1Le paysage universitaire de la formation et de la recherche vit une période de changements consécutive à l’injonction d’une production de connaissances « utiles » et immédiatement transférables, au détriment d’une recherche fondamentale qui, face à la complexité, appelle un temps plus long. Dans ce contexte de mutation, le courant des Digital Humanities (humanités numériques) mérite attention dans la mesure où, pour ses promoteurs, il est susceptible de représenter une opportunité de repositionnement et de renouveau des sciences humaines et sociales.
2Brièvement définies, les Digital Humanities désignent la rencontre entre les nouvelles technologies de l’information et de la communication et les disciplines des sciences humaines et sociales, des arts et des lettres. L’origine de l’expression est attribuée à S. Schreibman, R. Siemens et J. Unsworth, éditeurs scientifiques de l’ouvrage A Companion To Digital Humanities (Blackwell Publishers, 2001), dans lequel ils forgent le concept en faisant évoluer celui de « humanities computing » vers l’idée de numérisation. C’est dans ce domaine d’intersection que se redéfinissent aujourd’hui les modes de production, de publication, de réception, de conservation et de valorisation des connaissances scientifiques. Les humanités contemporaines sont en effet invitées à travailler avec des corpus numérisés, des ressources et des outils de collaboration en ligne, et à se profiler dans et par les médias sociaux (blogs, wikis, Facebook, Twitter, etc.). Cet usage des nouveaux dispositifs de communication vise à reconfigurer non seulement les manières de pratiquer la recherche individuelle et/ou collective, mais également les objets mêmes de ces recherches, appelés à se transformer sous l’impact de la numérisation des manuscrits antiques, des textes littéraires et, plus largement, de l’ensemble des productions discursives de tous genres (médiatique, politique, social, culturel, etc.). Il convient toutefois de relever que le tournant numérique, certes emprunt de nouveauté, plonge ses racines dans l’histoire récente de l’informatique, de l’invention et de la diffusion de l’Internet et des nouvelles manières de penser hypertextuelles et hypermédiatiques, comme l’avait notamment formulé avec esprit d’anticipation Vannevar Bush dans son célèbre article « As we may think » (1945).
3Le mouvement des Digital Humanities connaît aujourd’hui un développement d’envergure internationale et il est en bonne voie d’institutionnalisation dans le monde académique, où il tend à redéfinir les contours disciplinaires établis dans les facultés des universités. La montée en force, particulièrement dans les universités anglo-saxonnes, des Digital Humanities Centers et autres structures organisationnelles telles que l’Alliance of Digital Humanities Organizations (cf. http://digitalhumanities.org) raisonne comme un signal rassembleur. Les modalités de cette rapide dissémination du mouvement sont également intéressantes à observer : l’émergence de centres, de départements, d’ouvrages, de revues, de formations de base ou doctorales propage à grande vitesse et avec engouement l’onde numérique. Le nouveau Department of Digital Humanities du King’s College de Londres a, par exemple, repensé la formation doctorale sous l’angle de la numérisation. Le terme digital y est désormais associé à une grande diversité de champs d’études : Digital Classical Studies, Digital Cultural, Digital English and American Studies, Digital Film Studies, Digital French Studies, Digital Language, Discourse and Communication Studies, etc. Ce n’est peut-être pas, à ce stade, une atteinte radicale à l’organisation relativement autonome de ces champs pluridisciplinaires, mais cela représente au moins un pas important dans leur réorientation en cours.
