1Présenter l’intervention féministe, montrer comment, et dans quels contextes, elle se décline aujourd’hui, voici les défis que se proposent de relever les articles de ce numéro [1]. Nous définissons l’intervention féministe comme une pratique située qui vise à lier action sociale et militante, formation et recherche, de même qu’elle ambitionne l’extension des capacités d’analyse, de réflexion et d’action pour l’ensemble des personnes engagées dans cette démarche. Au service de ces intentions émancipatrices, l’intervention féministe se présente comme un travail de lutte contre les hiérarchisations et les oppressions qui se déploient au quotidien dans les pratiques ordinaires. Elle apparaît alors comme une praxis qui, dans la mesure du possible, tente de faire coexister un projet à la fois socio-éducatif, formatif et scientifique. Cet éditorial détaille la vertu épistémique et politique de penser ensemble pratiques et connaissances ; il souligne également combien le travail social est un terrain d’expérimentation fécond pour examiner et construire ces articulations.
2Si le concept est encore peu usité en Europe, l’intervention féministe est pourtant loin d’être une expression nouvelle. En effet, elle est étroitement liée aux mouvements féministes des années 1970 ; et c’est plus précisément au Québec qu’elle a trouvé les conditions favorables à son développement et à son institutionnalisation (de ce fait, on ne s’étonnera guère qu’une bonne part des articles de ce numéro se situent au Québec). Ses premières manifestations ont d’abord été effectuées dans le champ de la santé mentale, en réaction au sexisme subi par les femmes qui se présentaient en thérapie dans un contexte où l’analyse de leurs difficultés était systématiquement renvoyée au plan individuel. C’est le cas notamment dans le cadre de la violence conjugale, où la « psychologie féminine » était identifiée comme le facteur déclenchant de cette violence (Corbeil et al., 1983). L’influence grandissante du féminisme dans les décennies 1970-1980 a également eu des effets sur les méthodes et les pratiques du travail social, remettant en cause, là aussi, ses approches centrées sur l’individu et prenant en considération le fait que le privé est politique. Il en découle une conception selon laquelle la visée à long terme de l’intervention féministe est le changement social (Dagenais, 2015), un changement qui s’appuie sur la prise de conscience, par les femmes en général et par les victimes de discriminations, du caractère commun, partagé, collectif de la situation de chacune d’entre elles et, donc, de la nécessité de la lutte collective pour s’en extraire (De Koninck et al., 1994). Cette visée collective de l’émancipation va se traduire dans la formalisation d’un processus composé de différentes étapes : soutenir et respecter les femmes dans leurs démarches ; faire alliance avec elles et établir un lien de confiance ; favoriser leur agentivité ; travailler à leur conscientisation en prenant en compte la pluralité et la complexité des expériences d’oppression ; favoriser des relations égalitaires ; briser leur isolement et développer leur solidarité ; enfin, lutter pour un changement individuel et social (Corbeil et Marchand, 2006). On le voit donc clairement, les objectifs ambitieux de l’intervention féministe vont bien au-delà d’une intervention sociale que l’on tend à définir de nos jours comme une « relation individualisée avec les personnes en difficultés pour les aider à résoudre leurs problèmes » (Aballéa, 2000: 76).
3Les contributions réunies dans le Grand angle se situent dans la continuité d’une critique adressée à une définition réductrice de l’intervention. Elles démontrent, d’abord, que l’intervention féministe n’est pas une forme singulière d’expérimentation limitée à l’action sociale et à la relation d’aide. Elles témoignent, ensuite, d’autres ambitions, fidèles à l’esprit des fondements du féminisme matérialiste, qui sont de promouvoir des pratiques œuvrant à l’émancipation des femmes et, pour cela, de mobiliser ensemble les ressources de la recherche, de la formation et de l’action sociale et militante. En d’autres termes, la force de ces contributions est de rappeler que recherche, pédagogie et formation et action socio-éducative peuvent se nourrir les unes les autres et tendre ainsi à une transformation sociale qui passe par la mobilisation collective et individuelle des personnes impliquées. À ces prises de position des articles du Grand angle fait écho, dans la rubrique Collectifs, l’action militante de la coopérative La Trouvaille, une structure d’éducation populaire qui a fait le choix de coconstruire collectivement savoirs et modes d’action. À l’instar de ces militantes, penser, agir et produire en féministes invite, aujourd’hui comme hier, à ne pas séparer ni hiérarchiser, mais, au contraire, à entremêler l’action militante et sociale, l’enseignement et la formation ainsi que la recherche féministe. Les articles publiés ici attestent que cette articulation constitue, sinon une piste toujours possible, ni même la seule, du moins un horizon et une condition pour l’amélioration de la situation concrète des femmes et des personnes opprimées. En s’inscrivant dans une tradition riche de quatre décennies, ces articles ne prétendent pas réinventer l’action sociale, l’enseignement ou la recherche, mais ils participent à penser, en féministes, les rapports entre connaissances et pratiques, sans toutefois en sous-estimer les apories et les critiques. Dans le contexte actuel de segmentation, de spécialisation et de rationalisation du travail (social, de recherche et d’enseignement), l’intervention féministe rappelle, à l’inverse, et quel que soit le secteur d’action privilégié, l’importance de penser intervention sociale, pédagogie et recherche comme un ensemble articulé et pertinent, capable de cohérence.
