CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1« Beaucoup de bruit pour rien ? » s’interrogeaient en 2011 Loïc Blondiaux et Jean-Michel Fourniau dans leur introduction du premier numéro de la revue Participations, à l’occasion d’un bilan des recherches sur la participation du public en démocratie (Blondiaux, Fourniau, 2011). Depuis, les travaux se sont enrichis et structurés, les apports disciplinaires se sont croisés, la participation est devenue un champ de recherche reconnu par les institutions académiques. À partir d’un dispositif participatif particulier, les conseils citoyens, nous voudrions revenir à cette question initiale en l’adressant cette fois tant à la recherche qu’à ceux qui pratiquent la participation – institutions, professionnels, citoyens au sens large.

Un dispositif paradoxal

2Les conseils citoyens (CC), rendus obligatoires dans les quartiers dits prioritaires par la loi Lamy, ou loi de programmation pour la ville et la cohésion sociale du 21 février 2014, constituent un dispositif paradoxal.

3Dans la loi, ils s’accompagnent du principe de co-construction de la politique de la ville, inscrit dans l’article 1. Ils s’inspirent en cela du rapport Bacqué-Mechmache, réalisé à la demande de François Lamy et livré en 2013 (Bacqué, 2015). Ce ne sont pas des conseils citoyens que préconisait ce rapport mais des tables de quartier, non obligatoires, créées à l’initiative des habitants, vues comme une forme de pouvoir à l’échelle du quartier, lieu à la fois d’interpellation, de contestation, de proposition, de co-construction. De cette proposition naîtra une expérimentation coordonnée par la Fédération des centres sociaux et la coordination Pas sans Nous, dont rend compte dans ce numéro l’article de Jérémy Louis. Aux tables de quartier, le ministre emprunte le principe de l’autonomie et de l’indépendance des CC et l’idée du tirage au sort, évoquée comme une possibilité dans le rapport. Mais en les rendant obligatoires, il en fait un dispositif institutionnalisé, sous contrôle du préfet. Il s’agit ainsi pour le ministre d’imposer les CC, et surtout leur autonomie, à des collectivités locales qu’il sait réticentes [1] – ce que confirment les débats en commission lors de la discussion des amendements à l’Assemblée nationale. De fait, c’est une philosophie fort différente de celle promue par le rapport Bacqué-Mechmache qui s’impose ici : il ne s’agit plus d’appuyer des dynamiques citoyennes et de les reconnaître, mais bien de créer « depuis le haut » un nouveau dispositif, de l’imposer aux municipalités et d’y convoquer les habitants.

4Pour autant, c’est un cadre de référence et non un arrêté qui définit précisément l’installation et le fonctionnement des CC, le ministre ne souhaitant pas imposer un cadre trop rigide. Ce document fait l’objet de discussions avec différents partenaires, préfigurant le comité de suivi installé quelques mois plus tard par la secrétaire d’État Myriam El Khomri qui réunit les représentants des associations d’élus, les grands réseaux associatifs, les réseaux de professionnels de la politique de la ville, les représentants des centres de ressources, ceux des délégués du préfet, l’Agence nationale pour la rénovation urbaine et le Commissariat général à l’égalité des territoires. Le principe de ce comité de suivi repose sur l’idée que le dispositif des CC doit évoluer en marchant, par l’intégration des résultats de l’évaluation et de l’expérience des acteurs.

5Cette genèse permet d’expliquer un ensemble de contradictions et d’impensés propres aux CC. En premier lieu, si ceux-ci sont censés être autonomes mais aussi indépendants des pouvoirs locaux (ce qui implique notamment que ni élus ni agents administratifs n’y siègent), il est de la responsabilité et du pouvoir des municipalités de les mettre en place et de celle du préfet de les entériner. Les associations ou collectifs qui, comme à Angers, face à l’inaction de la collectivité, tenteront de prendre l’initiative et de mobiliser les acteurs locaux pour la création des CC se heurteront à une fin de non-recevoir de la part du maire comme du préfet.

6En second lieu, les CC sont formés de deux collèges paritaires : un collège d’habitants du quartier et un collège d’acteurs locaux volontaires, associatifs et économiques. Le collège des habitants est constitué par tirage au sort, dans l’objectif d’associer des citoyens « ordinaires » qui ne sont pas inclus dans les arènes classiques de la participation. Leur composition fait l’objet d’un arrêté du préfet ce qui, tout en leur donnant une légitimité officielle accordée par le représentant de l’État « au-dessus » du maire, contribue néanmoins à la figer. Plusieurs recherches sur le tirage au sort montrent que ce mode de représentation, pour être véritablement démocratique, nécessite une rotation de ses participants, un mandat limité dans le temps et des objets ciblés de délibération (Owen, Smith, 2018 ; Courant, Sintomer, 2019). S’il est possible de convaincre des citoyens non mobilisés de consacrer du temps aux affaires publiques, c’est pour un temps délimité et sur un enjeu précis. Le fonctionnement des jurys implique par ailleurs un ensemble d’incitations comme le défraiement du temps passé et des formes de reconnaissance. Enfin, on peut distinguer deux grandes méthodes de tirage au sort : l’une, le tirage au sort aléatoire, laisse faire le hasard et donc le « cens social », car les populations les plus éloignées de la sphère politique seront plus promptes à faire défection. Elle repose sur une vision de la société comme société d’individus et la délibération se construit à partir de voix singulières. L’autre méthode de tirage au sort, par le biais d’une sélection aléatoire stratifiée, cherche la construction d’un groupe représentatif de la population concernée, tentant de donner toute leur place aux populations marginalisées ou aux jeunes par exemple. Ce mode de représentation vise à incarner le peuple compris dans sa diversité. Mais la loi, puis ses instances de mise en œuvre, prises dans un « tropisme procédural » (Mazeaud, 2009), ont occulté ces questions conceptuelles et procédurales, et les conditions et la philosophie du tirage au sort n’ont pas été pensées.

