CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Les deux dernières décennies ont été marquées par la montée de l’impératif participatif dans les politiques publiques. Cependant, en fonction des dispositifs mis en place, des contextes sociopolitiques et des dynamiques à l’œuvre, cette tendance lourde à l’échelle internationale prend des significations très différentes. Pour appréhender cette diversité, toute interprétation unilatérale semble inadéquate. On ne saurait pour autant se borner au simple constat de la multiplicité des pratiques et la construction d’idéaux-types permet d’en dessiner une cartographie [1].

2 Trois ensembles de facteurs permettent de distinguer les différents modèles participatifs, qui renvoient à trois types différents de causalité. Une première série de critères relève de la volonté politique. Les attendus des démarches peuvent s’articuler selon différentes configurations. Les dynamiques ne seront pas les mêmes, par exemple, selon que sera privilégié un projet modernisateur de l’État local, des objectifs sociaux de maintien de la paix sociale ou au contraire d’empowerment des plus dominés, ou encore des objectifs politiques de légitimation ou à l’inverse de transformation du système impliquant un partage du pouvoir. La deuxième causalité relève des contextes sociopolitiques : une même procédure donnera des résultats différents selon la société dans laquelle elle est appliquée. La troisième causalité est d’ordre procédural : dans des contextes similaires, les processus participatifs auront une signification différente selon qu’ils se baseront sur des comités de quartiers ou des budgets participatifs, selon que la délibération y sera organisée ou non selon des règles claires, selon que des savoir-faire sur la participation ou l’organisation de la discussion y seront ou non mobilisés, selon que le fonctionnement administratif et les méthodologies budgétaires seront ou non modernisées, selon que la participation sera ou non contenue dans l’échelle de la proximité. En croisant ces trois groupes de paramètres, cinq types idéaux peuvent être dégagés.

• Le modèle « managérial »

3 Dans ce premier cas de figure, le développement de la gouvernance urbaine est avant tout centré sur la coopération public/privé, avec une forte prédominance des acteurs économiques dans le processus. La participation signifie que les citoyens peuvent être eux aussi acteurs de ce processus, ou plus exactement que les associations ou les ONG qui sont censées représenter leurs intérêts sont associées au même titre que les autres acteurs privés, bien que leur poids effectif reste secondaire. Les objectifs sociaux sont quasiment inexistants (à l’exception de celui du maintien de la paix sociale) et la participation n’est pas un instrument de justice distributive. Les démarches participatives sont dépolitisées, le pouvoir politique est faible ou affaibli, la modernisation de l’État local hésitante. Il n’y a pas de mouvement social à même d’investir la dynamique, la société civile est atomisée ou atone, les groupes dominés sont absents de la scène (dans le meilleur des cas, leurs intérêts sont représentés par des ONG). Cependant, la démarche participative contribue à des dispositifs de gouvernance qui disposent d’une compétence quasi-décisionnelle et les gouvernants ont davantage de réactivité (responsiveness) face aux demandes des intérêts organisés. Ces dispositifs sont orientés vers la formation de compromis entre les acteurs impliqués et la politisation du processus est en conséquence assez faible. Ce modèle est assez répandu en Europe de l’Est, dans le tiers-monde et dans l’aire anglo-saxonne.

• Le modèle de la « modernisation participative »

4 La participation constitue ici une dimension secondaire de la modernisation de l’État local, aux côtés de l’orientation vers le marché et des réformes internes de structure. L’État reste fortement présent, la politique revendique un rôle marqué. C’est surtout en tant que consommateur des services publics que les citoyens sont impliqués, sans que leur soit donné beaucoup de pouvoir décisionnel. Les effets redistributifs du dispositif sont faibles ou inexistants, les classes dominées n’y jouent pas de rôle notable. La dynamique n’est pas politisée car elle relève de la gestion publique plus que de la politique partisane ou des grands choix de société. L’institutionnalisation de la participation est avant tout un mouvement top-down et il n’y a pas de mouvement social mobilisé sur la question. Par contre, les règles de la participation sont relativement claires ; elles portent notamment sur la transparence du fonctionnement administratif, sur des chartes de qualité des services, sur l’accès garanti à l’information, ou encore sur la responsiveness des fonctionnaires. Ce modèle est surtout influent en Europe du Nord, en Nouvelle Zélande, en Allemagne et au Royaume-Uni.

