1Quel type de régime se caractériserait par l’imposition d’horaires pour manger, dormir et travailler, par le contrôle de ses fréquentations et de son emploi du temps, par l’impossibilité de saisir la justice, par l’interdiction de conduire un véhicule, par l’interdiction de voter et d’être représenté politiquement, par l’obligation de demander la permission pour tout et n’importe quoi – aller aux toilettes, parler, se taire – par l’impossibilité sans accord d’une tierce personne de sortir de chez soi, par l’obligation d’habiter à tel endroit avec telles personnes plutôt que dans tel autre avec telles autres, par l’interdiction d’avoir une indépendance économique et donc de pouvoir subvenir à ses propres besoins ? Un régime dictatorial ? Un régime esclavagiste ? Un régime totalitaire ? Certes, mais c’est aussi le régime de l’enfance qui se caractérise par ces différentes obligations et négations des droits fondamentaux de l’être humain. Telle est la claque intellectuelle qu’il faut être prêt·e à se prendre lorsque l’on se met à lire l’ouvrage d’Yves Bonnardel. Ce livre dérange à bien des égards, puisqu’il vient titiller cet impensé généralisé du statut de l’enfance, c’est-à-dire de la construction politique d’une catégorie de la population privée de droits… pour son bien ! Le dérangement est peut-être d’autant plus grand pour celles et ceux qui assurent lutter contre tous les types de domination, et qui en avait omis une. L’auteur, qui se définit comme libertaire [3], nous appelle à réfléchir sur cette domination niée : la domination des adultes sur les enfants, c’est-à-dire la domination des « mineurs » par les « majeurs ». Nécessairement, un parallèle avec les luttes des femmes pour sortir de leur catégorie de « mineures » est mobilisé et participe de l’argumentaire convaincant proposé par Yves Bonnardel.
2Préfacé par Christine Delphy, qui est largement citée tout au long des analyses, l’ouvrage se compose de quatre parties principales qui s’attaquent aux trois gros bastions du régime de l’enfance : la famille, l’école, le travail, ou plus exactement les obligations familiales et scolaires et l’interdiction du travail (rémunéré).
3Dans une sorte de préambule, Yves Bonnardel nous rappelle les luttes des mineur·e·s (des personnes âgées de moins de 18 ans), absentes pour la plupart des livres d’histoire et de l’actualité des mobilisations sociales pour l’émancipation : « Dans le monde entier des jeunes luttent en permanence contre leur statut social et contre ses conséquences en termes de mise sous tutelle » (p. 27). On apprend ainsi qu’au Nicaragua ou en Allemagne existent des collectifs de mineur·e·s qui luttent pour ne plus être discriminé·e·s par leur âge et ainsi pouvoir quitter la condition qui leur est faite : le « minorat ».
La famille : appropriation et violences
4La partie sur « la condition d’enfant » (pp. 59-130) est particulièrement violente d’évidences. Tout d’abord, l’auteur revient sur la famille comme une structure d’appropriation au sein de laquelle « l’enfant n’est jamais sujet de sa propre vie » (p. 84) et doit être « aux ordres » de la volonté des adultes : « [Les enfants] doivent constamment obéir, cesser séance tenante leur activité propre pour en adopter une autre sur commande, se taire ou au contraire répondre, demander la permission pour leurs moindres faits et gestes » (p. 90). Dans bien des situations décrites par Yves Bonnardel, les comportements adoptés envers les enfants seraient tout bonnement criants d’humiliation s’ils étaient appliqués aux adultes. Les adultes ont par exemple tendance à amoindrir, voire à nier ce que ressent l’enfant, à utiliser le tutoiement et non le vouvoiement (qui, on l’a toutes et tous appris, est une marque de respect), à leur dénier toute vie privée ou tout espace à eux – des comportements qui seraient dénoncés comme humiliation, mépris et violation de l’intimité de la personne s’ils étaient dirigés vers les adultes. Par ailleurs, l’auteur cite une étude qui montre que, dans les familles, plus de 75 % des paroles adressées aux mineur·e·s sont des ordres ou des requêtes, ce qui, d’une part, éclaire le « climat de violence » dans lequel les enfants sont plongés et, d’autre part, explique en partie leur difficulté à développer leurs propres volontés, leur propres désirs, bombardés qu’elles et ils sont d’injonctions. En retour, nous dit l’auteur, cela permet de rendre effectif l’idée selon laquelle les enfants ont besoin des adultes pour décider des choses les plus élémentaires de la vie.
