« Le ministre africain du Travail – J’ai une proposition à vous faire, c’est fort, c’est robuste, ça travaille, ça travaille et ça ferme sa gueule.
Le ministre français des Affaires étrangères – Entendu, mais j’aimerais bien qu’ils se tiennent tranquilles car depuis quelques temps j’observe des manifestations, des grèves.
Le ministre africain du Travail – Ne vous inquiétez pas, je les ai sélectionnés. Quant aux bavures, ce n’est que l’affaire de quelques agitateurs gauchistes tous français d’ailleurs, ou encore de quelques curés égarés de la ligne du Christ, dont vous saurez, j’en suis convaincu, vous occuper. »
2Ces quelques répliques d’une pièce de théâtre jouée par la troupe Al Assifa dans les années 1970 représentent les termes d’une exploitation contestée – la connivence des autorités des pays d’origine d’immigration avec les employeurs français, et les soutiens qu’ils trouvent dans le milieu associatif – les militants d’extrême gauche et les organisations caritatives. Dans ces années, la mise en scène de sketches et de saynètes est conçue comme un moyen efficace et peu coûteux de sensibilisation des publics aux questions liées à l’immigration. Elles s’inscrivent dans d’autres démarches théâtrales caractéristiques du contexte de l’après mai 1968, quand la politique investit le théâtre et les gens de théâtre investissent en retour le politique [2]. Cependant, au-delà de cet aspect utilitaire, se définit un espace de création propre à l’immigration avec son répertoire et ses références, ses lieux de représentations et ses réseaux, ses troupes professionnelles ou amateurs. Les différentes expériences théâtrales tentées (création de troupes, tournées, organisation de festivals) sont à la fois des supports à l’analyse des représentations des conditions de vie des immigrés et des indicateurs de leur vie culturelle. La question se pose de la réception d’un théâtre contestataire qui se produit dans les foyers ou les comités d’entreprises. À quel public s’adresse-t-il ? Qui parvient-il à atteindre ? Les immigrés constituent-ils une population isolée des circuits habituels de l’action culturelle en milieu populaire ?
3Il est nécessaire d’analyser le foisonnement culturel des années 1970 pour comprendre un certain nombre de dynamiques qui se mettent en place pour ne plus guère quitter le sujet : la question de la réception des expressions culturelles issues de l’immigration, leur capacité à représenter une population en particulier et la relation qu’elles entretiennent avec les réseaux d’action culturelle en France.
? Le théâtre, expression d’une lutte
4Les nombreuses troupes de théâtre qui se créent à partir de 1973 – il est possible d’en recenser trente-six sur la période 1973-1978 [3] – correspondent pour la plupart à des démarches militantes et s’intègrent dans les réseaux des luttes anticapitalistes et antifascistes internationaux. Certaines troupes sont directement liées à des associations étrangères militantes. Elles investissent un théâtre populaire et politique. C’est le cas d’Al Jalya, la troupe de l’Association des Marocains en France (AMF) qui présente une série de pièces de théâtre en arabe : Le Cercle vicieux (1974), Journal d’un immigré (1974), Chantier de Nuit (1974), Il était une fois l’immigration (1975). L’association, créée en 1961 afin d’assurer un soutien depuis la France au parti de Ben Barka au Maroc, redirige son action sur la population marocaine en France à partir des années 1970 et fait partie de la Maison des travailleurs immigrés à Puteaux [4]. Son théâtre de la contestation fait une place importante à la critique des régimes des pays quittés. Dans la même lignée, la troupe de Portugais, Semente, présente la pièce intitulée La Statue capitaliste où les spectateurs sont invités à tailler en pièce une statue de paille en criant « À bas Caetano ! À bas Salazar » [5]. Il en va de même pour la troupe d’Espagnols dite du 14 avril ; le spectacle intitulé Le tourisme maintient le franquisme (1973) affiche son opposition au régime de Franco.
5Il faut ajouter que la vie culturelle des travailleurs étrangers est surveillée de près par les autorités de leur pays d’origine qui convient leurs ressortissants à assister à des manifestations culturelles pour maintenir les liens avec le pays quitté, mais surtout vouées à perpétuer un discours nationaliste. On peut ainsi apprécier le contraste entre la critique ouverte du franquisme présentée par la troupe du 14 avril et les pièces de la troupe de théâtre Luz Y Calor qui recevait depuis 1964 des subventions du ministère du Travail espagnol pour se produire dans les foyers espagnols de Saint-Germain-des-Prés, Versailles et Saint-Germain-en-Laye. Il s’agissait de pièces comiques et dans les statuts de l’association Luz Y Calor, il était interdit aux membres de la troupe de se livrer à toute activité ayant un caractère politique [6].
