dirigé par son auteur, le second recueil en anglais [10] est la traduction d’un ouvrage paru dix ans plus tôt [19], ce que ni le copyright, ni la note initiale des traducteurs, ni la préface, ni l’introduction de l’auteur ne laissent paraître. En dehors des quatre pages du préfacier, seuls trois alinéas de la fin de l’Introduction (p. 9), justifiant « le titre choisi pour ce livre », sont nouveaux [20]. Les huit articles ainsi réunis, parus pour la plupart dans des revues entre 1976 et 1997 (cf. p. 10), sont regroupés en deux parties : les quatre premiers chapitres abordent des aspects généraux de la théorie et des concepts durkheimiens, les suivants portent plus spécifiquement sur l’analyse des systèmes éducatifs [21]. En se félicitant de la traduction de ces textes, qui visent à donner « une interprétation non conformiste de la théorie durkheimienne » (p. 3) (parce que « interactionniste » et non « holiste »), et en renvoyant les lecteurs francophones à l’ouvrage paru en français (à couverture souple mais d’un coût deux fois moindre), on relèvera le goût de leur auteur pour la formalisation (les termes « formaliser », « modèle », « système » figurent d’ailleurs dans plusieurs de leurs titres).

20De manière assez différente, ces deux recueils visent à illustrer l’actualité de l’œuvre de Durkheim, en montrant comment ses concepts ou théories peuvent être appliqués à la lecture de phénomènes sociaux particuliers ou dont les formes ont changé depuis un siècle [22]. Conformément aux normes britanniques et américaines (dont s’affranchissent trop souvent les publications françaises), ils comportent à la fois bibliographie et index (général pour [9], mais seulement des noms pour [10]). Quelques omissions ou coquilles dans la bibliographie de [10] [23].

21Ce survol d’une production profuse mais hétérogène et sans coordination, parfois en trompe l’œil, concentrée autour de l’année 2008, l’aura-t-il donné à comprendre ? Dans les initiatives éditoriales multiples concourant à la célébration rituelle de l’anniversaire d’un ancêtre totémique à l’œuvre encore bien vivante, les membres de la tribu sociologique, et quelques autres avec eux, auront manifesté la véritable « effervescence », quelque peu brouillonne, qui caractérise, pour Durkheim, les moments les plus intenses de la vie religieuse dans ses formes élémentaires. On peut donc penser que, si quelques usages de la civilité universitaire n’ont pas été respectés, ni dans l’établissement de plusieurs de ces textes, ni dans cette chronique, c’est qu’il est « des cérémonies religieuses qui déterminent comme un besoin de violer les règles ordinairement les plus respectées », mais que, « une fois que [ils se sont] acquittés de [leurs] devoirs rituels », les chercheurs concernés vont rentrer « dans la vie profane avec plus de courage et d’ardeur » ([2], p. 547) et reprendre le cours normal de leur travail scientifique, dans l’attente des prochains moments d’effervescence appelés par les célébrations de la « mémoire collective », celles de 2012 (pour les Formes) et de 2017 (centenaire du décès).

