CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les femmes sont le pivot des solidarités familiales, c’est un fait solidement documenté. Malgré cette évidence empirique, les solidarités familiales n’occupent qu’une place fort discrète dans l’univers théorique des rapports sociaux de sexe, contrairement, par exemple, au travail domestique ou, plus récemment, au travail du care. Nous nous interrogeons ici sur cet état de fait. Nous proposons ensuite une lecture des solidarités familiales avec, pour ancrage, le paradigme fondateur que constitua la refonte du concept de travail par les courants féministes matérialistes.

2La perspective adoptée ici est historique et macrosociologique. Cet article est l’occasion de prendre du recul face à un certain nombre de résultats issus d’une vaste enquête que nous avons menée en 2004 sur les transformations des solidarités familiales au Québec au long du XXe siècle. La profondeur historique de cette enquête fait en sorte que ces données, bien que recueillies en 2004, restent pertinentes pour notre propos, à savoir jeter un éclairage sur les logiques reliant les évolutions concomitantes des solidarités familiales, du travail des femmes et des politiques publiques au Québec durant ce siècle crucial de son histoire.

L’objet « solidarités familiales », un bref état de la question

3Depuis une quarantaine d’années, la question des solidarités familiales a donné lieu à une vaste littérature, dont nous résumerons ici les principaux constats, ceci afin d’attirer l’attention sur le fait que les activités déployées par les femmes dans cet univers des solidarités sont rarement désignées et traitées pour ce qu’elles sont à la base, du travail. Non pas que cette réalité (le travail de solidarité) soit niée ou occultée dans ces études, certain·e·s auteur·e·s l’abordent explicitement (Pitrou, 1987 ; Déchaux, 1990 ; Dandurand et Saillant, 2005), mais dans l’ensemble, ce champ de recherche a davantage abordé la question sous l’angle des échanges et des liens constitutifs des réseaux de parenté. La nature politique des enjeux intrinsèques à l’objet « solidarités familiales » à partir des années 1980 (repli de l’État protecteur et inquiétudes quant à la survivance des solidarités dans les familles) a certainement contribué à mettre l’accent sur la composante du lien (lien familial, lien social) plutôt que sur la composante du travail des solidarités familiales.

4Il n’est pas fortuit que l’essoufflement des États providence dans les pays occidentaux, au tournant des années 1980, se voit accompagné d’un intérêt marqué pour la question des solidarités familiales. Dans ce contexte, la famille élargie apparaît comme étant au cœur de la recomposition des rapports entre sphère privée et sphère publique et « l’émergence de nouveaux risques sociaux que l’État providence ne peut plus ou n’a pu contenir conduit à réhabiliter les initiatives privées susceptibles d’impliquer plus largement la société civile » (Déchaux, 1996 : 39). La notion de solidarités familiales, dans l’ensemble des travaux sur ce thème, renvoie à un système d’échanges de biens et de services entre les membres d’un réseau familial élargi, lesquel·le·s auraient conscience d’être relié·e·s par une communauté d’intérêts (Pitrou, 1978, 1987). Les études s’accordent sur le fait que ces solidarités se sont maintenues, tout en s’adaptant, à travers le temps, et ce, malgré le déploiement des États providence et l’individualisation des modes de vie. Ces solidarités prennent la forme de contacts et d’échanges de prestations matérielles et symboliques. On échange des biens (prêts d’argent, dons entre vifs), des services, surtout domestiques (garde d’enfants, aide ménagère, hébergement, soins), ainsi que du soutien émotionnel et de l’information. Si, en milieu modeste, on offre souvent une aide de subsistance et surtout des services, en milieu aisé, on dispense davantage une aide de promotion et surtout des biens. Dans tous les milieux, la génération pivot est particulièrement sollicitée (Ségalen et Attias-Donfut, 1998 ; Coenen-Huther, Kellerhals et Von Allmen, 1994). Les solidarités familiales sont mobilisées en priorité aux étapes critiques du parcours de vie : naissance des enfants, retour des mères en emploi, ruptures conjugales, chômage, maladie, perte d’autonomie des parents âgés sont autant de moments susceptibles de mobiliser le cercle de la parenté (Dandurand et Ouellette, 1992). Il s’agit davantage d’aides occasionnelles que d’échanges systématiques. Enfin, les solidarités familiales sont étroitement liées aux solidarités publiques, au sens où l’extension des transferts publics a contribué à remodeler et alimenter certaines solidarités familiales (Attias-Donfut, 2000). Les solidarités familiales présentent des spécificités, notamment si on les compare aux solidarités publiques. En effet, les services échangés dans la parenté ne sont pas assimilables aux services a priori comparables en provenance de l’État, du point de vue notamment de l’accessibilité, de la polyvalence, de la permanence et de la gratuité (Pitrou, 1987 ; Déchaux, 1996). Ces pratiques induisent des formes de réciprocité souple, souvent différées dans le temps, présentant un caractère assurantiel sur le long terme, mais assez flou et sans garantie (Coenen-Huther, Kellerhals et Von Allmen, 1994 ; Déchaux, 1996). Ainsi, dans la perspective maussienne, ces échanges ont-ils, comme le don :

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[…] Un caractère volontaire, apparemment libre et gratuit, et cependant contraint et intéressé, c’est une notion complexe qui n’est ni celle de la prestation libre et gratuite, ni celle de la production et de l’échange purement intéressé de l’utile, une sorte d’hybride. Surtout le don « oblige » le bénéficiaire vis-à-vis de son donateur qui a prise sur lui par la dette ainsi contractée.
(Masson, 2002 : 147)