7En troisième lieu, les moyens de la participation restent à peine évoqués. Si les CC doivent, selon le cadre de référence, disposer d’un budget spécifique, celui-ci reste à la discrétion des collectivités et varie fortement selon les budgets et les volontés politiques, ce qui renvoie les CC à une situation de dépendance.

8Enfin, les CC sont appelés à co-construire la politique de la ville et à contribuer à ses instances de pilotage, mais ils ont été mis en place après la signature des contrats de ville 2015-2020. Ce sont ces impensés qui ressurgissent au moment de ce bilan provisoire. D’un autre côté, l’expérience des tables de quartier, montées à l’initiative de la Fédération des centres sociaux et de la coordination Pas sans Nous, analysée dans ce dossier par J. Louis, indique des dynamiques contrastées, non exemptes elles aussi de tensions.

Un catalyseur des enjeux de la participation du public

9Ce faisant, les CC renvoient à trois enjeux d’ordres différents qui traversent les débats publics et le champ de la recherche sur la participation et qui s’expriment de manière particulièrement vive dans les quartiers populaires.

10(1) La participation des classes populaires et des désaffiliés est-elle possible, et à quelles conditions ? Les multiples travaux conduits sur la participation montrent dans la plupart des cas la reproduction d’un « cens caché » (Gaxie, 1987), la difficulté à élargir les publics aux groupes les plus marginalisés et, quand ils sont présents, à les entendre (Carrel, 2013 ; Gourgues, Mazeaud, 2018). Cette question est majeure dans les quartiers dits prioritaires de la politique de la ville marqués par une désaffection de la politique représentative qu’illustrent les taux d’abstention ou de non-inscription électorale (Braconnier, Dormagen, 2007). C’est d’ailleurs cette question qui est au centre du rapport Bacqué-Mechmache sur lequel s’appuie le ministre François Lamy pour imposer ce nouveau dispositif (Bacqué, Mechmache, 2013).

11(2) La participation peut-elle survivre à son institutionnalisation ? Dans le contexte français, l’injonction à la participation, qui s’est amplifiée depuis le début des années 2000, s’est traduite par une « mise en procédures » de la participation (Blondiaux, Fourniau, 2011). Une succession de lois a réglementé les usages de la participation, instaurant des dispositifs ponctuels (comme la consultation des habitants dans les projets de rénovation urbaine) ou pérennes et réguliers (comme les conseils de quartier). Les effets ambivalents de l’institutionnalisation sur l’action collective, et notamment sur son potentiel protestataire, ont été montrés par de nombreuses recherches. Elle pourrait ainsi constituer tour à tour une « contrainte » ou une « nouvelle ressource » (Blatrix, 2002), servir l’acceptabilité sociale des projets et la reproduction des rapports de pouvoir ou permettre la visibilisation d’alternatives et l’émergence ou le renforcement de contre-pouvoirs. Dans le même temps, il n’est pas possible d’affirmer une rupture franche entre une participation institutionnalisée et une participation non institutionnalisée. Si la participation produit « des formes de “domestication” ou d’“intégration institutionnelle” des mouvements sociaux », elle produit également des « formes d’“ensauvagement des institutions” » (Neveu, 2011). Que fait donc la loi à la participation et à l’action collective ? Peut-elle imposer ou favoriser la participation, et pour quels effets ? Que produisent les injonctions ou les encouragements réglementaires sur les mouvements sociaux, les institutions et les personnes qui les composent ? La problématique de l’institutionnalisation est au cœur des CC, et leur analyse conduit à apporter de nouveaux éclairages sur ces problématiques centrales du champ de recherche.

12(3) Comment évaluer la portée de la participation ? À partir de quels points de vue, de quels critères et de quelles attentes gestionnaires, sociales ou politiques (Bacqué, Rey, Sintomer, 2005) ? La démarche évaluative est une posture régulièrement mobilisée par des chercheurs comme par des praticiens. Sans que cela lui soit spécifique, le champ de la participation est historiquement marqué par une hybridation importante entre acteurs et chercheurs, dont la frontière est poreuse (Blondiaux, Fourniau, Mabi, 2016). Nombre de professionnels qui travaillent sur les questions de la participation ont suivi une formation de chercheurs, sont associés à des laboratoires de recherche ou enseignent à l’université. Inversement, de nombreux chercheurs sont également praticiens ou consultants, interviennent dans des formations professionnelles, dans l’élaboration de politiques publiques ou en appui à la conception de dispositifs participatifs. L’invention des CC est elle-même nourrie de l’évaluation de la participation dans la politique de la ville, des bilans critiques des conseils de quartier, de la diffusion d’un ensemble de recherches sur le tirage au sort par exemple ou sur l’empowerment. Plus largement, c’est la question de l’utilité sociale des recherches et de leurs « effets politiques » (Blondiaux et al., 2016) qui est ici posée.

13De ce point de vue, il convient de relever que l’une des coordonnatrices de ce numéro est l’une des auteures du rapport (Bacqué, Mechmache, 2013) sur lequel le ministre François Lamy affirme s’être appuyé pour proposer la création des CC. Elle a par ailleurs accompagné les premiers pas de la formation de la coordination Pas sans Nous et contribué à sa structuration (Bacqué, 2015). L’autre coordinatrice a participé à la commission engagée dans la production de ce rapport. Toutes deux ont contribué à la co-évaluation montée avec l’appui de Pas sans Nous et du GIS Démocratie et participation. L’idée de ce numéro est d’ailleurs née à la suite de cette co-évaluation pensée initialement avec les habitants et centrée sur leur pouvoir d’agir, que prolongent plusieurs articles du dossier. Cela explique sans doute pour partie que les recherches présentées ici éclairent peu ou à la marge le travail des élus locaux ou des professionnels. La temporalité des travaux constitue une autre limite de ce numéro, puisque les enquêtes ont été menées de 2015 à 2017 : il faut voir ici les effets du temps long de la production et de la publication scientifiques.

Un dispositif récent mais déjà très évalué

14Certainement parce qu’ils catalysent tant d’enjeux, les CC ont déjà, malgré leur caractère récent, fait l’objet de nombreuses évaluations à la fois par les institutions qui les encadrent, par les associations et par les chercheurs [2].

