CAIRN.INFO : Matières à réflexion

L’image d’une maison

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1 J’ai pris cette photographie dans un petit village de Bretagne où je réalisais une enquête sociologique sur l’Inventaire général du patrimoine, un service administratif du ministère de la Culture [1]. J’étais debout à côté du chercheur, un jeune historien d’art, qui avait accepté de commenter pour moi ce qu’il voyait, écrivant, photographiant, et parfois dessinant. Sur le terrain, son travail consistait à choisir des bâtiments intéressants (en utilisant une variété de critères que mon enquête était destinée à mettre en évidence), les localiser sur une carte, remplir un formulaire de description et photographier chacun d’eux. Une fois dans son bureau, il rassemblerait toutes ces données et les organiserait en fichiers, rédigerait des commentaires et, peut-être, un article ou même un livre.

2 Pour ce qui est de mon propre travail, le sujet de mon enquête n’était pas cette maison ou ce village : c’était cet homme devant la maison, ainsi qu’un certain nombre de ses collègues, que j’avais aussi accompagnés « sur le terrain ». C’est pourquoi cette photographie n’a ici aucune autre fonction que d’aider à comprendre la description qui va suivre.

La description par le chercheur

3 Écoutons-le tandis qu’il lit à haute voix ce qu’il écrit sur son cahier :

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Celle-là, c’est deuxième quart xx e. [écrivant] Donc c’est une maison de plan rectangulaire, à deux pièces au rez-de-chaussée, ou à deux pièces par étage… Élévation à travée… Je pense que les lucarnes latérales ont été rapportées, quoique… Mais ce qui est intéressant, c’est que la travée centrale est soulignée par une lucarne en surplomb… Voilà. J’ai quelques éléments de décor : les baies sont cintrées, ça c’est intéressant… J’ai un balcon… J’ai des étages en zinc, modestes hein, mais… Et puis voilà… Donc j’ai un sous-sol semi-enterré, un rez-de-chaussée surélevé, et un étage de combles… Les balcons ont dû être transformés… J’ai un élément de ferronnerie : les garde-corps ont été remplacés. Ce qui est intéressant, c’est que j’ai un escalier à double volée… Elle est belle celle-là ! Je veux dire, elle est plaisante…

Jugements de valeur et critères de botte

5 Aux yeux d’un profane, comme l’est ici le sociologue, cette maison ne mérite guère cette admiration : elle ressemble à bien d’autres exemples de logements de la classe moyenne aisée dans l’entre-deux-guerres. D’ailleurs elle n’aurait sans doute pas été repérée il y a vingt ans, lorsque les critères d’ancienneté, de rareté, de décoration, etc. étaient plus exigeants [2]. Mais ce n’est pas ce qui est en jeu ici : nous ne discuterons ni du contenu ni de la pertinence de ce jugement de valeur, comme le ferait un historien d’art ou un critique d’art ; pas davantage ne chercherons-nous à démontrer la relativité des jugements, comme le ferait un sociologue postmoderne. Que ces jugements de valeur soient relatifs à leur contexte historique et spatial – à leur « culture » – devrait être considéré comme une évidence : ce ne peut pas être le but de la recherche, mais son point de départ, à partir duquel le sociologue se doit d’analyser les propriétés effectives des acteurs, des objets, et des contextes impliqués dans un jugement de valeur, ainsi que la façon dont ils interfèrent les uns avec les autres. Ce qui donc, ici, retiendra notre attention, c’est l’existence même de ce jugement de valeur, dans la mesure où il est loin d’être attendu dans ce contexte.

