CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Nicolas Sarkozy a donc gagné. Malgré la participation, malgré la dynamique d’une campagne où à défaut de savoir ce qu’elle voulait la gauche savait ce dont elle ne voulait pas. Pour la troisième fois consécutive, le PS échoue dans sa conquête de l’Élysée. La défaite a bien sûr des causes conjoncturelles. On peut opposer les « ratés » de la campagne Royal, en particulier ceux qui ont eu pour origine la frustration de certains de ses camarades de parti, à l’efficacité du marketing politique de Nicolas Sarkozy. Ce dernier a habilement joué la droitisation de son discours pour convaincre les électeurs de Jean-Marie Le Pen, avant d’aller draguer à gauche et au centre-gauche au nom de la valeur travail, de la performance et de l’initiative. On peut aussi souligner que le scénario du 21 avril 2002 a été évité. Mais on ne peut pas faire l’économie du constat de crise. Avant le rassemblement du second tour, la gauche, toutes tendances confondues, a fait son plus mauvais score depuis trois décennies. C’est une défaite importante. Ses racines sont à chercher dans la façon dont les transformations de fond entraînées par la précarisation du salariat, la perte de crédibilité des modes traditionnels d’organisation, les mutations culturelles et institutionnelles ont pesé dans le débat.

2La campagne Royal n’a pas permis de dessiner précisément les contours d’une rénovation idéologique pourtant indispensable. Combinant tendances progressistes (sur les institutions ou l’écologie) et tendances conservatrices (sur la sécurité et la pédagogie), les références à l’héritage Jospin, au blairisme et à la sociale démocratie scandinave lorsqu’il était question de politique économique et sociale, Ségolène Royal n’a pas réussi à convaincre de la cohérence de cette orientation et à combiner son statut initial d’outsider avec celui de candidate officielle du PS.

3Cette impuissance n’a pas profité à la gauche radicale. Au contraire. Après cinq années de gouvernement d’une droite dure qui a tenté – avec un certain succès – de défaire des pans de l’État social, les électorats de gauche ont spontanément identifié le péril suprême : Nicolas Sarkozy. Néolibéral par conviction, acquis à une interprétation ethnico-religieuse du social et fervent atlantiste, l’ex-ministre de l’Intérieur a polarisé le vote à gauche. C’est ainsi que, naturellement, le vote Royal s’est imposé comme l’arme idéale pour battre Sarkozy. Cette configuration renouait avec les votes frontaux d’antan, ceux de 1974 et de 1981, des votes classe contre classe. Peu importait que la candidate socialiste fut trop droitière au goût d’une partie du peuple de gauche, seul comptait la candidature socialiste, celle soutenue par le principal parti de gauche. À travers le vote socialiste s’exprima avant tout l’espoir d’un débouché politique à gauche. Le vote Bayrou est apparu un temps à gauche comme l’éphémère choix de substitution dans une logique TSS (Tout sauf Sarkozy). Puisque la candidate socialiste semblait ne pas parvenir à s’imposer, François Bayrou devenait le candidat du moindre mal. Fait remarquable et pourtant à peine remarqué, les intentions de vote en faveur de Bayrou (qui plafonnait à 10 % début février), grimpèrent à plus de 20 % quand des sondages rapportèrent que le député béarnais battrait Sarkozy au deuxième tour. Au même moment, ces sondages annonçaient la défaite de Ségolène Royal face au candidat de l’UMP. La poussée de fièvre bayrouiste reflèta dans une certaine mesure l’adaptation tactique de certains électeurs de gauche aux lectures de sondages mettant en scène des situations hypothétiques.

4Au sortir de cette élection présidentielle, la gauche est donc – une nouvelle fois – à un tournant. Les conséquences de la défaite seront d’autant plus importantes que le chantier de la rénovation est désormais ouvert mais dans des conditions qui pourraient bien pérenniser la course à l’extrême centre.

