1 L’attachement est surtout connu comme une théorie de la psychiatrie et de la psychologie du développement. Celle-ci a été constituée, on le sait, par le psychiatre John Bowlby dans la deuxième moitié du xxe siècle pour qualifier l’empreinte durable du lien originel de l’enfant à la figure de l’adulte en charge de lui procurer la sécurité dès les premiers mois de sa vie. Elle continue de nourrir de nombreux travaux de recherche dans ce domaine. Pourtant, avant de connaître ce développement, la notion d’attachement avait été définie par Émile Durkheim dans une perspective analytique différente. Pour ce dernier, l’attachement à la société est la source de la morale. Cet attachement supérieur passe par un ensemble d’attachements à des groupes divers, la famille bien entendu, mais aussi les groupes de pairs, les associations, les groupements professionnels et la communauté politique (Durkheim, 1890, 1903). Chacun de ces groupes reflète et entretient un type de morale. Même les relations amoureuses à l’âge adulte étudiées par les psychologues dans la perspective de la théorie de l’attachement s’inscrivent dans le cadre d’une socialisation particulière et donc d’un cadre normatif spécifique, lequel a évolué dans l’histoire. L’homme solidaire de Durkheim est un individu à la fois autonome et lié aux autres et à la société, un individu conscient des règles morales qu’implique la participation à la vie sociale. S’il les accepte, c’est pour le plaisir que lui procurent la réciprocité de l’association et le sentiment d’être utile. Le propre de la socialisation est en effet de permettre à chaque individu de tisser, à partir de la trame que lui offrent les institutions sociales, ses attachements multiples qui lui garantissent le confort de la protection et l’assurance de la reconnaissance sociale.
2 Que se passe-t-il toutefois quand ces liens s’affaiblissent jusqu’à se rompre dans certains cas ? Comme dans une étoffe où les liens sont entrecroisés, n’y a-t-il pas un risque que la rupture de l’un d’entre eux entraîne un effilochage et, progressivement, la rupture des autres ? Comment les individus appréhendent-ils individuellement et collectivement ce risque de délitement de leur participation à différents groupes et à la société dans son ensemble ? Depuis les années 1980-1990, dans les recherches sur les processus de disqualification sociale (Paugam, 1991) ou d’isolement social (Putnam, 2000), une attention particulière a été accordée à ces questions. Je voudrais ici partir de l’hypothèse que le déficit de protection et le déni de reconnaissance qui caractérisent la fragilité structurelle des liens sociaux sont sources d’anxiété. Autrement dit, je propose d’examiner en quoi l’attachement aux groupes et à la société, lorsqu’il est menacé, est en lui-même un facteur de désarroi et d’angoisse. Pour cela, je partirai de la typologie des liens sociaux que j’ai élaborée dans mes travaux précédents (Paugam, 2008, 2014) et examinerai, à partir aussi de plusieurs travaux de recherche récents, deux cas particuliers à l’origine de cette anxiété : les liens qui fragilisent et les liens qui oppressent.
Quatre types de liens sociaux
3 Je propose de partir des différents types de liens sociaux. Les liens sont multiples et de nature différente, mais ils apportent tous aux individus à la fois la protection et la reconnaissance nécessaires à leur existence sociale. La protection renvoie à l’ensemble des supports que l’individu peut mobiliser face aux aléas de la vie (ressources familiales, communautaires, professionnelles, sociales…), la reconnaissance renvoie à l’interaction sociale qui stimule l’individu en lui fournissant la preuve de son existence et de sa valorisation par le regard de l’autre ou des autres. L’expression « compter sur » résume assez bien ce que l’individu peut espérer de sa relation aux autres et aux institutions en termes de protection, tandis que l’expression « compter pour » exprime l’attente, tout aussi vitale, de reconnaissance. L’intérêt que suscite aujourd’hui le concept de reconnaissance, à la suite des travaux d’Axel Honneth (2002), ne doit pas éclipser le concept de protection qui a été fondamental pour comprendre les transformations du lien social tout au long du xxe siècle. Considérer les deux concepts comme complémentaires est d’autant plus heuristique qu’ils permettent, l’un et l’autre, de rendre compte de la fragilité potentielle des liens sociaux contemporains, laquelle renvoie au moins autant au déficit de protection qu’au déni de reconnaissance. Dans le prolongement de cette définition préalable, quatre grands types de liens sociaux peuvent être distingués : le lien de filiation (entre parents et enfants), le lien de participation élective (entre conjoints, amis, proches choisis...), le lien de participation organique (entre acteurs du monde professionnel) et le lien de citoyenneté (entre membres d’une même communauté politique).