6 En effet, les mots « Elle est belle celle-là ! » n’auraient pas dû être prononcés dans le cadre d’un inventaire administratif et scientifique du patrimoine architectural : même si la notion de patrimoine relève de valeurs associées à l’esthétique et à l’authenticité [3], il existe une forte auto-contrainte et une autocensure envers tout jugement de valeur, comme nous le verrons plus loin. C’est pourquoi la description spontanément fournie par le chercheur est simplement technique, conformément à la déontologie et au savoir-faire collectif qu’il doit mettre en œuvre. Son monologue retrace la trajectoire de son propre examen, porté par les mots qu’il utilise pour décrire la maison et justifier sa sélection dans le corpus. Seulement, à la fin de cette analyse précise de chaque élément, cadrée par les éléments préexistants propres à sa forme, surgit quelque chose d’inattendu : « Elle est belle celle-là ! »

7 Et puis, immédiatement, comme une concession à la norme collective d’évitement du jugement de valeur : « Je veux dire, elle est plaisante… » Mais l’enregistreur est là pour témoigner : le mot a été prononcé.

8 Deux questions se posent à ce stade. La première concerne le statut des jugements de valeur dans notre société : pourquoi et comment devraient-ils être évités par les chercheurs dont le travail construit non seulement le corpus du patrimoine national, mais sa notion même ? Qu’est-ce qui est en jeu dans cette répartition entre la description et l’évaluation, les faits et les valeurs, que les chercheurs observent et, parfois, transgressent ? Et pourquoi une telle tentation d’évaluer, en dépit d’une exigence de description factuelle forte et organisée ?

9 La deuxième question concerne le sens même de la « beauté » telle qu’elle est entendue ici. S’agit-il de la même « beauté » dont il est question lorsqu’on loue les qualités formelles d’une œuvre d’art ? De fait, le jugement de valeur du chercheur n’est pas sorti immédiatement, comme une réaction émotive à une impression soudaine : il n’est intervenu qu’après une description lente, systématique, analytique de la maison, suggérant que ce qui est en jeu ici n’est pas exactement ce que nous entendons ordinairement par le mot « esthétique ». Nous verrons qu’il existe en effet une différence entre la beauté du profane et celle du savant, de sorte que les mots « c’est beau ! » ne sont peut-être pas aussi éloignés qu’on aurait pu le penser de la description factuelle.

10 Statut des jugements de valeur, critères de beauté : ces questions, relativement banales dans l’esthétique ou la philosophie de l’art, seront abordées ici selon les méthodes et les supports épistémiques fournis par une sociologie empirique, inductive et compréhensive, basée sur l’analyse des attitudes et des discours des acteurs en situation ordinaires afin d’éclairer leurs logiques et les significations qu’ils revêtent à leurs propres yeux [4].

La norme : interdiction des jugements de valeur

11 Selon le manuel officiel produit par le « bureau de la méthodologie » du service de l’Inventaire, les jugements esthétiques ne semblent pas avoir de place dans le travail [5]. Interrogés sur ce point, les chercheurs eux-mêmes sont prompts à déclarer que de tels jugements ne devraient pas interférer, sinon de façon marginale. Tout le monde en convient : le jugement de valeur est associé à la subjectivité, c’est-à-dire à un défaut de scientificité. Or la connaissance scientifique a toujours été l’objectif principal de cette administration. C’est pourquoi la norme est clairement celle d’une approche scientifique, reposant sur des procédures normalisées, explicites et « opacifiées », plutôt qu’une approche esthétique, reposant sur des critères invisibles et « transparents », une qualité « évidente », l’intuition, le « coup d’œil » immédiat [6]. Dans la culture occidentale, les jugements de valeur tendent à être spontanément associés au manque d’objectivité ; et parmi les jugements de valeur de tous ordres, les jugements de goût apparaissent comme particulièrement subjectifs, qu’ils soient « esthétiques » (se référant aux propriétés de l’objet) ou « aesthésiques » (se référant aux sentiments du sujet). La valeur esthétique s’oppose ainsi diamétralement au fait scientifique.