6Bien qu’il s’agisse dans les deux cas de troupes de théâtre à destination d’un public de travailleurs immigrés espagnols, deux animateurs de la vie culturelle des immigrés se manifestent : d’un côté, les troupes autorisées et subventionnées par les consulats orientées vers le divertissement et la distraction en langue d’origine qui existent depuis les années 1960, d’un autre côté, les troupes créées par des mouvements militants à contenu politique en lien avec le contexte du pays d’origine qui voient le jour dans les années 1970.
7La contestation politique des régimes en place en Espagne, au Portugal ou au Maroc ne constitue pas la trame essentielle de toutes les propositions théâtrales dont il est possible de retrouver la trace. Les idéaux socialistes qui animent les associations de militants, que ce soit pour la lutte contre le régime de Salazar au Portugal ou la lutte contre le régime monarchique marocain, trouvent une résonance dans la dénonciation de l’exploitation des travailleurs immigrés par les employeurs français. L’apparition d’un thème spécifiquement immigré trouve ainsi un écho dans les représentations théâtrales. Les obstacles rencontrés par les immigrés dans leur insertion à la société française sont mis en scène par la troupe de l’association Encontro Português qui présente en 1973 une pièce intitulée Dans la salle d’attente d’un médecin.
8En janvier et février 1972 sont promulguées les circulaires Marcellin et Fontanet qui subordonnent la délivrance d’une carte de séjour à l’obtention d’un contrat de travail et d’un « logement décent ». Mettant fin aux procédures de régularisation, elles constituent l’amorce, par les pouvoirs publics, des premiers contrôles du flux migratoire et provoquent les premières mobilisations de « sans-papiers » [7]. Autour de différentes manifestations et grèves de la faim, se crée une « action collective » dans laquelle s’investissent des travailleurs immigrés ou des étudiants venus des mêmes pays d’origine. La grève de la faim est utilisée par les immigrés comme « mise en scène de la souffrance subie » [8]. Toujours dans la représentation et la mise en scène, le théâtre apparaît comme une forme privilégiée de protestation. C’est dans ce contexte qu’apparaît la troupe de théâtre d’agit-prop liée au Mouvement des travailleurs arabes, la troupe Al Assifa.
9Créée par des travailleurs immigrés, Al Assifa met en scène des sketches sur leur vie quotidienne. Mokhtar, l’un des fondateurs, raconte comment ils ont voulu mettre en scène la lutte des travailleurs immigrés et ont essuyé plusieurs échecs à leur début [9]. Pour leur premier projet, ils essaient de s’assurer la collaboration d’étudiants à la Cité Universitaire mais le travailleur qui a écrit la pièce reçoit la « critique marxiste des intellectuels » et ils décident d’annuler. Pour leur deuxième projet, au moment des grèves de la faim de Saint Maur [10], ils échouent à se mettre d’accord sur la forme à adopter (contes, sketches, etc.). Enfin, un troisième essai pour la fête de la victoire des grévistes de la faim de Ménilmontant a avorté parce qu’à la vue de ce que faisaient des étudiants arabes, « les travailleurs ont reculé de peur d’être moins brillants ». Les dissensions au sein du groupe sur des questions formelles ont donc joué, mais la difficulté à concilier réflexion des étudiants et expérience des travailleurs immigrés apparaît aussi problématique : les uns intellectualisant les rapports d’oppression, les autres s’estimant les uniques représentants de leur propre condition. Ainsi, le travailleur qui avait écrit la pièce et s’était trouvé critiqué par les étudiants avait refusé de changer le texte « par orgueil » précise Mokhtar.
