1 Le débat sur les retraites, au cœur de l’actualité politique et sociale de ces derniers mois, comme la réforme à venir de l’assurance maladie, ne doivent pas masquer d’autres remises en cause du système de protection sociale issu des conquêtes sociales de la Libération. Le logement social et, plus globalement les politiques publiques du logement, en constituaient un des piliers et représentent pour nombre de ménages une garantie sociale. Aujourd’hui, au travers d’un maquis de projets législatifs et réglementaires et de dispositions dites contractuelles qui touchent à la fois la politique de la ville ou des quartiers dits difficiles et au financement du logement, s’esquisse un projet cohérent qui fait l’objet d’un étrange consensus politique.
2 Au nom de l’objectif de mixité sociale, est annoncé un programme lourd de démolition du parc social, remplacé par un parc diversifié censé accueillir des ménages aux profils sociaux plus élevés. Le gouvernement a ainsi voté une loi-programme, dite d’orientation et de « programmation pour la ville et pour la rénovation urbaine », qui lui permet, entre autres, de créer une Agence nationale de rénovation urbaine chargée de mener à bien ce projet. Plus qu’il ne s’engage lui-même financièrement, il mobilise les fonds de la contribution des employeurs à l’effort de construction, appelés communément « 1 % logement », à travers une société d’investissement immobilier, La Foncière, dont l’objet à court terme est de créer une offre locative nouvelle pour les salariés et de constituer à terme un capital susceptible de contribuer à l’équilibre des caisses de retraite. Cette politique d’État sera ainsi mise en œuvre avec les moyens financiers des autres acteurs : collectivités territoriales, fonds du livret A gérés par la Caisse des dépôts (l’argent des petits épargnants), fonds 1 % gérés par La Foncière (l’argent des salariés), fonds propres des organismes HLM (l’argent des locataires HLM) et aboutira à la création d’un nouveau secteur immobilier échappant aux règles de loyer et d’attribution du parc social. Peu de voix se sont élevées pour contester de telles orientations et méthodes d’action. Pourtant, elles posent problème à plus d’un titre. En premier lieu, parce qu’elles font disparaître un parc de logements bon marché en constante diminution par les effets conjugués des démolitions du parc social et de l’amélioration du parc ancien dégradé, rendant ainsi de plus en plus fragile le droit au logement pour les ménages en difficulté économique. En second lieu, parce que cette Agence nationale rappelle étrangement, par son nom et ses méthodes, les politiques de rénovation des années soixante conduites par l’État au nom de l’intérêt général et dont on traite aujourd’hui l’héritage. Cette ré-orientation de la politique de la ville s’accompagne par ailleurs d’une forte diminution des aides qui en finançaient le volet social et de la fragilisation des associations locales. Enfin, cette politique renvoie à une discussion que nous avons déjà ouverte dans Mouvements autour de l’ambiguïté de l’objectif de mixité sociale ainsi affiché qui consiste, en fait, à tenter de diluer la pauvreté dans le territoire plutôt qu’à en traiter ses causes. Nous ouvrons ici ce dossier par un article de Philippe Genestier.
3 Marie-Hélène Bacqué
4 Si l’on veut évaluer la politique actuelle de « renouvellement urbain » – il s’agit en fait de la démolition programmée de 200 000 HLM – il convient de poser trois questions préalables : est-il possible qu’existe un parc de logements destiné aux plus démunis, sans que ce parc ne soit socialement dévalorisé ? Comment se fait-il que, au regard de la tension entre une offre de logements très sociaux se raréfiant et une demande croissante, le gâchis représenté par la démolition ne suscite pas plus de réactions ? Les raisons pour lesquelles on démolit des HLM sont-elles suffisamment graves et sûres pour que l’on accepte ainsi de se priver d’un capital de logements qui pourrait être accessible aux ménages les plus démunis ?
5 Un parc de logements pour les populations les plus démunies – qui sont aussi les plus stigmatisées et qui suscitent à leur égard des réactions de méfiance, voire de rejet –, peut-il exister quand ce parc est convoité par d’autres catégories sociales ?