12 Jugement de fait contre jugement de valeur : nous ne discuterons pas ici la riche littérature concernant la question de savoir si une telle opposition est fondée ou pas [7]. Certains théoriciens l’acceptent et tentent d’en préciser le statut sémiotique, d’autres la réfutent, principalement pour sauver la « rationalité » des valeurs [8]. Ce qui nous intéresse ici, c’est que la différence entre la description factuelle et le jugement de valeur apparaît comme une évidence, sinon une condition fondamentale, pour les objets de notre enquête : aux yeux des chercheurs et de leurs instructeurs, elle constitue un critère fondamental de professionnalisme. D’ailleurs, nous-mêmes partageons également cette conviction devant le commentaire de notre chercheur : « c’est une maison de plan rectangulaire » est, à l’évidence, une énonciation de nature différente de « elle est belle » – n’est-ce pas ?

13 L’interdit est bien intériorisé, lorsqu’on lui demande s’il utilise le terme « beau », un chercheur répond immédiatement :

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Oh non ! [Rire] C’est vrai que c’est une question… Je ne dirais pas que c’est une épine dans le pied de l’Inventaire, mais d’une certaine manière oui… Parce qu’on a souvent affaire à du patrimoine qui ne répond pas aux critères esthétiques habituels… qui ne rentre pas dans la catégorie du beau. Donc c’est une question qu’on écarte a priori. Aussi parce que la démarche se veut scientifique, avec des statistiques, etc.… Je dirais que c’est un peu le retour… pas le retour du refoulé, mais… On aura quantité d’arguments pour étudier, mais pas « c’est beau »… On dira plutôt, « c’est intéressant »…

15 On a là un problème majeur, étant donné la nécessité de concilier une méthode scientifique, présumant l’objectivité, un cadre administratif, présumant l’homogénéité, et un objet patrimonial, présumant l’émotion et la subjectivité, puisqu’inscrit dans des valeurs telles que l’authenticité, la singularité et la beauté.

16 Une fois sur le terrain, cependant, les choses sont légèrement différentes : ayant à qualifier effectivement les objets, il arrive que les chercheurs laissent les jugements de valeur émerger, malgré cette norme bien intériorisée. L’un d’eux explique : le mot « beau » est « un mot tabou, mais qui est secrètement présent dans toutes nos procédures ». Et parce que les chercheurs ont bien conscience que l’expression de leur propre goût serait illégitime, ils rient chaque fois qu’ils utilisent un terme esthétique, ou bien leur voix devient si faible que l’enregistreur du sociologue peut difficilement en garder la trace…

La pratique : euphémisation et marginalisation du jugement de valeur

17 Malgré cet interdit, les jugements de valeur ne cessent de revenir dans les expertises des chercheurs, même lorsque la présence du sociologue devrait favoriser l’autocontrôle. Lorsqu’ils sont positifs, ils apparaissent généralement à travers des qualifications en termes de « beauté » (« C’est une belle fenêtre d’angle, voyez… »), ou des équivalents tels que l’« élégance » (« Là, ce qui est intéressant aussi, c’est le toit en croupe, qui donne une certaine élégance… »). Mais les jugements négatifs sont encore plus fréquents que les positifs, avec le récurrent « laid » (« La maison à côté, avec son petit auvent, fort laid… »), « moche » (« Et de toute façon, c’est moche ! » [rire]), « immonde » (« Ça, c’est typiquement une œuvre de série… Ça fait partie de ces œuvres qu’on a longtemps considérées comme immondes, à ne pas étudier, hors de toute catégorie d’histoire de l’art… Disons quand même qu’elles sont toujours immondes ! [rires] »), ou « horrible » (« Le logis, on ne l’a pas pris parce que c’était vraiment horrible ! »).

