CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Comme le titre ne l’indique pas explicitement, cet ouvrage est avant tout le produit d’un travail de spécialistes des sciences du langage. Coiffées par une introduction des deux éditrices, treize contributions originales se succèdent [2].

2 Celles-ci sont ordonnées à l’aide d’une partition dichotomique : des articles à visée plutôt généraliste d’abord, des chapitres centrés sur des études de cas (situations de travail, négociations commerciales),ensuite. L’ensemble compose un tableau plutôt homogène, tant du point de vue des problématiques mobilisées que des méthodes employées. Les problématiques, tout d’abord, ne se recouvrent pas nécessairement mais les dettes à l’égard de l’interactionnisme – celui d’A. Strauss au premier chef – et à l’ethnométhodologie sont plus qu’évidentes et, au demeurant, pleinement assumées comme telles.

3 Côté méthode, l’analyse est fondée empiriquement dans la plupart des chapitres sur un minutieux décryptage de séquences d’interactions verbales mettant aux prises des individus dans les situations les plus variées : débat de chercheurs, visioconférence, interaction entre prestataires de service (postiers, infirmiers, notaires, enseignants…) et leurs public, transactions commerciales à la banque ou à domicile… Dans tous les cas où les auteurs étaient leur propos sur un matériau empirique, le travail de base consiste à restituer de façon complète la séquence observée, à rendre compte des échanges extralinguistiques associés, à découper le tout en séquences homogènes avant, enfin, d’entrer dans le vif des commentaires. Dans une remarquable homogénéité de méthode, chaque contributeur met en contexte les propos observés puis passe au crible le script général de l’échange, les thèmes en discussion et de leur évolution, la logique qui gouverne l’alternance des tours de parole, les signes et des gestes employés, les opinions affichées, les modes de clôture utilisés…

4 Plutôt que de passer en revue chacune des contributions, exercice aussi fastidieux qu’incertain, il me paraît plus pertinent de signaler quelques points saillants qui, sans nécessairement faire pleinement consensus parmi tous les auteurs, fournissent des éclairages stimulants sur ce que négocier veut dire et peut faire.

5 Un premier élément intéressant, qui fait d’ailleurs débat entre les auteurs, porte sur la définition de la négociation. Ainsi que le remarque V. Traverso, il est trois manières bien différentes de considérer la négociation conversationnelle, options que les différents auteurs de l’ouvrage s’approprient les uns et les autres de façon inégale [3]. La première assimile tout échange verbal à une négociation ou, si l’on préfère, à une co-construction qui engage des locuteurs multiples. La seconde limite l’usage du terme aux seules situations où un désaccord se manifeste et appelle une interaction spécifique pour contourner ou aplanir la difficulté. La troisième option institue la négociation au rand d’actions visant à aboutir à une décision dans des situations multiples, y compris les plus banales (« quelle sera la prochaine date de réunion ? », « pour quelle carte bancaire opter ? », etc.). Si les acceptions retenues varient d’un chapitre à l’autre, il est néanmoins une tonalité d’ensemble qui se dégage. La plupart des auteurs ont le souci de ne pas réduire l’échange linguistique à une vaste négociation tous azimuts. Les négociations conversationnelles ne constituent que des moments, plus ou moins explicites et plus ou moins récurrents, visant à maintenir le cours de l’échange. L’intérêt premier de ce travail collectif est donc de montrer que la négociation conversationnelle ne s’apparente que partiellement aux négociations diplomatiques, commerciales, syndicales… que la littérature des sciences sociales a coutume de prendre pour objet.

6 Comment différencier plus exactement ces différentes sortes de négociations ? Sans forcer l’interprétation, il me semble pouvoir affirmer que les auteurs s’accordent sur le fait qu’une transaction commerciale ou une tractation de type diplomatique ont pour finalité la production d’un compromis entre les protagonistes. Les négociations conversationnelles ont un tout autre statut. Leur fonction est d’assurer la continuité de l’échange verbal. Par moment, ces négociations peuvent prendre une forme explicite qui engage les locuteurs vers la méta-communication (expression parfois conflictuelle d’un différend sur la manière de conduire la discussion). Dans la plupart des cas cependant, elles demeurent implicites. Il s’agira par exemple d’ajuster en situation le statut de chacun, de stabiliser les règles de l’échange verbal…

7 De ce point de vue, un des intérêts indéniables de l’ouvrage est d’aider les non spécialistes du langage à sérier les différents niveaux de contraintes auxquelles doit sacrifier toute négociation conversationnelle. Trois au moins peuvent être signalés : la prise en compte du contexte de situation, le respect des conventions sémantiques et syntaxiques qui structurent l’interaction et l’adoption, enfin, de modalités pratiques au service de l’échange verbal (continuité dans l’information, tours de paroles…).