6 Il faut d’abord tenir compte d’un fait social majeur : pour accéder à un logement HLM « standard », les populations les plus en difficulté sont en concurrence avec d’autres catégories de populations, plus « légitimes » et plus « recommandables » et qui de ce fait obtiennent souvent la préférence des bailleurs et des décideurs locaux. En effet, les compétitions intra-sociales sont fortes sur le marché de l’habitat en général, et même sur le quasi-marché que constitue l’habitat social, car le logement demeure un bien rare (il est même de plus en plus rare à cause d’un déficit de construction cumulé depuis vingt ans d’environ un million de logements). On peut donc affirmer que l’accès au logement social n’est effectivement ouvert aux démunis qu’à la condition qu’existe une fraction du parc apparaissant comme non attractive au reste de la population. C’est là, depuis toujours [1], la condition sine qua non pour que les démunis aient une possibilité d’accès. Ce constat se voit corroboré par l’analyse faite par la Communauté européenne qui, en conséquence, préconise la mise en place d’un service universel du logement.
7 Aussi, pour que les plus démunis trouvent véritablement un accès à un logement, il faut qu’une fraction des logements sociaux soit exempte de la demande pressante qui s’exerce sur eux. Or, les logements que l’on a commencé à démolir paraissent répulsifs pour ceux qui ont les moyens de choisir leur localisation [2]. De plus, ils sont d’un coût très bas, voire nul, puisque voués au dynamitage. De la sorte, ces logements remplissent alors les conditions qui leur permettraient de jouer un rôle crucial en faveur des plus démunis.
8 Certes, on pourrait considérer que c’est là une proposition cynique, du genre « c’est bien assez bon pour les pauvres » ou alors « on va parquer les pauvres », mais une telle réaction n’est que superficielle. D’une part, elle appréhende les questions sociales en confondant le registre de ce qui devrait être idéalement et celui de ce qui pourrait être, compte tenu des moyens disponibles constatés sur une longue période. Se ralliant ainsi implicitement, la pensée succombe aux facilités de l’éthique de la conviction, dont l’infériorité morale et le peu de pertinence sociale par rapport à l’éthique de la responsabilité ne sont plus à démontrer. D’autre part, le refus du cynisme n’est souvent qu’une forme d’angélisme conduisant soit à l’inaction, soit à une action peut-être conforme aux grands principes et qui donne satisfaction aux « belles âmes » mais qui, dans les faits, reste très restreinte et ne résout aucun problème. Car, viser à donner à tous un logement standardisé de haute qualité revient à affirmer que la question du logement serait à ce point prioritaire que les fonds mobilisés à cet effet pourraient croître sans limite, c’est-à-dire revient soit à rêver que les ressources publiques seraient infinies, soit à imaginer que le secteur du logement ne serait pas en concurrence avec d’autres secteurs (santé, éducation, recherche, justice…) pour l’attribution des capacités d’investissement des pouvoirs publics.
9 En outre, affecter les immeubles dévalorisés et non attractifs disponibles à une mission de service public en faveur des démunis ne signifie aucunement que cette affectation nouvelle ne devrait pas être accompagnée par de vigoureuses mesures de soutien social. Cela ne veut pas dire non plus que les immeubles qui seraient ainsi affectés sont les plus mal bâtis, les plus mal situés car, dans nombre de communes, les immeubles destinés à la démolition sont surtout des tours et des barres de grands logements [3]. Pour assurer leur viabilité il suffit souvent que leur coût technique ne soit plus supporté par les locataires mais subventionné sur des budgets sociaux (qui sont consacrés aujourd’hui à louer des chambres d’hôtel pour les familles sans logement).