10C’est finalement à l’invitation d’une délégation des ouvriers de Lip en grève [11] que les travailleurs immigrés d’Al Assifa, rejoints par quelques militants et quelques professionnels de théâtre présentent un montage de sketches. Par rapport au contexte des grèves de la faim des « sans papiers » au cours desquelles avait tenté de se produire Al Assifa, les ouvriers de Lip ne connaissent pas la spécificité de la situation des immigrés. Mokhtar explique ainsi : « La première question des “Lip” fut : si vous souffrez, pourquoi ne rentrez-vous pas chez vous ? Ce n’est qu’à la suite d’une confrontation plus longue qu’ils découvrirent l’ampleur et la complexité de notre situation. Ce que vous nous avez appris ; faites-le savoir à tout le monde » [12]. Pour Al Assifa l’élément déclencheur est donc la confrontation avec le public qui n’est pas nécessairement constitué de travailleurs immigrés. Provoquer une prise de conscience est le trait principal de ce théâtre par rapport à d’autres troupes qui revendiquent un espace d’expression culturelle propre aux travailleurs immigrés. Les techniques d’agit-prop sont d’ailleurs favorisées par ses animateurs rejoints par Philippe Tancelin et Geneviève Clancy, deux jeunes intellectuels qui se sont auparavant engagés pour la cause des Palestiniens. Ils assistent à la représentation aux usines Lip et s’associent à leur aventure.
11L’« agit-prop », diminutif pour « agitation-propagande » est un théâtre politique venu de la Russie bolchevique. Le Parti communiste français préfère le théâtre national populaire au théâtre d’agit-prop. Aussi, les militants d’extrême gauche s’en saisissent-ils et marquent-ils par-là leur opposition de « gauche » au Parti [13]. Le théâtre d’agit-prop a pour vocation d’« agiter » les consciences et de convaincre. Il a pour particularité de s’affranchir des conditions de représentation théâtrale : improvisé au coin d’une rue, au cours d’une manifestation, il invite les passants-spectateurs à réagir quand il ne les interpelle pas directement. Al Assifa ne se considère d’ailleurs pas comme une troupe de théâtre : « Al Assifa n’a jamais été une “troupe de théâtre”, mais un collectif d’action culturelle composé de Français et d’immigrés et dont la vocation demeure de favoriser un courant d’expression et d’action auprès des immigrés et Français, contre l’esclavage, contre le racisme » [14]. Le collectif intervient donc dans les foyers, les lieux publics et parfois au coin d’une rue [15].
12Al Assifa anime les quartiers où résident des populations immigrées mais sa vocation politique ne conduit pas le collectif nécessairement vers ce public. Qui dit théâtre en lutte pour les immigrés, ne dit pas forcément théâtre pour un public immigré. Pour Al Assifa, il est tout aussi important de faire connaître les conditions de vie difficiles des immigrés au reste de la population française. En un mot, leur théâtre est politique, il n’a pas vocation à être du théâtre populaire.
? Le théâtre, nouvelle articulation des origines
13Le théâtre des travailleurs immigrés des années 1970 représente les conditions de vie des immigrés et les pièces font référence à leurs cultures d’origine. Pour exemple, le CADCAF [16] reprend le personnage de Kassem Azez, dans la pièce qu’il intitule Chronique des deux dernières journées de la vie édifiante et pénible de Kassem Azez, citoyen et chômeur patenté qui meurt d’avoir trouvé du travail. La référence à un personnage de légende est explicitée dans le dépliant de présentation de la troupe constituée d’étudiants tunisiens qui se sont rencontrés à la Cité universitaire et de quelques étudiants français rentrés de coopération [17]. Les aventures du personnage principal de Kassem Azaz commencent dans son pays d’origine (en Tunisie) et se terminent sur un chantier en France. Il est accusé d’un vol « dont il ignore tout » et lorsqu’il travaille sur les chantiers français, les autres travailleurs immigrés « s’emploient à lui montrer les mauvaises conditions dans lesquelles ils vivent et l’exploitation éhontée qu’ils subissent » [18].
14On observe des similarités dans les choix de narration – le départ du pays d’origine suivi des conditions de travail en France – avec des éléments de Mohamed prends ta valise, une pièce de théâtre créée par Kateb Yacine en 1972 pour dénoncer les illusions de l’immigration [19]. Une pièce qui débutait aussi par l’arrestation du personnage principal pourtant innocent avait tourné en France vingt ans plus tôt sous le titre de À qui la faute par le Jeune théâtre algérien dirigé par Moustafa Kateb (cousin de Kateb Yacine) puis, sous la forme d’un sketch intitulé Le Complot, par des militants du mouvement de Messali Hadj venus s’ajouter à la tournée d’un ténor algérien, Habbi Reda. On y retrouvait le personnage d’un Nord-africain qui, frappant machinalement sur une boîte de conserve, se retrouvait accusé de transmettre des signaux sonores en langage morse à une organisation militaire et était passé à tabac par des policiers [20]. Dans la démonstration de l’exploitation, le thème de l’innocent arrêté, victime d’un système qui le martyrise, trouve une nouvelle raison d’être dans la dénonciation des conditions de vie des travailleurs immigrés. Rien ne semble indiquer que les créateurs de Kassem Azaz ont pu assister aux représentations du Jeune théâtre algérien de Mustapha Kateb en 1952, mais ils utilisent un registre similaire qui met en évidence la filiation entre le combat anti-colonial et son réinvestissement dans le combat contre l’exploitation des immigrés.
