CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Aucune univoque possible dans la séparation entre l’œuvre et l’artiste : tout dépend des cas, dont la nature commande un traitement soit juridique, soit moral du problème. La sociologie tente d’apporter les moyens d’une prise de distance, et le public, lui, est libre de consommer ou non l’œuvre.

1L’actualité réveille parfois des questions qui ne se posaient pas, ou guère, ou qu’on ne s’était pas posées depuis bien longtemps, en tout cas pas dans les mêmes termes ; et soudain la question est partout, errant de bouche en bouche à la recherche d’une réponse : « Faut-il séparer l’œuvre de l’artiste ? »

2Le propre de la sociologie (du moins dans sa version sérieuse, prétendant à la scientificité, donc pratiquant la « neutralité axiologique » préconisée par Max Weber, c’est-à-dire l’abstention par l’enseignant ou le chercheur, dans le cadre de ses fonctions, de toute prise de position par rapport à l’objet dont il traite – ce qui n’exclut pas bien sûr des prises de position proprement épistémiques sur les outils avec lesquels il convient d’en traiter [1]), le propre de la sociologie, donc, est de ne pas fournir de réponses aux questions morales ou politiques que se posent les acteurs, mais d’analyser les soubassements de ces questions, d’en expliquer les antécédents, d’en comprendre les enjeux – ce qui, éventuellement, peut aider les acteurs à orienter leurs propres réponses, mais le but du travail sociologique est avant tout de produire du savoir, de la connaissance, et non pas des guides pour l’action.

3Tout cela pour dire que le lecteur en quête d’une réponse à la question posée sera probablement déçu : tout au plus trouvera-t-il, au terme de cet article, les moyens d’une prise de distance par rapport à cette question, et d’une réflexion préalable au choix de sa propre réponse.

L’ambiguïté du lien entre œuvre et artiste

4Il ne peut y avoir de réponse univoque à la question posée, parce que le lien entre l’œuvre et l’artiste est objectivement ambigu. D’un côté, en effet, l’une et l’autre sont objectivement de natures différentes : l’artiste est une personne humaine, tandis que l’œuvre est soit une chose (dans le cas des artistes créateurs, qui produisent des tableaux, des livres, des partitions…), soit une action ou une potentialité d’action (dans le cas des artistes interprètes, qui effectuent des performances avec leur corps). De ce point de vue ontologique, donc, la question n’a même pas de sens : l’œuvre et l’artiste sont forcément séparés, parce que leurs natures respectives n’ont rien à voir l’une avec l’autre.

5Et en même temps, l’une et l’autre sont effectivement liés – et c’est même le propre du statut de la création artistique. Car contrairement à un métier artisanal ou à une fonction professionnelle, administrative, politique, etc., l’auteur d’une œuvre artistique n’est pas interchangeable : si un excellent technicien peut être remplacé par un autre excellent technicien, si le titulaire d’un diplôme ou d’une charge peut être remplacé par le détenteur de ressources équivalentes, en revanche ce que produit un écrivain, un peintre, un musicien n’est pas interchangeable avec ce que produit un autre écrivain, peintre ou musicien ; et si un chanteur lyrique, un acteur de théâtre, un danseur étoile peut être remplacé par un autre en cas de défaillance, le public en sera forcément informé (hors de question de faire passer une jeune cantatrice inconnue pour la Callas).

6C’est que, en matière artistique, le propre de l’œuvre (à la différence du simple produit d’un travail ou de l’exercice d’une fonction) est d’être, comme il est dit en droit, « l’émanation de la personnalité de l’artiste ». C’est d’ailleurs, en matière juridique, ce seul critère qui doit guider sa définition, de sorte que le juge n’a pas à statuer sur sa qualité mais uniquement sur son « originalité », qui n’est pas la nouveauté mais seulement le fait d’avoir été produite par une personne nommément identifiée, et d’en porter le caractère, les ressources propres, l’intentionnalité [2]. C’est dire que malgré la différence de nature entre l’œuvre et l’artiste, il existe entre eux, indéniablement, un lien constitutif.