15Du côté institutionnel, le Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET) a engagé un bilan et un suivi quantitatifs à partir de questionnaires remplis par les préfets depuis 2015. L’Observatoire national de la politique de la ville (ONDP) a financé en 2016 un programme de co-évaluation des CC conduit par onze universités [3]. La Commission nationale du débat public s’est vue confier un rapport en 2018 par le ministre de la Cohésion des territoires Jacques Mézard et le secrétaire d’État Julien Denormandie [4]. Leur lettre de mission, s’inquiétant déjà d’un « essoufflement de la dynamique pouvant conduire à une déception générale vis-à-vis des CC, mais aussi plus largement vis-à-vis de la démocratie participative », demandait « d’identifier les risques et les freins qui risquent de mettre en cause la pérennisation et la consolidation de la démarche et de proposer des leviers susceptibles d’ancrer dans le temps et dans les territoires les conseils citoyens ».

16Du côté associatif, la coordination des quartiers populaires Pas sans Nous a mis en place sa propre évaluation à partir de la collecte systématique et de l’analyse d’articles de la presse nationale et locale, dont rend compte l’entretien avec Bénédicte Madelin dans ce numéro. À cela s’est ajoutée en 2015 une enquête conduite en collaboration avec l’Institut de la concertation sur la base d’un questionnaire aux conseillers citoyens [5]. Le Mouvement associatif a également lancé une enquête sur la place des associations dans les CC, financée par le CGET et réalisée à partir d’un questionnaire en ligne et de quelques entretiens [6]. Il faut encore ajouter la mise en place d’une plateforme gérée par la Fédération nationale des centres sociaux [7] et les nombreux documents de bilan réalisés par les centres de ressources de la politique de la ville.

17Les chercheurs n’ont pas manqué eux aussi de s’emparer de ce nouvel objet. Plusieurs masters et thèses en cours ou soutenues [8] y sont consacrés et différents séminaires ont été organisés.

18Cet intérêt est porté par des enjeux différents selon les acteurs. Du côté politique, la nécessaire évaluation de la mise en œuvre d’un dispositif inscrit dans la nouvelle loi et présenté comme « une révolution démocratique » [9] par les instances nationales s’accompagne d’une certaine inquiétude et de réticences des municipalités. L’évaluation est sollicitée pour améliorer si ce n’est le dispositif en lui-même, tout au moins sa mise en œuvre. La multiplication des bilans se comprend aussi dans un contexte d’instabilité ministérielle. L’auteur de la loi, François Lamy, ne restera pas longtemps ministre. Hormis le changement de gouvernement après l’élection d’Emmanuel Macron, pas moins de quatre ministres ou secrétaires d’État se succéderont en à peine quatre ans sur le sujet de la politique de la ville, reprenant chacun à leur tour le dossier des CC avec plus ou moins de conviction.

19Du côté associatif, et en particulier de la coordination Pas sans Nous, une certaine méfiance vis-à-vis de ce dispositif et de ses évaluations par la puissance publique s’articule avec la volonté de s’engager dans une démarche critique de co-construction. La coordination s’associe ainsi à la co-évaluation commanditée par l’ONPV et conduite par des universitaires. Elle participe également au comité national de suivi des CC installé en juillet 2015 par Myriam El Khomri, secrétaire d’État à la politique de la ville, et dont le dernier s’est tenu en mai 2017 sous la présidence de la secrétaire d’État Hélène Geoffroy.

20Quant aux chercheurs et experts de la participation, ils trouvent là un nouveau dispositif dont ils peuvent analyser les prémices et la mise en place, et sur lequel ils pourront tester leurs hypothèses, plus ou moins critiques, quant aux effets de la participation, notamment parce que les CC, mis en place sur tout le territoire national, permettent d’observer des variations locales.

Étudier les conseils citoyens à nouveaux frais ?

21Pourquoi dès lors ajouter un numéro de revue à la longue liste des travaux déjà produits ? Les articles réunis ici proposent à plusieurs niveaux des éclairages complémentaires aux études produites antérieurement.

22D’abord, tous ces travaux montrent pourquoi et comment les CC interrogent notre modèle démocratique. Aux côtés d’autres études, ils réaffirment la nécessaire mise en évidence du caractère politique de l’objet et, ce faisant, à l’importance de ne pas considérer les dispositifs participatifs depuis leurs seuls aspects techniques. Ensuite, les articles proposent des éclairages complémentaires à partir d’une diversité de disciplines (science politique, sociologie, études urbaines, géographie). Ils montrent combien les chercheurs sont loin d’être « sans qualités » (Naudier, Simonet, 2011) ; leurs ancrages disciplinaires et théoriques tout comme leurs sensibilités les conduisent à mettre en lumière certains aspects plus que d’autres. Tout en laissant lui aussi des éléments dans l’ombre, ce dossier présente néanmoins l’intérêt de donner à voir la diversité des entrées par lesquelles approcher les conseils citoyens et, partant, la pluralité des analyses dont ils peuvent faire l’objet. Les articles documentent ainsi tour à tour la composition du public, le rôle des institutions qui encadrent les dispositifs participatifs, les raisons de l’engagement des conseillers citoyens, les mécanismes de la production de l’action publique et plus spécifiquement de la production urbaine, et bien entendu la place des quartiers populaires et des personnes qui les habitent dans la société française contemporaine. De plus, les articles sont écrits par des chercheurs ayant des rapports différents à leur terrain, usant de méthodes distinctes. Certains privilégient une posture extérieure et mobilisent observations et entretiens. D’autres s’engagent auprès des acteurs étudiés, comme J. Louis, qui réalise sa thèse en convention CIFRE auprès de la Fédération nationale des centres sociaux. Une méthode de co-évaluation est mobilisée à différents niveaux dans plusieurs études restituées ici, visant à associer les conseillers citoyens à la démarche de recherche « dans le but d’apporter du sens à leur pratique et, le cas échéant, de contribuer à l’améliorer » (Billen, 2018). Elle a permis de « croiser les regards et les savoirs » (Billen, 2018) et de conférer une utilité sociale immédiate à la démarche.