6Pour autant, toutes les parentèles ne sont pas solidaires. Pour s’actualiser, les solidarités supposent l’existence et la disponibilité d’un réseau de proches et, plus largement, elles dépendent des ressources dont disposent les familles (Dandurand et Ouellette, 1992 ; Déchaux, 1996 ; Kempeneers et Van Pevenage, 2011). De ce fait, s’ils ne sont pas articulés à des politiques publiques de redistribution, les échanges dans la parenté contribuent à accentuer les inégalités sociales (Déchaux, 1996). Enfin et surtout, les personnes impliquées au premier chef sont des femmes qui, malgré une activité professionnelle accrue, demeurent les artisanes et les principales gestionnaires de la solidarité familiale, sur les plans tant matériel qu’affectif et symbolique.

7Ce bref tour d’horizon indique que les solidarités familiales ont été abordées sous de multiples dimensions, mais rarement problématisées de façon explicite sous l’angle du travail, ce travail accompli par les femmes dans la foulée de leurs tâches domestiques et de leurs activités de care. Il y a sans doute plusieurs raisons à cette mise en sourdine du travail dans le champ des solidarités, à commencer par les difficultés que posent la définition même du concept de solidarités familiales (Théry, 2007), son imbrication étroite avec le politique (Martin, 2002) et, plus largement, la polysémie du terme (Kempeneers, 2010). S’ajoute à cela le fait du large éventail des pratiques impliquées dans le champ des solidarités (échanges de services, échanges de biens), la diversité de fonctions remplies par celles-ci (Déchaux, 1996), ainsi que des moments, des étapes du parcours de vie où s’actualisent ces pratiques (naissance/petite enfance, périodes difficiles de la vie adulte, vieillesse). Autant de repères indispensables à prendre en compte dans l’étude des solidarités familiales, mais qui contribuent à rendre les contours de l’objet imprécis et mouvants. Enfin, ce champ récent des solidarités familiales n’a sans doute pas échappé à la tendance, observée depuis quelques années, à une mise à distance du travail comme concept structurant des rapports sociaux (Cukier, 2016 ; Galerand et Kergoat, 2013 ; Kergoat, 2005).

8Dès lors, qu’on les envisage sous l’angle du travail davantage que sous l’angle des liens reconduits par les pratiques d’échange, on constate que les solidarités familiales entretiennent une grande proximité avec deux champs connexes, celui du travail du care, d’une part, et celui du travail domestique, d’autre part. Qu’ont en commun les solidarités familiales avec l’un et l’autre de ces champs conceptuels et qu’ont-elles en revanche de spécifique ?

Solidarités familiales et travail du care

9Jusqu’à quel point la notion de solidarités familiales recouvre-t-elle celle de care ? La question s’impose, tant il est vrai que les services prestés dans le cadre des dynamiques familiales d’échanges, en particulier ceux entourant la petite enfance et la vieillesse (assistance à la mère, garde des enfants, services domestiques, soins, support affectif et moral), partagent les caractéristiques du travail du care, à la frontière des secteurs sanitaire, social et domestique (Cresson et Gadrey, 2004). Ils sont en quelque sorte son « versant non rémunéré » (Boivin, 2013). Le concept de social care, forgé par deux auteures britanniques (Daly et Lewis, 2000) en vue d’accroître la portée analytique de la notion de care dans ses liens avec l’État social et l’univers du travail, intéresse particulièrement notre propos. La définition qu’en proposent les auteures côtoie en effet la notion de solidarités familiales telle que nous l’entendons ici, à savoir du « travail et un ensemble de relations, à l’intersection de l’État, du marché et de la famille » (Daly et Lewis, 2000 : 281) [1].

10Ainsi, pour Claude Martin (2008), la notion de solidarités familiales en usage dans la recherche francophone recouvrirait celle du social care anglo-saxon. En mettant en lumière le travail informel (accompli au sein de la famille et des réseaux de proches) de prise en charge des individus vulnérables (jeunes enfants, malades, invalides, personnes âgées) :

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[…] Ces démarches mobilisant la notion de social care ont non seulement montré la capacité protectrice des liens primaires, mais aussi la valeur économique du travail de soins assuré principalement par les femmes […]. En France, c’est moins en termes de care et encore moins de social care que ces questions ont été abordées mais plutôt en termes de solidarités familiales.
(Martin, 2008 : 32)

12Ce recoupement opéré par Martin entre le social care anglo-saxon et les solidarités familiales de l’univers francophone est utile. Est-ce à dire cependant que les deux notions sont équivalentes ? Elles le sont partiellement. D’une part, le travail du care comprend un volet non rémunéré certes, mais également un volet rémunéré, alors que les solidarités familiales se déploient dans une logique non rémunérée exclusivement. D’autre part, si les solidarités familiales renvoient à des échanges de services et, de ce point de vue, correspondent d’assez près à la définition de social care forgée par Mary Daly et Jane Lewis, elles comprennent également des échanges de biens. Ainsi, en braquant le projecteur sur le travail des femmes, on n’embrasse pas la totalité de l’objet solidarités familiales, mais bien son volet services. En définitive, d’un point de vue conceptuel, on peut considérer qu’un volet spécifique des solidarités familiales (les échanges de services) recoupe un des versants du social care (son versant non rémunéré).