• Le modèle de la « démocratie de proximité »

5 Dans ce contexte, l’expression de proximité revêt un double sens : géographiquement, la participation a surtout une effectivité à l’échelle microlocale du quartier, la gestion y étant améliorée par l’incorporation du savoir d’usage des habitants – au-delà de cette échelle, la modernisation administrative reste secondaire ou découplée du processus participatif. La démocratie de proximité n’implique guère d’effets redistributifs et vise avant tout à maintenir la paix sociale, à lutter contre l’exclusion ou, dans le meilleur des cas, à affirmer une « solidarité » qui consiste surtout à ne pas accompagner les logiques de ségrégation socio-spatiales que générerait spontanément le marché. Politiquement, elle valorise le dialogue entre représentants et représentés, tranchant par là avec les formes élitistes de démocratie dont les pères fondateurs des Républiques modernes faisaient l’éloge : dans les discours au moins, la représentation n’est plus conçue sur le mode de la distinction et de la mise à distance, mais sur celui de la communication. Ce double mouvement favorise la responsiveness des décideurs. Cela concerne cependant la « petite politique », comme le disent certains Finlandais, celle qui ne semble pas impliquer d’affrontements partidaires ou sur les grands thèmes de société. La « grande » politique reste absente ou n’est évoquée que de façon rhétorique. Les élus conservent le monopole des décisions – à l’exception, dans certains cas, de sommes très modestes concédées au niveau microlocal à des structures de type fonds de quartier. La société civile a peu de garanties favorisant son indépendance dans le dispositif, son organisation et sa mobilisation ne sont pas telles que la nature fondamentalement top-down des dispositifs soit remise en question. Les règles organisant la participation sont souvent peu claires, en particulier sur la façon dont il convient de tirer la synthèse des débats. Ce modèle est particulièrement influent en France, mais c’est sans doute celui qui est le plus répandu dans l’Europe toute entière.

• Le modèle de l’empowerment

6 Son trait principal est qu’il est marqué par une dissociation assez forte entre les structures participatives d’un côté, l’État et la politique institutionnelle de l’autre. Il s’accompagne d’un retrait de l’État ou d’un État faible. Cet idéal-type s’incarne surtout là où des ONG disposant de moyens financiers sont les principales actrices du processus, ou lorsque celui-ci repose sur des organismes indépendants de développement communautaire. Dans ce modèle, la société civile dispose d’une forte autonomie, les dispositifs participatifs sont très réactifs et ils ont une capacité décisionnelle. Les responsables politiques sont absents ou ne jouent qu’un rôle secondaire. Les citoyens prennent part à la décision mais aussi, très souvent, à la gestion et à la réalisation des projets. Si l’idéal-type de l’empowerment implique un mouvement bottom-up (à travers des mouvements sociaux urbains ou une réinvention de l’organisation communautaire traditionnelle), ce mouvement est cependant en tension avec une dynamique de professionnalisation qui est d’autant plus forte que les projets à gérer sont importants, qu’ils s’ancrent dans la durée et qu’ils doivent s’appuyer sur la logique marchande. Au niveau local, ce modèle peut produire de réels effets d’empowerment des groupes dominés et permettre de véritables gains en termes de justice sociale en faveur des groupes dominés (selon les cas, classes populaires, indigènes, femmes, etc.). Cependant, il n’a que des répercussions très indirectes sur la politique partidaire et sur les enjeux de la « grande politique ». De plus, dans des contextes marqués par l’absence ou le retrait de l’État, il risque de déboucher sur une gestion de services différenciés selon les revenus des usagers. La qualité procédurale des dispositifs est très inégale et varie selon les contextes : dans des cas comme le mouvement communautaire québécois, elle fait appel à des règles claires et à une véritable attention aux enjeux de pouvoir ; dans d’autres, elle reproduit des fonctionnements opaques. Cet idéal-type est fortement présent dans le tiers-monde et dans le monde anglo-saxon, et les organismes de développement communautaires en constituent le paradigme.