4 Le lien de filiation recouvre deux formes différentes : la filiation dite « naturelle », qui est fondée sur une parenté biologique entre l’enfant et ses géniteurs, et la filiation « adoptive » reconnue par le Code civil et qu’il faut distinguer du placement familial. Ce type de lien contribue à l’équilibre de l’individu dès sa naissance puisqu’il lui assure à la fois protection, soins physiques et reconnaissance et sécurité affective. Encadré par des normes sociales précises, il participe de l’intégration des individus au système social. Mais ce type de lien est d’intensité très inégale selon les individus. Il peut tout d’abord se rompre de façon précoce ou à l’âge adulte. Cette rupture peut résulter d’un événement malheureux qui provoque une incompréhension réciproque ou une discorde. La filiation n’est pas pour autant rompue, mais le lien n’est plus entretenu. Les parents et les enfants se replient alors sur eux-mêmes et n’attendent plus ni protection, ni reconnaissance de la relation. Dans une enquête récente [1], menée dans l’agglomération parisienne, nous avons pu établir que la proportion de personnes n’ayant plus ou pratiquement plus de relations avec leur père ou leur mère, alors que ces derniers sont encore en vie, est supérieure à 20 % parmi les ouvriers (27,9 % pour le père, 21,3 % pour la mère) et décroît régulièrement selon que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale pour atteindre un niveau inférieur à 5 % parmi les cadres et professions intellectuelles supérieures (4,3 % pour le père et 3,6 % pour la mère). Ce délitement du lien de filiation ne touche donc pas les individus de façon égale. Il s’agit pourtant d’une inégalité souvent ignorée.
5 Le lien de participation élective relève de la socialisation extra-familiale au cours de laquelle l’individu entre en contact avec d’autres individus qu’il apprend à connaître dans le cadre de groupes divers et d’institutions. Les lieux de cette socialisation sont nombreux : le voisinage, les bandes, les groupes d’amis, les communautés locales, les institutions religieuses, sportives, culturelles, etc. Au cours de ses apprentissages sociaux, l’individu est contraint par la nécessité de s’intégrer, mais en même temps autonome dans la mesure où il peut construire lui-même son réseau d’appartenances à partir duquel il pourra affirmer sa personnalité sous le regard des autres. La rupture du lien de participation élective peut prendre plusieurs formes puisque ce type de lien recouvre diverses relations. En réalité, le lien de participation élective, tout comme le lien de filiation, est à l’origine de très fortes inégalités selon les individus. La probabilité d’avoir une vie conjugale et équilibrée, des relations amicales nombreuses et diversifiées, une vie associative intense, une participation régulière à des groupes affinitaires dans son quartier ou dans sa ville varie de façon considérable selon les milieux sociaux. Tout se passe comme si les inégalités économiques et culturelles étaient amplifiées par ces inégalités électives. À titre d’exemple, en reprenant la typologie des quartiers urbains élaborée par Edmond Préteceille (2003), on constate que le taux de participation à la vie associative dans l’agglomération parisienne passe de 38,6 % dans les espaces de l’élite dirigeante à 15 % dans les espaces ouvriers et employés, précaires et chômeurs.
