CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Mouvements : Pourrions-nous revenir sur le constat que nous vous avons proposé, en termes d’une part de mésentente ou de divorce des classes populaires et de la gauche française et de retour de la thématique des couches moyennes ? Quelles analyses faites-vous de l’usage politique des classes dans la société française ?

2Henri Rey : On peut aujourd’hui moins que jamais considérer la gauche française comme un bloc. Par ailleurs, les partis de gauche, en les différenciant, raisonnent peu en termes de classes, certaines formations depuis longtemps, d’autres n’ont jamais véritablement raisonné en termes de classe. Même le PC a voulu moderniser son discours, ses références. La référence en propre à la classe ouvrière y reste bien sûr présente, mais en même temps si l’on regarde la réalité de ce parti, on voit qu’il tend à ressembler à la société française dans son ensemble, du point de vue de ce que sont les caractéristiques sociales de ses adhérents par exemple. La marque de fabrique, en quelque sorte, du PC, qui était d’être un parti qui se voulait ouvrier, et a souvent été ouvriériste, tend à s’effacer. Pour le parti de gauche dominant dans l’électorat, le PS, la référence de classe est lointaine. Elle remonte à avant la conquête du pouvoir en 1981 ; elle a d’ailleurs été l’occasion de débats très nombreux sur le front de « classe avec ou sans un “s” ». Mais depuis que le PS est « un parti de gouvernement », la représentation de la société en termes de classe n’est plus véritablement sa grammaire. Quant à la troisième composante de la gauche plurielle, c’est-à-dire les écologistes, eux mêmes sont très divers, très éclatés et leur représentation de la société ne se fait pas généralement en termes de classes. Il y a donc, me semble t-il, beaucoup de différences au sein de l’ancienne gauche plurielle, mais il y a aussi un mouvement général de prise de distance avec cette grille d’analyse et, aujourd’hui, une sorte de fringale de l’ensemble des formations politiques pour une sociologie accessible, qui leur permette de parler d’une réalité sociale qu’elles ne font pas forcément l’effort d’analyser par elles-mêmes. Un certain nombre de structures servent à cela. Il s’agissait lors de la présidentielle de 1995 de la Fondation Saint-Simon (et de la brochure d’Emmanuel Todd sur la fracture sociale), aujourd’hui de la République des idées, toujours inspirées par Pierre Rosanvallon. On observe une grande disposition à recourir à ces analyses, d’ailleurs stimulantes, et à se nourrir de thèmes récurrents comme les difficultés des classes moyennes, ou les exclus précédemment.

3Denis Merklen : Je suis tout à fait d’accord avec l’analyse qui vient d’être faite. Les partis qui composaient la gauche plurielle ne raisonnent pas en termes de classes et n’organisent pas leurs actions dans ce sens. Au moment où la gauche conquiert le gouvernement, à partir des années 1980, elle abandonne une partie de son action qui la liait à la construction des classes. L’action ne vise plus une socialisation des acteurs politiques, il n’y a pas la volonté de constituer une classe sociale ou un acteur de classe. L’action politique est presque entièrement conçue pour être faite à travers l’État ou le gouvernement, local, régional ou national. Dès lors, quand des nouveaux groupes sociaux, de nouvelles classes populaires apparaissent, il n’y a pas non plus une volonté de revenir à ce type d’action, à ce type de compréhension des situations comme étant des situations qui seraient susceptibles d’être travaillées dans une logique de classe. Les classes populaires, telles que nous en parlons aujourd’hui, soyons honnêtes, ce sont « les quartiers », les jeunes…Un tas d’images sont évoquées, y compris par nous autres intellectuels de gauche, mais qui ne suffissent pas à constituer une classe. Il y a là une immense difficulté pour la gauche. Les acteurs qui émergent aujourd’hui sur les terrains de ce qu’on appelle les classes populaires ne sont pas des acteurs qui pourraient être socialisés au sein d’un parti, au moins au sein d’un parti à l’image de ces formations historiques. La façon dont les partis politiques de la gauche, le PS, le PC, et encore plus peut être, la constellation des Verts, recrutent, forment leurs cadres et leurs militants, n’ouvre pas du tout la possibilité de construire une classe sociale. Ces partis jouent leur existence dans la recherche et la formation de professionnels de l’action politique. Ce qui fait qu’il y a là une vision extrêmement ethnocentrée de la démocratie, de la République et de la politique elle-même. Ces formations politiques sont du coup très réfractaires à intégrer le conflit, l’opposition dans l’intégration.