Solidarités familiales et travail domestique : rapports sociaux de sexe et appropriation

13Quels liens entretiennent par ailleurs les solidarités familiales et le travail domestique ? Extérieurs à la sphère marchande, les services échangés dans le cadre de la solidarité familiale impliquent du travail non rémunéré, au même titre que le travail domestique, dont ils sont en grande partie une extension. C’est d’ailleurs en raison de cette imbrication étroite avec les activités domestiques que les échanges de services dans le cadre des solidarités sont, sans surprise, l’affaire des femmes. À ce double titre (gratuité du travail et assignation prioritaire des femmes), les solidarités familiales comme objet d’analyse se voient bénéficier des développements décisifs des études féministes sur la question du travail.

14Ces études, faut-il le rappeler, ont opéré un véritable renversement de paradigme en affirmant que le travail domestique était du travail, contribuant ainsi à transformer la compréhension du concept de travail au sens large, en même temps que celle du rapport spécifique des femmes au travail. Les théorisations du mode de production domestique (Delphy, 1970, 2004) et du sexage (Guillaumin, 1978) ont été décisives à cet égard. Comme le précisent Helena Hirata et Philippe Zarifian (2000), il ne s’est pas simplement agi, pour le féminisme matérialiste, d’inclure le travail gratuit des femmes dans le concept générique de travail, mais surtout de mettre en évidence les enjeux politiques inhérents au travail, dès lors qu’on appréhende celui-ci dans une acception large de « production du vivre » (Cukier, 2016). La division sexuelle du travail, comme concept transversal, a permis de dépasser les dichotomies privé/public, travail/famille, production/reproduction pour penser l’ensemble du rapport asymétrique que les hommes et les femmes entretiennent au travail (Kergoat, 2010 ; Galerand et Kergoat, 2013).

15Les rapports sociaux de sexe sont des rapports d’appropriation (Guillaumin, 1978) du travail de la classe des femmes qui est mis à la disposition de la classe des hommes. Ce concept conserve toute sa pertinence, à notre avis, pour saisir la spécificité des rapports sociaux de sexe à l’œuvre dans les dynamiques de la solidarité familiale. Pourtant, à la différence du travail domestique accompli dans le cadre de la sphère privée et permettant au conjoint (homme le plus souvent) d’en être dispensé et d’exercer une activité salariée à plein temps, les prestations de service dans la parenté se réalisent quant à elles dans le cadre de relations d’échanges dont les bénéficiaires direct·e·s sont autant, et souvent même davantage, des femmes que des hommes. En effet, dans cette économie domestique, la mère intervient pour permettre à sa fille de se délivrer d’une partie de ses tâches familiales et parvenir à réaliser en parallèle ses activités professionnelles. D’où l’importance des grands-mères pour assumer la garde des enfants et les tâches domestiques (Déchaux, 1990, 2009). Tout ce travail transite à l’intérieur de lignées féminines (Daune-Richard, 1984, 1985 ; Déchaux, 2009) et cela se passe donc entre femmes. Cela dit, l’aide apportée à une femme par sa mère ou sa tante a ultimement pour effet de dispenser de ce travail le conjoint de celle-ci. En ce sens, cette fraction importante des solidarités familiales que représentent les échanges de services contribue à renforcer les clivages entre rôles féminins et masculins, un constat établi de longue date (Pitrou, 1987 ; Déchaux, 2009).

16En fin de compte, on peut considérer que le travail accompli à travers les lignées féminines dans le cadre de l’économie domestique et au nom de la solidarité est tout autant objet d’appropriation par les hommes que le travail domestique fourni dans le cadre privé du mariage ou autre modalité d’union. Il se trouve approprié dans le cadre collectif du réseau de parenté. Cependant, plus encore peut-être que dans le cas du travail domestique accompli au sein de la famille nucléaire, « le discours de la nature » (Guillaumin, 1978) est prégnant dans le cas des services rendus aux proches, ce qui vient renforcer l’invisibilité du travail nécessaire pour produire ces services. Si les normes d’obligation statutaire, dans les pratiques d’entraide, ont cédé la place à des normes plus électives et affinitaires (j’aide ma fille, ou ma mère, parce que je l’aime et non par obligation), il reste qu’aider va souvent tellement de soi dans le cadre de la parenté que les protagonistes elles-mêmes considèrent rarement cela comme un travail (Van Pevenage, 2011).

17Ainsi, une approche féministe matérialiste des solidarités familiales suppose en premier lieu d’y réintroduire la centralité du travail et des rapports sociaux de sexe, en ayant conscience néanmoins que, ce faisant, on aborde les solidarités surtout sous l’angle des échanges de services, plutôt que sous celui des échanges de biens. En second lieu, dès lors qu’on place la focale sur le travail, il importe d’appréhender ces solidarités privées dans leur arrimage aux solidarités publiques concomitantes qui, au fil du temps, ont contribué partiellement à la prise en charge des membres dépendant·e·s de la parentèle. En troisième lieu enfin, les solidarités familiales envisagées sous l’angle du travail renvoient à des temporalités complexes, qu’il s’agit de saisir sous trois registres distincts : le temps historique, qui témoigne du maintien des solidarités au fil du temps, et ce, en dépit des changements structurels de la famille et de la société en général ; le temps générationnel, qui scande la dynamique des échanges entre générations ; et finalement, le temps biographique, repéré par le calendrier des trajectoires de vies individuelles et familiales (Kempeneers, Lelièvre et Bonvalet, 2007). C’est dans cet esprit que l’enquête Biographies et solidarités familiales a été mise en œuvre en 2004.