6 Le lien de participation organique se distingue du précédent en ce qu’il se caractérise par l’apprentissage et l’exercice d’une fonction déterminée dans l’organisation du travail. Pour analyser le lien de participation organique, il faut prendre en considération non seulement le rapport au travail, mais aussi le rapport à l’emploi qui relève de la logique protectrice de l’État social (Castel, 1995). Autrement dit, l’intégration professionnelle ne signifie pas uniquement l’épanouissement au travail, mais aussi le rattachement, au-delà du monde du travail, au socle de protection élémentaire constitué à partir des luttes sociales dans le cadre du welfare. L’expression « avoir un travail » signifie pour les salariés la possibilité de l’épanouissement dans une activité productive et, en même temps, l’assurance de garanties face à l’avenir. On peut donc définir le type idéal de l’intégration professionnelle comme la double assurance de la reconnaissance matérielle et symbolique du travail et de la protection sociale qui découle de l’emploi. La fragilité de ce type de lien est bien connue depuis la crise de la société salariale. Le salarié est précaire lorsque son emploi est incertain et qu’il ne peut prévoir son avenir professionnel. C’est le cas des salariés dont le contrat de travail est de courte durée, mais aussi de ceux dont le risque d’être licencié est permanent. Cette situation se caractérise à la fois par une forte vulnérabilité économique et par une restriction, au moins potentielle, des droits sociaux puisque ces derniers sont fondés, en grande partie, sur la stabilité de l’emploi. Mais le salarié est également précaire lorsque son travail lui semble sans intérêt, mal rétribué et faiblement reconnu dans l’entreprise. Puisque sa contribution à l’activité productive n’est pas valorisée, il éprouve le sentiment d’être plus ou moins inutile. L’évolution des formes de l’intégration professionnelle, loin de réduire les différenciations, consacre la complexité de la hiérarchie socioprofessionnelle et fragilise en même temps une frange croissante de salariés. Les inégalités sont encore renforcées si l’on prend en compte les expériences vécues du chômage.
7 Enfin, le lien de citoyenneté repose sur le principe de l’appartenance à une nation (Schnapper, 1994). Dans son principe, la nation reconnaît à ses membres des droits et des devoirs et en fait des citoyens à part entière. Dans les sociétés démocratiques, les citoyens sont égaux en droit, ce qui implique non pas que les inégalités économiques et sociales disparaissent, mais que des efforts soient accomplis dans la nation pour que tous les citoyens soient traités de façon équivalente et forment ensemble un corps ayant une identité et des valeurs communes. Il est usuel aujourd’hui de distinguer les droits civils qui protègent l’individu dans l’exercice de ses libertés fondamentales, notamment face aux empiètements jugés illégitimes de l’État, les droits politiques qui lui assurent une participation à la vie publique et les droits sociaux qui lui garantissent une certaine protection face aux aléas de la vie. Ce processus d’extension des droits fondamentaux individuels correspond à la consécration du principe universel d’égalité et du rôle dévolu à l’individu citoyen qui est censé appartenir « de plein droit », au-delà de la spécificité de son statut social, à la communauté politique (Rosanvallon, 2011). Le lien de citoyenneté est fondé aussi sur la reconnaissance de la souveraineté du citoyen. On trouve donc à nouveau dans le lien de citoyenneté les deux fondements de protection et de reconnaissance que nous avons déjà identifiés dans les trois types de liens précédents.
8 Ces quatre types de liens sont complémentaires et entrecroisés. Ils constituent le tissu social qui enveloppe l’individu. Lorsque ce dernier décline son identité, il peut faire référence aussi bien à sa nationalité (lien de citoyenneté), à sa profession (lien de participation organique), à ses groupes d’appartenance (lien de participation élective), à ses origines familiales (lien de filiation). Dans chaque société, ces quatre types de liens constituent la trame sociale qui préexiste aux individus et à partir de laquelle ils sont appelés à tisser leurs appartenances au corps social par le processus de socialisation. Si l’intensité de ces liens sociaux varie d’un individu à l’autre en fonction des conditions particulières de sa socialisation, elle dépend aussi de l’importance relative que les sociétés leur accordent. Le rôle que jouent par exemple les solidarités familiales et les attentes collectives à leur égard est variable d’une société à l’autre. Les formes de sociabilité qui découlent du lien de participation élective ou du lien de participation organique dépendent en grande partie du genre de vie et sont multiples. L’importance accordée au principe de citoyenneté comme fondement de la protection et de la reconnaissance n’est pas la même dans tous les pays.