• Le modèle de la « démocratie participative »

7 Nous proposons de réserver le terme de démocratie participative au dernier modèle. La dimension politique y est fortement affirmée, de même que le rôle de l’État. La dynamique participative est largement politisée et c’est seulement sur la base de son succès qu’un certain consensus surgit parfois dans un second temps. Dans ce modèle, de nouvelles institutions sont créées, qui disposent d’un véritable pouvoir décisionnel ou co-décisionnel. Les dispositifs doivent de ce fait s’appuyer sur des règles claires et impliquer une qualité délibérative assez forte. L’autonomie de la société civile est encouragée, à travers une volonté politique clairement affirmée en ce sens mais aussi grâce à des garanties procédurales et à l’existence d’un réseau associatif fortement mobilisé. La rencontre entre acteurs politiques et mouvements sociaux permet que se croisent des dynamiques top-down et bottom-up, mais l’institutionnalisation de la participation fait courir le risque d’une routinisation du processus et de la cooptation des éléments les plus actifs de la société civile dans la politique professionnelle. Le dispositif est investi largement par les couches populaires et produit des effets redistributifs importants – pouvant aller localement jusqu’à une inversion de priorités au bénéfice des dominés. L’institutionnalisation d’une démocratie participative constitue par ailleurs une pression conséquente en faveur de la modernisation de l’administration en favorisant sa réactivité et sa responsabilisation, la société civile pouvant aller jusqu’à exercer un véritable contrôle du fonctionnement des services publics. Réciproquement, l’efficacité gestionnaire de la démocratie participative dépend largement de la modernisation de l’État. Ce modèle est surtout répandu en Amérique latine, et Porto Alegre est sans doute l’exemple concret qui s’en est le plus rapproché ; en tant qu’objectif, il est également poursuivi dans certains budgets participatifs espagnols ou italiens.

• Un futur ouvert

8 Bien sûr, ces différents modèles participatifs ne prennent sens que sur la base de leur insertion dans des évolutions globales qui les dépassent largement. Quelle peut être la place des dispositifs participatifs dans celles-ci ? Peuvent-ils contribuer à nourrir certains développements significatifs ou sont-ils condamnés à rester marginaux ? La réponse à de telles questions relève d’une macro-histoire du présent qui ne peut être formulée qu’avec précaution et sous forme d’hypothèses. En schématisant beaucoup, il nous semble que quatre tendances peuvent être dégagées, en tenant compte à la fois des dynamiques générales de la mondialisation néo-libérale et des contextes sociaux et politiques particuliers. Dans chacune de ces tendances se jouent le pilotage de la science, le destin de l’État social et le rapport à la politique.

9 La tendance dominante des dernières décennies a incontestablement été celle de la mondialisation « néolibérale ». Elle lie étroitement science et marché, promeut un État réduit à ses fonctions régaliennes et dépouillé de ses fonctions sociales, contourne les organes politiques représentatifs et les États nations tout en réduisant la politique à un marchandage dans lequel les groupes les plus puissants font prévaloir leurs intérêts. Les trois autres tendances n’ont qu’une influence plus limitée.

10 La tendance « autoritaire » pilote la science à travers la recherche militaire, valorise un État sécuritaire dont la légitimité repose sur la lutte contre les ennemis intérieurs et extérieurs, joue sur une politique plébiscitaire et xénophobe et s’inscrit dans la perspective d’un repli souverainiste.

11 La tendance « modernisatrice » promeut la réforme interne d’un système scientifique qui reste enclavé par rapport aux intérêts économiques et à la société civile organisée, organise la modernisation des services publics et de l’État providence, favorise la modernisation de la vie politique sur le plan intérieur et le multilatéralisme sur le plan international.