5Après la victoire du 29 mai 2005, la gauche radicale pouvait croire que les conditions de son regroupement étaient réunies. Cette chance a été gâchée. Il ne faut pas exclure à l’avenir un retour en force de la thématique de l’union, car elle est prisée des électeurs de gauche. Le jeu des appareils et des rivalités partisanes, l’immobilisme pragmatique et l’incapacité à élaborer une stratégie d’alliance convaincante ont provisoirement terrassé cet espoir. Une fois encore, la gauche radicale est partie désunie dans cette campagne présidentielle et n’a fait que de la figuration. Le score de Besancenot, relativement élevé dans le contexte de pression au vote « utile » crée un capital que ne manquera pas de faire fructifier la LCR mais ne crée pas une dynamique plus ample. Le PCF n’est plus qu’une force mineure et peut-être même sur le point de disparaître, en dépit de son réseau d’élus (qui survivent en grande partie grâce aux accords locaux scellés avec le PS). Les Verts de leur côté, divisés, décrédibilisés, n’ont pas su, malgré une bonne campagne sur les questions écologiques, renouveler une identité brouillée. N’ayant plus d’alliés de poids à gauche et craignant pour son électorat de couches moyennes, le PS pourrait être tenté de nouer une alliance stratégique, et non plus tactique, avec le centre. Bien qu’une telle orientation reçoive le soutien d’une partie des cadres et des adhérents socialistes (dont Ségolène Royale elle-même), il n’est cependant nullement assuré qu’elle soit retenue à terme, car elle renforcerait les risques d’une implosion du PS. En outre, il n’est pas démontré que l’extrême centre bayrouiste parvienne à se maintenir à equidistance entre le PS et l’UMP. La plupart des députés de l’UDF ont rejoint Sarkozy et les reports de voix ont été très décevants. Ceci démontre, une fois de plus, la difficulté du centre à s’extraire du rapport bipolaire entre la gauche et la droite. La rupture avec les perspectives de rénovation d’une gauche « plurielle » est d’autant plus probable que la totalité des partis de la social-démocratie européenne sont porteurs d’une telle orientation.

6Cette élection à nulle autre pareille n’aura donc fait que raviver et renforcer les interrogations et doutes qui concernent la gauche, son identité comme sa capacité à impulser une dynamique de transformation sociale. Certes, la gauche n’est pas seulement une affaire de partis et de sociologie électorale, c’est une question de valeurs, de mouvements, de capacité de mobilisation. Et sous tous ces rapports, la situation ne peut sûrement pas se résumer au seul constat de faiblesse et de crise qui viendrait justifier tous les recentrages. Les capacités de résistance aux politiques d’agression sociale n’ont pas disparu. Pas plus que les pratiques d’expérimentation, qu’elles viennent des municipalités ou des régions, des syndicats, mouvements ou associations. Symbole riche de significations, l’Europe de gauche a applaudi et envié le mouvement contre le Contrat première embauche. Il n’en reste pas moins que la décennie 1997-2007 a été pour la gauche française une décennie de troubles et de reconfigurations qui ont particulièrement pesé sur les conditions de la défaite.

71997 : la victoire de la « gauche plurielle » avait débouché sur la constitution d’un gouvernement qui suscita de nombreux espoirs, maniant volontiers l’alternative à la troisième voie blairiste. Après quelques réformes significatives, menées durant les deux premières années de la législature, la dynamique s’est vite épuisée. La déception a été à la mesure des attentes et surtout des contradictions. Le débat récurrent sur la réforme phare des 35 heures, laquelle a certes créé des emplois, mais bénéficié en premier lieu aux salariés – cadres en premier lieu – des grandes entreprises tout en laissant intacte et parfois – lorsque la pression syndicale ne s’est pas ou mal fait sentir – aggravé la situation des ouvriers et employés des PME, des secteurs fragilisés ou du commerce, suffit à en prendre la mesure.

8En 2000, à l’occasion de la publication d’un dossier « Penser à gauche », Mouvements écrivait : « En réalité, la troisième voie n’est ni sociale, ni politiquement libérale. Elle laisse fonctionner le marché sans entraves en se contentant d’un mince filet de sécurité pour ceux que ce libre fonctionnement laisse sur les bas-côtés. Sa rhétorique sécuritaire est là pour rappeler à l’ordre les récalcitrants. » Depuis, la paralysie face aux transformations du capitalisme, l’influence d’un néolibéralisme qui n’a pas beaucoup à voir avec la tradition libérale de défense des droits de l’individu, continuent à miner la gauche, conduisant à ne voir de politique possible que dans l’accompagnement de la mondialisation capitaliste, dans la redéfinition de la question sociale en termes compassionnels et dans une pratique de réforme mise au service de l’individu consommateur.