9 Ce cadre analytique s’écarte assez fortement des travaux classiques menés dans la sociologie des réseaux sur la force des liens faibles (Granovetter, 1973). Selon notre définition, la force d’un lien doit s’apprécier différemment selon chaque type de lien puisque chacun renvoie à un système normatif spécifique. S’il est facile de reconnaître que le lien de citoyenneté procède d’une plus grande abstraction que les trois autres, il faut souligner que la force de chacun d’entre eux ne se mesure pas uniquement dans une relation interpersonnelle, mais dans l’attachement au système social que rend possible ou non un ensemble de relations interpersonnelles s’inscrivant dans des sphères normatives distinctes. Le lien, tel que nous l’entendons, implique de prendre en compte le système normatif qui le fonde, en faisant l’hypothèse que les individus sont plus ou moins contraints de se conformer à ce dernier pour être intégrés. Cette typologie permet aussi d’analyser comment les liens sociaux sont entrecroisés de façon normative dans chaque société (Simmel, 1908) et comment à partir de cet entrecroisement spécifique s’élabore la régulation de la vie sociale.
10 La force de chaque type de lien est révélée aux individus quand ils en retirent pour eux-mêmes l’assurance d’une protection (ils peuvent « compter sur ») et la satisfaction d’une reconnaissance (ils peuvent « compter pour »). Ils ont alors le sentiment d’être attachés aux individus et aux groupes avec lesquels ils sont en relation, mais aussi, de façon plus générale, au système social puisque ce dernier leur procure la sensation d’être conformes aux différentes sphères normatives qui le fondent. Il est possible alors de considérer que le lien d’attachement est aussi un facteur de libération. Autrement dit, les individus, ainsi attachés, peuvent se sentir libres puisque les liens qui les attachent entre eux leur procurent la force vitale de leur intégration à la société (voir figure 1 ci-dessous). À l’opposé, la rupture des liens sera radicale lorsqu’elle prive l’individu à la fois de protection et de reconnaissance. Entre les liens qui libèrent et les liens rompus, il existe au moins deux autres configurations – les liens qui fragilisent et les liens qui oppressent – qu’il convient d’examiner maintenant.
Figure 1 : Quatre configurations de liens

Figure 1 : Quatre configurations de liens
Les liens qui fragilisent
11 Je propose de considérer que les liens fragilisent les individus quand ils ne leur procurent pas toute la protection attendue. Les liens ne sont pas rompus et les individus peuvent même se sentir plus ou moins reconnus dans les échanges sociaux. Mais les liens qui contribuent à les attacher à des groupes et à la société restent incertains. Reprenons la typologie des liens sociaux.
12 Le fait d’être attaché à un groupe familial peut procurer le sentiment d’avoir des racines et une identité reconnue, mais si ce dernier est fortement exposé à la précarité économique il ne constitue pas une garantie face à l’avenir. Il peut même contribuer à un enfermement dans une sorte de pauvreté intégrée et partagée (Paugam, 2005). Le lien de filiation n’est pas rompu, mais le groupe d’attachement auquel renvoie ce lien n’a guère de ressources à échanger. Cette situation est fréquente dans les régions pauvres où les familles se regroupent pour survivre ensemble en réunissant les maigres subsides qui leur restent. Mais si ce lien procure le confort d’une intégration minimale fondée sur la reconnaissance d’une appartenance à un groupe, il reste malgré tout marqué par une faiblesse structurelle des conditions de vie. Les individus bornent leurs aspirations sur ce que peut leur offrir leur famille et s’interdisent de demander plus car ils savent par avance que c’est impossible.