18 Les euphémismes se rencontrent aisément, tels que « pas mal » (« Ça c’est pas mal… C’est même bien… ») ou « pas laid » (« Ça c’est pas laid, hein ? L’appentis pour le bois, là, le bûcher ? Avec une sortie pour les pigeons, un petit pigeonnier… »), « médiocre », « pauvre », « secondaire » : « L’intérêt de ceci, malgré l’extrême pauvreté… Voyez, les toiles sont très médiocres, c’est de la peinture tout à fait secondaire… » L’euphémisation se produit aussi sous des formes négatives (« Ces volets vernis, qui ne sont pas merveilleux… »), par des litotes (« Une chose de moins bon goût, c’est la tête du Christ là-bas… » [Rires]), des périphrases (« Le bleu balnéaire fait des ravages ! »), des guillemets (« C’est un bâtiment très classique comme forme, qui fait partie des “beaux” bâtiments – entre guillemets évidemment – de la deuxième moitié du xix e… »), des atténuations : (« On va voir des fermes, des pas belles et des moins belles… [Rires] [Question. Celle-ci était plutôt belle, non ?] Elle était intéressante, oui. Les bâtiments étaient… dans leur jus… »).

19 Parfois, le jugement de valeur se déplace de la qualité du résultat à la qualité du processus de fabrication, c’est-à-dire de l’esthétique à la technique : « Celle-là elle est bien ! Elle est bien celle-là !… C’est de la belle qualité de construction ! » ; « Là, il y a aussi une question de qualité convenable du meuble : la construction proprement dite, les motifs décoratifs, qui sont bien traités, assez fidèles à des motifs décoratifs de l’époque du gothique flamboyant… ». Le déplacement du jugement esthétique s’opère aussi volontiers sur les documents annexes (« Les plans eux-mêmes sont très très beaux ! » ; « Là, ce sont des cartes postales que je trouve splendides ! »), voire sur les résultats du travail des chercheurs : « Là on a par exemple la ferme de l’abbatiale, qui constitue un élément très important… Avec probablement un très très beau dossier à la clé ! »

20 Quoique non conforme à la logique scientifique, le jugement esthétique n’est donc pas totalement absent du vocabulaire et, corrélativement, des critères d’appréciation des chercheurs : il est plutôt rejeté « à la marge », soit en complément de critères descriptifs et analytiques, soit encore dans des situations « hétéronomes », lorsque le public n’est plus celui des pairs mais des profanes, extérieurs au service, par exemple lors de restitutions du travail aux élus : « Une autre très belle maison, avec pans de bois apparents… » ; « Très belle maison du xvi e » ; « Très bel appareillage de briques vernissées », commente un chercheur présentant un cédérom aux élus locaux ; « Vous avez une belle ferme ! Avec beaucoup de beaux bâtiments ! », dit un autre à une vieille agricultrice méfiante. Un autre chercheur explicite clairement cette dissociation entre qualification scientifique, destinée aux pairs, et jugement esthétique, utilisé pour la vulgarisation :

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Ça permet de faire comprendre à la population pourquoi cet édifice a été pris en compte : le beau, quoi… Le beau, le joli – vous voyez… [Q. Mais quand vous disiez « beau »…] Enfin, je disais « beau », mais bon, euh… C’est juste prendre un raccourci pour… Ça n’a aucune valeur objective ! Qu’est-ce qui est beau, qu’est-ce que l’art, bon vous voyez, c’est toujours, euh… [rire].

22 Entre la suspension « scientifique » de tout jugement de valeur par l’usage exclusif de la description factuelle, et l’affirmation « esthétique » d’un jugement sur la beauté, l’Inventaire fait le partage, poussé par la valorisation patrimoniale de la beauté et de l’authenticité, tiré par la disqualification scientifique des jugements de valeur, et forcé de toute façon de prendre parti de par sa mission administrative. Car la dimension évaluative de la normativité (« c’est beau ») conduit inévitablement à la dimension prescriptive (« il doit être protégé ») : le jugement de valeur tend à se transformer en action, c’est-à-dire, concrètement, en conseil aux autorités concernées. Cette dimension de l’action est encore présente dans la mission scientifique de l’Inventaire : raison pour laquelle il est si difficile pour ses enquêteurs d’éviter totalement les jugements de valeur. Une autre raison en est la tendance générale à développer et à exprimer des opinions : dans notre société, les valeurs sont fortement présentes, probablement bien au-delà de ce que les sciences sociales ont encore pu explorer et mesurer.