4Le secteur de l’intervention sociale commence à s’approprier les apports des théories féministes, quoique de manière inégale et avec des écarts de calendrier variables selon les contextes locaux et étatiques. Le Champ libre de ce numéro rend compte de tels écarts et de leur impact sur la prise en charge des femmes en difficulté. Comparant des pratiques d’intervention sociale en France et au Québec auprès de femmes et d’hommes sans abri, l’article d’Audrey Marcillat et Marine Maurin donne en effet à voir que la reconstruction de l’autonomie des femmes (objectif clairement affiché dans les lieux d’accueil montréalais, qui ont fait le choix d’être non mixtes) ne peut se réaliser que dans la non-mixité : même dans les structures d’hébergement mixtes (dominantes en France), des espaces de non-mixité paraissent indispensables pour que les femmes sans abri puissent accéder à l’aide qui leur est proposée et être protégées des violences masculines. Cet article contribue donc à établir que la prise en compte des rapports sociaux de sexe qui structurent le quotidien des femmes et des hommes transforme les formes que prend l’intervention sociale.
5L’un des domaines dans lesquels cette visée de transformation est particulièrement active est celui de la violence conjugale. Dans le Grand angle, l’article de Catherine Flynn et de ses collègues présente à ce propos les défis d’une intervention féministe en violence conjugale dans le Québec actuel, marqué par des politiques d’inspiration néolibérale et une mouvance masculiniste qui tendent à fragiliser les acquis féministes de l’intervention en appréhendant et en traitant les violences conjugales par des approches individuelles et comportementales. L’analyse des auteures, fondée sur des discussions réunissant intervenantes et femmes victimes de violence conjugale, fait ressortir la portée d’une approche féministe de ces violences apte à les replacer dans leur contexte patriarcal et à montrer combien l’intervention féministe constitue un puissant levier de changement social du fait qu’elle permet aux femmes de reconstruire individuellement et collectivement leur agentivité. L’intervention féministe invite ainsi les professionnel·le·s à développer un positionnement critique, à contre-courant de la posture technicienne à laquelle elles et ils peuvent être assigné·e·s. Elle offre également la possibilité d’envisager les destinataires de l’action sociale comme étant capables de contrer et de détourner le système de genre qui façonne les politiques et les dispositifs d’intervention sociale. En d’autres termes, l’intervention féministe en violence conjugale présentée dans cet article témoigne de la nécessité de croiser les savoirs expérientiels, pratiques, militants et de recherche.