4Stéphanie Vermeersch : On peut s’interroger sur les raisons de cet abandon du discours de classes par les partis, qui s’accompagne aujourd’hui d’un discours large et vague sur les classes moyennes. J’y vois plusieurs explications. Une explication pratique, qui reprend ce que vous avez dit Henri Rey concernant la disposition des partis à se réapproprier des thèmes « à la mode », mis à leur disposition par les medias, mais aussi par les chercheurs. En ce qui concerne les classes moyennes, 75% des français disent y appartenir : donc a priori, parler de la classe moyenne, c’est s’adresser à 75% des français. Une explication stratégique ensuite, qui rejoindrait la première. Les classes moyennes ont été construites dans l’objectif d’atténuer un conflit binaire entre les classes populaires et le milieu bourgeois : elles permettaient d’endiguer, dans les années 30, la montée de la classe ouvrière. En parlant de la classe moyenne, on s’évite ainsi des positions trop inconfortables, on parle à ou au nom d’une vague nébuleuse, dont on ne sait pas trop où elle commence ni où elle finit. Ensuite, je pense qu’il ne faut pas oublier, que ceux qui parlent de la classe moyenne, qui l’observent, qui l’analysent, en font partie, et ne sont donc pas du tout exempts d’intérêts dans la remontée des problématiques la concernant. On est là dans le cadre du phénomène très classique, mais peut-être sous-estimé, de construction médiatique des phénomènes sociaux. Les journalistes sont ainsi très prompts à faire remonter les thématiques qui les concernent.

5M. : Un certain consensus se dégage dans ce que vous dîtes. Mais il y a néanmoins un paradoxe. D’un côté, si le PS n’adopte plus la grammaire des classes, il peine à toucher les classes populaires, comme on l’a vu le 21 avril 2002, et à la différence de Sarkozy aujourd’hui. D’un autre côté, il y a tout ce discours sur les classes moyennes, qui ne sont pas tout à fait les classes moyennes des années 1960, ni celles des années 1930 mais des classes moyennes déclassées. Bref, on a un peu l’impression que les classes qui sortent par la porte reviennent par la fenêtre ! Mais qui sont ces classes moyennes qui se rapprocheraient des milieux populaires ?

6D. M. : Il y a certainement un paradoxe. Il est vrai que les partis politiques réagissent un peu comme des médias, c’est-à-dire en réponse rapide aux thèmes de l’« actualité ». Mais d’un autre côté, ils sont aussi extrêmement lents dans l’élaboration des nouvelles situations. Au cours des années 1970-1980, des sociologues ont participé à diffuser l’idée de la fin des classes sociales et que, en conséquence, les élections se gagnaient au centre de l’échiquier politique, que les classes moyennes étaient prédominantes et que même ceux qui n’en faisaient pas partie s’identifiaient à leur style de vie. On voit bien que la gauche tarde énormément à sortir de ce chemin et qu’elle n’a pas encore élaboré d’autre schéma conceptuel, elle reste empêtrée dans ce raisonnement. Elle réagit au coup par coup mais sans avoir intégré une nouvelle matrice qui lui permettrait de saisir des situations nouvelles.