5La question de la violence au sein des familles est également développée. Les violences verbales et les ordres donc – que les adultes préfèrent nommer comme étant de l’autorité nécessaire pour l’équilibre de l’enfant –, mais aussi, on le sait, les violences physiques ou les « punitions » – qui n’a pas observé dans le bus un adulte insulter, rudoyer, gifler un enfant sans que personne ne pense à intervenir ? –, les violences sexuelles enfin, difficiles à mesurer puisque l’enfant, « mineur », ne peut se saisir de la justice sans passer par l’intermédiaire de ses responsables légaux. Cependant, d’après les chiffres de l’Organisation mondiale de la santé, 20 % des filles et 5 à 10 % des garçons vivraient des violences sexuelles durant leur enfance (on imagine que ces chiffres sont très clairement sous-estimés) et dans huit cas sur dix, ce serait le fait d’un homme de la famille (p. 95). Yves Bonnardel en vient à écrire cette phrase particulièrement troublante : « Du droit de propriété a toujours découlé le droit de cuissage » (p. 96). Si ce patriarcat est dénoncé par l’auteur, la société semble bon gré mal gré s’en accommoder. On préfère, par exemple, parler de « familles incestueuses », avec tout le tabou et le silence que cela engendre, plutôt que de viol d’un père sur sa fille. Autrement dit, « considérer [la famille] comme un refuge contre les abus de pouvoir relève de l’aveuglement » (p. 81), puisque, affirme l’auteur, « la violence est au cœur des rapports adultes/enfants » (p. 87) et entretenue par le statut de mineur·e dévolu à l’enfant.
L’obligation scolaire : « travail forcé » ?
6Ensuite, Yves Bonnardel s’attaque à l’école, qui revêt les « caractéristiques du travail forcé » (p. 115). L’école est obligatoire, l’enfant, devenu élève, n’a aucune prise sur ses modalités (horaires, temps de travail, etc.) ni sur les objectifs (contenus scolaires), il n’est pas payé, ici aussi il est tutoyé, rudoyé, puni, doit demander la permission pour parler, se lever, marcher, aller aux toilettes, discuter avec ses camarades. Bref, « les droits les plus élémentaires lui sont déniés » (p. 115) et les adultes, devenu·e·s enseignant·e·s, sont juges et parties. Yves Bonnardel insiste alors sur le contenu des programmes qui, précisément, « tient à l’écart de ce qu’il nous serait utile et même indispensable de savoir pour nous orienter ‹ avec discernement › dans ce monde » (p. 118). Là encore, prophétie auto-réalisatrice, le fonctionnement de l’école ne permet pas de rendre l’enfant autonome et indépendant des adultes, justifiant ainsi son statut de mineur·e. Enfin, faisant sans difficulté le parallèle avec le service militaire, bien plus court cependant, l’auteur estime que l’école « c’est le renoncement à la curiosité, c’est la volonté de ‹ réussir ›, c’est courber l’échine et attendre pour pisser, c’est parler, se taire, réfléchir sur commande ou éviter de penser… » (p. 120).
7« Déni de justice, déni de démocratie, déni de respect, déni des droits », s’interroge Yves Bonnardel en conclusion de cette première partie, « quelle réalité peut avoir une démocratie où les individus passent les dix-huit premières années de leur vie dans un régime politique […] qui s’apparente à ce qu’on appelle, dans tous les autres cas de figure, un régime disciplinaire ou un régime carcéral ? » (p. 122).
Dans la nature de l’enfant
8Les deux grandes parties suivantes, « Notre fabrication de l’enfance » et « L’éducationnisme », si elles peuvent apparaître comme moins bien agencées, ont cependant le mérite de développer deux grandes idées.
