1 Plus de deux millions de manifestants à Rome, le 23 mars dernier contre Berlusconi et contre le terrorisme politique, treize millions de grévistes le 16 avril, les esprits ont été frappés en France par ce réveil de la société italienne. Mais il n’était en rien imprévisible : résultat de la force du mouvement syndical, il est aussi la conjonction de différentes sources, qu’il s’agisse du mouvement qui s’était rassemblé à Gênes l’été dernier ou de celui des intellectuels. Dans le même temps, il ne met que plus en relief le manque de perspectives politiques qui fait la force de Berlusconi.
2 La société italienne apparaît souvent aux observateurs étrangers difficile à décrypter et plutôt imprévisible [1]. Il faut dire que la courte durée de vie des différents gouvernements qui se succédaient depuis l’après-guerre était spécifique à ce pays. Ce système qualifié de « bipartisme imparfait », avec une Démocratie chrétienne au gouvernement et un puissant Parti communiste dans l’opposition mais dans l’impossibilité d’accéder au pouvoir, n’est plus du tout à l’ordre du jour. Non seulement, suite aux affaires de corruption portées au jour par l’opération Mani pulite, la Démocratie chrétienne a complètement implosé, et avec elle le Parti socialiste qui avait porté Bettino Craxi au pouvoir ; mais c’est aussi le Parti communiste lui-même qui s’est fragmenté en plusieurs groupes politiques. Aucun autre pays de l’Europe occidentale n’a connu, au cours des dix dernières années, de transformations aussi radicales de son système politique, ouvrant de larges espaces de recomposition à droite comme à gauche.
3 On sait comment Berlusconi a ainsi pu occuper rapidement l’espace libéré à droite et en partie au centre en créant de toutes pièces Forza Italia et accéder au pouvoir une première fois en 1994, et avec une majorité plus nette en 2001. Parti politique d’un genre nouveau, Forza Italia repose sur la figure charismatique de Berlusconi, qui n’a pas hésité à mobiliser sa puissance médiatique et financière pour conquérir un électorat désabusé par l’ancienne classe politique. Mêlant libéralisme et populisme, ses discours s’appuient sur une apologie du Self made man, de l’entreprise, et une critique sans retenue de l’État dépensier et inefficace.
4 Son installation à la tête de la cinquième puissance économique du monde a suscité de profondes inquiétudes qui portaient à la fois sur la personne et le conflit d’intérêt posé par l’ampleur du capital financier, économique et médiatique de Berlusconi ; mais aussi sur les conséquences pour le pays de la mise en œuvre de son programme. Son arrogance allait-elle réellement s’exprimer par une remise en cause des droits sociaux et du secteur public ? Ce doute était d’autant plus réel que la gauche se révélait incapable de se rassembler et de constituer une force d’opposition susceptible de faire contre-poids. Les Démocrates de gauche se voyaient même reprocher d’avoir largement contribué au succès de Berlusconi en banalisant certaines idées et surtout en n’ayant rien proposé pour limiter sa puissance médiatique et économique lorsqu’ils étaient au pouvoir. La gauche était ainsi comme paralysée par le débat sur le conflit d’intérêt qu’elle aurait pu poser et traiter sous le gouvernement D’Alema.
5 Face à une telle situation, avec une gauche si mal en point et en grande difficulté dans son rapport avec son électorat traditionnel, le réveil est venu d’initiatives multiples, en dehors des partis politiques.
•Le choc de la répression brutale lors du G8 de Gênes
6 La réponse policière démesurée des manifestations anti-mondialisation libérale de Gênes a constitué le point de départ d’une réaction qui s’exprime pleinement aujourd’hui sous la forme d’un vaste mouvement de contestation. Personne ne s’attendait à une telle brutalité, et l’émotion a largement dépassé le strict cadre des sympathisants « anti-mondialistes ». Les manifestations d’indignation qui ont suivi le sommet ont vu le jour de façon spontanée et indépendamment des partis politiques. Ce fut le cas à Milan par exemple où plus de cinquante mille personnes descendirent dans la rue. Ce fut pour ainsi dire le premier choc qui montrait un autre visage de Berlusconi que celui, toujours souriant, placardé sur les murs de toutes les villes italiennes au moment des élections. Le recours à une telle violence n’a pas été accepté par la majorité des Italiens, choqués par les images d’une jeunesse frappée par les militaires. Ce premier choc sera aussi le premier sursaut. Des comités voient le jour dans les principales villes, des réseaux se mettent en place et commencent à s’organiser en s’appuyant sur Internet. Bien évidemment les réseaux les plus mobilisés à ce moment-là sont plutôt ancrés à gauche, mais réussissent à rassembler beaucoup plus large.
