1Dans le courant de l’été 2008, l’Agence pour l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES, créée en 2006 pour remplacer le CNRS dans sa fonction d’évaluation) a édité un ensemble de listes de revues scientifiques relevant des sciences de l’homme et de la société, classées par domaines disciplinaires et par niveau d’excellence, les lettres A, B et C désignant trois catégories d’ « audience » ou de « rayonnement » décroissants et les chercheurs étant fortement invités à publier dans les revues classées en A ou B. Ces classements ont aussitôt suscité des protestations et des analyses critiques (auxquelles s’est associée la Revue philosophique par un éditorial du fascicule précédent) dans différentes disciplines, individuelles (comme celles d’Olivier Boulnois, Sophie Basch ou Christophe Bouillaud) ou collectives (comme celle de membres de commissions nationales de sociologie). Plus de quarante responsables de revues relevant de l’histoire des sciences et techniques ont signé un texte commun demandant leur retrait du classement du même type réalisé antérieurement par l’ERIH (European Reference Index for the Humanities) de la Fondation européenne pour la science. La conscience des effets négatifs d’un tel classement a d’ailleurs conduit les experts d’un des groupes de disciplines de l’AERES, celui de « Littérature française et littérature comparée », à surseoir (ou renoncer ?) à celui qui leur était demandé. Une pétition a commencé à circuler au début du mois d’octobre [1].
2À ces analyses et contestations, je propose de joindre un document : l’étude statistique du contenu de la liste publiée pour la philosophie, montrant que cette discipline a fait, à l’occasion de ces classements, l’objet d’un traitement particulièrement sommaire et différent de celui des autres disciplines. Si les « experts » qui ont produit ce résultat visaient à faire apparaître les contradictions inhérentes à une telle entreprise, ou simplement à produire les conditions d’une mobilisation des chercheurs à son encontre, ils s’y sont assez bien pris.
3J’ai dû faire cette étude en deux temps. En vue d’analyser le classement produit par l’AERES pour les revues de philosophie, j’en avais d’abord téléchargé la liste (datée du 28 juillet) le 23 septembre. Le 13 octobre, j’achevais la rédaction d’une note observant que cette liste de 674 entrées, extrêmement hétéroclite, riche en erreurs matérielles (comme des doublons), amalgamait curieusement des revues philosophiques à des revues traitant de questions religieuses et que celles-ci étaient classées de manière bien plus souvent positive que celles-là. Si, globalement, 20 % des revues de cette liste étaient classées en A, c’était le cas de 25 % des revues signalées comme relevant aussi d’autres disciplines que la philosophie et de moins de 11 % de celles qui apparaissaient au titre de la seule philosophie. M’étant alors aperçu qu’une liste, datée du 6 octobre, avait entre-temps été publiée par l’AERES pour le domaine « théologie et sciences religieuses », comportant 369 revues dont je reconnaissais les titres, je débouchais sur la conclusion que, à de rares exceptions près, la liste de philosophie agglomérait en fait les titres de cette nouvelle liste à ceux de la liste de philosophie antérieure de l’ERIH (comportant 305 titres, dont deux étaient omis). 22,5 % des titres de la liste « théologie et sciences religieuses » étant classés en A, il apparaissait que les revues de sciences religieuses sont, selon l’AERES, bien plus souvent de grande audience ou de niveau international que les revues de philosophie.
4Surpris de l’importance des anomalies et des erreurs ainsi relevées, j’ai alors vérifié si, après la publication de cette nouvelle liste, les revues relevant des études religieuses étaient toujours incluses dans la liste de la philosophie et j’ai constaté que celle-ci, titrée « philosophie, histoire des sciences » et non plus seulement « philosophie », toujours datée du 28 juillet, avait été très substantiellement transformée : réduite de plus de moitié et passée, avec 317 entrées, à 47 % du volume de la liste initiale. La comparaison des deux listes successivement éditées pour la philosophie fait ressortir un toilettage important. De la première (désormais LA1) à la seconde (désormais LA2) ont disparu non seulement toutes les revues de la liste « théologie et sciences religieuses » (désormais LAth) (sauf les quelques revues de cette liste qui appartenaient aussi à la liste de philosophie de l’ERIH), mais aussi six entrées correspondant à des doublons, et onze autres titres (dont certains relevant manifestement des sciences religieuses, bien qu’omis en LAth). Les deux titres de la liste de l’ERIH (désormais LE) qui manquaient précédemment étaient restitués, des sous-titres ajoutés (ou modifiés) à certaines revues, quelques classements disciplinaires modifiés (coappartenance ou non à d’autres disciplines), ainsi que quelques classements en A/B/C. On dispose donc maintenant d’une liste corrigée (même si des erreurs ont pu s’y maintenir : j’ai renoncé à les traquer [2]), dont l’analyse se trouvait à refaire.