8 Reste, en dépit de telles précisions, que la conduite de la négociation conversationnelle laisse prise à des manières de faire dont le lecteur ne saisit pas toujours si elles tiennent à la spécificité de la situation ou au parti pris analytique du chercheur qui souhaite convaincre du bien fondé de la thèse de la singularité de la négociation conversationnelle. L’incertitude apparaît clairement lorsque l’on se demande comment s’encastrent les différentes formes de négociations. Pour la majorité des auteurs, les négociations de « commercial » ou « diplomatique » informent bien les séquences qu’ils ont pu recueillir, mais ces registres restent l’exception au regard de la continuité de la négociation conversationnel. Pour ne citer qu’elle, la contribution de M.C. Lorenzo-Basson sur la vente à domicile mène, me semble-t-il, à une conclusion quelque peu différente. L’auteur met en exergue l’agilité dont peut faire preuve le vendeur afin de déminer tout risque de désaccord potentiel avec son client. Pour ce faire, il sait dissimuler certains détails pourtant déterminants, à commencer par le fait que l’objet de sa visite n’est pas une enquête (comme il l’annonce initialement) mais bel et bien un entretien à visée commerciale. Difficile dans ces conditions, on en conviendra, de démêler ce qui ressortit de conversationnel de l’enjeu marchand…

9 Autre question qui me paraît révélatrice d’une autre tension heuristique présente dans l’ouvrage : la négociation conversationnelle est-elle une manière de faire ponctuelle destinée à résoudre un litige à même d’empêcher les interlocuteurs d’aboutir à une « (pro)position convergente » (p. 248) ou doit-on fondamentalement l’appréhender, selon la thèse de C. Kerbrat-Orecchioni, comme une « succession de mini-incidents de parcours aussitôt neutralisés, d’accrocs et accrochages bien vite réparés » et considérer par voie de conséquence que « c’est seulement au prix d’un incessant travail de rafistolage (un bricolage interactif) que les interactants parviennent à construire ensemble un « texte » à peu près cohérent – au prix de ces négociations multiples, qui, tout en portant sur des objets distincts, sont étroitement imbriquées les unes dans les autres » (p. 35) ? Dans l’ensemble de l’ouvrage les interprétations oscillent entre ces deux positions, avec une nette prédilection, il est vrai, pour la seconde interprétation.

10 Pour utiliser une métaphore qu’affectionne J.D. Reynaud, cette façon de voir, typiquement interactionniste, se couple logiquement avec une interprétation du fait normatif que ne renierait certainement pas l’auteur des Règles du jeu. Selon C. Kerbrat-Orecchioni, en effet, « les conversations (et interactions en tous genres) sont bien régies par des règles, mais des règles floues. Ce flou des règles rend nécessaires les négociations, mais on pourrait dire aussi : ce flou est nécessaire pour permettre les négociations, c’est-à-dire l’adaptation tâtonnante à l’autre et aux particularités de son univers cognitif et affectif – pour permettre, en un mot, l’intersubjectivité » (p. 40).

11 Même si, en la matière également, le consensus n’est pas toujours parfait, il est un autre point saillant qui mérite d’être signalé. Pour emprunter au vocabulaire d’A. Strauss, auteur abondamment cité tout au long de l’ouvrage, tous les chercheurs portent une rigoureuse attention au contexte de négociation. En revanche, à l’exception de l’étude sur le travail en réseau de J. Henry et M. Grosjean, ils ignorent superbement le contexte structurel. Biais disciplinaire ou option intellectuelle que partagent les spécialistes du langage ici réunis avec la sociologie interactionniste lato sensu ? Peu importe au vrai. A mon avis, l’ouvrage doit moins être lu au prisme de ce que certains sociologues pourraient considérer comme une faille méthodologique qu’à la lumière des apports d’une analyse de l’action située. La confrontation des diverses situations convainc en effet que la négociation conversationnelle adopte des formes et évolue en dynamique de façon extrêmement variée. D’un point de vue conversationnel, on ne négocie pas de la même manière entre amis, à l’école, dans une administration, avec son banquier, avec son notaire ou encore avec ses collègues de travail. Entre amis, les activités discursives sont souvent hétérogènes. La négociation est souvent filée (processus d’ajustements incessants) et la dispute évitée (refus d’entrer dans le vif du désaccord). A l’école, il en va autrement. Comme le montre D. Boissat, l’incitation à la production d’énoncés contradictoires et parfois même farfelus s’avère productive sur le plan pédagogique. Une telle stratégie facilite en effet l’acquisition des connaissances. Dans une administration comme La Poste ou l’hôpital, la manière de négocier s’instruit rarement, on le sait, d’une telle logique ! Comme le souligne M. Grosjean, les modes de négociations adoptés dépendent pour partie de la structure organisationnelle à laquelle l’usager est confronté (guichet unique ou non, type de service délivré, etc.).