23Enfin, les articles portent sur des territoires qui bien qu’appartenant tous à la géographie prioritaire de la politique de la ville, possèdent des caractéristiques sociales, urbaines et politiques variées. Ils font tous preuve d’une attention particulière aux configurations locales. Si des études antérieures s’y sont intéressées, les articles proposent ici des études de cas approfondies, sur le temps long, et parviennent ainsi à produire des analyses fines et qualitatives sur les traductions locales d’un dispositif déployé à l’échelle nationale. Ils montrent que les contextes locaux, les histoires participatives, les expériences antérieures de participation et de mobilisations produisent des dynamiques et des résultats très différents, y compris dans une même ville, comme l’expose l’article de Christine Bellavoine et Elsa Blondel sur Saint-Denis. La municipalité de Saint-Denis essaye ainsi de se saisir de ce nouveau dispositif pour redynamiser ses instances participatives. À Amiens et Lille au contraire, où existe selon l’article de Myriam Bachir et Rémi Lefebvre « une tradition de subordination municipale des dispositifs participatifs », les acteurs politiques entrent dans le processus « avec un certain scepticisme », craignant la « concurrence » que peuvent représenter les CC pour les dispositifs existants.

24La manière dont les municipalités appréhendent ce dispositif a bien entendu des effets sur les caractéristiques des CC, que leur engouement ou leur méfiance initiale ne permettent pas pour autant d’expliquer entièrement. Ainsi, sur la question des échelles des CC, alors que la loi prévoit une instance par quartier prioritaire, les situations sont très contrastées. Pour ne citer que quelques cas, on constate qu’à Saint-Denis la municipalité crée des CC sur des quartiers non inscrits dans le périmètre de la politique de la ville quand, à Lille, un seul CC est créé pour l’ensemble de la ville. À Paris, un CC unique par arrondissement voit le jour (voir l’article de Guillaume Petit et al. dans ce numéro), tandis qu’à Amiens, les préconisations réglementaires sont respectées. Sur un autre sujet, celui de la constitution du public des CC, des choix très différents sont également opérés. En termes de modalités de tirage au sort, les enquêtes montrent qu’alors que certaines essayent de jouer le jeu en mobilisant différents fichiers (locataires, CAF, listes électorales…), d’autres en restent à une liste de volontaires. D’autres encore recourent au porte-à-porte et dans certains cas, comme à Lille et Amiens, plusieurs méthodes sont combinées pour « remplir » à tout prix les CC. Dans tous les cas, élus, professionnels, habitants, tiers facilitateurs (cabinets de conseil, bureaux d’études) se mettent au travail pour que les CC voient le jour, qui avec un impératif réglementaire, qui avec un enjeu de mobilisation sociale, qui encore porté par les rétributions symboliques qu’il en retire (voir l’article de Yannick Gauthier dans ce numéro). À l’instar de Loïc Blondiaux et Christophe Traïni, on peut parler d’une « mobilisation d’un type particulier, disons top-down : à savoir organisée et encadrée par des autorités publiques bénéficiant des ressources propres aux institutions légales-rationnelles » (Blondiaux, Traïni, 2018, p. 24).

Les limites du dispositif

25Si des brèches s’ouvrent, que certains parviennent, en s’y infiltrant, à pénétrer et à reconfigurer le jeu politique local (Saint-Denis, Romainville), les analyses montrent bien la faible portée et le caractère probablement éphémère des transformations obtenues. Ce sont ainsi davantage les nombreuses limites communes aux différentes configurations locales qui frappent à la lecture de ce dossier. Nous en soulignerons quelques-unes ici. Plus qu’une « révolution démocratique », ce dispositif témoigne des contradictions et des tensions qui structurent « l’offre participative » (Gourgues, 2013) construite au gré d’arbitrages et de négociations entre différentes approches de la participation, fruit des revendications portées par les mouvements sociaux, de l’intégration de la critique, de rapports de forces politiques.

L’échec d’un renouvellement massif du public de la participation

26La première limite, soulignée dans toutes les évaluations, concerne le public mobilisé. Comme dans les dispositifs participatifs précédents, et contrairement aux ambitions posées initialement pour ce dispositif-ci, les CC peinent à mobiliser « les publics les plus éloignés », pour reprendre l’expression désormais courante, parmi lesquels figurent au premier plan les jeunes (Alice Daquin et al. dans ce dossier) et les précaires (M. Bachir et R. Lefebvre). Si, rarement, quelques-uns s’engagent et restent (comme dans les communes du département du Nord étudiées par Y. Gauthier), d’autres tentent leur chance mais sont rapidement évincés (comme dans le 18e arrondissement de Paris étudié par G. Petit et al. ou dans les CC étudiés par A. Daquin et al. dans la périphérie lyonnaise). Le public majoritaire est à nouveau composé d’habitués, voire de professionnels de la participation.

27Le tirage au sort, tel qu’il est pratiqué, ne permet pas de juguler les effets classiques du « cens caché ». Dans la plupart des cas, les conseillers citoyens tirés au sort ne répondent pas ou viennent un temps, pour disparaître rapidement. Il faut souligner qu’en dépit de l’ingénierie déployée par endroits pour véritablement tenter de mobiliser au-delà des habitués de la participation, il n’y a pas de suivi une fois les CC mis en place, ni d’adaptation des formats traditionnels qui leur permettrait de trouver une place. Or, comme ont pu le montrer les travaux sur le quart-monde ou sur les jeunes, ces publics tant recherchés sont éloignés des formes institutionnalisées de délibération (Becquet, 2018 ; Leclercq, Demoulin, 2018 ; Roy, 2019). Le coût d’entrée est alors bien trop élevé et conduit presque invariablement à une sortie du dispositif (voir les articles d’A. Daquin et al. et G. Petit et al. notamment). La norme participative, ainsi reproduite, semble rendre impossible la participation de certains publics.