12 Enfin, la tendance « participationniste » repose sur le développement d’une « science citoyenne », fait de la participation le vecteur de la modernisation des services publics et de l’État social et s’appuie sur l’institutionnalisation d’une démocratie participative aux différentes échelles (locale, nationale et internationale).

13 Aucune de ces tendances ne peut à elle seule s’imposer de façon hégémonique et les scénarios du futur dépendent fortement de leurs combinaisons. Cinq scénarios ont, plus que d’autres, des chances de se réaliser dans des parties significatives du monde, étant entendu qu’une convergence globale sur un seul d’entre eux n’est guère plausible. La façon dont ils sont susceptibles de mobiliser les dispositifs locaux est très contrastée.

• Le scénario néolibéral

14 Dans le premier scénario, la tendance dominante reste la mondialisation néolibérale. Mais celle-ci s’articule étroitement avec la tendance autoritaire qui lui fournit des ressources supplémentaires de légitimation. La science est pilotée doublement par le marché et par les recherches militaires, la logique capitaliste s’affirme pleinement dans l’économie et provoque une explosion des inégalités, le démantèlement de l’État social et l’hypertrophie de l’État policier. La légitimité intérieure du système politique se base sur la croissance économique, la défense des valeurs traditionnelles et la lutte contre les éléments « décadents », les immigrés et les terroristes. La mondialisation est favorisée sur le plan économique mais se combine avec l’affirmation d’un nationalisme politique et de l’unilatéralisme en matière internationale. La « voie Bush » reprend largement les éléments de ce scénario. Dans celui-ci, les dispositifs participatifs locaux restent assez marginaux. Ceux de type managérial peuvent cependant être valorisés, tandis que les stratégies d’empowerment peuvent être mises à contribution sur des thèmes comme celui de la sécurité ou dans certaines zones fortement précarisées où les pauvres se voient laisser le droit d’autogérer leur misère.

• Le scénario autoritaire

15 Le second scénario recoupe sur de nombreux points le premier car les tendances néolibérales et autoritaires sont également sur le devant de la scène, mais le second a davantage d’ampleur. De ce fait, de fortes entorses au libre-échange sont tolérées, le clientélisme et la corruption jouent un rôle majeur pour assurer la stabilité politique et une certaine sécurité sociale basée sur l’assistanat. L’affirmation d’un État autoritaire rend largement formelle l’existence de l’État de droit démocratique, voire s’avère incompatible avec celui-ci. C’est la « voie Poutine » ou la « voie chinoise ». Les dispositifs participatifs locaux n’ont, dans ce cadre, aucune chance de se développer sérieusement.

• Le scénario social-libéral

16 Dans le troisième scénario, la tendance néolibérale reste dominante mais elle se combine avec une forte modernisation de l’État, de la politique et de la science, ainsi qu’avec le développement de dispositifs participatifs concentrés sur l’échelle locale. L’explosion des inégalités est moins forte que dans le scénario néolibéral et la modernisation des institutions publiques beaucoup plus affirmée. La légitimité politique se construit en partie sur l’affirmation de valeurs modernes comme l’égalité hommes/femmes, la liberté sexuelle, l’écologie, l’autonomie individuelle ou la décentralisation. Sur le plan international, le multilatéralisme et l’intégration régionale sont favorisés ainsi que la gouvernance en réseau. La « voie Clinton-Blair » est celle qui se rapproche le plus d’un tel scénario, mais l’action des grands organismes internationaux dans les pays du Sud et de l’Est va aussi largement dans ce sens, surtout depuis l’ébranlement du consensus de Washington. Dans ce cadre, des dispositifs participatifs locaux ou thématiques sont fortement encouragés. S’ils ne touchent guère à la « grande politique », ils favorisent l’efficacité administrative et la responsabilisation de services publics dont la surface s’est rétrécie, un « capital social » minimum dans les zones les plus défavorisées et, plus largement, le sentiment d’autonomie des citoyens. Selon les territoires, les dispositifs mis à contribution peuvent être de type managérial, modernisateur ou d’empowerment. Ceux qui ressortent de la démocratie de proximité peuvent également être mis à contribution, mais dans une moindre mesure parce qu’ils embraient plus difficilement sur la modernisation administrative.