7C’est précisément ce lien qui trouve son expression dans la notion de « talent » [3]. Car le talent, c’est la potentialité, enfermée dans la personne de l’artiste, de produire des œuvres de qualité ; c’est la ressource inscrite dans la somme éventuelle des actions qui, émanées de la personne de leur auteur, aboutiront à la création d’une œuvre d’art, à l’effectuation d’une performance artistique ; et c’est donc ce qui fait le lien entre l’origine de l’œuvre, à savoir la personne, et son aboutissement. Le talent, remarquons-le, n’est pas une catégorie discontinue, qui existerait ou n’existerait pas chez tel ou tel (même si, dans les jugements de valeur sur les artistes, l’on trouve des formules rhétoriques telles que « il n’a aucun talent ! » ou « elle a assurément du talent ! ») : le talent existe plus ou moins, et c’est en fonction de ce degré de talent que se jugeront, conjointement, la grandeur de l’œuvre et la grandeur de l’artiste.

8Œuvre et artiste sont donc à la fois foncièrement différents et intimement liés. Voilà qui ne facilite pas la réponse à la question posée – d’autant que celle-ci, nous allons le voir, charrie des impensés et une hiérarchie implicite.

La hiérarchie des positions

9En effet, les deux pôles de l’alternative ainsi posée (séparer ou ne pas séparer l’œuvre de l’artiste) n’ont pas le même statut hiérarchique dans l’espace des possibles axiologiques, c’est-à-dire dans le répertoire des jugements de valeur susceptibles d’être produits à propos de cette question. J’ai montré ailleurs que l’expression de l’« amour de l’art » peut varier entre deux grandes polarités : l’une axée sur l’œuvre (« opéralisme »), l’autre axée sur la personne de l’artiste (« personnalisme »). La première privilégie l’approche esthétique, les caractéristiques formelles de l’œuvre, sa place dans l’histoire de l’art, et on la trouve plutôt chez les spécialistes ; la seconde privilégie l’approche psychologique, la biographie de l’artiste, l’empathie avec son vécu et ses souffrances, et on la trouve plutôt chez les amateurs profanes [4]. Or, même si ces derniers l’ignorent, leur relation à l’art tend à être considérée avec dédain par les premiers, qui la jugent naïve et irrespectueuse de la spécificité de la création – c’est la fameuse critique de Sainte-Beuve par Proust.

10Cette double polarité s’inscrit plus généralement dans la tension mise en évidence par Pierre Bourdieu entre un régime « autonome » et un régime « hétéronome » de l’art (comme, d’ailleurs, de tout « champ » social) – le premier relevant d’une conception propre aux initiés, donc tendanciellement élitiste, alors que le second est propre au sens commun, qui juge de l’art comme de n’importe quel autre objet, sans tenir compte de sa spécificité esthétique [5].

11Enfin, cette alternative peut se retraduire dans les termes de la sociologie des valeurs, à travers la tension entre, d’un côté, une approche relevant du registre « esthétique », ainsi également que du registre « aesthésique » (privilégiant les valeurs de sensation, de plaisir) et, de l’autre, une approche relevant du registre « éthique », où ce sont les valeurs morales qui sont mises au premier plan [6].

12C’est dire que dans l’alternative entre « séparer » et « ne pas séparer » l’œuvre de l’artiste, la première s’inscrit dans une conception opéraliste, autonome et esthétique/aesthésique de l’art, la seconde dans une conception personnaliste, hétéronome et éthique, trahissant une certaine distance du sujet par rapport aux enjeux proprement artistiques [7]. Mieux vaut le savoir avant de s’engager dans une prise de position tranchée.

La pluralité des cas de figure

13Mais quels que soient les arrière-plans axiologiques et hiérarchiques de la question posée, une réponse univoque est impossible en raison de la diversité des cas, appelant forcément des interprétations multiples.

14Car en premier lieu, le problème n’est pas le même selon qu’on a affaire à des créateurs ou à des interprètes : dans le premier cas, l’œuvre est matériellement séparée de la personne (un tableau, un livre, une partition ne peuvent se confondre avec le corps de leur auteur) ; tandis que dans le second elle en est indissociable : le chant, le jeu, la performance émanent directement du souffle, des mains, du visage, des postures de l’interprète. L’indissociabilité de l’interprétation (l’œuvre) et de l’interprète (l’artiste) est plus frappante encore dans le cas de ceux qui sont fortement singularisés, comme les rock stars, dont la prestation scénique est un élément fondamental du talent et provoque d’impressionnants phénomènes d’adulation collective. C’est ainsi par exemple que Bertrand Cantat, quoique juridiquement blanchi par l’effectuation de la peine prononcée pour le meurtre de sa compagne, a provoqué des manifestations d’indignation en choisissant de revenir à la scène : probablement aurait-on accepté qu’il publie des enregistrements, mais la mise en spectacle et l’exposition à l’admiration de la personne même qui a commis le crime posent à beaucoup un problème spécifique, que n’aurait pas suscité un compositeur ou même un musicien d’orchestre.