9La première, et non des moindres, est de montrer que « l’enfant » est toujours écrit au singulier, preuve de la conception mythifiée et discriminatoire de la population âgée de moins de 18 ans. Ainsi évoque-t-on « les droits de l’enfant » ou « le temps de l’enfance ». Le parallèle avec les luttes des femmes est ici évident. On sait que ce fut un combat de faire sortir les femmes de la mythification de « la » femme et si les médias ont encore tendance à parler de la « Journée de la femme », le 8 mars est bien la « Journée pour les droits des femmes ». Parler de « l’enfant », c’est donc penser que c’est dans la nature des enfants que se trouve la justification à leur domination (p. 135), comme, il y a peu, c’était dans la nature des femmes que l’on puisait la justification de leur domination et de leur privation des droits civils et politiques. Pour cette partie, Yves Bonnardel mobilise tout particulièrement les analyses de Colette Guillaumin [4]. Ainsi, cette sociologue écrit : « L’imputation d’une nature spécifique joue à plein contre les dominés et particulièrement contre les appropriés. Ces derniers sont censés relever totalement et uniquement d’explications par la nature, par leur nature ; ‹ totalement ›, car rien en eux est hors du naturel, rien n’y échappe ; et ‹ uniquement ›, car aucune autre explication possible de leur place n’est même envisagée » (Guillaumin, citée par Bonnardel).
10Si l’on veut pouvoir penser avec Yves Bonnardel que les « enfants » sont appropriés et dominés par les « adultes », il faut en effet admettre que les analyses de Colette Guillaumin peuvent s’appliquer aux rapports adultes/enfants. Et c’est un réel effort à fournir tant notre conception de l’enfance comme un moment particulier, en dehors du monde des adultes et du contrat, et notre conception de l’enfant comme un être en devenir, comme un être pré-social, naturellement incompétent et irresponsable, sont fortes.
L’éducation : un dénigrement systématique
11Par ailleurs, si l’on présuppose une « nature enfantine » (p. 175), c’est par l’éducation que l’on va amener l’enfant à devenir un adulte. Les personnes âgées de moins de 18 ans se développent donc avec l’idée que ce qu’elles sont n’est pas ce qui compte. Ce qui compte, c’est ce qu’elles doivent devenir et la médecine et la psychologie sont là pour cerner les différents stades par lesquels les « enfants » doivent passer pour se développer « normalement » (p. 183). Le temps de l’enfance est ainsi assimilable à un long processus de « dénigrement de soi » (p. 156). Pour Yves Bonnardel, « éduquer, c’est inculquer des peurs, des interdits, des aversions, des tabous. C’est imprimer des normes, des préférences, des goûts, des désirs. C’est orienter, canaliser, former la personnalité. » C’est donc « un pouvoir exorbitant » offert aux adultes (p. 228). Ici aussi, l’auteur cherche à rendre compte de l’organisation politique qui découle de ce « système social complexe » qu’est l’enfance : après « 18 années de formation en régime dictatorial et disciplinaire, la liberté politique peut être octroyée sans risques » (p. 227), car « le contenu fondamental de l’éducation […] n’est rien moins que la soumission » (p. 213).
Pour le travail rémunéré des enfants ?