Botte esthétique et botte scientifique

23 Nous comprenons donc à présent la raison du « je veux dire, elle est plaisante » : il s’agit d’une stratégie d’euphémisation visant à minimiser l’utilisation illégitime d’un jugement de valeur. Reste à comprendre ce que signifie le « elle est belle ! » pour notre jeune chercheur. Sa conception de la « beauté » est-elle vraiment la même que celle d’un profane face à un objet dont les caractéristiques satisfont ses exigences d’harmonie, de perfection formelle, d’équilibre, de monumentalité, ou de toute autre propriété communément associée à la « beauté » ?

24 La réponse est non. Et ce n’est pas seulement parce que cette maison n’est pas précisément de celle devant lesquelles on exprimerait spontanément son admiration. En d’autres termes, la spécificité de sa conception de la beauté ne réside pas seulement dans sa connaissance très spécialisée, c’est-à-dire sa capacité à percevoir des qualités qui resteraient invisibles pour le grand public. Elle a également à voir avec la nature même des qualités sélectionnées. Le « beau » du sens commun renvoie à un vague sentiment d’harmonie, de plaisir, de qualité immédiatement perceptible, alors que le « beau » du chercheur ne survient qu’après un certain temps, à partir d’une décomposition analytique des propriétés (même s’il est tellement habitué à ce travail qu’il ne le perçoit probablement plus). Et les objets en question peuvent être très différents : le premier se focalisera plutôt sur un beau château, une ancienne église, un chef-d’œuvre, alors que le second s’intéressera aussi à une petite ferme, un bâtiment industriel, un retable ordinaire – ou, comme nous le voyons ici, une maison assez banale…

25 Pour le comprendre, choisissons d’autres exemples dans notre corpus. Un chercheur s’arrête devant une modeste fermette, et commente : « Voyez, là c’est vraiment le petit patrimoine local, dans toute sa splendeur, dirais-je : dans toute sa splendeur… Finalement c’est souvent le patrimoine le plus pauvre, parce qu’il est souvent la propriété de gens modestes, qui n’ont pas les moyens de refaire, qui a conservé son allure… » Petitesse, pauvreté, modestie, déformation des murs, ne sont assurément pas des qualificatifs communément associés à l’« allure » voire à la « splendeur » et au « style ». Ce qui motive un jugement si positif, c’est la cohérence entre les propriétés de cet élément (une ferme lambda) et les propriétés générales de la catégorie à laquelle il appartient (la ferme régionale) : autrement dit, sa typicité. D’où la récurrence, dans les propos des chercheurs, du terme « exemple », qui signe la mise en relation d’un élément particulier avec les nombreux autres éléments de sa catégorie : « Là on a un bel exemple de ferme, qui est probablement, même presque sûrement, à l’abandon, mais on a une belle entrée, avec de beaux piliers… »

26 Un chercheur plus âgé essaie de faire partager son admiration pour une ferme du xvi e siècle. Il invoque d’abord l’évidence du « simple coup d’œil » :

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Quand on voit une maison comme ça, est-ce qu’on peut hésiter beaucoup sur son intérêt, sur le plan du coup d’œil, simplement ?… C’est du schiste, hein, mais c’est de la pierre de taille, quasiment, ce n’est pas du moellon ! Regardez la polychromie… Il n’y a pas une pierre, là, qui n’est pas à sa place ! Tout était exactement à sa place… C’est impeccable ! Regardez les petits décors, là ! Venez voir, là ! De quand ça date ? Quatrième quart xvi e. Un volume impeccable, la charpente est en place, tout est en place !