L’enquête Biographies et solidarités familiales au Québec

18L’enquête Biographies et solidarités familiales que nous avons menée en 2004 (Kempeneers et Van Pevenage, 2011) avait pour but d’analyser les transformations des solidarités familiales au Québec à travers trois générations, en lien avec les transformations concomitantes du marché de l’emploi et des régimes de protection sociale. Reposant sur une méthodologie de collecte pionnière à l’époque (questionnaire biographique multidimensionnel), l’enquête a été mise au point de concert avec des partenaires de l’Institut national d’études démographiques (Ined, Paris) et a reconstitué la trajectoire familiale, professionnelle et résidentielle de 500 hommes et femmes nées au Québec entre 1934 et 1954, celle de leurs parents et celle de leurs enfants. Ces choix méthodologiques nous permettaient, en quelque sorte, de balayer le siècle. En effet, nos répondant·e·s (appelé·e·s Ego dans l’analyse qui suit), outre le fait d’avoir traversé personnellement un demi ou trois quarts de siècle, nous parlent des générations nées au début du siècle (1892-1937) quand il est question de leurs parents ; leurs enfants, pour leur part, sont nés entre 1957 et 1988, et leurs petits-enfants entre 1982 et 2004. La petite enfance des répondant·e·s, quant à elle, s’est déroulée avant 1960, ce qui veut dire que leurs parents n’avaient pas accès à plusieurs services publics aujourd’hui disponibles. Ces personnes sont entrées dans la vie professionnelle entre 1950 et 1970, c’est-à-dire en pleine période de prospérité économique et de changements majeurs dans tous les domaines (familial, professionnel, étatique, avec la mise en place de l’État providence). Outre ces reconstitutions de trajectoires, l’accent de l’étude était placé sur les moments de l’existence les plus susceptibles de mobiliser des solidarités : petite enfance, périodes difficiles, vieillissement des parents. Nous revenons ici sur certains résultats entourant la petite enfance, moins pour rappeler la réalité bien connue de la division sexuelle du travail et de l’assignation des femmes en ce domaine que pour donner à voir certains ressorts de cette division du travail dans ses dimensions intergénérationnelles.

Les solidarités entourant la petite enfance

19Le moment des relevailles (expression du français rural encore en usage au Québec désignant la période de quelques semaines suivant l’accouchement, durant laquelle la femme se « relève ») et les périodes entourant la garde des jeunes enfants sont des situations privilégiées pour étudier les modes d’implication du réseau de parenté. Qui est au côté de la mère au moment des naissances, qui est mobilisé·e autour de la garde, qu’il s’agisse de garde principale ou occasionnelle ? Les données recueillies ont permis de mettre en évidence deux réalités majeures : la première est l’intensité de la mobilisation de la parentèle féminine, tant autour de la naissance que de la garde des enfants ; la seconde est le positionnement différent, d’une génération à l’autre, des protagonistes de première ligne engagées dans l’entraide familiale (Kempeneers et Dandurand, 2009 ; Kempeneers et Thibault, 2008). En effet, si l’on compare le cercle des personnes présentes aux relevailles de la mère d’Ego (période 1933-1954) avec celui des personnes qui ont entouré Ego (ou la conjointe d’Ego si ce dernier est un homme) lors de ses propres relevailles (période 1957-1988), on constate sans surprise que les femmes occupent tout le terrain, mais aussi que, d’une génération à l’autre, elles n’occupent pas la même position généalogique dans le cercle de la parenté, cela résultant pour une bonne part des évolutions démographiques, en particulier de l’augmentation de l’espérance de vie et de la baisse de la fécondité (Kempeneers et Van Pevenage, 2015).

20Comme l’indique le tableau 1, aux relevailles de la mère d’Ego (période 1930-1960), on voit se mobiliser une part importante de collatérales, les sœurs et belles-sœurs de la jeune mère (29,7 % de l’ensemble des personnes citées). Celles-ci sont davantage présentes, proportionnellement, que les mères et belles-mères (26,9 %). Les niveaux élevés de fécondité dans cette génération font en sorte que ces mères et belles-mères ont encore elles-mêmes de jeunes enfants à charge lorsqu’elles deviennent grands-mères, ce qui les rend moins disponibles que ne le seront les grands-mères à la génération suivante. Figurent ensuite des servantes, bonnes, gardiennes (16,2 %), suivies des enfants aînés (8,2 %). Ces enfants aînés sont en réalité presque exclusivement des filles aînées. En effet, la taille élevée des familles et l’écart entre les naissances exigeaient la présence de filles aînées auprès de leur mère lors des relevailles. Cette présence active des filles aînées à la naissance de leurs sœurs et frères, nos données qualitatives en font état dans la suite de l’existence de ces cadet·te·s : une partie appréciable d’entre elles et eux va plus tard considérer la sœur aînée comme une véritable figure parentale, la qualifiant de seconde mère.

Tableau 1

Les relevailles à travers deux générations (mère d’Ego et Ego comme mère). Qui est présent·e ?

Aidant·e·s cité·e·s
(liens définis par rapport à la mère aidée)
Mère d’Ego
(nées entre 1892 et 1954)
Ego comme mère
(nées entre1934 et 1954)
Sœurs — Belles-sœurs29,7 %14,7 %
Mères — belles-mères26,9 %52,3 %
Servantes, bonnes, gardiennes, religieuses…16,2 %11,3 %
Enfants aîné·e·s8,2 %-
Amies — voisines6,7 %3,9 %
Tantes, cousines, nièces…4,8 %-
Conjoints2,5 %9,0 %
Professionnel·le·s — institutions1,8 %5,6 %
Autres3,1 %3,2 %
Nombre de personnes citées609556

Les relevailles à travers deux générations (mère d’Ego et Ego comme mère). Qui est présent·e ?