12 Ces quelques exemples ne permettent nullement d’énoncer une loi sur l’articulation entre contexte et négociation, pas plus qu’il n’est possible d’ailleurs de spécifier un quelconque lien a priori entre la nature d’un désaccord et la mise en place d’une négociation. L’analyste est-il condamné dans ces conditions à rester cloué au bas de l’échelle de la montée en généralité ? Ce serait caricature que de répondre trop rapidement par l’affirmative. Plusieurs conclusions d’envergure générale peuvent en effet être tirées de ce travail collectif.

13 La première est qu’il n’existe pas un modèle optimal de négociation conversationnelle puisque, dans des situations similaires, la négociation peut être instrumentée à l’aide d’outils multiples : jeu de pouvoirs et production conjointe du cadre participatif ; recours à des normes argumentatives relevant du rationnel, ou de l’affect ; travail sur l’image respective des participants, etc. Les auteurs de l’ouvrage ont bien conscience au surplus qu’il est des alternatives à la négociation (la coercition, la persuasion, la manipulation…) qui, dans certains contextes, peuvent rapidement prendre le pas sur cette dernière.

14 Seconde conclusion : l’existence de niveaux de désaccords possibles que seule l’analyse permet de désintriquer. En mobilisant les travaux de J. Habermas, L. Fillietaz distingue ainsi trois types de prétention à la validité qui peuvent poser problème dans une interaction verbale inaugurée par une interrogation aussi banale que : « Peux-tu fermer la fenêtre ? ». Trois critiques peuvent subvenir qui obligent à la négociation conversationnelle. La première a trait à la validité objective et engage le présupposé d’existence lié au contenu propositionnel de l’énoncé (« la fenêtre est déjà fermée »), la seconde (critique à l’égard de la validité sociale) interroge la légitimité de la demande et celle du statut de l’interactant (« Je ne suis pas là pour te servir »), la troisième enfin (critique à l’égard de la validité subjective) touche à la prétention à la véracité dramaturgique de l’acte (« En fait, je sais très bien que tu adores les courants d’air »). Cette grille de lecture n’est pas unique. D’autres segmentations peuvent être utilisées. Mais quelles qu’elles soient, et l’on touche là un troisième niveau de conclusion, les registres des interactions ne sont jamais étanches. Comme l’indique par exemple V. Traverso, « un désaccord sur un contenu s’il est traité dans l’interaction s’accompagne le plus souvent de perturbations à d’autres niveaux (les tours de parole, les signes employés…) » (p. 63).

15 Parce que fortement charpenté sur le plan conceptuel et abondamment pourvu en matériau empirique, cet ouvrage collectif est riche d’enseignements pour l’analyse de la négociation. L’on pourrait recenser d’autres conclusions intéressantes encore. Mais le message central de l’ouvrage est, on l’aura compris, qu’il est des singularités propres à la négociation conversationnelle. On comprend mieux, du coup, la portée délibérément ambiguë du titre retenu. Il s’agit moins ici de comprendre la place de la négociation dans les mondes du travail que de toucher du doigt le travail de la négociation. Projet ambitieux que, en dépit des tensions et des débats implicites qui structurent les propos, les auteurs ont su mener à terme avec beaucoup de brio. Quelle que soit leur spécialité, les théoriciens et les praticiens de la négociation y trouveront donc leur compte.

Notes

  • [1]
    Courriel : lallemen@ cnam. fr
  • [2]
    Ces contributions émanent d’un travail collectif piloté par le laboratoire GRIC, devenu aujourd’hui ICAR (Interactions Corpus Apprentissages Représentations), UMR du CNRS associée à l’université Lyon 2.
  • [3]
    Dans sa contribution, L. Fillietaz esquisse une autre typologie qui appelle moins le débat puisqu’il s’agit de distinguer des registres de définition complémentaires. L’auteur recense ainsi i) la négociation comme posture épistémologique (reconnaissance de la capacité des interactants à construire collectivement des unités sémiotiques et des activités conjointes nécessairement indexées à des contextes particuliers) ; ii) la négociation comme pratique sociale (tendance de fond de nos sociétés modernes à ériger la négociation comme pratique généralisée) ; iii) la négociation comme processus conversationnel (production d’un accord pour construire collectivement un texte).
Michel Lallement [1]
Cnam, Lise-CNRS, Paris
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