28 Les seuls qualificatifs sont un adjectif (« impeccable ») et une locution adverbiale (« à sa place », « en place »), qui renvoient à l’exigence de cohérence : cohérence avec l’origine (authenticité), et cohérence avec la catégorie (typicité). Seules cette décomposition analytique des propriétés, et leur mise en relation avec l’ensemble formé par tous les exemplaires connus de la même catégorie autorisent le jugement amené en ouverture et qui, de fait, résulte d’un long travail d’apprentissage de la typologie, incorporé après des années d’expérience : c’est le fameux « coup d’œil », si instantané en apparence, et si long à acquérir en réalité.

29 Sur le terrain, ce sentiment de « beauté » résulte donc directement du processus de décomposition analytique, qui permet de percevoir le caractère idéal-typique de l’objet, autrement dit sa saturation en propriétés caractéristiques de sa catégorie, sa « représentativité ».

30 Cette « beauté » proprement scientifique est celle que l’on rencontre également chez un médecin ou chez un sociologue s’extasiant devant un « beau » cas : lorsque mon kinésithérapeute lâche un « Joli ! » en inspectant mon dos, je sais qu’il ne s’agit pas d’un commentaire – quelque peu déplacé dans ce contexte – sur ma plastique, mais bien d’une manifestation d’intérêt pour ce cas de scoliose. Cette beauté-là donc équivaut à une typicité particulièrement marquée, rendant un élément « exemplaire », c’est-à-dire totalement « représentatif » : tel l’« idéal-type » wébérien, construction abstraite réunissant toutes les propriétés de sa catégorie. C’est ainsi que du « typique » au « représentatif », on monte de l’« intéressant » – parce que doté d’une cohérence abstraite avec les autres objets du même type – au « beau » – parce qu’aucun élément définissant la catégorie ne manque, et parce que chacun de ces éléments est lui aussi, dans son genre, saturé des propriétés qui définissent le genre.

31 On voit là que la « beauté scientifique » a en commun avec la « beauté esthète » une exigence de cohérence : celle que, dans ce dernier cas, on nomme parfois « harmonie », et qui est d’ailleurs expressément mentionnée dans les prescriptions officielles dès lors qu’elle concerne la cohérence par rapport à l’ensemble. Mais la cohérence attendue par l’esthète est plus concrète, puisqu’elle concerne des éléments immédiatement perceptibles : une façade et un toit, un corps de ferme et un commun, la symétrie des ouvertures, l’harmonie des couleurs, etc. À l’inverse, la cohérence attendue par le scientifique est abstraite, puisqu’elle repose sur la mise en relation de l’objet du jugement avec les caractéristiques de la catégorie à laquelle il appartient ; c’est dire qu’elle exige à la fois la spécialisation d’un savoir élaboré, et la capacité d’abstraction consistant à rapporter un élément à un ensemble. On est là à l’opposé de la conception commune de l’esthétique, privilégiant l’immédiateté de la sensation et l’unicité du chef-d’œuvre. Et pourtant, ce sont les mêmes adjectifs qui fusent : « beau », « impeccable », « splendide » ou, au contraire, « moche », « ignoble »…

32 Ainsi, le jugement esthétique n’est pas absent des critères utilisés par les chercheurs de l’Inventaire : d’abord parce que, bien que proscrit, il est effectivement utilisé, même sous des formes marginales ou auto-censurées ; et surtout parce qu’il apparaît d’une manière spécifique, comme un compromis entre la logique esthétique de l’administration patrimoniale et la logique scientifique de l’étude inventoriale. À l’épreuve de la réalité vécue par les acteurs, la question du jugement esthétique est décidément un peu plus complexe que ne l’imaginent les philosophes spéculant sur la beauté…

Entre objectivité et subjectivité : l’objectivation des valeurs

33 Considérons donc qu’il existe une beauté « scientifique ». Cela signifie-t-il que nous aurions finalement découvert une valeur absolue, objective, naturelle, qui pourrait être démontrée au même titre qu’un fait scientifique ? Devrions-nous considérer la maison comme étant « objectivement » belle, parce qu’un spécialiste peut énumérer toutes les propriétés factuelles qui définissent son appartenance incontestable à sa catégorie ? Le « elle est belle ! » du chercheur serait-il une proposition « réfutable », dans le vocabulaire de Popper ?