5Les 317 titres de LA2 se distribuent en 62 A, 156 B et 99 C (respectivement 20, 49, et 31 %). Si l’on distingue ces titres selon qu’ils renvoient au seul domaine « philosophie, histoire des sciences » ou à un ou plusieurs autres également, on observe, pour les 250 titres monodisciplinaires, des taux correspondants de 14, 48 et 38 %, tandis que, pour les 67 titres associant d’autres disciplines, cette distribution est de 40, 52 et 7 % [3]. Ainsi, un titre « philosophique » mais attribué aussi à un ou plusieurs autres domaines a des chances considérablement plus grandes de se voir classé en A, et beaucoup plus faibles d’être classé en C que dans le cas contraire. Miracle de la pluridisciplinarité ? Ou simple conséquence du fait que l’AERES s’est donné pour règle qu’un titre classé par plusieurs groupes d’experts se voyait attribuer le meilleur classement reçu ? Il est plus que probable que beaucoup des titres relevant d’autres disciplines doivent à celles-ci leur classement globalement beaucoup plus favorable.
6Outre cette donnée statistique, on en trouve des indices matériels très clairs dans l’analyse des doublons qui figuraient sur LA1 : à chaque fois que le classement différait, il était plus bas pour le titre présenté comme relevant de la seule philosophie que pour le doublon relevant d’autres disciplines. Ainsi, lorsque Olivier Boulnois observait que « la Revue des sciences théologiques et philosophiques a obtenu la note B, ce qui est quand même pas mal... pour une revue qui n’existe pas », on peut ajouter que ce B relevait de la (seule) philosophie, tandis que le A obtenu (et maintenu en LA2) par la (véritable) Revue des sciences philosophiques et théologiques correspond à sa coappartenance aux domaines de l’histoire et des sciences religieuses [4]. Les quelques revues dont le classement a progressé de LA1 à LA2 offrent des indices matériels analogues. Ainsi, le Journal of Pragmatics, promu de B en A, est partagé par la psychologie et les sciences du langage, Psyche est promu de B en A en même temps que sa coappartenance à la psychologie est relevée, de même que la Revue de philosophie ancienne au moment où elle vient émarger en histoire.
7Il est donc clair que les experts désignés par l’AERES pour la philosophie ont été beaucoup moins positifs dans leurs cotations que ceux d’autres domaines (il faudrait refaire la même analyse statistique pour chacun d’entre eux pour mesurer plus précisément à quel point). Mais, outre cette plus grande parcimonie dans l’usage de l’échelle des notes, ont-ils travaillé de la même manière ?
8L’AERES indique, de manière générale, qu’une des bases de son classement lui a été fournie par celui de l’ERIH. Mais il aurait été inutile de faire travailler de nouveaux groupes d’experts s’il ne s’était agi d’établir un classement différent, adapté à la situation des chercheurs en France. Au critère relativement formel de l’ERIH, lié au caractère « international » des revues, était ainsi substitué le terme plus vague de « rayonnement » [5]. On lit dans la présentation de LA2 que les « listes ERIH », contestées pour « leurs biais de classement », devaient être adaptées au « contexte réel de la recherche en philosophie en France ». On peut donc se demander quelle ampleur et quelle forme a prises l’adaptation annoncée.