7H. R. : La difficulté pour la gauche en tant que partis, c’est de jouer à nouveau un rôle véritable d’encadrement ou de socialisation politique, dans la mesure où elle y a renoncé depuis longtemps. Aujourd’hui, il lui est difficile de trouver des interlocuteurs, des relais. Les intérêts sont devenus parfois contradictoires entre les classes moyennes et les classes populaires comme à l’intérieur des classes moyennes et à l’intérieur des classes populaires. La manifestation d’intérêts contradictoires renvoie en creux à l’absence d’un discours politique postulant la possibilité de convergence de ces groupes sociaux. Par rapport à cela, une série de questions apparaissent extrêmement sensibles. Ce sont des questions qui sont importantes en termes de cohésion sociale, d’articulation entre catégories sociales. Il s’agit par exemple de la fiscalité. Le débat, ou plutôt le tumulte qui s’est substitué au débat sur la fiscalité, montre bien que la difficulté, pour des partis de gauche qui ont renoncé à fonder leur démarche sur une analyse de classes et à penser dans cette perspective l’articulation de leurs propositions, est bien d’énoncer des mesures volontaristes pour conduire une politique sociale efficace et de supporter le coût, en période électorale, d’un discours clair sur des problèmes dont on sait qu’ils vont diviser. De toute manière, ces discours vont être jugés insuffisants par les classes populaires, coûteux par les classes moyennes et stupides par l’élite libérale. De ce point de vue, s’affronter à ces questions qui permettent de penser la société dans son ensemble, c’est entrer dans une passe dangereuse. C’est aussi vrai pour les questions intergénérationnelles, comme les retraites, ou encore l’école où apparaissent les comportements négatifs d’une partie de ces classes moyennes qui veulent faire sécession par rapport aux classes populaires.

8S. V. : Pour revenir sur le paradoxe de la fin du discours des classes et du discours sur les couches moyennes, je n’ai pas le sentiment que parler de classes moyennes aujourd’hui, ce soit parler en terme de classes. La thématique des « classes moyennes à la dérive » me semble problématique. Je ne suis pas certaine que toutes les classes moyennes soient à la dérive. Il y a des groupes de classes moyennes qui ne se sentent pas à la dérive, même si nous ne sommes plus dans le progrès des années 1970. Cette vision ethnocentrique, reprise et diffusée dans la presse, nous parle des énarques, des profs d’université, des parisiens qui ont du mal à joindre les deux bouts et qui sont obligés de s’exiler en banlieue où ils perdent de la qualité de vie. C’est quand même ignorer que beaucoup de gens qui sont répertoriés dans la classe moyenne vont aussi vivre dans le périurbain pour une qualité de vie différente de celle du ve arrondissement de Paris.

9La classe moyenne telle qu’on la pense aujourd’hui fait référence à la classe moyenne des années 1970, construite sur une idéologie d’ascension, de progrès social, de mobilité. Il est évident que l’expérience sociale actuelle ne peut apparaître que dégradée par rapport à cette expérience-là. Aujourd’hui, on ne peut être que décliniste si on raisonne à partir de ce modèle. Ce discours du déclin se nourrit par opposition à cette idéologie ascensionnelle.

10M. : Il y a une exception quand même, un thème qui semble échapper à votre analyse, c’est l’insécurité, sur lequel au moins la gauche gouvernementale devient une gauche mimétique, une gauche qui tient un discours de droite. Le discours de l’insécurité n’est-il pas un discours fédérateur, un discours qui parle aux exclus, aux oubliés, aux intégrés, aux élites libérales ?

11H. R. : La sécurité n’est pas la préoccupation la plus importante, aujourd’hui, dans la société française. Pendant cette campagne présidentielle, les préoccupations de très loin dominantes étaient celles qui concernent l’emploi, la formation et le pouvoir d’achat. On n’est absolument pas dans le cas de figure de 2002.

12D. M. : Dans le discours de Ségolène Royal, c’est plus sur le mot de l’ordre que sur celui de la sécurité qu’est mis l’accent. Elle a tenté de fournir une réponse à l’insécurité par un discours sur l’ordre, ce qui se distingue d’une réponse libérale. C’est une réponse plutôt conservatrice que d’inspiration libérale, qui parle plus des valeurs, de la famille, du contrôle social, que de la répression, des CRS.

13M. : Des militaires aussi quand même….

14D. M. : Oui des militaires mais des militaires qui justement vont faire de l’ordre, pour remettre des jeunes dans le bon chemin. Ce n’est pas nettoyer ou se débarrasser de ce qui dérange sur la place publique, c’est plutôt renforcer les institutions. Il y a là une différence mais ce discours n’accepte pas la contestation comme faisant partie du parti ou de l’action politique. C’est toujours un discours qui dit : « Je vais prendre les rênes de l’État. » Mais il n’y a rien dans cette pensée politique qui puisse accueillir à la fois un projet de société et la possibilité de contester quelque chose, un ordre avec des divisions à l’intérieur.

15M. : Mais ces discours sur la sécurité ou l’ordre ont quand même une dimension de classe, dans le sens ou il faut remettre de l’ordre dans les classes populaires et éduquer leurs enfants. C’est aussi une façon de régler le conflit, non ?