34 Absolument pas : ici, « scientifique » signifie un certain type de jugement de valeur, fondé sur des modes d’évaluation spécifiques basés sur la catégorisation. Suivant la définition de Hume, nous pensons que les faits et les valeurs appartiennent à différentes catégories d’énoncés [9], de sorte que chercher des valeurs factuellement fondées ou « objectives », « naturelles », « transcendantes », relève de la métaphysique (sinon de la théologie). La sociologie, en tant qu’étude empirique de l’expérience réelle, ne peut fournir aucune preuve pour de telles hypothèses. En d’autres termes, un chercheur peut démontrer que telle maison est « typique », mais il ne peut convaincre personne qu’elle est « belle ». Il n’existe pas davantage d’esthétique naturelle que de « loi naturelle »…

35 Mais, contrairement à ce que pensent certains philosophes, l’absence d’objectivité absolue ne signifie pas la subjectivité. Les jugements de valeur sont, certes, plus subjectifs que les descriptions factuelles, et les jugements de goût plus que les jugements de valeur ; parmi les jugements de valeur, les jugements esthétiques sont probablement plus subjectifs que, par exemple, les jugements éthiques [10] ; et parmi les jugements esthétiques, les critères relatifs à ce que nous pourrions appeler « beauté esthète » sont plus subjectifs que ceux relatifs à la « beauté scientifique ». Toutefois ces derniers ne sont pas pour autant « objectifs », au sens de « transcendantaux », fondés sur un ordre supra-humain, un monde d’idées platoniciennes : ils sont simplement plus « objectivés », c’est-à-dire soumis à des cadres collectifs, des catégorisations standardisées, des arguments contextualisés, des références partagées. En un mot, ils sont plus collectifs.

36 Lorsque la tradition métaphysique – tout comme le sens commun – oppose la « subjectivité » (généralement associée aux personnes peu éduquées) à « l’objectivité » (associée au savoir), elle tend à sous-entendre que celle-ci serait « transcendantale », ancrée dans la nature, donc absolument vraie, valable pour n’importe qui et en tout lieu. Au contraire, la perspective sociologique met en évidence le caractère contextuel de toute proposition, son « immanence » constitutive, son invulnérabilité à toute instance supra-humaine. Parce qu’elle est fondamentalement descriptive, elle explicite les différentes positions (y compris, parfois, leurs contradictions) sur un axe continu : ici, l’axe opposant les arguments axés sur le sujet et les arguments orientés vers l’objet, et l’axe opposant l’individuel au collectif. Plus un énoncé est « objectif », plus il est ancré dans des processus « sociaux » d’objectivation, donc plus il est robuste, convaincant, et communément partagé.

37 C’est dire que tous les jugements de valeur ne sont pas condamnés à une « subjectivité » absolue : même le sentiment de beauté est plus ou moins « objectif », au sens d’« objectivé » par des modalités précises et descriptibles d’objectivation, comme l’illustre l’exemple ci-dessus. Les normes collectives sont décidément autrement plus fortes que ne pourraient l’être des valeurs « naturelles [11] »…