15Deuxièmement, le problème n’est pas le même selon que l’artiste est vivant ou mort. Car d’une part, s’il est vivant, il est à même de se défendre contre des accusations, y compris juridiquement, ce qui n’est pas possible à un mort ; et d’autre part, s’agissant d’un artiste appartenant à une époque différente, le jugement rétrospectif sur ses actes devrait tenir compte (comme c’est le cas avec les magistrats qui, dans leurs jugements, prennent en considération les circonstances) de l’état des mœurs ayant cours de son vivant : avoir des rapports sexuels avec une adolescente est considéré aujourd’hui comme délictueux voire criminel, mais il y a un siècle (et encore aujourd’hui dans d’autres sociétés) c’était un comportement considéré comme normal, du moins lorsque l’adolescente n’appartenait pas à la bonne société. Ainsi Paul Gauguin pouvait-il, en toute bonne conscience, faire de ses modèles tahitiens ses maîtresses : pour l’époque, il n’avait rien d’un délinquant. Aujourd’hui il est mort, et seuls restent, comme traces (et non pas représentations) de ses actes, des tableaux qui, par définition, ne peuvent être assignés au tribunal. Quant au cas de Louis-Ferdinand Céline, mort lui aussi, le problème est encore différent puisque ses pamphlets tombent clairement sous le coup de la loi sanctionnant l’appel à la haine raciale : il n’y a donc aucune incohérence à les interdire, quels que soient le mérite artistique de ses œuvres romanesques et l’opinion que l’on peut avoir de leur auteur.

16Troisièmement, concernant les créateurs, le problème n’est pas le même selon que leur œuvre est ou n’est pas autobiographique : une scène de crime immortalisée par un photographe tueur en série ou les mémoires d’un pédophile appellent à l’évidence des réticences morales du fait qu’ils tirent leur intérêt de la représentation d’actes délictueux, quelle que soit leur qualité esthétique. Ainsi s’explique, dans l’affaire Gabriel Matzneff, la très large condamnation de son œuvre après que le point de vue d’une de ses victimes a été publié (je passe ici sur la dimension contextuelle, qui a longtemps valu à cette œuvre une reconnaissance dans le milieu littéraire en dépit – ou à cause – de sa dimension transgressive : ce n’est pas le sujet) : dans ce cas, l’œuvre et la personne sont indissociables du fait que l’œuvre est l’expression directe (voire la preuve juridique) des comportements de la personne.

17Quatrièmement, le problème n’est pas le même selon qu’on juge le contenu des œuvres ou le comportement de leur auteur ou interprète : ce en quoi l’affaire Matzneff n’est pas du même ordre que celles concernant Roman Polanski ou Woody Allen, où ce qui suscite l’indignation n’est nullement l’œuvre (aucune trace dans leurs films de viol ni de pédophilie) mais les agissements passés de l’auteur. L’on n’est donc plus, de facto, dans le domaine esthétique du jugement sur une œuvre, mais dans le domaine moral de la valeur qu’on attribue à une personne, et éventuellement dans le domaine juridique de l’accusation portée contre elle. Dès lors, c’est la personne qui peut faire l’objet d’une condamnation et non pas l’œuvre – même si tout un chacun est en droit de s’abstenir de consommer l’œuvre par réprobation envers la personne de son auteur.