28Les publics s’essoufflent plus rapidement encore que dans d’autres dispositifs participatifs (comme les conseils de quartier ou les budgets participatifs). Cela peut certainement s’expliquer par le mode de recrutement et l’absence de suivi des « recrutés » évoqués plus haut, mais aussi par le découragement de certains, devant les échecs relatifs des dispositifs successifs. On ne trouvera pas dans ce dossier d’analyses abouties sur ces désaffections massives, mais c’est l’une des pistes qu’ouvrent les résultats présentés ici [10] : pourquoi les départs sont-ils aussi importants et aussi rapides ? Qui sont ceux qui ne sont jamais venus et pourquoi ? Qui sont ceux qui sont partis et quel bilan font-ils de cette expérience ? Parallèlement, comme cela a pu être observé dans d’autres dispositifs, certains participants trouvent dans les CC un nouveau lieu pour prendre ou développer un « rôle » (G. Petit et al.) et expérimentent une forme de reconnaissance personnelle ou institutionnelle dans le paysage local (G. Petit et al., Y. Gauthier).

Une co-construction cantonnée à la marge

29Souvent cantonnés à l’animation de la vie sociale (Bénédicte Madelin dans ce dossier), les CC semblent par ailleurs échouer « à transformer véritablement les politiques publiques » (Blondiaux, Fourniau, 2011, p. 23). Ce constat vient lui aussi répéter des analyses antérieures, menées sur d’autres dispositifs.

30Dans le champ urbain, cet échec est particulièrement criant. Les CC se heurtent, comme d’autres avant eux, à la boîte noire des projets urbains, et en particulier aux projets de rénovation urbaine qui concernent nombre de quartiers prioritaires. À Romainville, Léa Billen montre comment le CC en est resté à étudier les éléments « traditionnellement examinés dans d’autres dispositifs participatifs », comme le relogement, la gestion du temps de chantier ou les dispositifs d’information aux habitants. Ce faisant, les enjeux politiques et la dimension conflictuelle ont été évacués, au profit d’échanges sur des questions techniques. Si l’on suit son analyse, la co-construction ne peut advenir sans intégration du conflit. Mais les résistances des différentes parties à une telle intégration sont tenaces, et la co-construction que le cadre réglementaire appelle de ses vœux reste alors dans ce cas-ci un horizon lointain. À Saint-Denis (C. Bellavoine, E. Blondel, dans ce dossier), le CC de Franc-Moisin reste tout autant cantonné à un rôle traditionnel sur la question de la rénovation urbaine, essayant de faire entendre le point de vue « des habitants » auprès d’institutions plus sensibles aux injonctions de l’ANRU en matière de démolition et de mixité sociale. Quand le CC investit une nouvelle question, sur laquelle il n’est pas attendu (comme dans ce dossier à Saint-Denis, sur la question des risques incendie), et qu’il a les moyens de ses ambitions (le financement d’une contre-expertise), des marges de discussion et de négociation avec les pouvoirs locaux semblent toutefois pouvoir s’ouvrir. Si cela semble aussi beaucoup devoir tenir au contexte et au caractère local du projet, on peut y voir l’une des brèches que permet d’ouvrir ce dispositif.

31Par ailleurs, inscrire dans la législation la participation des CC aux instances de pilotage de la politique de la ville ne garantit pas en soi un processus de co-construction. Les différentes évaluations menées montrent que les conseillers citoyens ne sont pas toujours invités à ces instances et que lorsqu’ils le sont, ils ne sont pas toujours en mesure de s’y rendre. Comme cela a pu être observé dans d’autres situations, les horaires des réunions sont rarement compatibles avec les obligations familiales et professionnelles, et l’accumulation des réunions peut conduire à épuiser les participants. Quand ils s’y rendent, les conseillers peuvent aussi éprouver des difficultés à prendre réellement part aux discussions, tant le niveau de complexité des dossiers abordés peut être important ou se situer bien loin de leurs préoccupations. Si la montée en compétence des conseillers est une option (L. Billen ; G. Petit et al. dans ce dossier), la professionnalisation est un élément supplémentaire d’exclusion des citoyens « ordinaires ». Elle contribue bien souvent, et comme cela a pu être montré dans d’autres contextes (Demoulin, 2016), à la sélection de quelques-uns, dont le profil n’est pas celui de ces publics « éloignés » de la participation que les CC devaient pourtant permettre de (ré)intégrer dans le débat public.

32Dans tous les cas, la participation effective à des instances présentées comme décisionnelles ne garantit en rien la co-construction, dans la mesure où les décisions ont en général été prises ailleurs, dans des négociations interpartenaires. Dans le même temps, les CC se heurtent bien souvent à une crainte des élus et de l’administration de la co-construction et du contre-pouvoir (C. Bellavoine et E. Blondel ; M. Bachir et R. Lefebvre), et l’on retrouve ici une forme de « dépendance au sentier » (path dependency) : les professionnels reproduisent ce qu’ils savent faire et la mise en œuvre des dispositifs traduit une routinisation des opérations, acquises au fil de l’histoire participative à l’échelle locale et à l’échelle nationale. La transformation des pratiques institutionnelles semble alors au cœur des enjeux si l’on souhaite faire advenir des formes de co-construction. Comme le montre ailleurs M. Bachir, les élus locaux et les représentants de l’État ne semblent pas « prêts à reconnaître des propositions produites en dehors de leur initiative et de leur contrôle » (Bachir, 2018). Cette question n’est traitée qu’à la marge dans ce dossier, même si certains bilans ont commencé à la documenter localement. Une première étude réalisée sur le territoire de Plaine Commune montrait par exemple que les CC ont mobilisé de façon importante les professionnels des collectivités et ont contribué à commencer à changer leurs pratiques [11]. Mais ces premières analyses restent à approfondir.