13 Le lien de participation organique peut aussi être en lui-même un facteur de fragilité et donc d’anxiété. Le chômage, surtout lorsqu’il est durable, est, par définition, l’expression de la rupture de ce lien. Mais avant cette échéance de privation prolongée d’un emploi, de nombreux salariés peuvent se maintenir dans une incertitude professionnelle structurelle. Ce que j’ai appelé « l’intégration incertaine » (Paugam, 2000) correspond à une forme d’intégration professionnelle limitée où l’instabilité de l’emploi, comme expression d’un déficit de protection, ne s’accompagne pas forcément d’une insatisfaction dans le travail et donc d’un déni de reconnaissance. Il s’agit notamment des situations vécues par les salariés qui, tout en travaillant dans d’assez bonnes conditions, en ayant de bonnes relations avec leurs collègues et leurs supérieurs, savent néanmoins qu’ils ont de fortes chances de perdre leur emploi. C’est le cas, bien entendu, de personnes employées sous la forme d’un contrat à durée déterminée ou qui connaissent l’expérience du sous-emploi, mais c’est aussi le cas des personnes dont l’emploi, bien que stable, est néanmoins menacé à plus ou moins long terme. Il est inutile d’insister sur l’effet que provoque l’annonce de licenciements collectifs sur les salariés concernés tant il a été abondamment documenté. Soulignons ici surtout l’effet d’entraînement que provoque une situation professionnelle incertaine. Les conditions d’accès au logement sont déjà très inégales (Bugeja, 2013), ne pas pouvoir disposer d’un emploi stable les rend encore plus aléatoires. Les bailleurs cherchent à avoir les meilleures garanties et se méfient des individus dont la situation est instable. La précarité professionnelle fait aussi l’objet de méfiance de la part des banques. Elle est immédiatement associée à une insolvabilité économique potentielle et prive drastiquement les personnes qui voudraient bénéficier d’un crédit, alors même que ce dernier pourrait dans certains cas leur être très utile (Gloukoviezoff, 2010). Les enquêtes ont également montré les répercussions de la précarité professionnelle sur la vie familiale, les femmes qui en souffrent le plus éprouvent une profonde insatisfaction de ne pas pouvoir, compte tenu d’horaires inadaptées, être plus présentes dans l’éducation de leurs enfants. Les rythmes de la famille peuvent en être désarticulés (Lesnard, 2009). Tout se passe comme si la fragilité était contagieuse. Notons enfin que les travaux qui ont été menés ces dernières années sur la question du déclassement renvoient tous, au moins indirectement, à cette problématique. Que le déclassement soit ou non vérifié par des données empiriques, il apparaît incontestable que la peur qu’il suscite traduit un certain malaise social (Maurin, 2009). Il est possible de l’interpréter sociologiquement en évoquant la frustration ressentie par le risque de ne pas pouvoir atteindre les objectifs d’intégration sociale qui découlent du modèle salarial de référence.
14 Le lien de citoyenneté repose sur une conception exigeante des droits et des devoirs de l’individu. Il peut sembler paradoxal de souligner que le lien de citoyenneté puisse lui aussi se traduire par des inégalités puisque sa fonction est précisément de les transcender. Pourtant, ce type de lien peut être en lui un facteur de fragilité pour certains citoyens. C’est le cas notamment lorsque les individus, tout en étant formellement reconnus comme citoyens, sont trop éloignés – ou tenus à l’écart – des institutions pour accéder à des papiers d’identité et pouvoir exercer leurs droits. Les sans domicile sont souvent coupés des circuits administratifs ou renvoyés d’un bureau à l’autre tant qu’ils ne parviennent pas à réunir les papiers nécessaires à une aide. Notons que dans un système catégoriel d’aide sociale, il existe toujours des exclus du droit, c’est-à-dire des personnes qui ne correspondent à aucune des catégories prévues par le droit. On peut également admettre que le lien de citoyenneté est pour ainsi dire rompu lorsque les personnes en détresse sont maintenues de façon durable, souvent contre leur gré, dans des structures provisoires. Que signifie en effet ce droit s’il se résume à l’urgence et ne permet pas d’améliorer le sort des personnes ainsi prises en charge et leur sortie vers des formes d’insertion plus acceptables ? Si les solutions d’urgence sont pérennes pour les individus qui en bénéficient, elles correspondent à une exclusion des autres formes d’aide et à une relégation dans le statut de l’infra assistance. On peut parler du lien de citoyenneté comme source d’anxiété chaque fois que l’on constate une entorse au principe d’égalité des citoyens au regard du droit. Il existe de nombreux cas de discrimination de fait dans l’accès aux droits. Il est frappant de constater, par exemple, à partir de l’enquête sirs, que la proportion d’individus qui considèrent que leurs propres droits ne sont pas respectés varie dans l’agglomération parisienne de 21 % dans les quartiers de type supérieur à 28 % dans les quartiers de type moyen pour atteindre près de 44 % dans les quartiers de type populaire ouvrier.
Les liens qui oppressent
15 Il existe aussi des liens qui apportent une certaine forme de protection et de garantie face à l’avenir et qui pourtant restent fondés sur une forme plus ou moins prononcée de déni de reconnaissance. Ce sont alors des liens qui oppressent, des liens qui enferment l’individu dans une représentation négative de lui-même. Ils expriment souvent un rapport de domination qui n’est accepté que faute de mieux.