15La situation d’exploitation mise en scène dans le théâtre d’Al Assifa, dans la pièce sur Kassem Azaz ou encore dans Mohamed prends ta valise, est une constante démonstration du lien qu’elle entretient avec le passé colonial et la dénonciation du néocolonialisme de la société du début des années 1970. En cela, les formes d’expressions choisies par ces militants pour la cause des travailleurs immigrés ont une spécificité, liée à leur origine.
? En marge des réseaux d’éducation populaire
16Les animateurs en milieu immigré éprouvent des difficultés à s’insérer dans les réseaux traditionnels de l’action culturelle en direction des publics populaires. En 1972, l’organisateur de la tournée de Mohamed prends ta valise se plaint de la difficulté à atteindre un public immigré à travers ces structures : « Même lorsqu’ils organisent des cycles d’immigration, [les Maisons des jeunes et de la culture] ne touchent pas ce qui est possible de toucher parmi les immigrés. Ils leurs “proposent de la culture” à des périodes précises sans qu’une action réelle sous-tende ces sollicitations » [21]. Quelques troupes s’engagent dans l’animation culturelle mais elles sont rares à parvenir à se produire dans les MJC et à rencontrer un public immigré. On pourrait citer la troupe Ventôse issue d’un projet réalisé en collège en 1972 autour de textes évoquant l’exil. L’équipe regroupe des professionnels aux activités diverses : un monteur de téléphone, un dessinateur en bâtiment, deux secrétaires, un professeur d’alphabétisation, une employée de la sécurité sociale et un chauffeur. Ils se produisent dans des Maisons des jeunes et de la culture [22]. Le Théâtre Populaire Maghrébin, constitué en 1973 par des étudiants grenoblois, accorde également une grande importance à l’animation. Il présente un théâtre inspiré des formes arabes populaires, avec une place majeure accordée à la musique, et joue une pièce intitulée Sidna Kdar. Le volet animation de leur activité est développé et implanté localement dans la région grenobloise. Ils se sont ainsi attachés à créer un « noyau d’animation composé de travailleurs pouvant faire leur propre animation dans leurs foyers respectifs » ; ils organisent des projections de films, des débats et font de fréquentes visites dans les foyers et MJC [23]. De façon tout à fait originale par rapport à toutes les troupes théâtrales mentionnées précédemment, le Théâtre populaire maghrébin est l’une des rares initiatives à recevoir une subvention municipale venant de la ville de Grenoble. Il faut sans doute y voir le caractère précurseur de la ville de Grenoble en matière de développement culturel. Cependant, ce cas demeure une exception et en 1978, un rapport commandé par le ministère de la Culture conclut à l’« isolement culturel » des populations immigrées en France [24].
? En marge du mouvement ouvrier
17Malgré la diversité des formules adoptées, toutes ces troupes se retrouvent sur un terrain commun pour organiser un Festival. Le premier Festival de théâtre populaire des travailleurs immigrés a lieu tous les week-ends du 1er juin au 7 juillet 1975 dans les jardins d’une église de Suresnes. On retrouve dans le festival les troupes précédemment mentionnées Semente, le Groupe théâtral du 14 avril, Al Jalya, le CADCAF, Al Assifa et le Théâtre populaire maghrébin [25]. La Cimade offre un local, le jardin de la paroisse, où a lieu le festival, et de concert avec le CCFD apporte une subvention pour son fonctionnement. Or, les formations syndicales sont les grandes absentes de cette manifestation qui comporte pourtant dans son titre le terme « travailleur ». La présence de certaines organisations gauchistes aurait « tenu éloignée » la CGT et « empêché de recevoir » l’appui des comités d’entreprises. Selon un organisateur, ces derniers auraient « eu du mal à obtenir le soutien d’un certain nombre d’organisations démocratiques parce que du côté des Français on n’aime pas voir les travailleurs immigrés s’organiser de façon autonome » [26].