• Le scénario social-démocrate

17 Le quatrième scénario voit la tendance modernisatrice occuper une place centrale et les tendances néolibérale et participationniste jouer de façon plus secondaire. Le mot d’ordre qui l’illustre sans doute le mieux est celui des syndicats allemands : « rendre les services publics compétitifs plutôt que de les privatiser ». La logique marchande n’est pas contestée dans son principe mais se voit régulée ou contrebalancée, en particulier à travers une réforme dynamique des universités et des laboratoires de recherche, de l’État local et national, de la protection sociale et du système politique. L’accroissement des inégalités est compensé par une meilleure efficacité des services publics, mais aussi par les politiques d’intégration régionale, par le multilatéralisme à l’échelle internationale et par l’implication d’acteurs défendant les classes populaires dans les dispositifs de gouvernance. Parallèlement, l’affirmation du rôle de l’État et de la politique s’effectue en rupture par rapport aux conceptions paternalistes du mouvement ouvrier et de l’État social traditionnels. Pour contribuer à l’efficacité de l’action administrative, pour moderniser l’État et pour redonner une légitimité à la politique, les dispositifs participatifs sont largement mis à contribution, en particulier sur le plan local. La « voie suédoise » est celle qui se rapproche le plus de ce scénario, mais les municipalités communistes françaises pourraient peut-être s’y engager progressivement. À l’échelle internationale, un tel scénario passe par l’affirmation des organismes multilatéraux et l’intégration régionale ; dans certains pays du Sud, il implique aussi la récupération d’une marge d’action nationale ou continentale qui puisse desserrer les contraintes des marchés financiers et repousser les diktats des experts économiques orthodoxes. Dans ce scénario, ce sont surtout les dispositifs participatifs « modernisateurs » et de « démocratie de proximité » qui sont favorisés, car ils correspondent mieux à la centralité maintenue de la démocratie représentative. Cependant, ceux du type empowerment peuvent aussi être mobilisés, particulièrement au Canada ou dans les États les plus progressistes des États-Unis.

• Le scénario de la gouvernance participative

18 Le dernier scénario implique les mêmes tendances que le précédent et lui ressemble sur de nombreux plans, mais il donne une place plus centrale à la dimension participative et renvoie à un projet de transformation sociale radical s’appuyant sur les couches populaires et les groupes dominés. Il implique de forts mouvements sociaux au niveau local et sur des thèmes de société ainsi que l’institutionnalisation de dispositifs de participation bénéficiant d’une véritable capacité décisionnelle. Le contrepoids à la mondialisation néolibérale ne passe pas d’abord par l’affirmation d’un acteur politico-administratif central ; il emprunte plutôt la voie d’une gouvernance en réseau impliquant la société civile organisée et de procédures démocratiques inédites minimisant les rapports de pouvoir (les modes de coordination horizontale reposant sur une association volontaire sans structure hiérarchique contraignante, du type de celles utilisées dans le Forum social mondial ou dans les groupes affinitaires lors des manifestations altermondialistes, en constituent sans doute l’exemple paradigmatique). Parallèlement, un tel scénario a des effets en termes de justice sociale, effets auxquels contribuent les structures participatives. Pendant une quinzaine d’années, la « voie de Porto Alegre » a sans doute été celle qui s’est le plus approchée de ce scénario. En tout état de cause, la mobilisation de dispositifs du type « démocratie participative » est ici nécessaire, même si des dispositifs de « modernisation participative », « d’empowerment » et de « démocratie de proximité » peuvent de façon secondaire être utilisés.