12Dans cette dernière grande partie, Yves Bonnardel se permet de réfléchir au travail des enfants, pour affirmer qu’au vu de la réalité sociale, seul le travail (rémunéré) permet l’accès aux ressources (p. 233). C’est pourquoi « pouvoir posséder en propre doit être reconnu comme un droit fondamental, parce que de ce droit découlent plus ou moins directement tous les autres » (p. 278). En ce sens, refuser le travail légal et rémunéré aux personnes de moins de 18 ans, c’est tout bonnement ne pas prendre les mesures nécessaires à leur protection. Une fois encore, le parallèle avec les luttes féministes nous aide à prendre de la distance avec nos représentations de l’enfance. Dans un premier mouvement, nous ne pouvons que nous indigner face au travail des enfants, mais, de fait, l’indépendance économique est une étape nécessaire à la lutte contre l’oppression et l’exploitation. On le sait, dans les « pays pauvres », les enfants travaillent, souvent illégalement et (donc) dans de mauvaises conditions [5], et dans un rapport de force largement inégal avec leur « employeur » et avec leurs parents – des adultes auxquels revient, de droit, l’argent gagné. Selon l’Organisation internationale du travail, en 2012, 264 millions d’enfants de 5 à 17 ans exerçaient une activité économique [6]. Une fois encore, l’on peut aisément imaginer que ce chiffre est sous-estimé. Par ailleurs, c’est également ne pas penser le travail « à la maison », au sein des familles, qui est réalisé par les enfants quel que soit le pays [7]. Cela rappelle étrangement le caractère invisible et gratuit du travail des femmes qui a été dénoncé par les féministes dans les années 1960-1970. Les analyses de Christine Delphy sont particulièrement mobilisées dans cette partie pour rappeler que la famille est une « entité économique patriarcale » (p. 241) et que, dans le monde, les hommes adultes possèdent plus de 90 % des richesses et 98 % des 250 plus grandes fortunes mondiales (p. 247).
La convergence des luttes
13Dans trois dernières petites parties qui peuvent être considérées comme une conclusion, Yves Bonnardel en appelle à une convergence des luttes contre les dominations et pour l’émancipation de toutes et de tous, quelles que soient les caractéristiques des groupes opprimés : l’âge, le sexe, la race, la classe… En s’attachant à la domination des « majeurs » sur les « mineurs », il nous propose donc un essai (p. 101) et nous livre une analyse globale et générale du système politico-économique mondialisé. En effet, pour l’essayiste, « la condition d’enfant est emblématique de toutes les dépossessions que nous subissons et dont nous nous accommodons bon gré mal gré » (p. 309). Dans le prolongement de Christine Delphy [8], Yves Bonnardel assure que « ce n’est qu’en ayant l’ambition de réaliser nos rêves [l’abolition de toutes les formes de discrimination et d’oppression] qu’on peut prétendre leur donner une chance » (p. 281).
14Enfin, nous faisant (re)découvrir des auteur·e·s qui ont écrit sur l’oppression des « mineurs », comme John Holt ou Catherine Baker, la lecture de l’ouvrage ne peut que stimuler l’intellect et faire émerger de nouvelles analyses sur cette domination trop peu étudiée et qui s’apparente pourtant à une domination universelle.
Notes
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[1]
Yves Bonnardel (2015). La domination adulte. L’oppression des mineurs. Éditions Myriadis, 360 pages.
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[2]
Charlotte Debest est docteure en sociologie depuis décembre 2012. Elle a notamment publié sa thèse en 2014 sous le titre : Le choix d’une vie sans enfant (Presses universitaires de Rennes). Elle est rattachée au Laboratoire du changement social et politique (LCSP – Paris 7-Diderot) et à l’Institut national d’études démographiques.
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[3]
Voir [http://yves-bonnardel.info], consulté le 4 mars 2016.
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[4]
Colette Guillaumin (1992). Sexe, race et pratique du pouvoir : l’idée de Nature. Paris : Côté-femmes.
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[5]
Je souligne que, dans les « pays riches », la France par exemple, il est possible d’employer légalement une personne de moins de 18 ans et son salaire est alors minoré de 10 à 20 %. Voir [http://droit-finances.commentcamarche.net/contents/1429-travail-des-mineurs-salaire-et-horaires], consulté le 4 mars 2016.
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[6]
Voir [www.inegalites.fr/spip.php?page=article&id_article=1565], consulté le 4 mars 2016.
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[7]
Les travaux de Mélanie Jacquemin sur les « petites bonnes à Abidjan » sont une manière pertinente d’aborder le travail des enfants, des filles en l’occurrence.
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[8]
Dans « Penser le genre : problèmes et résistance » (in L’ennemi principal. Penser le genre. Paris : Syllepse, [1991] 2009, pp. 241-247), Christine Delphy écrit : « L’utopie constitue l’une des étapes indispensables de toute démarche scientifique. »