9Il semble que d’autres groupes d’experts se soient efforcés de procéder à ce changement de perspective, tant en élargissant la liste des revues concernées qu’en adaptant leurs classements. Ce n’est guère le cas pour la philosophie. Le champ des revues examinées, d’abord, est presque identique : sur les 317 titres de LA2, 305 sont ceux de l’ERIH et seuls 12 (4 %) y ont été ajoutés [6]. Il serait pourtant facile de repérer des revues de philosophie qui ne dépareraient pas cette liste. De fait, LA2, comme LE, comporte une catégorie D, implicite et indéfinie : les revues non classées (supposées ne pas répondre aux critères des publications scientifiques). Ainsi, pour se limiter très arbitrairement à des revues qui ont été adressées à la Revue philosophique et y ont été recensées à ce titre dans les quatre dernières années (2005 à 2008), on ne trouve pas, dans cette liste :

10S’ils ont suivi de très près la liste des revues de LE, les auteurs de LA2 en ont-ils adapté les classements ? Là encore, leur initiative a été bien réduite. Le tableau ci-dessous (p. 96) rend compte précisément des cas de classement identiques ou différents. Quelles sont par exemple les revues qui ont été classées, au seul titre de la philosophie, dans la catégorie A ?

11En dehors de trois titres allemands, dont un doublé de sa traduction anglaise, et deux latins, ces 35 revues sont de titres anglophones. Mais Studia Logica (revue polonaise dont l’éditeur est néerlandais) a un sous-titre anglais et ne publie qu’en anglais, et les autres exceptions sont des revues plurilingues, qui publient largement ou principalement en anglais. Autre test du privilège de l’anglophonie dans ce classement : sur 91 titres comportant les mots « journal », « philosophy », « philosophical », « proceedings », « quarterly », « review », « studies », 35 % sont classés en A, plus de 62 % en B et 3 % en C.
12D’où vient cette liste très anglophone ? À l’exception des quatre titres ici marqués d’un *, ils sont tous classés en A sur LE (* étaient en B, ** en C). A contrario, d’une part une seule revue cataloguée A en LE ne l’est pas en LA2 [7], d’autre part les revues examinées par plusieurs groupes de disciplines de l’AERES et classées en A étaient beaucoup plus souvent classées différemment en LE : c’est le cas de 15 sur 27, dont 11 étaient classées en B et quatre en C. Là encore, on voit que le classement de LA2 serait encore plus proche de celui de LE s’il n’était affecté, pour une partie des titres, par le travail d’autres groupes d’experts que celui de la philosophie.
13C’est dans la distribution entre les catégories B et C que LA2 se différencie le plus de LE. Les titres communs à LE et à LA2 classés en B par celle-ci sont au nombre de 150, dont 117 ne sont attribués qu’à la philosophie et 33 à au moins une autre discipline. Trente-trois d’entre eux étaient classés en C par LE, dont 25 parmi les revues ne relevant que de la philosophie et 8 pour les autres. Globalement, la liste B de LA2 comporte donc 33/150 = 22 % de ses titres classés en B qui se sont vu promus par rapport à LE. Cette proportion est un peu plus forte (24 %) pour les revues examinées au titre de plusieurs disciplines que pour les autres (21 %). Mais, si la différence n’est pas plus marquée, c’est parce que, on l’a vu, on trouve dans les premières des classements passés de C en LE à A en LA2. Si l’on observe simplement la proportion de revues communes à LE et à LA2 et mieux classées dans la seconde que dans la première, elle est de 52/305 = 17 % pour l’ensemble, mais 29/240 = 12 % pour les revues présentées comme monodisciplinaires et de 23/65 = 35 % pour les autres. Ainsi, si des reclassements ont bien été effectués en LA2 par rapport à LE, c’est avec beaucoup plus de parcimonie pour les revues examinées par les seuls experts de philosophie que pour les autres.
14Quelles sont, parmi celles qui n’ont été considérées qu’au titre de la philosophie, les revues qui ont ainsi vu progresser leur évaluation ? Aux quatre revues indiquées ci-dessus comme classées en A, s’ajoutent les 25 qui sont passées de C en B :

15Avec d’autres revues européennes, on trouve notamment ici huit revues francophones, dont les revues universitaires généralistes [8]. Doivent-elles se féliciter de cette promotion en B par rapport au classement C de l’ERIH ? Un coup d’œil sur les listes de l’AERES dans d’autres disciplines ne permet guère de le penser [9]. Au sein de la liste de philosophie de l’AERES, on trouve pourtant quatre revues francophones classées en A :

16Ces exceptions confirment la règle qui exclut de la catégorie A (à laquelle les chercheurs sont invités, en France, à s’adresser de préférence) les revues philosophiques francophones, puisqu’elles apparaissent toutes comme relevant aussi d’autres disciplines (toutes quatre en histoire, les deux dernières aussi en sciences religieuses) [10].