Des instances sous contrôle

33Au-delà de la situation des instances de pilotage, la place prise par les élus et l’administration dans la mise en place et le fonctionnement des CC montre bien que l’autonomie des CC est loin d’être acquise. Partant, des processus de co-construction, de création de contre-pouvoirs ou de dynamiques d’interpellation sont rendus sinon impossibles en tout cas difficiles : si les administrations publiques ont la main, ou à tout le moins, un droit de regard non négligeable sur le fonctionnement et les activités des CC, l’instance est prise dans le giron de ces administrations. L’entretien avec B. Madelin est à ce titre éclairant. En distinguant autonomie politique et autonomie de fonctionnement, elle souligne deux éléments. Premièrement, concernant l’autonomie politique, une majorité de CC fonctionnent en dehors du regard des élus locaux, mais dans certains cas des élus en sont néanmoins membres voire présidents. Deuxièmement, l’animation des CC est très souvent portée par un technicien de l’administration, par une structure municipale comme un centre social ou par un tiers prestataire de la municipalité, parmi lesquels cabinets de consultants et spécialistes de la concertation. Elle conclut ainsi sur ce point : « [C]e panorama montre clairement que les pouvoirs publics ne sont jamais bien loin d’un possible contrôle de ce qui se passe dans les réunions ».

34Les autres articles réunis dans le dossier confirment cette proximité des CC et des pouvoirs publics. On observe ainsi les effets du caractère obligatoire, de l’injonction faite aux municipalités de mettre en place les CC et la mise en branle de l’administration pour se conformer à la réglementation. Selon les contextes, des associations municipales (M. Bachir et R. Lefebvre), des adultes relais financés par la municipalité (G. Petit et al.) ou des cabinets mandatés par la municipalité contribuent activement au modelage des CC. À Romainville (L. Billen), la municipalité commence par recruter des « habitants référents », envisagés comme une courroie de transmission de la municipalité vers les habitants sur le projet de rénovation urbaine ; nombre de ces habitants référents deviendront ensuite membres du collège des habitants du CC une fois celui-ci créé. Comment dès lors rendre possible la mise à l’agenda des dimensions conflictuelles du projet, qui opposeraient habitants et municipalité ? Dans le 18e arrondissement de Paris, le « rôle » du CC, tel que promu par les participants qui dominent le dispositif, est celui d’un « expert », « intermédiaire de la politique de la ville plutôt que promoteur des initiatives citoyennes » (G. Petit et al.). Le « travail » du CC tel qu’observé au moment de cette enquête est alors essentiellement de (re)cadrer les participants pour qu’ils se conforment à ce rôle, devenant de fait un espace excluant à rebours du projet d’inclusion démocratique porté par la loi. Le dispositif fonctionne alors davantage comme un lieu de régulation des relations interassociatives et des relations entre les militants locaux que comme un espace démocratique et d’action collective.

35De manière générale, le poids des procédures participe d’une dépolitisation de ces espaces (Casillo, Rousseaux, 2019). La plupart des formations proposées aux conseillers citoyens s’engouffrent d’ailleurs dans cette voie : il s’agit avant tout d’acquérir des compétences techniques permettant de comprendre le langage professionnel, les montages financiers et juridiques, les contraintes réglementaires. Tous sont préoccupés par le respect des règles et la mise en conformité administrative de l’instance avec les consignes réglementaires (« remplir » les CC à Lille et Amiens, pouvoir déclarer une association à Paris…). Comme cela a pu être montré dans d’autres contextes (Cassin, 2014), le projet politique se dissout dans la technicité. Les dynamiques de spécialisation et de division des tâches décrites par plusieurs articles ne sont pas non plus étrangères à cette dépolitisation.

36Ce dossier laisse également largement ouverte la question du rôle exact des tiers dans un tel processus. Que produisent par exemple les formations délivrées aux conseillers citoyens sur le fonctionnement du dispositif et sur la priorisation des actions à mener ? Quelle place prennent les différents cabinets de conseil et autres spécialistes de l’animation de la démocratie participative dans la définition de la posture et des projets des CC ? Les CC sont sans aucun doute devenus un dispositif de plus venant nourrir le « marché de la démocratie participative » (Mazeaud, Nonjon, 2018), et contribuant à le diversifier. De nouveaux prestataires comme ATD Quart Monde ou des sociétés coopératives de production (SCOP) d’éducation populaire sont notamment venus s’y inscrire, contribuant à diversifier la nature des formations. Si la majorité des formations semble revêtir un contenu technique (essentiellement apprendre aux conseillers citoyens le fonctionnement et le jargon technique de la politique de la ville), quelques-unes assument aussi une fonction plus politique et se placent dans une démarche d’empowerment individuel et collectif.

37C’est une autre question que pose l’expérience des tables de quartier analysée ici dans sa mise en œuvre au niveau national par J. Louis : celle de la difficile articulation entre la logique quasi institutionnelle de la Fédération des centres sociaux qui se saisit de cette proposition dans un projet de transformation de ses pratiques, mais tout contre l’État, et celle de la coordination Pas sans Nous, tentant de concilier dynamique de mouvement social et négociation avec la puissance publique dans une perspective d’« activisme délibératif » (Fung, Wright, 2005).

Au-delà de ces constats, quelle est l’expérience des conseils citoyens ?

38Les articles réunis ici documentent également l’expérience que constituent les CC à un niveau individuel mais aussi collectif. Les CC apparaissent, comme d’autres dispositifs de la démocratie participative, comme de « hauts lieux d’expression des émotions » (Blondiaux, Traïni, 2018). L’investissement émotionnel est en effet partout présent. Le spectre des émotions, contradictoires, s’étend de la « colère » (B. Madelin) au « plaisir » (Y. Gauthier), en passant par les crispations et les tensions (C. Bellavoine et E. Blondel), l’agacement (G. Petit et al.) ou encore le « sentiment d’inutilité » (A. Daquin et al.).