Exemple de lecture du tableau : 609 personnes ont été citées comme ayant aidé la mère d’Ego lors de ses relevailles. Les sœurs et belles-sœurs de la mère d’Ego comptent pour 29,7 % de ce nombre.
Source : Enquête Biographies et solidarités familiales au Québec, 2004 (Kempeneers et Dandurand, 2009 : 118).

21À la génération suivante, c’est-à-dire celle d’Ego devenue mère à son tour, le portrait a sensiblement évolué. Le fait le plus marquant de cette évolution est l’affirmation de la figure de la mère de la jeune accouchée (et, dans une moindre mesure, la belle-mère) : parmi l’ensemble des personnes qui interviennent dans la prise en charge du bébé, 52,3 % sont les mères ou belles-mères des mères du bébé. Cette hausse marquée de la présence des grands-mères de l’enfant nouveau-né est compensée par une baisse sensible de l’intervention de ses tantes (les sœurs et belles-sœurs de la jeune mère ne représentent plus que 14,7 %) et la disparition des filles aînées en tant qu’aidantes. Les tantes, cousines et nièces de l’accouchée, présentes à la génération précédente (4,8 %), disparaissent elles aussi aux relevailles d’Ego. On voit l’aide se resserrer autour de l’axe de la filiation et on note une apparition discrète du conjoint, seule figure masculine en dehors du médecin autour de la naissance. Enfin, du côté des soutiens rémunérés ou publics, on observe une baisse de la part relative des servantes, bonnes, gardiennes ou religieuses (de 16,2 % à 11,3 %) au profit d’une augmentation des aides apportées par les professionnel·le·s et les institutions (de 1,8 % à 5,6 %).

22Que font ces femmes au chevet des jeunes accouchées ? Elles travaillent. C’est ce que montre notre enquête, qui comportait une question sur le contenu des tâches accomplies ainsi que sur la modalité de présence, afin de savoir si ces aidantes habitaient ou non chez la jeune accouchée durant les quelques semaines cruciales qui ont suivi la naissance. Sur ce point, l’enquête nous apprend que dans un tiers des cas, cela pour les deux générations, l’aidante s’est installée chez l’accouchée durant des périodes allant de quelques jours à quelques semaines. Les tâches rapportées, qu’il y ait eu cohabitation ou non, sont l’aide ménagère, les soins au bébé ainsi qu’à la mère et aux autres enfants. La mention « elle s’occupait de tout » revient très souvent, révélatrice du rôle crucial joué par ces femmes de tous âges dans l’organisation générale du travail.

23La lecture du tableau 2 prolonge ce que l’on vient de voir à propos des relevailles. S’agissant des deux premières générations, ce sont les parents qui gardent majoritairement les enfants, soit de façon exclusive, soit – surtout dans la seconde génération – en alternance avec un mode de garde formel. Ce n’est plus le cas pour la troisième génération, dont la proportion (autour de 25 %) des enfants gardés uniquement par les parents recoupe celle des femmes dites inactives dans les statistiques de l’emploi au début des années 2000 (Ministère de la famille, des aînés et de la condition féminine, 2011). Cette diminution du rôle des parents (celui de la mère surtout) comme gardiennes et gardiens principaux se trouve progressivement compensée par les modes formels, telles garderies ou gardiennes à domicile. On a évidemment ici un effet direct de l’insertion graduelle des mères de jeunes enfants sur le marché du travail, ainsi que de la mise en œuvre progressive de la politique familiale au Québec (Dandurand et Kempeneers, 2002), en particulier celle du réseau de services de garde (Saint-Amour, 2007). Pour les deux premières générations, l’entourage familial intervient dans environ 17 % des cas (partie inférieure du tableau, « avec mobilisation de l’entourage »). Dans cet entourage, ce sont les grands-parents qui apparaissent les plus présents, une présence qui s’accroît de façon importante à la troisième génération, où ils représentent 28,9 % des personnes citées pour avoir assuré la garde principale des petits-enfants de moins de 5 ans. La catégorie des grands-parents, faut-il le préciser, comprend en réalité près de 95 % de grands-mères. Celle des oncles et tantes quant à elle, comprend 100 % de tantes. Et c’est la même chose pour les enfants aînés, qui sont à près de 100 % des filles aînées, comme c’était le cas aux relevailles. Les enfants dès leur plus jeune âge voient ainsi s’activer autour d’elles et eux un entourage presque exclusivement féminin, ce qui ne peut que contribuer à reconduire l’idéologie naturalisante entourant cette stricte séparation des sphères féminine et masculine du travail.