4Parmi les conférences, colloques ou séminaires qui contribuent au développement et à la diffusion du champ des Digital Humanities, signalons l’opération mondialisante THATCamp (The Humanities and Technology Camp), mise en place par le Center for History and New Media de la George Mason University aux États-Unis. Elle propose depuis 2008 des manifestations permettant aux enseignants-chercheurs, doctorants et étudiants de réfléchir ensemble sur les nouveaux modes de production et de diffusion des connaissances à l’ère numérique. Le THATCamp qui s’est déroulé à Paris en 2010 (cf. http://tcp.hypotheses.org/thatcamp-paris) est particulièrement significatif, puisqu’il a prolongé l’idée d’une « non-conférence » (« unconference ») sur les Digital Humanities générée par les utilisateurs, signifiant par là une prise de distance par rapport au dispositif classique du colloque académique savant, afin de favoriser la créativité de tous les participants. Il a été aussitôt suivi dans les faits par la rédaction du Manifeste des Digital Humanities, dont les premiers signataires sont les institutions partenaires et les participants de THATCamp Paris. Le manifeste, en tant que genre de discours, a ceci d’intéressant qu’il tente, par une énonciation collective, de donner corps à une idée ou un enjeu susceptibles de transformer un champ d’action, en l’occurrence académique.
5Les Digital Humanities se présentent comme un champ interdisciplinaire d’enseignement et de recherche qui a pour ambition de connecter les réflexions théoriques et les avancées pratiques de l’interdisciplinarité avec les nouveaux modes de production et de diffusion des connaissances. Si l’on rapproche en effet les fonctionnalités numériques du Web 2.0 en matière d’échange, de collaboration et d’interactivité avec celles de l’interdisciplinarité, envisagée comme une démarche collaborative à l’interface de plusieurs disciplines pour analyser et comprendre un objet d’étude partagé, apparaît alors clairement la convergence d’intérêt entre le tournant numérique et l’interdisciplinarité. C’est dans cette optique que prendrait tout son sens une interdisciplinarité 2.0 (voir à ce sujet Origgi, G., Darbellay, F. [Eds], Repenser l’interdisciplinarité, Slatkine, 2010) qui s’appuie explicitement sur les potentialités d’interaction en réseau et d’intégration des nouvelles technologies intellectuelles dans leurs dimensions épistémologique, cognitive et pratique. Se situer à l’interface dialogique entre les sciences humaines et sociales et les nouvelles technologies de l’information et de la communication, c’est ainsi tout à la fois repenser les conditions épistémologiques des pratiques de recherche, la manière de collaborer en réseau (team science) et d’organiser le travail entre les disciplines au sein des universités et dans leur rapport avec la société, et cela sans créer une nouvelle hiérarchie technocentrée entre les disciplines.
6La numérisation ne doit pas être ici comprise comme une simple possibilité de rendre visible un patrimoine humaniste et culturel, ni comme un moyen offrant uniquement un libre accès à la connaissance ou permettant une circulation idéale et idéalisée des idées et des informations scientifiques dans des réseaux de recherche juxtaposés. Aucun dispositif technologique dans sa fonction de production et de transmission d’informations n’est neutre ou transparent, il impacte nécessairement à moyen et long terme sur les contenus, les manières de penser et sur la structure même des objets de recherche. Tout dispositif technologique est alors susceptible d’agir comme un moyen de transformation des pratiques de recherche et des modes de production de connaissances. Le développement des Digital Humanities, entre promesses et réalités, nous montrera leur capacité – voire leur incapacité – à transformer en profondeur le champ des sciences humaines et sociales et le rapport aux savoirs. Les potentialités de renouvellement et de dépassement de la fragmentation du champ sont bien présentes, mais il reste toutefois à mobiliser les acteurs de l’enseignement et de la recherche concernés, en débloquant les stratégies de résistance ou de contournement via les sempiternels replis disciplinaires. Le succès des Digital Humanities résidera sans doute dans la prise en compte de la diversité des disciplines et leur mise en dialogue, tout en évitant le double écueil du fétichisme technologique et, inversement, du conservatisme disciplinaire.
7NSS est attentive au développement d’un tel mouvement dans sa capacité à refonder les rapports entre les champs disciplinaires et à énoncer de nouveaux objets de recherche au sein des sciences humaines et sociales, mais également entre celles-ci et les sciences de la Terre, de la vie et de la nature.