17Ainsi, beaucoup moins positif, dans la distribution de ses notes, que celui des autres disciplines, le classement des revues philosophiques par l’AERES se démarque à peine, tant pour le recensement des revues considérées que pour leur hiérarchisation, de celui de l’ERIH, qu’il n’adapte que de manière très marginale. Si on fait abstraction des changements liés à l’examen d’autres groupes d’experts, on voit que ceux de la philosophie ont dû largement se contenter de reconduire ce qui leur était proposé, avec quelques « coups de pouce » aux revues qu’ils pouvaient connaître sans avoir besoin de les consulter.
18Au reste, les lecteurs au fait des orientations spécifiques des revues citées ci-dessus pourront repérer des biais autres que proprement linguistiques dans ces classements et ces reclassements ; je ne les aborde pas ici, pour m’en tenir aux critères objectifs directement repérables dans les indications livrées par les listes elles-mêmes.

Notes
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[1]
Http:// wwwww. appelrevues. org/ .
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[2]
On peut se demander, par exemple, s’il est bien légitime de classer l’Australian Journal of Philosophy, – Biology and Philosophy, – Erkenntnis. An International Journal of Analytic Philosophy, – Logique et Analyse, – Mind and Society, Philosophica et d’autres comme des revues relevant aussi de l’histoire.
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[3]
S’il est vrai que la norme indiquée par la direction de l’AERES aux différents groupes d’experts a été que « les revues classées en A ne devaient pas excéder 25 % » (selon Jean-Louis Briquet), on voit qu’elle a été appliquée de manières bien variables.
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[4]
De même, avec le même numéro ISSN, Ethical Perspectives, était classé en C pour la seule philosophie, tandis qu’Ethical Perspectives (= Ethische Perspectieven) était classé B aux titres de l’histoire et la philosophie (et l’est en LA2, aussi au titre des sciences religieuses) ; Medieval Philosophy and Theology apparaissait à la fois en A et en B, apparemment au seul titre de la philosophie, mais on pouvait vérifier que cette revue était classée en A dans la liste de l’histoire (et l’est en LA2, ainsi qu’au titre des sciences religieuses).
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[5]
Pour l’ERIH, A désigne les « high ranking international publications with a very strong reputation among researchers of the field in different countries », B les « standard international publications with a good reputation among (etc.) », C les « research journals with an important local/regional significance in Europe » dont le « main target group is the domestic academic community ».
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[6]
Il s’agit de six revues classées en B : – Giornale di storia della filosofia, – Journal of Speculative Philosophy, – Manuscrito. Revista internacional de filosofia, Revue d’histoire des sciences, – Revue de philosophie économique, – Transactions of the Charles S. Peirce Society, et six revues classées en C : – Brentano Studien, – Dilthey Yearbook, – Intellectica, – Raison publique, – Revue francophone d’esthétique, – Rue Descartes. La présence de la Revue d’histoire des sciences dans ces ajouts erratiques est à relever, car LA2 comporte désormais l’histoire des sciences dans son intitulé, alors que LE (pour la philosophie) explicite le fait que cette discipline fait l’objet d’une liste distincte de l’ERIH : ce changement de champ apparent entre LE et LA2 n’aura donc donné lieu qu’à cet unique ajustement.
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[7]
Il s’agit (est-ce une erreur matérielle ?) de The Monist, classé en B.
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[8]
La Revue internationale de philosophie, également classée en B, l’était déjà dans LE.
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[9]
Par exemple, en sociologie et pour les revues françaises, Actes de la recherche en sciences sociales, L’Année sociologique, les Cahiers internationaux de sociologie, Population, la Revue française de sociologie, Sociologie du travail sont classées en A. De même, le comité des « sciences de l’éducation » a retenu six « revues francophones de position internationale » dans la catégorie A. On peut aussi comparer le sort de la Revue philosophique de Louvain (B, en philosophie) à celui de la Revue théologique de Louvain (A, en histoire et en sciences religieuses).
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[10]
On a évoqué ci-dessus le cas de la seconde : classée en C en LE, elle était classée en B, au seul titre de la philosophie, en LA1, et doit donc bien son nouveau label A à la commission d’histoire.