10 À ces conditions, les grands ensembles pourraient constituer une véritable opportunité historique pour apporter une réponse concrète au problème jamais résolu jusqu’alors du logement des plus pauvres. Et cela d’autant plus que les solutions imparfaites des décennies antérieures, le logement social de fait dans le tissu faubourien du xixe siècle ou dans une partie du parc régi par la loi 1948, ont quasiment disparu aujourd’hui : on estime ordinairement qu’entre 1984 et 1996, 2,2 millions de logements locatifs à bas prix, sur un total de 3,3 millions, ont été supprimés, notamment suite à des procédures de réhabilitation qui ont entraîné un changement de catégorie de leurs locataires. À ce titre, la loi prescrivant « l’éradication du logement indigne » ressortit à un raisonnement étonnant, comme si agir sur la conséquence spatiale du phénomène de pauvreté pouvait entraîner un effet correcteur sur la cause socio-économique de ce phénomène. Ce logement dit « indigne » constitue souvent le dernier rempart contre la pauvreté absolue et le dénuement total. De sorte que démolir le logement des pauvres est aberrant tant que des solutions concrètes et à l’échelle des besoins ne peuvent être avancées. Or, en profitant de l’existence d’immeubles déjà construits et déjà implantés (et qui de la sorte sont moins susceptibles de se heurter au « syndrome NIMBY » ; un syndrome dont la capacité de blocage est d’autant plus forte que les décisions sont décentralisées), il serait possible de contrer cette quasi-fatalité qui fait que, dans notre pays, loger les plus pauvres est perçu comme électoralement dangereux, économiquement irréaliste, voire symboliquement infamant (comme si, en agissant en faveur des populations en difficulté, les collectivités locales ou les organismes HLM pouvaient être accusées de conforter la pauvreté).
11 Au mieux, si une opération de démolition réussit, elle aura entraîné un retour à la norme dans un quartier dont les populations qui ont le plus besoin d’un logement social auront été chassées ou bien ne pourront plus escompter y accéder. Rien ne permet d’espérer dans la loi sur le rénovation urbaine que le stock de logements véritablement sociaux restera le même puisque ceux qui sont démolis doivent être remplacés le plus souvent sur place ou ailleurs par des logements d’autres catégories. Le bénéfice d’une telle opération à l’échelle micro-locale pourra être avéré (les populations « à problèmes » étant repoussées) mais la crise du logement des populations défavorisées se trouvera globalement aggravé car une solution concrète et disponible aura été supprimée. En outre, les opérations de démolition-reconstruction sont intrinsèquement perverses dans la mesure où, si l’on détruit pour reconstruire, c’est précisément pour « reconstruire en mieux », avec des exigences qualitatives élevées, ce qui condamne les pauvres à rester dehors. Plus globalement, l’élévation continue des coûts de construction (plus 50 % entre 1996 et 2003 dans l’agglomération lyonnaise, par exemple) due au prix du foncier et à des normes qualitatives, architecturales et techniques sans cesse renforcées, entraîne un loyer d’équilibre élevé qui entre en contradiction avec les moyens des demandeurs de logement très social.
•Un projet de façonnement et de perfectionnement du corps social
12 Ainsi, par générosité apparente, qui s’énonce sur le mode des valeurs égalitaires et universalistes, le raisonnement des démolisseurs conduit à vouloir imposer un niveau de normes toujours plus élevé, sans se soucier de la capacité des populations à en supporter in fine le coût. Il se produit de la sorte un effet de ciseaux entre une demande de plus en plus tirée vers le bas par la précarité professionnelle et familiale d’une part croissante de la population et une offre de plus en plus rare et onéreuse. D’où le hiatus très préoccupant pour des populations qui, durablement, sont de moins en moins solvables, notamment du fait de l’arrivée massive au cours des prochaines années de gens ne touchant que de très petites retraites car victimes de trente années de désindustrialisation et de chômage endémique. Structurellement, la crise du logement à vocation sociale ne peut aller qu’en s’aggravant.