Notes

  • [1]
    Voir Nathalie Heinich, « L’inventaire et ses critères », enquête pour le ministère de la Culture, 2006 (non publiée).
  • [2]
    Voir André Chastel, « La notion de patrimoine », in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, II, Paris, Gallimard, 1986 ; Gérard Ermisse, « L’inventaire aujourd’hui et demain », in Pierre Nora (dir.), Science et conscience du patrimoine. Entretiens du patrimoine, Paris, Fayard / Éditions du Patrimoine, 1997.
  • [3]
    Voir Aloïs Riegl, Le Culte moderne des monuments : son essence et sa genèse (1903), Paris, Seuil, 1984.
  • [4]
    Pour une discussion et une comparaison des approches philosophique et sociologique en matière d’esthétique, cf. Nathalie Heinich, Jean-Marie Schaeffer, Art, création, fiction. Entre sociologie et philosophie, Paris, Jacqueline Chambon, 2004.
  • [5]
    Voir Principes, méthode et conduite de l’Inventaire général, Paris, Éditions du Patrimoine, 2001.
  • [6]
    Cette opposition entre « transparence » et « opacité » en matière de perception esthétique a été développée par Philippe Junod dans son livre séminal Transparence et opacité. Essai sur les fondements théoriques de l’art moderne, Lausanne, L’Âge d’homme, 1976.
  • [7]
    Voir notamment John Searle, The Construction of Social Reality, New York, The Free Press, 1995 ; Jean-Marie Schaeffer, Adieu à l’esthétique, Paris, Puf, 2000. Pour une présentation convaincante des différences formelles entre jugements descriptive, évaluatif et prescriptif, voir Gilbert Dispaux, La Logique et le quotidien. Une analyse dialogique des mécanismes d’argumentation, Paris, Minuit, 1984.
  • [8]
    Voir notamment Raymond Boudon, Le Juste et le vrai. Etudes sur l’objectivité des valeurs et de la connaissance, Paris, Fayard, 1995 ; Hilary Putnam, The Collapse of the Fact/Value Dichotomy and Other Essays, Cambridge, Harvard University Press, 2002. Pour une discussion de ces positions, voir Nathalie Heinich, « La sociologie à l’épreuve des valeurs », Cahiers internationaux de sociologie, 2006, n° 2.
  • [9]
    Pour une présentation et une discussion de cette thèse, voir notamment Yves Michaud, Critères esthétiques et jugement de goût, Paris, Jacqueline Chambon, 1999.
  • [10]
    À ce sujet voir notamment Gérard Genette, L’Œuvre de l’art, Paris, Seuil, 1994 (I), 1997 (II).
  • [11]
    Pour une poursuite de cette réflexion, voir Nathalie Heinich, Des valeurs. Une approche sociologique, Paris, Gallimard, 2017.
Français

Statut des jugements de valeur, critères de beauté : ces questions, relativement banales dans l’esthétique ou la philosophie de l’art, sont abordées ici selon les méthodes et les supports épistémiques fournis par une sociologie empirique, inductive et compréhensive, basée sur l’analyse des attitudes et des discours des acteurs en situation ordinaires afin d’éclairer leurs logiques et les significations qu’ils revêtent à leurs propres yeux. On découvre ainsi pourquoi et comment le jugement esthétique est marginalisé dans les critères utilisés par les chercheurs de l’Inventaire du patrimoine, et comment il réapparaît sous une forme non pas « esthète » mais « scientifique », comme un compromis entre la logique esthétique de l’administration patrimoniale et la logique scientifique de l’étude inventoriale.

Nathalie Heinich
Nathalie Heinich est sociologue au CNRS (Paris). Outre de nombreux articles, elle a publié trente-cinq ouvrages, traduits en quinze langues, portant sur le statut d’artiste et d’auteur (La Gloire de Van Gogh, Du peintre à l’artiste, Le Triple jeu de l’art contemporain, Être écrivain, L’Élite artiste, De l’artification, Le Paradigme de l’art contemporain) ; les identités en crise (États de femme, L’Épreuve de la grandeur, Mères-filles, Les Ambivalences de l’émancipation féminine) ; l’histoire de la sociologie (La Sociologie de Norbert Elias, Ce que l’art fait à la sociologie, La Sociologie de l’art, Pourquoi Bourdieu, Le Bêtisier du sociologue, Dans la pensée de Norbert Elias, La Sociologie à l’épreuve de l’art) ; et les valeurs (La Fabrique du patrimoine, De la visibilité, Des valeurs). Elle a par ailleurs publié deux récits autobiographiques : Maisons perdues et Une histoire de France.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 19/11/2018
https://doi.org/10.3917/nre.021.0030
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