16D. M. : Oui, c’est une façon de régler le conflit par une voie hiérarchique. Mais justement cela ne fait pas du conflit un moteur de l’action politique. En revanche, Nicolas Sarkozy appuie son action sur la production d’un conflit avec un discours à la fois libéral et populiste.

17S. V. : Il me semble paradoxal que l’on reproche à la gauche de se couper des milieux populaires, et quand il y a une tentative de redonner la parole à ceux qui ne l’ont pas, par les débats participatifs par exemple, il y a une levée de boucliers. Peut-être ces débats n’ont-ils pas été conduits comme il aurait fallu, mais on peut remarquer le haro de nombreux intellectuels qui critiquent cette façon de procéder parce qu’elle les dessaisit justement de la parole d’experts sur les problèmes sociaux. De la même façon que la participation locale déplaît parfois aux élus parce qu’ils estiment justement être mandatés par le peuple pour parler en son nom, alors pourquoi lui demander de s’exprimer à nouveau ? Ils se sentent mis sur la touche.

18H. R. : Sur la question des débats, avec l’inscription de la campagne de Ségolène Royal sous la bannière participative, il y a certainement une ouverture qui a été faite. La manifestation d’opinions et d’intérêts différents, parfois même en conflit, a été jugée possible, voire encouragée au moment où les propositions de la candidate n’étaient pas encore cristallisées. Même s’il s’agit d’une initiative limitée, elle va au-delà de ce que les débats intra-partisans peuvent permettre. Le fait qu’il y ait un grand nombre de nouveaux adhérents au PS montre aussi que le cadre partisan a été modifié. L’essentiel est cependant ce qui se passe dans la phase suivante, celle de l’élaboration des propositions. La question de savoir ce qu’il advient de tous ces échanges a été d’ailleurs posée avec insistance au cours des débats participatifs. Les gens ont du mal à comprendre, alors qu’il y a déjà un projet, celui du PS, qui est tout prêt et qu’il y a beaucoup de débats qui vont dans des sens différents. Il y a une vraie interrogation sur le sens d’une participation qui à ce moment là est relativement ouverte.

19S. V. : Mais c’est une interrogation qui parcours le phénomène participatif. Quand, comment ? Ce n’est pas spécifique à ces dispositifs participatifs-là. Ce qui l’est c’est le changement d’échelle, celle d’une campagne présidentielle.

20D. M. : La question qui se pose c’est : une fois au gouvernement, comment laisser quelque chose dans la société ? Comment ne pas tout soustraire au gouvernement ? Comment laisser le mouvement de participation installé dans la société ? Et c’est là qu’il ne peut y avoir qu’un parti. Quand les partis de gauche se sont modernisés, ils ont perdu la possibilité de rester partis dans la société et de ne pas être seulement des outils pour la conquête et l’exercice du gouvernement. C’est une difficulté à laquelle on n’a pas beaucoup de solutions.

21H. R. : Le mode de fonctionnement actuel des partis fait qu’ils ne sont plus vraiment présents dans l’encadrement populaire. Ils ont tout un réseau d’élus et fonctionnent à l’aide de ce système. Mais d’un autre côté, il y a la tentative dont il ne faut pas surestimer l’ampleur, qui est celle de l’ouverture participative. On voit bien une contradiction permanente sinon une tension très forte entre ces deux logiques. La logique du réseau d’élus est de restreindre tant qu’il le peut l’ouverture participative.

22M. : Mais est-ce qu’il peut vraiment y avoir un renouvellement, s’il n’y a pas des signaux forts en terme de choix politiques, d’engagement politique fort, en terme de fiscalité, de politique scolaire, et par ailleurs, un signal fort donné dans la reconnaissance de formes d’expressions politiques qui ne sont pas celles des partis ? Comment prendre en compte, par exemple, ce qui a été dit lors des émeutes de novembre 2005 ?

23D. M. : Dans un article paru tout de suite après les émeutes, François Dubet parlait du silence qui a suivi la révolte. Il y a eu silence car ce qui est dit dans les émeutes est inaudible pour les partis. Le militantisme qu’incarne la culture de gauche est ancré dans la gouvernance, dans les institutions. Donc, toute sortie des institutions pour la critiquer est vécue comme une contestation essentielle. Tu ne peux pas expliquer à un bibliothécaire qu’il y a de la raison dans l’acte de brûler les livres.