13 Ce gâchis semble suciter peu de doutes et de réactions. Quel est ce couvercle intellectuel qui nous empêche de reconsidérer les problèmes à partir d’un point de vue auquel nous invite le simple bon sens [4] ? La réponse est, semble-t-il, de nature culturelle. En effet, pour envisager un autre destin pour les autres barres HLM que celui de la démolition en vue de normaliser les comportements de leurs anciens résidents, il faudrait se départir de l’idée que c’est l’action publique qui construit le social et que la mise à la norme de l’espace opère comme un puissant facteur de normalisation de la vie collective. C’est là peut-être que se trouve la clé de l’énigme : il s’agit de l’idée selon laquelle, dans une conception institutionnaliste, le cadre urbain normalisé est un opérateur qui permet à la puissance publique de concrétiser de manière dirigiste son projet de façonnement et de perfectionnement du corps social (Michel Foucault parlait à cet égard de « l’État pasteur, qui guide le troupeau vers les meilleurs pâturages, tout en assurant sa cohésion »). Cette vision apparaît à ce point inscrite dans le code génétique de la République que la récusation pratique et cinglante qu’en apporte précisément l’échec des grands ensembles n’est pas comprise, n’est même pas intelligible. En effet, les grands ensembles ne furent pas autre chose que les outils privilégiés du volontarisme réformiste au service d’une ambitieuse politique de modernisation des structures sociales. Vouloir réhabiliter les cités HLM, les requalifier ou bien, de guerre lasse, les démolir aujourd’hui afin de rendre ces quartiers toujours plus conformes aux normes (des normes qui sont calibrées en fonction du mode de vie des couches sociales les plus légitimes), c’est persister à concevoir l’espace urbain et le logement comme un moule dans lequel la pâte molle du social doit être injectée sous la pressante « bienveillance » de la puissance publique pour se voir ainsi mise en forme. Il y a là une pensée spatialiste (i.e. qui fait de l’espace physique un inducteur du social) dont d’innombrables recherches ethnographiques ont montré la part d’illusion qu’elle contient.
14 Pourquoi, malgré toutes ces réfutations, persister à s’inscrire dans cette perspective ? Peut-être est-ce parce que la mythologie politique républicaine, fondée sur l’universalisme abstrait, sur le primat du politique et de la citoyenneté et sur le modèle de l’assimilation individuelle, conçoit le spatialisme comme une simple déclinaison sur le terrain des idéaux politiques, de sorte que la mise en conformité de l’espace et des relations sociales avec les principes institutionnels apparaît comme un moyen de viser l’objectif politique suprême. Précisons le propos : si l’on postule que la puissance publique détient véritablement la capacité de garantir la cohésion sociale et qu’elle a pour responsabilité d’assurer le salut collectif, alors l’importance de ces tâches est telle que l’amélioration concrète des conditions de vie et d’insertion socio-économique des populations en difficulté apparaît accessoire. Or, il semble qu’une telle postulation soit partagée à la fois par la gauche (au nom de sa mission historique consistant à vouloir « faire participer le plus grand nombre à la marche du progrès ») et par la droite (au nom de son attachement à l’autorité que l’État est censé incarner). Selon cette double perspective, démolir les grands ensembles peut se justifier soit comme un moyen de rattrapage pour ceux qui étaient « restés au bord de la route », soit comme la reprise en main de « zones de non-droit ». Mais alors les arguments avancés pour démolir (« le bien-être des habitants », « la qualité de l’environnement »…) apparaissent fondamentalement insincères, puisque la finalité recherchée est d’ordre symbolique ; un symbolisme qui est à la racine de notre compréhension quasi sacrale du politique. Autrement dit, l’objectif poursuivi est d’abord de nature géopolitique – assurer la cohésion du social sur le territoire grâce au contrôle de ce dernier. Ce qui a pour conséquence directe de minorer les objectifs pragmatiques de loger les gens et de leur assurer les meilleures opportunités d’ascension sociale possibles.
• Un raisonnement redoutable
15 De façon récurrente, l’argumentaire des politiques du Développement social des quartiers, des Contrats de ville et des Grands projets urbains est fondé sur l’idée que la concentration des pauvres accentue leur pauvreté, la pérennise et conduit à la déviance. Quelle est la validité de cette assertion ?