Tableau 2

La garde principale des enfants à travers trois générations

Gardé·eEgo
(né·e·s entre 1934 et 1954)
Enfants d’Ego
(né·e·s entre 1957 et 1988)
Petits-enfants d’Ego
(né·e·s entre 1982 et 2004)
Gardien·ne
Sans mobilisation de l’entourageParents exclusivement74,7 %51,8 %27,0 %
Parents et modes de garde formels (gardiennes, institutions religieuses)7,6 %30,2 %37,4 %
Avec mobilisation de l’entourageIntervention des grands-parents
(ou arrières-grands-parents)
6,6 %9,8 %28,9 %
Intervention des oncles et tantes5,2 %2,2 %0,8 %
Intervention de la fratrie3,8 %--
Intervention d’autres membres apparenté·e·s ou non1,8 %4,9 %1,8 %
NSP0,4 %1,1 %4,0 %
100 %100 %100 %
Nombre d’enfants gardé·e·s502857596

La garde principale des enfants à travers trois générations

Exemple de lecture du tableau : sur les 502 Ego que nous avons interviewé·e·s, 74,7 % ont dit avoir été gardé·e·s durant l’enfance par leurs parents exclusivement, 6,6 % par leurs parents et grands-parents, etc.).
Source : Enquête Biographies et solidarités familiales au Québec, 2004.

24Ces données sur les lignées féminines déployées autour des relevailles et de la garde des enfants sont à mettre en rapport avec l’évolution de l’emploi féminin au fil des trois générations concernées. Le tableau 3 est éloquent à cet égard. Il reflète une donnée d’importance, à savoir la cassure entre la première et la seconde cohorte, en regard du statut de femme au foyer comme activité principale au cours d’une vie. Cette désignation de femme au foyer provient des enquêté·e·s, elle n’était pas précodée et elle désigne l’activité principale de la personne. Il faut cependant avoir à l’esprit que cela n’exclut pas la combinaison avec des périodes d’activité rémunérée à certaines étapes du parcours, le plus souvent avant le mariage et l’arrivée des enfants. Dans l’échantillon, le pourcentage des femmes au foyer passe de 65 % à 20 % en l’espace de deux lignées, celle de la mère d’Ego et celle d’Ego et de ses sœurs. Il tombe à 8 % à la génération suivante. Les activités professionnelles, quant à elles, ne sont pas détaillées ici, mais elles recoupent les grandes évolutions de l’emploi féminin au Québec, à savoir une concentration marquée dans les secteurs des services, des emplois de bureau, de la santé, de l’enseignement et du personnel technique (Remillon et al., 2017).

Tableau 3

Le statut de femme au foyer à travers les lignées (% pondérés)

GénérationsMères d’Ego
(né·e·s entre 1892 et 1937)
Ego et sœurs d’Ego
(né·e·s entre 1913 et 1984)
Filles d’Ego
(né·e·s entre 1952 et 1986)
Activité principale
« Femme au foyer », sans mention d’activité professionnelle64,8 %19,5 %7,8 %
Activité professionnelle35,2 %80,5 %92,2 %
100 %100 %100 %
Effectifs5231395307

Le statut de femme au foyer à travers les lignées (% pondérés)

Exemple de lecture du tableau : Parmi les 523 mères d’Ego, 64,8 % étaient « femmes au foyer » sans mention d’activité professionnelle.
Source : Enquête Biographies et solidarités familiales au Québec, 2004.

25En résumé, ces données de Biographies et solidarités familiales mettent en évidence deux des traits majeurs de la transmission intergénérationnelle des solidarités familiales : à chaque génération les femmes sont omniprésentes, mais d’une génération à l’autre, elles n’occupent pas la même position généalogique. Les hommes, quasi-absents dans la première période, font état d’une modeste présence à la troisième. Les réalités démographiques (baisse de la fécondité en particulier), le rapport des femmes à l’emploi ainsi que la prégnance du modèle de la femme au foyer dans les années 1950 font en sorte de relayer les responsabilités entre divers·e·s membres de la lignée en les resserrant sur l’axe de la filiation, mais toujours du côté des femmes. Par ailleurs, les solidarités ne se substituent pas aux aides publiques mais y suppléent : ainsi, la mise en place de garderies n’a pas entraîné la disparition des grands-parents comme gardien·ne·s, l’une et l’autre assurent des rôles différents et, surtout, selon des temporalités différentes. Il convient de replacer ces observations dans leur contexte.

Les femmes et leur travail au Québec : un positionnement spécifique dans l’univers des solidarités familiales

26Le XXe siècle au Québec est le théâtre de reconfigurations sans précédent de l’univers du travail des femmes, tant dans ses composantes rémunérées que non rémunérées (Kempeneers et Van Pevenage, 2015). Durant la première moitié du siècle, le Québec se distingue de l’Europe occidentale, d’une part, par sa très faible proportion de femmes mariées dans les rangs de la population active et, d’autre part, par le rôle crucial qu’ont joué les communautés religieuses de femmes en tant que travailleuses (non rémunérées) dans les secteurs hospitalier, éducatif et d’assistance sociale (Laurin, Juteau et Duchesne, 1991). Par ailleurs, on peut discerner les contours d’un équilibre en perpétuelle redéfinition dans l’implication respective des modes de protection publique (Église au début du siècle, relayée par l’État ensuite) et des modes de solidarité privée (famille nucléaire et entourage). Trois périodes se dégagent clairement de ce point de vue. La première moitié du siècle (1920-1960) est caractérisée par des solidarités surtout familiales et soutenues par l’Église, dans une société où le travail s’industrialise. Une seconde période (1960-1985) se distingue par des solidarités familiales que relaie un État providence en expansion (dans le cadre d’une société salariale prospère qui connaît la généralisation de l’emploi féminin et l’essor de la protection sociale). Une troisième période enfin (à partir de 1985) voit les solidarités familiales et les solidarités sociales se retrouver en concurrence dans une société néo-fordiste marquée par la précarisation de l’emploi et la réduction de certaines prestations de l’État. À ce stade, la solidarité sociale étant de moins en moins prise en charge par l’État, il incombera à la famille et au marché de prendre le relais. Les solidarités familiales sont davantage sollicitées qu’à la période précédente, en particulier en ce qui concerne les soins aux aîné·e·s (Kempeneers, Battaglini et Van Pevenage, 2015), mais également en matière de services à la petite enfance (Couturier et Hurteau, 2016). Ceci a pour conséquence de charger les familles d’une part importante des tâches et responsabilités concernant des proches dépendant·e·s de tous âges.