39Les résultats des analyses montrent ainsi des expériences divergentes, teintées d’une violence certaine à Amiens et Lille, mais aussi dans la périphérie lyonnaise pour les jeunes des quartiers populaires pour qui ce dispositif rejoue des formes de violence symbolique, éprouvées ailleurs, dans d’autres institutions (Berger, Charles, 2014). Ailleurs, l’expérience des CC apporte de la reconnaissance et peut s’inscrire dans une dynamique d’émancipation et de politisation (Bachir, 2018 ; Y. Gauthier dans ce dossier).

40Ailleurs encore, les analyses montrent combien les CC constituent des lieux de formation. Au sens formel du terme, les conseillers citoyens sont nombreux à avoir suivi des formations, initiées par les pouvoirs locaux ou le gouvernement (comme l’École de la rénovation urbaine), destinées à leur transmettre des savoirs techniques sur le fonctionnement de la politique de la ville mais aussi des savoir-faire, par exemple sur la prise de parole en public, l’animation de réunion, la mobilisation… D’après les informations réunies, les formations ne portent pas sur l’apprentissage de savoirs plus militants, et, notamment, n’apportent pas de connaissances permettant d’apprendre à déchiffrer le fonctionnement d’un système d’acteurs, les rapports de pouvoir et les rapports de forces qui peuvent s’y dérouler. Sur ces sujets, les conseillers citoyens font un apprentissage par l’expérience. À Romainville, la création des CC devient en soi un enjeu de pouvoir, qui « cristallise dès le départ des attentes contradictoires de la part des différents acteurs impliqués » (L. Billen). Les conseillers sont ainsi projetés dans le jeu politique local et apprennent à s’y inscrire. À Paris, des habitués de la participation, rompus aux dispositifs participatifs, expérimentent la présence de profanes dont la présence est légitimée par la législation. Ils apprennent alors à recomposer leurs actions pour « faire avec » ce public inhabituel, quitte à travailler à son éviction.

41Si nous ne pouvons à ce stade définir selon quelles proportions l’expérience se révèle heureuse, participant d’un processus de prise de pouvoir individuel et collectif, ou plus difficile, rejouant des formes de déconsidération sociale ou d’exclusion, les réalités apparaissent bel et bien contrastées. Certaines prouvent que les CC peuvent répondre sur ce point aux objectifs qui leur avaient été assignés, quand d’autres témoignent que l’instance produit des effets inverses à ceux attendus.

42Sur ce point comme sur les autres abordés dans cette introduction, il apparaît nécessaire d’élargir le regard vers ce qui se passe autour, avant et après les CC. Décentrer la focale « de l’intérieur » des CC (Léval, 2019) vers leur environnement conduira sans aucun doute à mettre en évidence d’autres types d’expériences et de transformations que les CC, par effet domino, ont contribué à faire bouger.

43Pour conclure, si les recherches présentées dans ce dossier décrivent des réalités contrastées, elles s’accordent au moins sur un point : les CC n’ont pas réussi, ou alors très à la marge et pour un temps court, à ouvrir un véritable espace de délibération à des populations qui sont exclues du jeu politique et de la représentation, qu’il s’agisse des plus précaires ou des jeunes. Répondre à cet objectif nécessiterait de penser plus avant les possibilités d’existence « d’espaces publics subalternes » (Fraser, 2003) permettant l’expression et la prise en compte des conflits dans la délibération. Cela impliquerait aussi de travailler à des formes ouvertes, moins figées, de représentation des publics ne demandant pas un tel coût d’entrée aux participants. Si des formations ont été proposées aux CC, il est rare que les élus locaux et les professionnels aient bénéficié de coformations avec les habitants leur permettant de comprendre leurs logiques réciproques et de mettre en commun leurs savoirs. Sans accompagnement véritable, sans réflexion sur le public attendu et sur les enjeux mis en discussion, le tirage au sort ne constitue pas un dispositif miracle ; il peut même dans certains cas représenter une nouvelle injonction. Enfin, comme le soulignait un précédent numéro de la revue Participations, il faudrait sortir de dispositifs inhospitaliers « se conformant au modèle abstrait d’une citoyenneté détachée » (Neveu, Vanhoenacker, 2017).

44Les CC produisent une forme de mobilisation descendante, « top-down », qui met en relation différents acteurs et organise la relation des dits « citoyens » avec la puissance publique dans une forme contrainte. En cela, les CC se démarquent peu des formes classiques de la démocratie de proximité. En effet, le cadre réglementaire comme les documents de « conseils » et autres « boîtes à outils » produits par les institutions formatent l’instance et restreignent, voire empêchent, les CC de devenir des lieux d’interpellation de la puissance publique. Les CC sont pour autant plus ou moins autonomes et indépendants, plus ou moins à même de transformer l’action publique. Ils peuvent devenir, comme le montre l’exemple de Saint-Denis, des lieux dans lesquels se déploient des initiatives citoyennes, soutenues par la puissance publique. Comme d’autres dispositifs participatifs avant eux, ils peuvent devenir des lieux de politisation, initier ou renforcer des parcours individuels et collectifs d’engagement qui concourent à un approfondissement démocratique. Mais ils produisent aussi des formes de découragement, des déceptions, également individuelles et collectives, vis-à-vis de ce que peut le peuple face aux pouvoirs institués. Face au bilan pessimiste dressé à ce sujet par B. Madelin, rejointe par plusieurs analyses proposées ailleurs dans le dossier, quel avenir imaginer pour la démocratie participative dans les quartiers populaires ?

45En soulignant ainsi les limites, le risque est grand de contribuer à alimenter un désenchantement ou de donner encore du grain à moudre aux opposants de la participation, qui y trouveraient une nouvelle preuve de l’absurdité de tels processus. Mais on y verra plutôt l’ambition de nourrir une autre perspective : prendre, encore, acte des écueils répétés des dispositifs institutionnels successifs, manifestement inaptes à raccrocher les citoyens à la politique, pour plébisciter un changement de paradigme. On ne saurait ainsi que renouveler un souhait plusieurs fois formulé : la possibilité qu’existent et soient reconnus par les pouvoirs publics des espaces citoyens indépendants constitués d’individus volontaires, et les initiatives qu’ils portent.