9Il ne suffit pas de s’inscrire en faux contre un tel constat, de renvoyer les uns et les autres aux « fondamentaux », à l’exigence d’une politique de transformation sociale au bénéfice des couches dominées pour changer la gauche. On ne reviendra pas aux recettes du mouvement ouvrier des années 1960, ni à l’État providence des Trente glorieuses, ni à la politique industrielle des grands groupes, ni à la famille du pater familias travailleur, ni même aux hymnes à la « Croissance, seule condition de la Redistribution ». Il faut au contraire approfondir les reconfigurations, pousser les questions, renouer avec l’utopie, peser pour sa réalisation.

10Au-delà d’un état des trajectoires de mouvements et de partis, ce dossier tente d’y contribuer en suivant quelques pistes qui ont été au cœur des changements apportés par cette décennie, même si elles sont loin d’en épuiser les enjeux.

11Première piste, le retour et les nouvelles figures de la question sociale. Au-delà du monde ouvrier, les classes populaires ont depuis deux décennies perdu en visibilité, porte-parole et même intérêt sociologique. Sauf lorsqu’il est question des territoires où s’accumulent pauvreté, précarité, et immigration. Ces dix ans n’ont pas totalement changé la donne. Mais parce que l’insécurité sociale s’est étendue aux classes moyennes elle a regagné en légitimité, y compris dans l’analyse sociologique. D’autre part, émeutes et mobilisations font que l’intrication si évidente entre question raciale et question sociale n’est plus seulement discutée pour rapporter la première à la seconde et du même coup pour faire l’économie d’une critique du modèle français de discrimination. Les questionnements sur la construction des identités, la reconnaissance et la spécificité des inégalités ethniques acquièrent droit de cité à gauche même si c’est de façon contradictoire comme les débats récents sur les mesures de discrimination positive le montrent. Parallèlement, des propositions plus ambitieuses que la préservation des acquis, la modernisation – par l’État-nation ou par l’Europe – du filet de sécurité destiné à lutter contre la précarité, ou l’amélioration des rapports entre citoyens et élus re/trouvent une actualité, à commencer par la question du revenu d’existence.

12Deuxième piste, la question des institutions et de la démocratie. Après les avoir longtemps pourfendues, la gauche – à tout le moins la gauche socialiste – s’est fondue dans les institutions de la ve République. Ce choix mitterrandien a encore été renforcé par Lionel Jospin avec l’inversion du calendrier électoral qui a placé l’élection présidentielle avant les élections législatives. L’élection présidentielle, par sa nature plébiscitaire, est funeste et contraire aux intérêts de la gauche. En conférant des pouvoirs exorbitants à une seule personne, ces institutions personnalisent à l’extrême le pouvoir, ce qui est un facteur d’immobilisme et de conservatisme politique. Le ralliement tardif de Ségolène Royal à une « vie République » n’incluait pas le passage à un système primo-ministériel, qui serait pourtant la condition pour redynamiser véritablement le système parlementaire. En rejouant, bon gré mal gré, le mythe gaullien de la rencontre d’un(e) homme/femme avec le peuple français, la plupart des candidats de gauche dépolitisent cette élection et ses enjeux. Les campagnes de Lionel Jospin et de Ségolène Royal ont chacune adopté le registre du pessimisme social. Le premier céda aux sirènes de la droite et de son extrême à propos de l’insécurité, promue thématique de la campagne de 2002 par les médias. La seconde s’empêtra dans une tentative de rééquilibrage de la revendication d’une démocratie plus directe par des déclinaisons de l’identité nationale, d’un « Ordre juste » aux parfums de iiie République. Heureusement, le pari de la démocratie participative ne se réduit à cette imagerie. Il peut, s’il est conçu pour redonner du pouvoir non seulement aux porteurs naturels de l’exigence de démocratisation mais à ceux qui sont exclus de toute prise sur les décisions publiques, devenir un élément essentiel d’une VIe République digne de ce nom.