27Les données qui précèdent donnent à voir deux tendances distinctes et néanmoins reliées : premièrement, une reconfiguration progressive du rapport des femmes au travail sur l’axe professionnel/domestique ; deuxièmement, une articulation étroite des modalités de cette reconfiguration en lien avec l’évolution des politiques publiques susceptibles d’alléger une part de ce travail. Il convient alors d’interroger séparément ces deux constats.

28Dans un précédent article sur la question du baby-boom au Québec (Kempeneers et Van Pevenage, 2015), nous avancions l’idée selon laquelle une nouvelle logique sociétale se serait mise en place à partir de la Crise de 1929. Cette nouvelle logique a consisté en un réaménagement en profondeur de la division du travail entre deux catégories de femmes : d’une part, celles assignées prioritairement au travail professionnel (les travailleuses laïques célibataires et les religieuses) et, d’autre part, celles dédiées prioritairement au travail domestique (les mères de familles nombreuses). Du point de vue de la fécondité, deux profils dominent parmi les générations d’avant 1921, à savoir les femmes sans enfant et les mères de familles très nombreuses (6 enfants et plus). Au fil du siècle, ces deux groupes de femmes perdent en importance. Ainsi, 30 % des femmes appartenant à la génération 1906-1915 sont restées sans enfant ou avec un enfant unique, alors que cette proportion est tombée à 15 % dans la génération 1936-1941. Par ailleurs, la proportion des familles comportant un nombre très élevé d’enfants ne représente plus que 35 % dans la génération 1916-1936, alors qu’elle était de 55 % dans les générations précédentes. Cette diminution de la taille des familles est rapide et se stabilise peu à peu autour de deux enfants pour la majorité des femmes (Kempeneers et Van Pevenage, 2015). Les statistiques de l’emploi font par ailleurs état d’un accroissement lent, mais significatif des taux d’activité féminine dès le début du XXe siècle et indiquent que, dans un premier temps, cet accroissement est essentiellement le fait des femmes célibataires, parmi lesquelles les religieuses qui œuvrent gratuitement dans les secteurs de l’éducation et de la santé. Les femmes mariées ne commencent à apparaître timidement dans ces statistiques qu’à partir des années 1950. Quant aux femmes mariées avec enfants, elles ne deviendront une composante majeure de la population féminine en emploi qu’à partir des années 1970 et surtout 1980. Ainsi, au fur et à mesure que diminue la fraction de femmes sans enfant dans l’ensemble de la population, le marché de l’emploi doit s’ouvrir aux femmes avec enfants, d’autant plus que l’Église perd progressivement son hégémonie dans les secteurs économiques jusque-là sous son contrôle (éducation et santé) et que le recrutement des religieuses s’essouffle sérieusement à partir des années 1950. La main-d’œuvre féminine devient progressivement laïque et rémunérée. Laïque, c’est-à-dire avec la possibilité de procréer. Tout se passe comme si l’industrialisation avait requis, à un certain stade de son développement, une polyvalence accrue des femmes sur les deux terrains de l’emploi et de la famille. Cette évolution va progressivement faire reposer sur un plus grand nombre de femmes la double tâche professionnelle/domestique, alors que les cohortes précédentes étaient spécialisées, soit dans l’emploi (les célibataires laïques et les religieuses), soit dans la famille (les mères de familles très nombreuses).

29L’enquête Biographies et solidarités familiales donne à voir une modalité supplémentaire de partage du travail entre les femmes, lequel se recompose au fil des générations en fonction des évolutions structurelles des familles, des politiques publiques et du marché de l’emploi. Les données indiquent que cette polyvalence accrue des femmes à travers le temps n’a pu se concrétiser que parce que d’autres femmes se sont rendues disponibles pour apporter leur aide à celles devenues polyvalentes, en particulier autour de la petite enfance de leur progéniture, mais également plus tard, dans la trajectoire de proches traversant des périodes difficiles ou vieillissant. Et, à leur tour, ces solidarités féminines n’ont pu se maintenir sur le long terme que parce qu’elles ont toujours été arrimées, bon an mal an, aux solidarités publiques – en provenance de l’Église jusqu’aux années 1960, de l’État ensuite. Tout cela forme système. Un système où coexistent différents modes d’exploitation qui ne semblent pas près d’être absorbées par le marché dans sa forme capitaliste pure, si tant est que l’on postule leur extériorité par rapport au capital, un postulat qui pose question dans le cadre des nouvelles configurations du capitalisme (Cot et Lautier, 2013). Ni le travail domestique ni l’entraide familiale, qui ont pu être considérés comme des survivances archaïques condamnées à disparaître avec la modernisation des sociétés, ne montrent des signes d’affaiblissement (Delphy, 2004 ; Déchaux, 2007). Ce travail, fourni au nom de l’entraide familiale, est collectivement approprié par la classe des hommes, ainsi que par l’État, qui se décharge sur les femmes d’une part substantielle des services. Et autant que le travail domestique, sinon plus encore, ce travail d’entraide est frappé d’invisibilité, tant les liens de famille sont essentialisés et naturalisés encore de nos jours.