16 Repartons encore des différents types de liens en commençant à nouveau par le lien de filiation. Ce dernier peut être particulièrement oppressant lorsqu’il se déploie dans une configuration de domination paternaliste. Il existe des cas où des individus qui pourraient bénéficier d’un soutien familial en cas de difficultés en éprouvent un tel de sentiment de soumission et d’infériorisation qu’ils en viennent à y renoncer. Dans une enquête récente sur les stratégies de résistance des chômeurs européens face à la crise (Paugam, 2016a), il ressort nettement que les chômeurs français et allemands sont les plus nombreux à signaler qu’ils ne sont pas disposés à demander des aides, notamment financières, à leur famille. Ils ressentent une gêne à solliciter ce type de secours tant ils y voient une sorte d’échec et de rabaissement social. Demander à être aidé par la famille conduirait à avouer ne plus être en capacité d’autonomie, ce qui apparaîtrait comme une abdication absolue. Les expressions utilisées vont dans le même sens. Elles traduisent une profonde intériorisation de la norme d’autonomie vis-à-vis de la famille. Être adulte, c’est ne pas dépendre de sa famille. Demander un secours à ses proches reviendrait à abdiquer et à perdre toute dignité. La gêne éprouvée à demander de l’aide à ses proches doit donc être comprise comme l’expression d’une forte pression normative qui s’exerce sur les chômeurs comme sur toute personne pouvant connaître des difficultés. Cette pression reflète en réalité la force de la norme d’autonomie en vigueur aussi bien en Allemagne qu’en France. Dans ces deux pays, plus que dans les cinq autres où l’enquête a été réalisée (Irlande, Espagne, Portugal, Grèce, Roumanie), avouer sa dépendance à l’égard de sa famille revient à reconnaître une incapacité à vivre de façon émancipée. Cette norme d’autonomie est si fortement intériorisée qu’elle occasionne une souffrance lorsqu’il devient impossible de s’y conformer. C’est la raison pour laquelle les chômeurs interrogés refusent très majoritairement de s’en écarter. Autrement dit, le lien de filiation est d’autant plus jugé oppressant qu’il repose sur une relation de dépendance pérenne en contradiction avec la pression normative à l’autonomie.
17 Le monde du travail regorge de situations où les liens oppressent plus qu’ils ne libèrent. Pour les analyser, j’ai proposé antérieurement le concept d’intégration laborieuse. Il s’agit d’une forme d’intégration professionnelle assez classique qui correspond aux salariés globalement insatisfaits dans leur travail, mais dont l’emploi n’est pas menacé. L’activité professionnelle ne correspond pas pour ces salariés à un plaisir puisqu’elle implique des souffrances physiques – lorsque les conditions de travail sont pénibles – ou morales, quand l’ambiance dans l’entreprise est tendue et que les relations avec les collègues et supérieurs sont mauvaises. Ce qui garantit l’intégration professionnelle, ce n’est donc pas le travail en lui-même, mais l’emploi qui reste stable. Ces salariés peuvent garder l’espoir d’une amélioration de leur situation dans l’entreprise et éventuellement s’organiser pour faire aboutir leurs revendications. Ces salariés ont sans doute aujourd’hui moins de chances encore d’être satisfaits de leur salaire, puisque les entreprises limitent souvent les augmentations, en particulier dans les secteurs de l’économie fortement concurrencés par la production des pays émergents. Dans certaines entreprises, les salariés n’ont pas connu d’augmentations substantielles de salaire depuis de nombreuses années. Ce type d’intégration professionnelle peut également se développer dans l’administration et les entreprises de service public. La garantie de l’emploi est parfois pour certains salariés la seule raison qui justifie le maintien dans le poste. Il faut rappeler ici que certaines entreprises publiques ou administrations pratiquent ce que l’on appelle la « mise au placard », c’est-à-dire le renvoi du salarié ou du fonctionnaire « indésirable » à des tâches subalternes, voire inutiles. Dans ce cas, l’emploi et le traitement sont maintenus, mais l’épreuve est bien entendu douloureuse pour les personnes qui en font l’expérience, puisque leurs supérieurs hiérarchiques consacrent ainsi publiquement leur infériorité ou leur inaptitude. Cette pratique touche davantage les personnes les moins qualifiées, mais ce risque de « mise au placard » peut concerner les niveaux intermédiaires, voire supérieurs de la hiérarchie. Lorsqu’un haut fonctionnaire a été désavoué dans son service, on lui trouve une mission secondaire pour l’écarter, au mieux temporairement, au pire jusqu’à l’âge de la retraite. Cette « mise au placard » revient en définitive à nier purement et simplement les potentialités créatrices de l’individu dans son travail. On le réduit ainsi à un assisté. Cette pratique reste sans doute un cas extrême, mais de nombreux salariés du service public ou agents de l’administration font des expériences qui s’en rapprochent. Ils en arrivent à éprouver un profond dégoût de leur travail, ce que leurs collègues du privé ne peuvent comprendre tant ils ont à l’esprit que les fonctionnaires sont des gens « planqués », ce qui signifie pour eux qu’ils n’ont pas à se plaindre. Les entreprises privées peuvent en arriver dans certains cas à ce type de pratiques, mais elles sont généralement plus expéditives en ayant recours aux licenciements « secs ».