16 Pour analyser cette question, il faut remarquer que, à l’encontre de ce point de vue officiel, certains pays anglo-saxons de tradition à la fois libérale et social-démocrate, considèrent que la concentration de pauvreté permet de focaliser les moyens de l’action sociale, de mieux « cibler » les attributaires et d’adapter les mesures aux caractéristiques concrètes de la population bénéficiaire. Dans ce modèle, les pouvoirs publics n’analysent pas (ou pas seulement) les poches de pauvreté comme des facteurs de cristallisation des difficultés, mais aussi, d’une part, comme une opportunité d’amélioration de l’efficacité de l’action publique et, d’autre part, comme un processus positif, notamment quand il est le produit d’un regroupement. En revanche, en France, la hantise républicaine de la ségrégation et la conception jalouse de l’appartenance à une communauté que développe le modèle national interdisent de considérer sereinement le processus agrégatif. Ce dernier est pourtant banal et salutaire pour des populations situées aux premières étapes d’un parcours d’insertion socio-économique. Le fait d’entretenir entre elles des liens dans un cadre ethnico-familial, est d’importance majeure car alors les individus ne sont pas isolés et, par là même, se trouvent en situation plus favorable pour être socialisés, insérés économiquement et, à terme, être à la fois mieux intégrés socialement et individuellement plus autonomes. À l’inverse, l’immersion forcée dans le grand bain assimilationniste sans avoir la bouée de secours que représente l’appartenance à une communauté produit très souvent de véritables noyades sociales ; et c’est précisément cela que, depuis vingt ans, démontre la crise des cités HLM, pourtant hauts-lieux de la socialisation institutionnelle.
17 Mais, pour entrer dans un tel raisonnement, il faut, là encore, accepter d’appréhender la puissance publique comme une instance parmi d’autres, pouvant interagir avec d’autres et conjoindre ses actions aux autres. Si l’on conçoit l’État comme le facteur primordial et seul légitime de la structuration du social, alors on se place sur le plan de l’idéalité politique (et la pensée qui mobilise non des notions descriptives mais des notions normatives telles que « la civilité », « la participation démocratique », « la fraternité » [5]…). Avec de telles notions, le raisonnement des acteurs publics est forcément conduit à vouloir établir « un diagnostic », c’est-à-dire à lire les situations en termes misérabilistes (constat des « déficiences » ou des « déviances » produites par une société perçue comme défaillante et inapte, voire perverse), ce qui en réponse conduit logiquement à concevoir une action « thérapeutique », c’est-à-dire une action de type légitimiste, visant à « une remise aux normes ». En matière urbaine ce raisonnement est redoutable, car il conduit à développer sur les grands ensembles, qui furent pourtant dès leur origine les points focaux de l’interventionnisme de l’État providence au mieux de sa forme, une lecture similaire à celle que développait en 1850 Engels au sujet du prolétariat s’entassant dans les caves de Manchester. Ce qui représente un contre-sens historique et social car les ZUP furent précisément construites dans le but d’incarner un idéal d’homogénéisation sociale, de standardisation des modes de vie et de « moyennisation de la société » prôné tant par la technocratie gaulliste que par le PC et la CGT. Or, le fait que ce projet politique et social ait largement échoué ne sert en rien de leçon, au contraire, on réhabilite avant de finalement (« pour en finir ») dynamiter, toujours avec le même justificatif : l’impératif, d’ordre beaucoup plus politique que social, est d’homogénéiser la communauté nationale, indépendamment de toutes autres considérations socio-économiques, indépendamment des pratiques concrètes, des relations entretenues et des trajectoires suivies, qui pourtant tissent la réalité sociétale dans l’épaisseur de la quotidienneté.