18Les dissensions évoquées par l’organisation du festival montrent que l’intégration de la question immigrée dans le mouvement syndical des années 1970 était problématique. De manière générale, les organisations syndicales comme la CGT et la CFDT sont marquées par leur défense de la main-d’œuvre nationale. Sans que le syndicat prenne officiellement position, des engagements individuels au sein de la CFDT, motivés notamment par l’opposition à la guerre d’Algérie, ont tout de même eu lieu [27]. Cependant, les appartenances syndicales jouent aussi de manière complexe en particulier lorsque le lien avec le milieu syndical français remonte à la lutte pour l’indépendance menée par le FLN. L’institutionnalisation du Front de libération nationale en parti de gouvernement qui détient le monopole du discours socialiste et dispose des moyens nécessaires pour surveiller ses ressortissants en France rend la marge de manœuvre étroite pour des associations indépendantes qui souhaitent défendre les travailleurs immigrés. C’est le cas du Comité des travailleurs algériens justement présent au Festival de Suresnes. Or celui-ci a été créé en 1973 pour défendre les travailleurs algériens et accuse l’organe officiel du FLN en France, l’Amicale des Algériens, de faire le jeu du pouvoir et des employeurs français. L’exemple du Festival de Suresnes montre que le lien difficile entre mouvement ouvrier français et immigré se traduit également sur le plan culturel lors de l’organisation d’une telle manifestation.
? Cultures de la marge, cultures en marge ?
19En marge des réseaux d’éducation populaire, en marge du mouvement ouvrier, même si le Festival de Suresnes fait événement [28], la réception du théâtre militant des travailleurs immigrés des années 1970 est faible au sein de la population immigrée. Les troupes vont au-devant de leur public, en se produisant dans la rue (comme dans le cas d’Al Assifa), dans les quartiers ou dans les foyers Sonacotra (tournée de Mohamed prends ta valise). Cependant, il faut ajouter que la connotation politique de ces initiatives peut également laisser penser à certains qu’elles ne sont pas pour eux. La participation à des activités à caractère politique comporte un risque pour des populations susceptibles d’être contrôlées par la police française. En outre, beaucoup craignent une autre surveillance, celle des autorités des pays d’origine qui cherchent à s’assurer que leurs ressortissants ne se livrent pas à des activités politiques contre leur régime.
20Le théâtre des travailleurs immigrés des années 1970 a revendiqué une certaine « représentativité » des cultures immigrées qu’il faut nuancer. Lorsqu’en 1975, le nouveau Secrétariat d’État aux travailleurs immigrés crée le premier Office de promotion culturelle des immigrés, un festival de théâtre est organisé au printemps 1976. Le collectif Al Assifa s’élève contre l’opération et conteste la représentativité de la manifestation. Pour eux, c’est le théâtre de lutte dont ils font partie qui est « l’expression d’une culture populaire produite par les travailleurs eux-mêmes et pour tous les travailleurs » [29]. Le théâtre des travailleurs immigrés est effectivement un théâtre de la représentation des conditions de vie des immigrés (vie dans les foyers, confrontation avec les autorités françaises…). De là à dire qu’il est le seul théâtre qui s’adresse véritablement aux immigrés… le Collectif Al Assifa pose le problème de la représentation par le théâtre, ou par la mobilisation politique, d’une partie de la population. Aussi attentifs que les membres du collectif peuvent l’être aux conditions de vie des immigrés, ils ne peuvent pour autant prétendre au monopole de leur représentation. L’échec du collectif et d’autres troupes à « représenter » les conditions de vie de tous les immigrés est mis en lumière par les motivations qui poussent un groupe de jeunes, « enfants de migrants », s’estimant sous-représentés, à créer la troupe Kahina en 1976. Ils créent la pièce Pour que les larmes de leurs mères deviennent une légende, pour rappeler le rôle des femmes dans l’aventure de l’immigration et les problèmes rencontrés par la « seconde génération ». Dans un entretien avec la troupe réalisé pour le documentaire Larmes de sang [30], ils expriment leur mécontentement vis-à-vis de certains « militants, intellectuels arabes » qui « sont là pour défendre » mais ont des comportements traditionalistes lorsqu’il s’agit des questions qui touchent la condition des femmes. Ils créent une troupe et une pièce pour venir combler ce qu’ils considèrent comme un manque dans le théâtre militant des travailleurs immigrés.