Conclusion

30Nous avons attiré l’attention ici sur la centralité du travail et des rapports sociaux de sexe dans le champ des solidarités familiales, une réalité plutôt discrète dans les études sur la question. Il est un fait que, dans son ensemble, le champ des solidarités familiales, comme le choix même du terme l’y inclinait, a davantage mis l’accent sur les échanges et sur les liens constitutifs des réseaux de parenté. Le recul de certaines solidarités publiques à partir des années 1980 a certainement contribué à cette prééminence du regard porté sur le lien (lien familial, lien social) plutôt que sur le travail accompli dans le cadre des solidarités privées. Dès lors qu’on les envisage sous l’angle du travail, on constate que les solidarités familiales entretiennent une grande proximité avec ces deux champs connexes que sont le travail du care et le travail domestique. Ce constat nous a conduites à revisiter le concept d’appropriation collective, lequel conserve toute sa pertinence pour saisir la spécificité des rapports sociaux de sexe à l’œuvre dans la dynamique des solidarités familiales. Notre approche macrosociologique de l’évolution de ces solidarités au Québec vient éclairer certains des mécanismes de l’appropriation collective du travail des femmes. Elle donne à voir les articulations complexes entre, d’une part, la division sexuelle du travail qui assigne en priorité les femmes à l’entraide familiale et, d’autre part, des sous-divisions du travail entre catégories de femmes qui contribuent à reconduire cette division sexuelle de base. Ces sous-divisions renvoient à la reconfiguration progressive, au fil du XXe siècle, du rapport des femmes au travail sur l’axe professionnel/domestique, et elles renvoient aussi au positionnement généalogique des aidantes à travers les générations. Dans la sphère privée, cette entraide reconduite à travers les lignées féminines a pour effet de dispenser les conjoints de ce type de travail. Du côté de l’emploi, ces services rendus par certaines catégories de femmes à d’autres catégories de femmes permettent progressivement au marché de faire appel à toutes les femmes, peu importe leur statut familial. L’État, quant à lui, dispose là d’une manne de prestations gratuites, dont il est de ce fait déchargé. Le travail des femmes accompli au nom de la solidarité familiale se trouve ainsi collectivement approprié par les hommes, le marché et l’État, le tout formant un système complexe dont il importe de poursuivre le démontage tant théorique que politique. Est-il si utopique de penser que la solidarité familiale, comme valeur et comme pratique, puisse reposer sur d’autres bases que sur l’appropriation collective du travail des femmes ?

Notes

  • [1]
    Traduction par nos soins.
Français

Les femmes sont le pivot des solidarités familiales, c’est un fait solidement documenté. Malgré cette évidence empirique, les solidarités familiales n’occupent qu’une place fort discrète dans l’univers théorique des rapports sociaux de sexe, contrairement par exemple au travail domestique ou, plus récemment, au travail du care. Les auteures s’interrogent ici sur cet état de fait. Elles proposent ensuite une lecture des solidarités familiales avec, pour ancrage, le paradigme fondateur que constitua la refonte du concept de travail par les courants féministes matérialistes. Adoptant une perspective historique et macrosociologique, cet article est l’occasion de prendre du recul face à un certain nombre de résultats issus d’une vaste enquête que les auteures avaient menée en 2004 sur les transformations des solidarités familiales au Québec au long du XXe siècle. La profondeur historique de cette enquête fait en sorte que ces données, bien que recueillies en 2004, restent pertinentes pour leur propos, à savoir jeter un éclairage sur les logiques reliant les évolutions concomitantes des solidarités familiales, du travail des femmes et des politiques publiques au Québec durant ce siècle crucial de son histoire.

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Marianne Kempeneers
Marianne Kempeneers est professeure titulaire au Département de sociologie de l’Université de Montréal. Ses champs d’intérêt sont la macrosociologie de la famille et du travail, l’approche biographique des phénomènes sociaux et la théorie féministe. Elle fait partie de plusieurs équipes de recherche, notamment le Partenariat Familles en mouvance de l’Institut national de la recherche scientifique de Montréal.
Département de sociologie, Université de Montréal, Pavillon Lionel-Groulx, C. P. 6128, succursale Centre-ville, Montréal (Québec) H3C 3J7, Canada.
Isabelle Van Pevenage
Isabelle Van Pevenage est chercheure d’établissement au Centre de recherche et d’expertise en gérontologie sociale de Montréal et professeure associée au Département de sociologie de l’Université de Montréal. Ses champs d’intérêt sont les soins palliatifs gérontologiques, les solidarités familiales et conjugales lors de la vieillesse et la reconfiguration des réseaux familiaux et des proximités autour des parents âgés.
Centre de recherche et d’expertise en gérontologie sociale, CLSC René-Cassin, suite 600, 5800 boulevard Cavendish, Côte Saint-Luc (Québec) H4W 2T5, Canada.
Renée B. Dandurand
Renée B. Dandurand est chercheure et professeure retraitée à l’Institut national de la recherche scientifique de Montréal. Son expertise porte notamment sur les transformations de la famille, le mariage, le divorce et la monoparentalité. Elle travaille maintenant avec l’équipe d’une recherche intitulée Biographies et Solidarités au Québec 1934-2004.
INRS-UCS, 385 rue Sherbrooke, Est Montréal (Québec) H2X 1E3, Canada.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 22/05/2018
https://doi.org/10.3917/nqf.371.0014
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