18 Enfin, le lien de citoyenneté peut également être oppressant en tant que source d’une infériorisation reconnue. On pourrait parler alors de « citoyens de seconde zone », c’est-à-dire des citoyens formellement protégés par des droits de citoyenneté et pourtant traités différemment des autres. On en trouve un très bel exemple historique dans le travail de recherche de Silyane Larcher (2014). En 1848, après l’abolition de l’esclavage par la Seconde République, les esclaves libérés des Antilles, de la Guyane et de la Réunion ont, en théorie, été dotés des mêmes droits civils et électoraux que tous les citoyens (masculins) de la métropole. Mais ces derniers sont restés durablement des citoyens colonisés soumis dans les faits quotidiens à un régime d’exception. S’agissait-il d’une simple contradiction ou anomalie d’un régime fier de porter très haut les valeurs de l’universalisme ? L’histoire nous apprend que ce statut particulier a correspondu à un véritable système de traitement infériorisant de cette population continûment stigmatisée selon les critères de l’ancien ordre esclavagiste. En réalité, ce statut de « citoyen de seconde zone » s’est maintenu tant que les représentations dominantes étaient fondées essentiellement sur un processus de naturalisation des inégalités et de la pauvreté (Paugam, 2016b).
Conclusion
19 L’attachement, tel que l’a défini Durkheim, porte sur une question fondamentale de la vie en société : l’individu ne peut vivre sans attaches et passe sa vie à s’attacher – ou à se rattacher après une rupture – à sa famille tout d’abord, mais aussi à ses proches, à sa communauté ethnique ou religieuse, à ses collègues de travail ou à ses pairs, aux personnes qui partagent les mêmes origines géographiques, sociales ou culturelles, et bien entendu aussi aux institutions de son pays de naissance ou de celui dans lequel il a choisi de vivre. Ces liens sont vitaux. Lorsqu’ils risquent de se rompre, ils affectent profondément les individus. Ils peuvent aussi perdurer tout en n’apportant pas entièrement ce qu’en attendent les individus. Dans ce cas, ils ne libèrent pas, mais fragilisent et oppressent. Lorsque l’attachement ne procure pas aux individus la protection et la reconnaissance qui découlent logiquement de leur participation aux groupes et à la société, il se traduit par des formes d’anxiété que l’on peut identifier. Le traitement de ces dernières ne saurait toutefois reposer exclusivement sur un traitement individuel. Il implique en effet une réflexion d’ensemble sur ce que l’on pourrait appeler les « économies morales des liens sociaux », c’est-à-dire sur les formes plurielles de régulation normative des solidarités humaines.
Notes
-
[1]
L’enquête sirs « Santé, inégalités et ruptures sociales » a été menée sur Paris et sa première couronne de départements (92, 93 et 94). Elle suit une cohorte représentative de la population adulte et francophone de l’agglomération, constituée de 3000 personnes interrogées en 2005 (en face-à-face à domicile), 2007 (par téléphone) et 2010 (en face-à-face).