1 Le capitalisme transforme la ville contemporaine et exacerbe les tensions. D’un côté, la terreur et le contrôle ; de l’autre, l’ouverture de nouveaux espaces de liberté et de création. De ces tensions et de leurs paradoxes naissent des représentations, des mythologies et des pratiques contrastées que ce dossier cherche à appréhender en abordant la ville à travers les nouvelles pratiques urbaines, artistiques, sociales ou politiques tout en interrogeant les visions de la ville post-moderne capitaliste, technologisée à outrance et policée.
2 Un dossier de plus sur la ville ? Sans doute car la ville exprime et organise au plus près continuités et changements sociaux. Par cet éclairage politique et culturel, nous tentons ici de dépasser une approche souvent caricaturée de la ville contemporaine, décrite comme ville duale ou d’exclusion, espace fermé et de sécession, pour appréhender la diversité des configurations urbaines. Si la ville libérale est à n’en pas douter celle de la ségrégation, de l’inégalité et de la domination, elle ne s’enferme pas dans des images préfabriquées et uniformes et le voyage vers les métropoles du nord et du sud ou au sein des pratiques urbaines s’avère indispensable pour prendre la mesure des changements en cours et de la diversité des problématiques.
3 Faut-il voir, ainsi que l’écrit Mike Davis à propos du développement des mégapoles du tiers-monde, derrière l’effacement de la frontière entre villes et campagnes au profit de l’émergence d’immenses territoires suburbains, (aujourd’hui, en 2005, on compte vingt trois mégapoles de plus de huit millions d’habitants), la préfiguration d’une future planète bidonville ? Ce type de croissance est-il seulement l’indicateur d’un creusement d’inégalités toujours plus irréductibles entre les pays du nord et ceux du sud ou le symptôme d’une véritable hétérogénéité intra-urbaine planétaire ne permettant plus de déduire de façon simple et univoque (duale) l’intelligibilité du monde à partir des villes ? Si l’on peut clairement identifier les effets conjoints de la pauvreté, de l’uniformisation et de la massification urbaines, si l’on peut dresser une cartographie de la domination, il semble en revanche plus malaisé de parler d’un modèle unique de mégapole.
4 Ainsi, reprenant les conceptions de Saskia Sassen sur la notion de ville globale, Shekhar Krishnan insiste à propos de Mumbai sur la nécessité d’éviter tout réductionnisme tendant à faire des mégapoles le « produit de la machine économique mondiale ». Il s’agit au contraire de « lieux spécifiques » suivant leurs dynamiques économiques propres, « où la structure sociale importe beaucoup ».
5 Aussi faut-il se garder d’une certaine « rhétorique anti-mondialisation » qui selon S. Krishnan aurait tôt fait de soutenir le fantasme d’une transformation de Mumbai en un nœud de services de luxe et de finances, sorte de « Singapour » ou de « Shanghai indien » célébrant l’embourgeoisement spectaculaire des quartiers populaires et des zones industrielles.
6 Même si à Mumbai le processus est déjà bien entamé, le remplacement, à partir des années quatre-vingt, de son salariat industriel et des formes d’organisation ouvrières, se traduit surtout par une accélération de la précarité, avec ses conséquences humaines et sociales désastreuses : conditions de travail insoutenables pour la main d’œuvre de l’économie informelle, disparition, sous prétexte d’impératifs de croissance, de la législation du travail, exploitation du travail des enfants, effondrement des bases de l’emploi et de la solidarité ouvrière.
7 L’émergence de ce secteur présente un contraste éclatant avec les emplois à revenus relativement élevés qui caractérisent le développement du secteur tertiaire, faisant ainsi apparaître une nouvelle échelle des dominations dans la structure sociale et urbaine de la ville post-industrielle.
8 L’examen topographique des ségrégations et des formes de domination urbaines nous conduit du même coup à revisiter la catégorie du ghetto pour le penser d’abord comme un processus d’agrégation volontaire des classes économiquement dominantes. Ce faisant est contredit le présupposé en vogue d’une sous-culture des quartiers pauvres forcément négative.
9 Les expériences de participation à la vie démocratique ainsi que celles menées avec des collectifs d’artistes dans des quartiers très relégués témoignent au contraire de la vivacité des cultures populaires. Les démarches participatives qui fleurissent dans des contextes sociaux et politiques fort différents observent quant à elles des dynamiques contrastées dont l’effet transformateur est potentiel mais jamais acquis. Ainsi le futur de la vie démocratique dans la cité reste largement ouvert.
10 Simultanément à ces formes d’autonomie, d’émancipation et de créativité des habitants, la ville post-industrielle est aussi celle du contrôle économique et de la domination idéologique et culturelle.
11 La lecture critique de la place de la publicité dans la ville, s’inspirant des travaux d’Henri Lefebvre, ancêtre de la revue, ou des approches situationnistes, décrit comment la publicité segmente, uniformise et façonne des visions sectaires de l’espace et des habitants. L’intériorisation, dans nos représentations, des slogans Prisunic ou Auchan, nous montre à quel point l’idéologie dominante tend vers une surenchère dans la fabrication des processus de division et d’exclusion.
12 Car si le marché, bien que discriminant, peut aussi permettre l’ouverture de nouveaux espaces de liberté et d’expérimentations, il procède néanmoins massivement à une privatisation de l’espace public, déniant aux habitants ce que Henri Lefebvre avait baptisé le droit à la ville.
13 Comme l’indique Patrick Vassallo, conseiller municipal à Saint-Denis, on continue toujours de « financer mieux la démolition de l’habitat social que les petits lieux de convivialité et d’hygiène publics ».
14 Ces processus de contrôle et de mise à l’écart sont non seulement induits par le rythme des bailleurs et des spéculateurs, mais la montée en puissance des discours sur la sécurité leur offre une légitimité sans frein. Ainsi, pour Peter Marcuse, cette dynamique de contrôle qui s’est accélérée à New York depuis le 11 septembre a de surcroît accompagné, suscité et protégé l’éclosion d’une gigantesque spéculation immobilière.
15 Est-ce à dire qu’urbanistes et architectes sont, faute de réel pouvoir de décision, sinon complices, du moins otages des dispositifs de contrôle et de quadrillage des villes ?
16 Pour preuve les choix qui ont présidé au projet de rénovation des Halles.
17 Selon Philippe Trétiack, les architectes sont trop souvent en retrait, notamment en France, alors que leur profession devrait en faire les inspirateurs des politiques publiques.
18 Cédric Vincent se demande si l’on n’assiste pas par ailleurs, avec la consécration de la post-modernité, à la naissance de la ville-musée dont le patrimoine industriel serait devenu l’icône high tech. La véritable menace pesant alors sur l’avenir des villes serait moins celle du terrorisme que celle d’espaces urbains vidés de la présence effective de leurs habitants.
19 Verra-t-on de l’horizon de ces immenses réserves urbaines – créées par les territoires suburbains – surgir un nouveau genre de prolétariat abrité dans la multitude et voué aux insurrections de la rue ? Certains des auteurs américains : Mike Davis, Don DeLillo, s’interrogent en ce sens, se demandant si de ces multitudes (les habitants, les pauvres, les sans-abri, les marginaux, les communautés, les minorités…) engendrées par les villes post-modernes peut émerger un futur sujet historique et, partant, si son existence comme sujet social a la moindre chance de se transformer, demain, en un sujet politique. •