13Troisième piste, les troubles et renouveaux du féminisme. En France, au cours des dix dernières années, le féminisme a terminé sa traversée du désert. Sous des formes nouvelles, il a reconquis un droit de cité. Les débats suscités par l’élaboration des lois sur le Pacs et sur la parité ont, par leur ampleur et leur profondeur, beaucoup contribué à élargir les enjeux, de l’égalité formelle aux dominations réelles, à l’Assemblée et dans les entreprises. Le renouvellement est aussi théorique. En contre point d’un féminisme français ayant longtemps buté sur la question des corps, les études de genre, qui commencent à trouver une place dans les revues ou les universités, viennent rappeler que c’est l’ensemble du privé qui est politique. Pour autant, ce n’est pas le féminisme qui sauvera la gauche. Ne serait-ce que parce que ces mêmes débats, en premier lieu celui sur le voile, ont reproduit entre féministes les mêmes tensions entre universalisme républicain et reconnaissance des identités qu’au sein de la gauche.

14Quatrième piste, la critique écologique. Ces dix ans où les menaces qui pèsent sur la planète se sont aggravées comme jamais ont convaincu, bien au-delà des cercles verts, de l’urgence de la situation. Les difficultés européennes à tenir les engagements de Kyoto – si bien illustrées par l’effondrement du système des permis d’émission de CO2 – ne rendent guère optimiste sur l’adéquation des réponses. Le recyclage – à tout le moins verbal – des thématiques environnementales par les principaux partis en est peut-être la cause. Davantage, leur normalisation politique (adaptation au discours dominant sur le plan économique et banalisation de leurs pratiques partisanes) semble avoir détourné des Verts la partie la plus radicalisée de leur électorat. Il n’est toutefois pas écrit que la vague « environnementale » doive inévitablement déboucher sur une « écologisation » a minima dont les moyens seraient des technologies à peine repensées (l’EPR) et quelques taxes destinées à internaliser les externalités les plus visiblement négatives. L’avenir de l’écologie politique reste dans sa capacité à lier réduction drastique de notre empreinte écologique et critique du capitalisme. La croissance de la galaxie de la décroissance en est un indice parmi bien d’autres.

15André Gorz, dans l’essai qu’il consacre ici au revenu social garanti revient sur les transformations d’un capitalisme qui n’est pas devenu « cognitif » mais dans lequel non seulement la création de valeur est de plus en plus déconnectée de la production matérielle, mais où l’automation, l’informatisation et les hausses de productivité rendent obsolète le modèle fordiste de mobilisation massive du travail salarié. Dans ces conditions, la proposition d’un revenu d’existence n’est pas seulement un moyen pour distribuer du revenu monétaire. Liée à une refonte de nos façons de produire et de consommer, elle peut être – nous dit-il – une occasion d’ouvrir des voies d’expérimentation alternatives à la société de la marchandise. Une utopie ? Certes, mais une utopie à mettre en parallèle avec quelques autres rêves, propositions et objectifs dont les gauches ont bien besoin pour pouvoir se remobiliser et redonner un sens à l’avenir.

16Reste, si l’on ne veut pas tomber dans un appel messianique au seul rôle fondateur des mouvements sociaux, la question du rapport aux institutions et donc des alliances, en particulier avec le PS, ce parti d’élites. Cette élection a encore renforcé l’hégémonie socialiste à gauche. Qu’on déplore ou non cette domination, il convient de tirer les justes conclusions de cet état de fait. Des politiques socialement radicales, féministes, écologistes et altermondialistes ne pourront se développer dans le cadre du rejet dogmatique de la social-démocratie. Si le PS disparaissait, un autre parti de centre-gauche viendrait le remplacer. En outre, le PS, « parti de cadres bobos », n’est pas plus un obstacle à la propagation de politiques de gauche, que ne le sont le SPD et le New Labour, à la sociologie pourtant plus ouvrière. Puisqu’il faut co-exister avec le PS, la gauche radicale serait bien inspirée de dépasser le congrès de Tours et la période de la guerre froide et de développer une pratique gestionnaire là où les conditions en sont réunies, à commencer par le niveau local. La recherche d’un modus vivendi, puis d’un modus operandi entre les diverses composantes de la gauche française pourrait bien constituer un objectif essentiel des années à venir. En réalité, la gauche n’a pas le choix si elle ne veut pas s’enfermer dans son rôle de minoritaire, c’est-à-dire d’éternelle vaincue.

Dossier coordonné par
Marie-Hélène Bacqué
Jean-Paul Gaudillière
Hugues Jallon
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 02/09/2007
https://doi.org/10.3917/mouv.050.0004
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