18 Le postulat selon lequel la concentration de la pauvreté accentuerait cette dernière n’est que l’envers de l’algorithme officiel selon lequel la proximité spatiale réduirait la distance sociale, notamment du fait que cette proximité spatiale, se déclinant en égalité d’accès aux équipements publics, produirait de l’égale imprégnation de tous par les valeurs institutionnelles que ces équipements publics sont censés dispenser et imposer. L’accessibilité aux services publics, en effet, est conçue comme la clef de voûte justifiant la recherche de mixité car elle doit permettre de répartir égalitairement les services publics et de leur faire prodiguer un service de qualité homogène. La recherche constante (dans le discours, tout au moins) de la mixité est motivée par la crainte que la ségrégation ne vienne entériner la division du corps social, mettant ainsi en danger l’idéal d’un corps social unitaire. Dès 1789, dans le modèle « pédagocratique » français (où la République se conçoit comme la force qui instaure et instruit le social dans le cadre de la nation ; Pierre Rosanvallon parle à cet égard de « l’État instituteur »), la proximité spatiale signifie une acculturation homogène du corps social aux principes civiques et politiques qui doivent cimenter la communauté nationale puisque cette dernière constitue le cadre matériel et affectif censé garantir contre les divisions sociales. Le modèle français, régi par le principe de l’égalité républicaine, amalgame et confond en fait l’égalité socio-économique et l’égal assujettissement de tous à l’autorité publique (on perçoit là la persistance de l’axiome absolutiste issu de la monarchie et repris par la République). Cette confusion fait que, quand le discours officiel dit que « la concentration de la pauvreté entretient la pauvreté », il parle sans fondement et cause d’autre chose.
19 En effet, on constate bien souvent que la pauvreté la plus grande se situe plus au centre de la ville que dans les cités périphériques (par exemple, c’est dans le 1er arrondissement de Lyon que se trouve la plus grande concentration des gens en difficulté de toute l’agglomération). Mais cela, la politique de la ville l’ignore délibérément. En fait, elle ne se soucie guère de la pauvreté réelle tant que sa visibilité est faible. Elle est surtout soucieuse du « lien social », c’est-à-dire de l’imprégnation des gens potentiellement en marge par des normes civiques et un modèle d’identification nationale.
• Des machines à isoler et à atomiser
20 La pensée de l’action publique survalorise les thèmes du civisme, de la civilité (dont la vogue du terme « incivilité » témoigne éminemment), des équipements publics et de la citoyenneté, ce qui la conduit notamment à mettre en œuvre des politiques économiques très limitées. Les politiques publiques urbaines françaises, qui cherchent à renforcer l’égalité et la mixité ne voient cette question que sous l’angle de l’accessibilité aux services publics, ce qui est au minimum très réducteur, et au maximum représente un égarement par rapport à la question essentielle qui est celle de l’insertion par l’activité économique, car l’histoire urbaine le montre : c’est très majoritairement par l’activité économique que se réalise l’ascension sociale et c’est cette dernière qui entraîne l’adhésion aux valeurs de la collectivité nationale, et non l’inverse.
21 Contrairement aux assertions sur la pauvreté concentrée comme facteur d’aggravation, de nombreux chercheurs (École de Chicago, Richard Hoggart, Peter Willmott, Michael Young, Jean Remy, Colette Petonnet, Henri Coing, Jean Maglione, Jean-François Laé…) démontrent que la seule concentration de pauvres n’accentue pas forcément leur situation. Bien au contraire, c’est quand l’isolement et la privation de capital social s’ajoutent à la privation de capital culturel et économique qu’alors la pauvreté devient la plus grande. Or, les grands ensembles ont joué à cet égard un rôle néfaste car ils ont été, et sont encore en partie, des machines à isoler et à atomiser, dans la mesure où ils ont « entreposé en vrac » des populations dont les seuls traits communs étaient leurs ressources modestes et leur inscription sur une liste de demande de logement. De ce fait, ils sont improprement appelés « ghettos » puisque leur mécanisme administratif de peuplement rompait avec la logique de rapprochement et du choix de localisation en fonction d’interconnaissances, telle qu’elle régnait dans les quartiers populaires, aussi bien dans les bidonvilles que dans les faubourgs. Autrement dit, on oblige ainsi à vivre isolés des gens qui n’ont pas les ressources financières, culturelles et symboliques pour vivre cet isolement positivement, c’est-à-dire à le vivre comme un facteur d’émancipation.