21Prendre la parole pour des populations considérées comme en marge des formes d’expressions culturelles de par leur origine ou leur condition sociale demeure problématique. L’exemple du théâtre immigré des années 1970 le montre. Les militants qui les prennent en charge se trouvent confrontés à la difficulté de s’adresser à des populations qui se tiennent à l’écart de l’activité politique. En outre, le souhait de se présenter comme « représentatif de » afin de pallier le manque de parole donnée à des individus en situation d’exclusion se confronte aux défis de l’exhaustivité. Cependant, il faut également voir dans le théâtre militant des années 1970, la revendication d’un espace d’expression et pour certains une école de formation pour des artistes en devenir. La difficulté à dissoudre les cultures immigrées dans les cultures populaires vient du caractère spécifique de l’expérience migratoire à laquelle il n’est pas assez reconnu de légitimité en tant que forme d’expression à part entière. ?
Notes
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[*]
Historienne.
-
[1]
G. Clancy et P. Tancelin, Les Tiers-Idées, Paris, Hachette, 1977, p. 189-190.
-
[2]
O. Neveux, Théâtres en lutte : le théâtre militant en France des années 1950 à aujourd’hui, Paris, La Découverte, 2007, p. 87.
-
[3]
Pour une recension de ces troupes, cf. F. Maatouk, Le théâtre des travailleurs immigrés en France, Thèse, Sociologie, Université de Tours, 1979.
-
[4]
Sur l’AMF, cf. S. Barrot, L’association des Marocains en France : une adaptation aux évolutions du projet migratoire des immigrés marocains (1968-1986), Maîtrise, Histoire, Université de Paris I : 1998.
-
[5]
F. Maatouk, op. cit.
-
[6]
G. Hermet, Les Espagnols en France : Immigration et Culture, Paris, Éditions Ouvrières, 1967.
-
[7]
J. Siméant, La cause des sans-papiers, Paris, Presses de la FNSP, 1998, p. 180-187.
-
[8]
Ibid., p. 307.
-
[9]
G. Clancy et P. Tancelin, op. cit., p. 181.
-
[10]
21 février 1973, onze Tunisiens font une grève de la faim à Saint Maur.
-
[11]
Informés de la vague de licenciement qui les menace, les ouvriers de Lip s’organisent en comité d’action et déclarent l’autogestion de l’usine Lip en mai 1973. C’est l’une des expériences d’autogestion les plus abouties.
-
[12]
G. Clancy et P. Tancelin, op. cit., p. 183.
-
[13]
O. Neveux, op. cit.
-
[14]
Génériques, fonds S. Bouziri.
-
[15]
A. Jaubert, « Al Assifa au théâtre Mouffetard le 4 décembre », Libération, 3-4 décembre 1977.
-
[16]
Collectif d’action et de diffusion culturelle arabe en France.
-
[17]
Génériques, fonds S. Bouziri.
-
[18]
Idem.
-
[19]
A. Escafré-Dublet, « L’aventure de Mohamed prends ta valise de Kateb Yacine : histoire d’un théâtre de la contestation en milieu immigré, France-Algérie, 1972 », in P. Brasseur et M. Gonzalez, Théâtre des minorités, Paris : L’Harmattan, 2008.
-
[20]
Centre des archives d’outre-mer, 81f/827, Bureau politique du ministère chargé des affaires algériennes : Troupes théâtrales musulmanes en métropole et en Algérie, Surveillance (1952-1959).
-
[21]
« Mohamed, prends ta valise. Bilan de la tournée dans Paris-Banlieue » Metz, le 17 avril 1978.
-
[22]
F. Maatouk, op.cit., p. 190.
-
[23]
R. Gensburger, « À Grenoble, les quartiers mènent le jeu », in « Cultures Immigrées », Autrement, 1977, n° 11, p. 145-149.
-
[24]
Ministère de la Culture et de la Communication, Service des études et recherches, Vie culturelle des travailleurs immigrés, Paris, Ministère de la Culture, 1978, 147 p.
-
[25]
M. Vaz, Expressions culturelles immigrées : 1er festival de théâtre populaire des travailleurs immigrés, Suresnes, juin 1975, Lisbonne, Silvas, coopérative de travailleurs graphiques, 1985.
-
[26]
Ibid, p. 94.
-
[27]
J. Siméant, op. cit, p. 96.
-
[28]
Le festival est mentionné dans le journal Le Monde et Libération, l’expérience est répétée les années suivantes.
-
[29]
Génériques, fonds S. Bouziri.
-
[30]
A. Akika et A.-M. Autissier (réal.), Larmes de sang, Documentaire, 16 mm, 84 minutes, couleur, Paris, Production A. Akika, 1979.