6Dans ce prolongement, nous observons que les dispositifs pédagogiques et de formation n’intègrent pas systématiquement les apports des mouvements féministes et des études de genre. L’une des raisons en est probablement que certain·e·s professionnel·le·s ne parviennent pas à se départir de leur défiance à l’égard de ces apports et que les ressources et les soutiens institutionnels pour acquérir des outils de formation féministes sont insuffisants, alors même que dans un secteur de plus en plus ébranlé par les politiques néolibérales, le personnel de formation aurait particulièrement besoin de ces outils pour faire face aux inégalités sociales et être en mesure d’appuyer des pratiques subversives. Une autre raison est que les savoirs féministes sont dispensés non seulement de manière sporadique, ce qu’on ne peut que regretter, mais aussi trop souvent sur la base d’une transmission verticale de connaissances. Comment alors penser des modalités pédagogiques pour former à la déconstruction des rapports sociaux de sexe, ce à quoi appelle l’intervention féministe ? Pour définir ce que serait une pédagogie féministe, plusieurs auteures, s’inspirant en particulier du dispositif de conscientisation hérité du pédagogue Paulo Freire (2013 [1969]) et des groupes de parole du Mouvement de libération des femmes, insistent dès les années 1970 sur le fait qu’une telle démarche pédagogique ne peut se limiter à des savoirs transmis de manière descendante. Elle interroge la relation pédagogique elle-même, la finalité des enseignements et les rapports entre savoirs et expériences. Or les études de genre, au même titre que d’autres champs de la connaissance, restent tributaires d’une transmission mécanique et surplombante du savoir et des logiques de performance promues dans le monde de l’éducation. Dans ces conditions, les étudiant·e·s ne peuvent mesurer le sens et la portée des connaissances qui leur seraient utiles pour construire une expertise professionnelle et une réflexivité. Le texte de Berenice Fisher, traduit pour ce numéro, rend compte de cette préoccupation qui anime les pédagogues féministes depuis les années 1970. Celles-ci se sont interrogées sur la manière de transmettre efficacement les acquis du féminisme et ont largement contribué à enrichir la réflexion sur la relation pédagogique en croisant le mouvement des pédagogies actives et critiques et la didactique. L’article de Zoé Rollin et Véronique Bayer met en perspective que cette articulation demeure encore timide, en particulier dans la formation des travailleuses et travailleurs sociaux à laquelle elles contribuent. Se fondant sur leur expérience, elles soutiennent que les espaces interstitiels du rapport pédagogique gagnent à être croisés avec les éthiques du care, qui ouvrent un questionnement politique et heuristique de l’enseignement. Elles montrent qu’en décloisonnant les savoirs et les expériences, la formation aux études de genre non seulement participe à renouveler les pratiques de l’action sociale, ainsi que le rapport entre enseignant·e·s et étudiant·e·s, mais contribue également à l’émancipation des personnes. Pourtant, si cette forme d’intervention féministe interroge les savoirs et leurs modes de transmission en les connectant aux pratiques d’intervention, elle cristallise aussi les tensions relatives aux réformes actuelles des systèmes de formation et d’enseignement, qui appellent à toujours plus de performance et de compétition.
7Enfin, l’intervention féministe questionne, voire bouleverse la recherche. Si de nombreux travaux ont montré l’intérêt de « faire du terrain en féministe » (Clair, 2016) pour mieux prendre en compte les rapports de pouvoir et pour promouvoir la réflexivité, la majorité continue d’inscrire la recherche dans un modèle de légitimité et de validité interne, c’est-à-dire conçu par et pour le champ scientifique et académique. Nous ne discuterons pas ici du caractère indispensable des connaissances produites dans ce cadre — par exemple pour la description et l’analyse des discriminations de genre –, mais nous nous intéressons à d’autres modalités de penser le processus de recherche et la position des sujets en son sein : recherche-action, recherche partenariale, participative, collaborative. Historiquement, et en tout premier lieu au Québec, un apport important de la recherche féministe a été de questionner le lien — longtemps impensé — se nouant entre lesdits objets d’une étude et les équipes de recherche, ce qui a conduit ces dernières à poser les prémices d’une recherche en partenariat, utile autant à l’intervention qu’à ses destinataires. La recherche partenariale féministe s’est inspirée du féminisme radical et matérialiste des années 1970, s’attaquant au principe de hiérarchisation élitiste et androcentré de la science et participant à la critique épistémologique générale du positivisme en recherche. En ce sens, elle propose une critique de l’opposition entre théorie et pratique, réflexion et action, neutralité et engagement. La démarche partenariale féministe prend le contrepied de ces oppositions en assumant une recherche située et engagée, démocratique et utile aux femmes (Descarries, 2016). Pour agir sur les structures d’inégalités en augmentant le pouvoir d’agir des femmes, elle mobilise les savoirs élaborés en études de genre et les compétences et l’expertise des femmes en partant de leurs propres expériences, savoirs et besoins (Akrich, 2013). Dans une approche intersectionnelle, la recherche partenariale féministe prend également en