22 La volonté d’intervenir pour « casser » la concentration des populations pauvres afin d’imposer la mixité revient à interdire les regroupements choisis, les rapprochements souhaités par les habitants, qui pourtant s’avèrent socialement très utiles au dynamisme sociétal (l’ethnographie de la vie quotidienne montre le rôle essentiel de l’entraide familiale, rôle d’autant plus grand quand manquent les moyens d’accéder aux services marchands). De ce fait, les politiques publiques raisonnent sur un mode exclusif (l’un ou l’autre, la République ou les communautés, et même le plus souvent la République contre les communautés) niant au passage les relations sociales qui se sont formées, et les logiques empiriques d’hybridation des solidarités familiales et ethniques avec les solidarités institutionnelles. Double solidarités, que les acteurs sociaux doivent pourtant mobiliser conjointement ou alternativement en vue d’optimaliser leurs chances d’ascension sociale.
23 L’idée que la concentration pérenniserait la pauvreté reste donc à prouver. Cependant, cette idée est inscrite au cœur du modèle français pour qui l’intégration civique constitue le seul vecteur légitime et possible de l’ascension sociale [6]. C’est là une différence notable par rapport à la conception philosophique libérale (qui peut aller de pair avec un fort taux de redistribution sociale, ce sont d’ailleurs les pays de culture réformée qui ont inventé l’État providence et la social-démocratie) puisque celle-ci se décline en diverses mesures, telles l’affirmative action (dite « discrimination positive » en français) et l’empowerment, c’est-à-dire la « capacitation », l’aide à l’acquisition de l’autonomie dans le cadre de Communities development. Selon cette approche, les pouvoirs publics considèrent que la capacité des individus à adhérer aux valeurs collectives du pays d’accueil dépend d’abord et avant tout de la réalisation d’une certaine ascension sociale ou tout au moins d’un espoir crédible en une possible ascension. Or, c’est précisément cet espoir qui manque en France, où des jeunes issus de l’immigration ne se voient proposer d’autre projet de vie que celui de la réussite scolaire, qui est statistiquement très improbable du fait du déficit culturel de leur milieu familial. Ils se trouvent alors saisis dans une nasse, soumis à des commandements moraux (du type « soit citoyen ! » « profite de l’égalité des chances qu’offre l’école ! ») qui raisonnent comme des paroles creuses et comme des injonctions contradictoires, et qui provoquent des réactions violentes et des crispations identitaires. De ce fait, l’indexation des politiques urbaines à des valeurs universalistes et anticommunautaristes entraîne des effets contraires à ceux visés. Appliqué à des jeunes en déshérence culturelle et sociale et sans perspective concrète, le refus de principe de l’appartenance ethnique et de la solidarité de groupe conduit à ne leur laisser d’autres voies que la recherche de la chaleur du lien tribal, l’attirance pour l’argent facile des trafics ou l’intégrisme religieux.
24 Mais revenons aux démolitions d’immeubles sociaux : si l’on vide la question de ses préjugés institutionnels et de ses visées homogénéisatrices, et si l’on se déprend de la conception de l’espace du logement et du quartier en tant qu’instrument au service d’une mise en conformité du social par rapport aux normes officielles, alors la question devient relativement simple : peut-on – c’est-à-dire a-t-on moralement le droit et économiquement la possibilité – se priver d’un bâti décent et parfois même de bonne qualité. Ainsi les tours démolies du quartier Démocratie de Vénissieux étaient exactement de même facture que les tours résidentielles d’Éculy que personne ne songe à détruire ; en tout cas, il s’agit globalement d’un bâti de bien meilleure qualité que le locatif social de fait, qui par ailleurs est en voie de disparition ? Peut-on aussi se priver d’un parc qui, parce qu’il a une image dévalorisée, échappe au jeu concurrentiel pour l’accès au logement, quand l’on connaît l’ampleur de la demande de logements très sociaux insatisfaite et quand l’on sait qu’elle ne peut qu’augmenter considérablement dans les années à venir ?