24M. : C’est vrai pour la gauche gouvernementale. Mais on n’a pas l’impression que la gauche protestataire a plus entendu ce qui s’est passé durant les émeutes, ou soit plus à l’écoute des projets de forum social des quartiers populaires que la gauche de gouvernement.

25D. M. : Mais quand la gauche de la gauche conquiert des voix, ce n’est pas parce qu’elle conquiert un électorat nouveau. Elle chasse dans les terres de la gauche. Il n’y a pas une extension de l’électorat, il n’y a pas davantage de socialisation politique. La gauche de la gauche est dans la même impossibilité. Pas parce qu’elle aussi réunit des militants institutionnels, mais parce qu’elle raisonne en terme de classes sociales qui ne sont plus des classes sociales d’aujourd’hui. Elle pose un programme ou un discours politique en terme de société industrielle classique. Cette gauche vient contester la gauche, mais elle ne vient pas produire davantage de socialisation politique.

26H. R. : On sait qu’un électorat de plus de 10 %, comme en 2002, c’est bien plus que l’électorat traditionnel de l’extrême gauche, mais, dans une large mesure, le report momentané d’anciens électeurs de gauche mécontents, qui n’appartiennent pas toujours aux classes populaires. L’extrême gauche a en revanche une réelle présence dans les luttes des « sans » ou à leurs côtés. Elle est alors dans une posture analogue à celle du PC dont une partie des élus prennent ces mouvements en considération, les soutiennent, leur apportent des solutions concrètes, matérielles. Il y a cependant un hiatus fréquent entre la signification politique de ces luttes, les représentations politiques de ceux qui les animent et la proximité que leur témoignent les mouvements d’extrême gauche.

27S. V. : À partir du moment où une partie de l’électorat de l’extrême gauche vient du PS, on revient à une explication en terme de groupes d’intérêts, ou d’intérêts partagés. Des émeutiers ont saccagé des écoles. Or, les couches moyennes, celles qui misent tout sur le capital culturel tiennent avant tout à l’école, comme l’indiquent les tensions grandissantes autour d’elle, la pression mise sur les élèves et sur leurs professeurs, les stratégies d’évitement, de contournement, de colonisation. Remettre l’école en cause c’est viser le cœur de leur projet… Pour le coup, les intérêts à court terme semblent contradictoires avec ceux qui sont les acteurs des émeutes urbaines. C’est peut-être dans la composition sociologique de l’extrême gauche que réside la clé de cette absence de relais.

28H. R. : Il y a des formes d’articulation qui existent, on ne peut pas trop schématiser. Il est évident qu’au moment des émeutes, les partis de gauche ont mis en avant leurs élus. À ce moment, le congrès du PS se tenait au Mans, et la vedette de ce congrès, c’était le maire de Clichy-sous-Bois. Les professionnels de la politique de la ville ont aussi été sur le terrain, comme les militants des associations de quartier. Des attaches existent, des liens se nouent mais il n’y a plus du tout d’identification entre un prolétariat, souvent immigré, et un parti de gauche ou d’extrême gauche, alors que pendant longtemps le Parti communiste était un vecteur d’intégration de populations immigrées qui venaient de province ou de l’étranger. Des formes réduites d’articulation s’établissent entre les partis de gauche ou d’extrême gauche et la réalité des mobilisations autour de l’école, contre les expulsions des enfants étrangers ou avec les mouvements d’incitation au vote et à l’inscription sur les listes électorales. Probablement la question fondamentale n’est pas seulement la faiblesse de la présence militante sur le terrain des luttes mais celle des réponses et des perspectives apportées.

29D. M. : Ce que vous dites est juste. Mais là-dessus, on devrait ajouter que la question ethnique introduit des difficultés et des impasses dans lesquelles se sont trouvés parfois coincés les gouvernements locaux. Pour comparer l’extrême gauche et le PS, ce discours conservateur de l’ordre est un discours beaucoup plus compréhensif pour la partie de l’électorat d’origine étrangère qui a pu s’intégrer. On voit là une capacité de réaction beaucoup plus importante que ce que peut avoir l’extrême gauche, qui prononce un discours presque inaudible dans l’autre sens, incompréhensible. C’est un langage qui ne dit pas les problèmes vécus.