compte les divisions entre les femmes et différentes dimensions structurelles des oppressions (Marchand et Lalande, 2015). Elle revendique ainsi de produire des connaissances non pas « sur », mais « avec » les personnes concernées et « pour » les personnes opprimées prioritairement. En cela, elle se distingue d’une recherche parfois qualifiée de surplombante, laquelle, même critique de l’ordre patriarcal, semble dispenser la chercheuse ou le chercheur de se préoccuper de la réception et des retombées éventuelles de son analyse. Si ces propositions sont partagées par d’autres mouvements de recherche contemporains, ce qui fait la spécificité de la recherche partenariale est de poser la recherche et l’action dans un continuum, en menant de front la construction d’un corpus de résultats et des expérimentations de terrain analysées et en discutant ces propositions avec les destinataires de la recherche. Tous ces atouts et ces modalités de la recherche partenariale féministe sont minutieusement identifiés par Lyne Kurtzman et Ève Marie Lampron dans leur article qui ouvre le Grand angle. Présentant cette démarche telle qu’elle est institutionnalisée par le Service aux collectivités de l’Université du Québec à Montréal depuis près de quarante ans, les auteures rendent compte de la richesse d’une approche qui réunit les savoirs profanes des groupes de femmes faisant appel aux universitaires pour répondre aux problèmes qu’ils rencontrent et les savoirs scientifiques des chercheuses impliquées dans la recherche partenariale. Illustrant leur propos avec l’exemple de la mise en place d’un dispositif concret de lutte contre le harcèlement sexiste à l’école, elles mettent en avant les bénéfices, tant dans l’espace académique que sur le terrain, d’une démarche de coconstruction, sans occulter les tensions qui peuvent en émerger. Dans la même lignée, mais sur une thématique différente et dans un cadre militant, l’article de Carole Boulebsol met en lumière la pertinence de la recherche-action pour produire des résultats qui permettent de mieux comprendre les difficultés rencontrées par des femmes souhaitant sortir de l’industrie du sexe, et aussi de mieux cerner les fondements de leurs revendications.
8Nous concluons cet édito en relevant que la recherche partenariale, en tant que composante de l’intervention féministe, suscite, de notre point de vue, quelques questions — trois en particulier — dont on ne peut faire l’économie, a fortiori si l’on adopte une posture engagée. La première concerne les conditions de travail en partenariat (Gervais, 2001) : comment produire des questionnements communs à partir de positions, de préoccupations, d’objectifs et d’agendas potentiellement différents ? Comment produire, en cours et à l’issue de la recherche, des connaissances et des actions qui profitent de la diversité des compétences tout en demeurant percutantes et qui soient à même de répondre à la diversité des objectifs des partenaires, académiques, militants et pédagogiques ? La deuxième question, liée à la précédente, concerne la prise en compte des connaissances et des stratégies de résistance des individus et des groupes dominés, ainsi que de leurs visées — il s’agit au fond de la question de l’agentivité. En effet, les dominé·e·s ne sont pas des sujets passifs, uniquement victimes des oppressions subies, mais également des actrices et des acteurs qui disposent d’un savoir sur leur situation, qui prennent position, nourrissent des objectifs, résistent ; autant d’activités qui ne sont pas toujours celles que les différent·e·s partenaires de la recherche attendent ou perçoivent. Enfin, la troisième question, fondamentale, que pose la recherche partenariale est celle de ses conséquences et de sa réception : dans une perspective engagée et y compris, ou même surtout, au nom d’une critique sociale, certains résultats et certaines propositions peuvent blesser, voire nuire aux membres des groupes, de sorte que le caractère conscientisant des perspectives critiques peut perdre fortement, ou totalement, en efficacité.
9À l’appui des articles du numéro, cet édito a voulu mettre en évidence l’actualité de l’intervention féministe ainsi que sa force épistémique et politique, sans pour autant dissimuler ou minimiser les difficultés que comporte un tel projet d’alliance du mouvement social, de l’action sociale, de la recherche et de l’enseignement dans un contexte sociopolitique qui repose et fonctionne sur leur division. Si l’intervention féministe ne parvient pas à réduire suffisamment cette division jusqu’à la faire disparaître, elle en interroge du moins la légitimité et la pertinence dans les pratiques de la recherche, du travail social et de la formation, tout comme elle propose des pistes d’action fructueuses pour dépasser de tels clivages.
Notes
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[1]
Ce numéro bénéficie du soutien financier de l’Université Paris Lumières et réunit des communications présentées lors de deux colloques internationaux francophones de recherche féministe sur le travail social organisés par l’École Supérieure de Travail Social (ETSUP) de Paris, l’Institut Universitaire de Technologie (IUT) de Bobigny, la Haute école de travail social et de la santé | EESP | Lausanne (HES·SO) et l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (Iris), colloques qui ont eu lieu les 19 et 20 mai 2016 à Paris et les 2 et 3 juillet 2018 à Lausanne. Une synthèse de ce deuxième colloque est présentée dans la rubrique Comptes rendus du présent numéro.