19 Les conditions qui permettent le développement d’un tel scénario sont difficiles à réunir puisqu’il s’agit à la fois de faire preuve d’imagination procédurale pour créer des institutions nouvelles, de moderniser l’État et la politique parallèlement à leur mise en place et d’irriguer le dispositif institutionnel par des dynamiques bottom-up pour éviter qu’une routinisation ne le transforme en coquille vide ou en structure coupée de la base. Ce ne sont pas simplement des mouvements sociaux ponctuels qui sont requis, mais l’investissement des dispositifs par les couches sociales dominées. Jusque-là, c’est surtout dans certaines expériences latino-américaines que ces conditions ont été réunies : tout se passe comme si l’ampleur des problèmes, infiniment plus criants que dans les pays du Nord en terme de justice sociale, de fonctionnement de l’État et de démocratie, constituait une base nécessaire pour que certains acteurs, dans des contextes à chaque fois particuliers, puissent entamer des démarches radicales avec une légitimité suffisante pour que le scénario de gouvernance participative soit légitimé. La faiblesse relative de la démocratie représentative classique permet une flexibilité plus grande que dans les États les plus développés et favorise ainsi des expériences politiques innovantes. Pour la première fois sans doute, le courant de l’innovation démocratique vient pour une part importante du Sud. Cependant, même dans les contextes les plus dynamiques, ce scénario s’affirme avant tout à l’échelle locale. À l’échelle nationale ou internationale, les mouvements altermondialistes ont permis d’infléchir sensiblement les agendas politiques mais n’ont pas débouché sur des expériences significatives de gestion s’inscrivant dans ce scénario. Le cas le plus emblématique est celui du Parti des travailleurs : le gouvernement Lula n’a pas mis en place les bases d’une gouvernance participative à l’échelle brésilienne. Or, le local pouvant difficilement faire à lui seul contrepoids à la mondialisation néolibérale, de fortes contradictions sont assez probables à ce niveau de proximité et les difficultés dans lesquelles l’expérience de Porto Alegre est actuellement plongée sont de ce point de vue significatives.

20 Au vu de la multiplicité de ces dynamiques, devons-nous conclure que nous sommes en présence de phénomènes hétérogènes unis par des mots aux significations ambiguës plutôt que devant un même mouvement, fut-il complexe ? La réponse doit être nuancée. À l’évidence, les contextes, les dispositifs, les acteurs et les tendances sont extrêmement divers. Pour autant, un certain nombre de traits communs peuvent être notés. Le premier renvoie au contexte global : chacune des expériences est marquée par la poussée de la mondialisation néolibérale, par une crise de la démocratie représentative et par une remise en cause de l’action publique traditionnelle. Le deuxième trait commun est qu’émerge un peu partout une nouvelle norme participative et délibérative. Cette norme polyvoque est interprétée diversement mais elle représente une référence pour les épreuves de justification politique, un « nouvel esprit » de l’action publique. Ce nouvel esprit valorise fortement la délibération publique au détriment de la décision monocratique, dans une dynamique qui a des antécédents mais qui est sans précédent par son ampleur et son institutionnalisation. Le troisième trait commun est qu’émerge progressivement un « governo largo », pour reprendre les termes utilisés par les contemporains pour discuter de la République florentine au Moyen-Âge et à la Renaissance. Le « gouvernement large » n’était pas synonyme d’une démocratie véritable car il était susceptible d’être fondé sur une « partecipazione stretta », une participation « étroite » confinée à la bourgeoisie et excluant les couches populaires ; il n’en différait pas moins du « governo stretto », du « gouvernement étroit » caractéristique du pouvoir aristocratique ou despotique, et les controverses sur la signification à donner à cette « largeur » constituaient une part essentielle du débat politique de cette République italienne. À l’heure actuelle, l’idée d’un monopole des élus sur l’intérêt général ou d’un système politique immunisé contre les pressions des citoyens devient tendanciellement illégitime, tandis que la radicalité et la forme de la « participation » constituent progressivement un thème central dans les dynamiques démocratiques ; parallèlement, l’action publique se désenclave et s’ouvre de plus en plus à d’autres acteurs qu’aux fonctionnaires professionnels. Le modèle pyramidal de prise de décision tend à s’effacer devant des dynamiques de réseau où les asymétries de pouvoir jouent encore fortement, mais sur un autre mode. Le dernier trait commun est qu’émergent un peu partout de nouvelles techniques, de nouveaux savoir-faire, de nouvelles compétences, de nouveaux métiers liés à la participation, qui se diffusent, s’importent, s’adaptent et soutiennent la mise en place d’institutions nouvelles. Il faudrait développer une véritable sociologie des réseaux d’acteurs, à l’échelle nationale et à l’échelle internationale, pour mesurer jusqu’à quel point cette circulation pousse vers une homogénéisation des pratiques et jusqu’à quel point les expériences restent isolées les unes des autres.