30M. : La critique du libéralisme, par exemple ?

31D. M. : Oui, oui, du profit, mais ce n’est pas ça qui va changer ma condition demain matin.

32M. : Par rapport à tout ce que vous avez dit, au fond, sur ce décalage entre le mode d’action politique des partis de gauche et cette grammaire des classes perdue, on peut se demander si un des enjeux de cette campagne présidentielle n’a pas été la capacité à balayer le spectre de l’espace social. Il y a chez Nicolas Sarkozy une capacité réelle à balayer de l’ouvrier qui en a marre de la racaille aux grands patrons de l’industrie. Est-ce que d’une certaine manière la stratégie de Ségolène Royal n’a pas été d’emboîter le pas de Sarkozy et de le contrer sur ce terrain ? Dit autrement, si le langage des classes ne passe pas, l’enjeu n’est-il pas dans cette capacité à balayer le spectre social ?

33H. R. : C’est le propre des campagnes politiques modernes. Ce sont les recettes venues des États-Unis et de Grande Bretagne. Toute cette pratique de la triangulation qui consiste à prendre à l’adversaire ce qu’il dit et essayer de le récupérer à son compte et de négliger aucun segment de l’électorat, avec des études de marché extrêmement fines qui varient chaque jour. C’est la manière dont a procédé le parti démocrate américain, le New Labour en Grande Bretagne. Marquer complètement l’adversaire c’est l’empêcher d’avoir le monopole d’une thématique, d’une clientèle électorale, ne laisser en aucune façon le monopole de la lutte contre la délinquance à Sarkozy, ne laisser en aucune manière à Ségolène Royal l’idée qu’elle pourrait représenter les couches salariées, etc.

34D. M. : Je ne suis pas sûr qu’on puisse dire que Ségolène Royal emboîte le pas à Nicolas Sarkozy. Là où ils se ressemblent, c’est dans la façon dont ils ont conquis le pouvoir au sein de leur parti et de leur mouvement, en se posant à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. La façon dont Sarkozy se débarrasse de la « chiraquie » et celle dont Ségolène Royal semble se débarrasser des « éléphants ». Après, au moment où ils parlent l’un et l’autre à la société, je suis beaucoup moins sûr. Chez Sarkozy, je vois une véritable volonté de néo-libéralisme, dans tous les thèmes, y compris sur le plan politique lorsqu’il va chasser sur les terres de la gauche, comme le vote pour les immigrés. Mais je ne suis pas sûr que Ségolène Royal soit une vraie libérale, dans aucun sens du terme. Les deux ont un discours qui parle aux catégories populaires, mais très différemment. Populiste et libéral, Sarkozy parle populaire dans sa capacité à créer des clivages : la France qui travaille, l’immigration choisie, la racaille, etc. Ségolène Royal parle populaire en renouant avec une tradition sociale socialiste, et en ajoutant son discours sur l’ordre, la discipline, l’éducation, la morale. C’est le versant conservateur de la culture populaire.

35H. R. : Mais la triangulation ne consiste pas à se rendre identique à l’adversaire. Cela veut dire que l’adversaire ne doit avoir le monopole d’aucun sujet. Évidemment, il faut faire entendre ses différences. Ce ne sera pas le même discours entre Ségolène Royal et Sarkozy parce qu’aucun d’eux n’aurait alors de chance de l’emporter. Il y a bien une marque de fabrique qui va rester. Mais en effet balayer tous les thèmes, toutes les revendications, tous les secteurs de l’électorat est à leurs yeux indispensable. ?

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Résumé

Comment les partis politiques, et les formations de gauche en particulier traitent (ou pas) des classes sociales ? Quelles représentations de ces dernières cherchent-elles à mobiliser (classes « populaires », « moyennes », « dominantes », etc.) ? Quels sont les ancrages et les décrochages, les recentrages et les oublis ? Telles sont les questions qu’il nous a semblé utile de reposer.

Propos recueillis par
Marie-Hélène Bacqué
Michel Kokoreff
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/09/2007
https://doi.org/10.3917/mouv.050.0079
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