Notes

  • [1]
    Liste en fin de ce texte ; j’y ai joint une réédition un peu plus ancienne [5].
  • [2]
    Introductions de François Dubet pour les Règles de la méthode sociologique, de Serge Paugam pour De la division du travail social et pour Le suicide. À la p. 158 du Suicide, on continue de lire « une soirée religieuse » pour « une société religieuse ».
  • [3]
    Le même phénomène se reproduit p. 293, mais, comme il s’agit de deux notes très rapprochées, le lecteur souffre moins.
  • [4]
    Pour un inventaire plus complet, cf. W. S. F. Pickering, « Printing and textual variations in various editions of Les formes élémentaires », Durkheimian Studies, n.s., vol. 3, 1997, p. 13-14. Les commentateurs peuvent adopter ces coquilles : la présentation de [1] félicite Durkheim d’ « insister sur les “relations culturelles”, fondement de toute vie en société » (p. 23).
  • [5]
    Cf. ci-dessous, p. 237-241.
  • [6]
    Émile Durkheim, Journal sociologique, introd. et notes de Jean Duvignaud, Paris, PUF, 1969, 728 p.
  • [7]
    Par exemple, p. 42, on a « de l’homme civilisé » au lieu de « du civilisé », « à tort » a disparu dans la ligne qui suit ; p. 67, « antisociale » a sauté ; p. 68, on trouve deux lacunes, des guillemets à ouvrir et un mot changé à tort dans une citation ; p. 90, à la première ligne, l’omission de « du nombre » rend la phrase peu lisible.
  • [8]
    Auteur de Durkheim et le socialisme (Genève, Droz, 1977) et de Durkheim et l’éducation (Paris, PUF, 1994), Jean-Claude Filloux avait aussi édité le recueil de textes de Durkheim intitulé La science sociale et l’action (Paris, PUF, 1970). Aussi auteur d’un Tolstoï pédagogue (Paris, PUF, 1996), il s’arrête notamment (p. 20-22) sur la critique nuancée des idées pédagogiques de Tolstoï par Durkheim dans la douzième leçon.
  • [9]
    Mais dans une version antérieure à la révision récente qui a réintroduit les formules grecques (cf. p. 146). Quelques coquilles partagées avec cette édition électronique mais absentes des éditions Alcan-PUF témoignent de l’emprunt, comme celle qui rend une phrase bien obscure en remplaçant « douteurs » par « douleurs » (p. 74).
  • [10]
    Émile Durkheim, Œuvres, 3 vol., Paris, Éditions de Minuit, 1975 ( « Le Sens commun » ). Ces trois volumes livrent, en plus de 1 500 pages, avec bibliographie de Durkheim, index des noms et index des matières, les textes de Durkheim alors connus qui n’avaient pas été repris dans les différents recueils précédemment édités.
  • [11]
    Et non 1900, p. 45 et 149 : conformément au principe de la série, le volume 4 de L’Année sociologique porte en couverture « 1899-1900 », parce qu’il analyse des publications de ces années, mais paraît l’année suivante.
  • [12]
    On pourra recourir à [7] pour corriger quelques détails : les lycées où enseigne Durkheim avant d’être nommé à Bordeaux ne sont pas parisiens ; L’Année sociologique n’est, à proprement parler, pas « fondée » en 1896, même si le projet en remonte à cette année.
  • [13]
    Marcel Fournier, Marcel Mauss, Paris, Fayard, 1994. Marcel Fournier est aussi le co-éditeur (avec Philippe Besnard) des Lettres à Marcel Mauss de Durkheim (Paris, PUF, 1998 ; cf. compte rendu ici, no 1, 2004, p. 79), qui fournissent une partie importante de la documentation de [7].
  • [14]
    Steven Lukes, Émile Durkheim. His Life and Work, Londres, Allen Lane, 1973.
  • [15]
    In Revue française de sociologie, t. 49, no 4, 2008, p. 830.
  • [16]
    Comme les « bonnes causeries » et « chaudes discussions » à l’ENS, citées successivement p. 40 et 41.
  • [17]
    Par exemple, les sept lignes de la page 128 sur la pédagogie ne sont précisées que par « comme il le rappellera plus tard » – les lecteurs de [5] les trouveront au début de la première leçon (p. 32).
  • [18]
    Il est aussi dédié « à la mémoire de Philippe Besnard » (décédé en 2003) qui a, comme le note Raymond Boudon, « joué un grand rôle dans le renouveau de l’intérêt pour Durkheim en France » (p. 151), tant, d’ailleurs, dans l’animation de ces études que par ses propres travaux (en partie repris dans le recueil Études durkheimiennes, Genève, Droz, 2003).
  • [19]
    Mohamed Cherkaoui, Naissance d’une science sociale. La sociologie selon Durkheim, Genève, Droz, 1998. Deux des textes qui le composent étaient parus d’abord en anglais. En ligne
  • [20]
    Cette Introduction peut être téléchargée librement sur le site de la maison d’édition.
  • [21]
    Un chapitre a changé de place : le dernier, donné comme « postcript à la première partie » dans l’ouvrage de 1998, retrouve sa place en quatrième chapitre de cette partie dans la version anglaise. Le passage de la forme article à celle de chapitre de livre n’ayant pas été contrôlé, on peut trouver des renvois à des articles qui se trouvent aussi dans le livre (ainsi, la note 5 du chapitre 6 cite un article de la Revue française de sociologie de 1976 dont le lecteur ignore qu’il vient de lire la traduction comme chapitre 5).
  • [22]
    Il en va de même d’un numéro de revue que je découvre au moment de corriger les épreuves de cette chronique : le n° 2 (2008) du Journal of Classical Sociology annonce le « retour » de Durkheim (William Ramp titre sa présentation « Durkheim redux »). Les auteurs des sept articles (dont deux ont aussi participé à [9]) se partagent entre le continent nord-américain et l’Europe. Durkheim y est enrôlé dans l’analyse de questions politiques d’actualité (y compris celle de « the abuse at Abu-Ghraib »). Deux articles convoquent Foucault, deux Bataille, un autre Habermas et Joyce : c’est un Durkheim frotté de « postmodernisme » qui est présenté. Les références sont presque exclusivement aux Formes élémentaires, qui apparaissent comme l’ouvrage de ce retour ; le texte de Massimo Rosati est d’ailleurs la traduction anglaise de son introduction à une traduction italienne de ce livre (Rome, Meltemi, 2005).
  • [23]
    Selon l’erreur classique dont le principe est relevé plus haut, « Quelques formes primitives de classification » est daté de 1902 (p. 171 – mais bien 1903 à l’occasion du titre de la traduction en anglais, p. 205). À la page 167 (n. 24), on corrigera Tapie en Lapie (pour lequel le renvoi de l’index devrait être à cette page, l’article indiqué manquant d’ailleurs en bibliographie).
Français