• Accueillir ceux qui ont le plus de mal à se loger
25 Il paraît important, pour conclure, de ne pas se laisser influencer par une conception trop ambitieuse de l’action publique en général, et de l’action publique urbaine (urbanisme et politique du logement) en particulier. Une telle conception a conduit, dès la décision de moderniser et de moyenniser les structures sociales par le logement collectif de masse, à se leurrer sur la nature des rapports sociaux quotidiens et sur le rôle que l’environnement peut jouer à cet égard (un rôle fort restreint, et de toute façon beaucoup plus grand quand il s’agit d’interdire des pratiques que de susciter des actes ou de suggérer des états d’esprit). C’est à partir d’une conception modeste et réaliste des lieux (l’espace conçu en termes de surface bâtie et non bâtie appropriable par les ménages, par exemple) associée à une vraie politique de soutiens publics [7] que le patrimoine des HLM dévalorisés pourrait trouver une nouvelle fonction ; et la plus noble qui soit pour du logement social : accueillir ceux qui ont le plus de mal à se loger.
26 Cependant, pour cela, sans doute faudrait-il créer une fondation destinée à cette mission, qui rachèterait les immeubles voués à la démolition pour un euro symbolique et qui assurerait (peut-être sur crédits du ministère des Affaires sociales) le fonctionnement de ces immeubles. En effet, puisque les organismes HLM et les collectivités locales se défaussent de cette mission et préfèrent viser des clientèles plus haut de gamme, il faut qu’une instance brise la logique dans laquelle la conception institutionnaliste du rôle dévolu au logement aidé nous enferme aujourd’hui. •
Notes
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[*]
Urbaniste en chef de l’État, directeur du laboratoire RIVES (CNRS/ENTPE), coordonnateur avec G. Baudin de Banlieues à problèmes : la construction d’un problème social et d’un thème d’action publique, Éditions de la Documentation française, 2002.
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[1]
Rappelons que dans les HBM d’avant-guerre, comme dans les HLM des années 1960-1970, ce fut essentiellement la frange très intégrée des ouvriers qualifiés, des employés et des agents de la fonction publique qui accéda au logement social. Il a fallu que les HLM soient désertés après 1975 par ces couches pour que des populations plus modestes, d’origine immigrée notamment, y pénètrent.
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[2]
Souvent, pour démolir, les organismes HLM arguent de la vacance des immeubles et du refus d’y venir de la part des demandeurs de logements. Or, d’une part, la vacance est souvent organisée de manière systématique en murant des fenêtres (ce qui exonère d’avoir à reloger), d’autre part, pour ces logements il y aurait des candidats si ceux-ci se trouvaient par ce moyen la possibilité de se regrouper pour y cultiver des relations de solidarité primaire. Or, « la politique de peuplement » des collectivités locales refuse les regroupements volontaires.
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[3]
L’examen systématique des dossiers de démolition permet de constater que, bien que l’argument de l’obsolescence du bâti soit toujours utilisé, ce sont principalement des immeubles composés de grands logements, destinés à des « familles lourdes » qui sont destinés au dynamitage, indépendamment de leur âge et de leur état constructif.
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[4]
Dans les médias, seules quelques récriminations se font entendre sur un mode esthétique et patrimonial : on démolirait quelques joyaux de la création architecturale des années 1970. En revanche, le silence est quasi général sur la question des conséquences sociales de la démolition !
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[5]
Il est frappant de voir à quel point le lexique de l’action publique urbaine, qui vise pourtant à favoriser l’intégration sociale, est plein de vocables optatifs et de mots politiques incantatoires, et de ce fait vide de concepts sociologiques et ethnologiques !
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[6]
D’où l’hyper sensibilité à la question scolaire en France, qui étonne tant nos voisins. C’est comme si par ethnocentrisme, les élites intellectuelles et institutionnelles hexagonales considéraient leur propre parcours comme le seul valide, alors même que la France reste un pays structuré par un nombre considérable de petites entreprises et que, depuis un siècle, celles-ci restent le ressort majoritaire de l’ascension sociale.
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[7]
En France, la majoration des crédits de fonctionnement d’un établissement scolaire en ZEP est de 8 % en moyenne. Au Canada le bonus s’élève à presque 90 %, ce qui signifie concrètement que l’on accepte de mettre en œuvre des pédagogies très différenciées selon les publics scolarisés.