21 Au xxe siècle, la mise en place progressive de l’État providence fut le résultat contingent d’un compromis entre des acteurs aux intérêts largement divergents : un mouvement ouvrier qui désirait la révolution et une frange du patronat qui voulait l’éviter, des hommes d’États mus par la volonté de garantir une solidarité susceptible de soutenir la cohésion nationale et la puissance de leur pays sur la scène internationale, des courants caritatifs ou philanthropiques qui entendaient éradiquer la misère et moraliser la société, des économistes et des entrepreneurs qui entendaient sortir de la crise économique. Sur une échelle plus modeste, le développement des dispositifs participatifs répond lui aussi à des attentes et à des intérêts fort divers : fonctionnaires désirant réformer la bureaucratie publique et ouvrir l’État sans s’en remettre aux mécanismes du marché, mouvements sociaux militant pour une démocratie radicale et pour une autre manière de produire et de répartir les richesses, organismes internationaux désirant que leur argent soit bien utilisé, politiciens à la recherche d’une nouvelle légitimité, ONG mues par une éthique de la solidarité… Il n’est pas dit que ces diverses stratégies puissent coaguler et qu’elles débouchent à long terme sur des innovations d’ampleur. Cependant, des éléments structurels pèsent en ce sens : poussée de la scolarisation (et du sentiment consécutif de compétence en matière publique), crise de la plupart des institutions autoritaires dans la société et développement de la volonté d’autonomie individuelle (qui implique assez logiquement une remise en cause de la délégation non retenue à des représentants), multiplication des échelles d’interdépendance rendant plus difficile que des acteurs décident de façon monocratique de façon efficace et légitime. Sans ce contexte structurel, il serait impossible d’expliquer l’émergence simultanée de thématiques et de dispositifs assez proches dans des pays aussi différents. Le plus probable est que nous assistions au début d’un basculement, d’un passage d’un mode de gouvernementalité à un autre. Un nouveau champ s’ouvre, où se retrouveront des alternatives progressistes ou conservatrices, centrées sur les classes moyennes ou ouvertes aux classes populaires, s’appuyant sur une qualité délibérative plus ou moins grande, favorisant ici l’implication des citoyens ordinaires et là celle des citoyens organisés, parfois appuyées sur les marchés, parfois leur faisant contrepoids. Notre hypothèse est que nous allons vers de nouvelles formes de « governo largo » qui s’accompagneront d’un renouvellement de l’action publique et dépasseront le cadre de la démocratie représentative classique. Il est peu probable qu’une telle évolution se borne à l’échelle de la proximité. L’impact futur des dispositifs de démocratie participative dépendra largement du poids respectif de la logique de modernisation administrative, de la dynamique de démocratisation portée par des acteurs politiques et par des mouvements sociaux, et des contraintes puissantes d’un marché mondialisé. •

Notes

  • [1]
    Ce texte est une version condensée de la conclusion d’un recueil à paraître aux éditions La Découverte en juin sous le titre : Gestion de proximité et démocratie participative : les nouveaux paradigmes de l’action publique ?, sous la direction de M.-H. Bacqué, H. Rey et Y. Sintomer.
Marie-Hélène Bacqué
Henri Rey
Yves Sintomer
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2005
https://doi.org/10.3917/mouv.039.0121
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