L’ « année » durkheimienne 2008

En 2008, le 150e anniversaire de la naissance de Durkheim a été l’occasion de publications assez abondantes, parfois décevantes. On passe ici en revue des ouvrages parus en 2008 ou peu avant : cinq rééditions et une traduction de textes de Durkheim, une biographie monumentale et touffue, trois recueils d’essais.

RÉFÉRENCES

  •  [1] Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie, présentation de Michel Maffesoli, Paris, CNRS Éditions, 2008, 640 p., 12 E.
  •  [2] Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie, introduction de Jean-Paul Willaime, Paris, PUF, septembre 2008, XXII-648 p. ( « Quadrige. Grands textes » ), 15 E.
  •  [3] Émile Durkheim, La prohibition de l’inceste et ses origines, préface de Robert Neuburger, Paris, Payot, 2008, 144 p. ( « Petite bibliothèque Payot » ), 7,50 E.
  •  [4] Émile Durkheim, Le Contrat social de Rousseau, introd. et notes de Pierre Hayat, Paris, 2008, 108 p. ( « Philosophie en cours » ), 14 E.
  •  [5] Émile Durkheim, L’éducation morale, préface de Jean-Claude Filloux, Paris, Fabert, 2006, 358 p. ( « Pédagogues du monde entier » ), 26 E.
  •  [6] Émile Durkheim, La scienza positiva della morale in Germania, introduction, traduction et notes de Sergio Franzese, Milan, Aragno, 2008, 198 p. ( « Biblioteca Aragno » ), 15 E.
  •  [7] Marcel Fournier, Émile Durkheim (1858-1917), Paris, Fayard, 2007, 940 p. ( « Histoire de la pensée » ), 35 E.
  •  [8] Bernard Valade (éd.), Durkheim. L’institution de la sociologie, Paris, PUF, septembre 2008, 172 p. ( « Débats philosophiques » ), 12 E.
  •  [9] William S. F. Pickering et Massimo Rosati (éd.), Suffering and Evil. The Durkheimian Legacy. Essays in Commemoration of the 90th Anniversary of Durkheim’s Death, New York-Oxford, Durkheim Press -Berghahn Books, 2008, 204 p., 60 $ / 30 £.
  • [10] Mohamed Cherkaoui, Durkheim and the Puzzle of Social Complexity, trad. de Peter Hamilton et Toby Matthews, préface de Bryan S. Turner, Oxford, Bardwell Press, 2008, XII-218 p. ( « GEMAS Studies in Social Analysis » ), 60 £.
Dominique Merllié
Université de Paris VIII - Saint-Denis, mmerllie@ msh-paris. fr.
Mis en ligne sur Cairn.info le 22/05/2009
https://doi.org/10.3917/rphi.092.0217
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