18Cinquièmement enfin, le problème n’est pas le même selon le statut de l’infraction reprochée au regard de la loi. L’œuvre enfreint-elle une loi (cas de Matzneff et de Céline) ? Il est juste d’en empêcher ou d’en sanctionner la diffusion. Enfreint-elle la morale ? Alors la sanction ne devrait relever que du libre choix du lecteur, qui décidera de consommer ou de ne pas consommer (voire d’appeler au boycott) ce qui heurte ses convictions. Est-ce l’auteur qui a enfreint une loi (cas de Cantat et de Polanski) ? Alors c’est à la justice de sanctionner, et si elle l’a déjà fait, rien n’autorise quiconque à entraver la diffusion de l’œuvre : tout au plus peut-on s’abstenir de la cautionner en la consommant, ou souhaiter que l’artiste lui-même s’abstienne de s’exposer à l’admiration publique (ce qui ne l’empêche pas de continuer à créer). Enfin, l’auteur a-t-il été accusé d’un délit, puis blanchi par la justice (cas de Woody Allen) ? Alors en appeler à l’interdiction de ses œuvres relève à la fois du déni de justice et de l’atteinte à la logique, puisqu’on cherche à punir à travers son œuvre une personne reconnue innocente par les tribunaux. Or, en matière de traitement des infractions, le droit reste la seule base consensuelle de l’action publique, les sentiments privés relevant, eux, de la conviction personnelle et, partant, de l’abstention individuelle.

19L’on voit donc, en conclusion, que la réponse à la question de savoir s’il faut séparer l’œuvre de la personne de l’artiste ne peut pas être univoque : tout dépend des cas, dont la nature commande un traitement soit juridique, soit moral du problème. Les magistrats jugent en tenant compte des circonstances ; les intermédiaires culturels décident selon la loi et selon leurs convictions, ou parfois leurs intérêts ; quant aux consommateurs, ils sont libres d’agir à leur gré, à condition de ne pas porter atteinte à la liberté d’autrui – du moins, tant qu’ils souhaitent respecter les règles démocratiques.

Notes

  • [1]
    Cf. Max Weber, Le Savant et le politique [1919], Paris, Plon, 1959 ; Nathalie Heinich, « Pour une neutralité engagée », Questions de communication, n° 2, 2002, et « Pour en finir avec l’engagement des intellectuels », Questions de communication, n° 5, 2004.
  • [2]
    Cf. notamment Bernard Edelman, La Propriété littéraire et artistique, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1989 ; Roland Dumas, La Propriété littéraire et artistique, Paris, PUF, 1987.
  • [3]
    Cf. Pierre-Michel Menger (dir.), Le Talent en débat, Paris, PUF, 2018.
  • [4]
    Cf. Nathalie Heinich, « Entre œuvre et personne : l’amour de l’art en régime de singularité », Communication, n° 64, 1997.
  • [5]
    Cf. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1992.
  • [6]
    Cf. Nathalie Heinich, Des valeurs. Une approche sociologique, Paris, Gallimard, 2017.
  • [7]
    C’est ce que montre également la philosophe Carole Talon-Hugon à propos de polémiques récentes : cf. notamment Morales de l’art, Paris, PUF, 2009 ; L’Art sous contrôle, Paris, PUF, 2019.
Nathalie Heinich
Nathalie Heinich est sociologue au CNRS. Outre de nombreux articles, elle a publié une quarantaine d’ouvrages, traduits en 15 langues, portant sur le statut d’artiste et d’auteur, l’art contemporain, les identités en crise, les valeurs et l’histoire de la sociologie. Citons notamment : La Gloire de Van Gogh (Minuit, 1991), Du peintre à l’artiste (Minuit, 1993), États de femme (Gallimard, 1996), La Sociologie de Norbert Elias (La Découverte, 1997), Le Triple Jeu de l’art contemporain (Minuit, 1998), Ce que l’art fait à la sociologie (Minuit, 1998), L’Épreuve de la grandeur (La Découverte, 1999), Être écrivain (La Découverte, 2000), L’Élite artiste (Gallimard, 2005), Pourquoi Bourdieu (Gallimard, 2007), La Fabrique du patrimoine (MSH, 2009), De l’artification (EHESS, 2012, avec Roberta Shapiro), De la visibilité (Gallimard, 2012), Le Paradigme de l’art contemporain (Gallimard, 2014), Des valeurs (Gallimard, 2017) et Ce que n’est pas l’identité (Gallimard, 2018). Parallèlement à sa production de sociologue, elle a aussi publié plusieurs textes autobiographiques : Maisons perdues (Thierry Marchaisse, 2013), Une histoire de France (Impressions Nouvelles, 2018), La Maison qui soigne (2020).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 10/06/2020
https://doi.org/10.3917/nect.011.0104
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