46Enfin, ce dossier témoigne de la diversité des démarches de recherche dans leurs rapports à leurs objets, entre recherche participative, recherche publique et recherche académique. Certains articles ont été élaborés en collaboration ou par des professionnels, des responsables associatifs ou des habitants ; d’autres observent une position d’observation non impliquée plus classique. Dans tous les cas, ils contribuent à enrichir la discussion publique sur la démocratie participative, qui dans la période récente a émergé à nouveau comme un enjeu social et politique majeur.

Notes

  • [1]
    Interview de François Lamy, octobre 2014, réalisé par Marie-Hélène Bacqué.
  • [2]
    On trouvera la plupart des études produites par les institutions et les associations en ligne sur la plateforme de travail collaboratif entre conseils citoyens Conseils citoyens.fr. Co-construire la ville, à l’adresse https://www.conseilscitoyens.fr (accès le 05/07/2019).
  • [3]
    Ce programme a associé des étudiants et enseignants des universités et grandes écoles suivantes : École nationale des travaux publics de l’État (ENTPE) de Lyon, École d’urbanisme de Paris, Université de Bordeaux, Université de Tours, Université de Lille II, Université de Lyon, Université de Montpellier, Université Paris I Sorbonne, Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, Université Paris Nanterre, Université de Picardie Jules Verne.
  • [4]
    Le rapport est paru en 2019. Voir Casillo et Rousseaux (2019).
  • [5]
    Les résultats de l’enquête ont été présentés lors d’une journée de bilan le 10 juin 2016 organisée par la coordination Pas sans Nous et l’Institut de la concertation au Palais de la femme à Paris.
  • [6]
    Le rapport Participation des associations aux conseils citoyens, publié en 2017, est disponible en ligne : http://lemouvementassociatif.org/wp-content/uploads/2017/10/LMA_conseils-citoyens-synthese-enquete-nationale.pdf (accès le 05/07/2019).
  • [7]
    Voir la plateforme de travail collaboratif entre conseils citoyens à l’adresse https://www.conseilscitoyens.fr/ (accès le 05/07/2019).
  • [8]
    Parmi lesquels on peut citer de façon non exhaustive certains travaux réalisés dans le cadre du programme de co-évaluation et dont sont issus certains articles de ce numéro qui documentent la mise en place et le fonctionnement des conseils citoyens (M. Albero, 2017, Le conseil citoyen du 18e : freins et leviers à son fonctionnement ; L. Elie, 2017, La mise en place de trois conseils citoyens de l’agglomération tourangelle dans le cadre d’un projet national de co-évaluation des conseils citoyens), les caractéristiques du public des CC (A. Daquin, 2017, Jeunes et conseil citoyen : quelles opportunités de renouvellement de la participation dans les quartiers prioritaires ? Le cas de Grigny, 69 ; Y. Gauthier, 2017, Le sens de la participation. Sociologie de l’engagement participatif des profanes de deux conseils citoyens du Nord de la France ; C. Vasseur, 2017, Les conseils citoyens : mobiliser, intégrer et favoriser la participation des habitants dans leur diversité et notamment ceux que l’on entend le moins dans les quartiers en politique de la ville : face à ces principes, quelles réalités à Saint-Ouen et L’Île-Saint-Denis ?) ou encore la place des CC dans l’action publique (L. Billen, 2017, Les conseils citoyens : une “révolution démocratique” dans la mise en œuvre de la politique de la ville en quartiers prioritaires ? ; E. Blondel, 2017, Les conseils citoyens au prisme de la rénovation urbaine, un outil de la démocratie participative ? Le cas des quartiers Franc-Moisin et centre-ville à Saint-Denis).
  • [9]
    Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET), 2016, « Les conseils citoyens : une révolution démocratique », En bref, 27, octobre 2016, https://www.cget.gouv.fr/ressources/publications/en-bref-27-les-conseils-citoyens-une-revolution-democratique (accès le 05/07/2019).
  • [10]
    Ces questions ont pour autant pu être travaillées ailleurs. Voir notamment : Gauthier (s. d.), Bachir (2018).
  • [11]
    Étude conduite en 2016-2017 avec le cabinet Extracité : Conseils citoyens : comment prendre sa place dans le contrat de ville ?, http://www.yallerparquatrechemins.fr/3440/conseils-citoyens-comment-prendre-sa-place-dans-le-contrat-de-ville (accès le 05/07/2019).
Français

Les conseils citoyens constituent les derniers-nés des dispositifs participatifs de la politique de la ville. Cet article constitue l’introduction à un dossier thématique sur le dispositif. Elle revient sur sa genèse, ses caractéristiques, ses paradoxes. À partir des évaluations déjà produites ailleurs, d’une mise en perspective des différents articles du dossier et d’une présentation des enjeux du dispositif au regard de la question de la participation, en particulier dans les quartiers populaires, elle montre pourquoi et comment les conseils citoyens peinent à renouveler l’offre participative, et ce en dépit des promesses qui ont présidé à sa création.

  • conseils citoyens
  • politique de la ville
  • démocratie participative
  • participation du public
  • quartiers populaires

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Jeanne Demoulin
Jeanne Demoulin est maîtresse de conférences en sciences de l’éducation à l’Université Paris Nanterre. Elle développe des recherches sur la participation et le pouvoir d’agir et coordonne actuellement la recherche participative ANR Pop-Part, « Les quartiers populaires au prisme de la jeunesse ». Elle a notamment publié La gestion du logement social. L’impératif participatif, paru en 2016 aux Presses universitaires de Rennes.
Marie-Hélène Bacqué
Marie-Hélène Bacqué est professeure d’études urbaines à l’Université Paris Nanterre, chercheure au laboratoire LAVUE. Elle a été membre senior de l’Institut universitaire de France de 2013 à 2018. Elle travaille actuellement sur les quartiers populaires en France et en Amérique du Nord. Elle a notamment publié avec Carole Biewener L’empowerment, une pratique émancipatrice ?, La Découverte, 2013.
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/10/2019
https://doi.org/10.3917/parti.024.0005
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