7 Les manifestations et les comités voient leur activité fortement baisser durant les vacances d’été, et verront surtout leur capacité d’action et de mobilisation complètement étouffée par les événements du 11 septembre. Une fois le choc passé et suite à la succession de propositions de lois touchant aux différents domaines de la société (culture, éducation, justice, marché du travail), les initiatives reprennent, toujours en dehors des partis politiques. Les énergies et les réseaux de l’après-Gênes sont relancés et conduisent à des manifestations dans de multiples villes. Une sorte de vigilance se met en place et réagit comme des signaux d’alarme face à la détermination de Berlusconi à reformer la société dans son ensemble, c’est-à-dire à en réduire la régulation publique ou à en revoir les contours à son avantage comme dans le cas de la justice.
•Une série de projets contestés
8 Si la presse française a surtout rendu compte de l’ampleur des réactions au projet de remise en cause de l’article 18 sur les conditions de licenciement [2], de nombreux autres exemples illustrent l’ardeur du gouvernement Berlusconi à agir sur l’ensemble de la société, provoquant une multitude de réactions spontanées. Dans le domaine de la culture par exemple, le projet d’un recours au privé pour la gestion des musées avait donné lieu à des contestations. Côté télévision, des « rondes » sont organisées autour des bâtiments de la RAI pour s’opposer à un contrôle des organismes de décision et de gestion par des proches de Berlusconi.
9 Le projet Moratti de réforme de l’école a également produit une vive réaction. Plusieurs volets concernent ce projet. Le premier touche aux cycles et aux parcours dans le système scolaire. Outre le point concernant l’âge d’entrée à l’école maternelle puis élémentaire, un parcours différencié serait proposé à partir de treize ans, avec d’un côté une voie courte et professionnelle et, de l’autre, la voie classique du lycée avec ensuite l’université. Ce « choix » aussi précoce est donc très contesté et revient dans le fond à considérer le niveau scolaire de début de collège comme le niveau minimum requis, ce qui va à l’encontre d’une tendance européenne à l’augmentation du niveau scolaire minimal (et donc de la durée de la scolarité obligatoire). Un autre volet prévoit le recrutement de plusieurs milliers de professeurs de religion catholique, et a été dénoncé d’abord par l’union des étudiants, puis par le CGIL et les Démocrates de gauche, comme remettant en cause le principe de laïcité de l’école publique [3]. Ce projet propose que les salaires et les retraites soient pris en charge par l’État (ces dernières étaient assurées traditionnellement par l’Église), alors que la sélection des enseignants resterait du ressort de l’Église. Autrement dit, ces enseignants choisis par le clergé échapperaient purement et simplement à la règle des concours publics tout en bénéficiant pleinement des salaires et des retraites du secteur public. Ce système pourrait également concerner des enseignants d’autres matières (l’italien) et permettre ainsi d’établir des passerelles plus importantes pour leur intégration dans le système public. Enfin, un autre volet prévoit de généraliser à toute l’Italie le système actuellement en vigueur en Émilie-Romagne et en Lombardie, qui permet aux familles qui choisissent d’inscrire leur enfant dans une école confessionnelle (c’est-à-dire catholique en Italie) de demander une aide pour la prise en charge des frais de scolarité. C’est une façon indirecte d’assurer et de généraliser un financement public aux écoles catholiques.
10 Dans le domaine de la justice, les acharnements de Berlusconi à réformer la magistrature ne peuvent qu’être suspects quand on connaît la nature des procédures en cours et les personnes concernées [4].
11 Mais l’omniprésence de la coalition de droite, « la Maison des Libertés », se traduit également par des initiatives touchant d’autres domaines tels que la remise en cause de la transparence du marché des armes, la dérégulation du contrôle des matières dangereuses ou encore le durcissement des conditions d’installation des immigrés en Italie avec la loi Bossi-Fini. Autant de thèmes qui suscitent de vives réactions et rassemblent de plus en plus de personnes.
•Le trompe-l’œil du front syndical
12 La situation actuelle, depuis l’assassinat par les Brigades rouges de Marco Biagi, conseiller du ministre du Travail chargé de la réforme du statut du travailleur, et suite à la manifestation de masse du 2 mars à Rome, peut donner l’impression d’un renouveau syndical et d’un front CISL (catholique), UIL (centriste) et CGIL (gauche) fortement mobilisé contre Berlusconi. Or, sans la mort de Biagi et surtout les déclarations fracassantes de plusieurs ministres du gouvernement Berlusconi insinuant une connivence entre le terrorisme et le syndicalisme, cette unité syndicale n’aurait sans doute pas été aussi claire. Cela montre aussi à quel point le terrorisme hante la société italienne en faisant resurgir les vieux démons, et la nécessité de proposer une analyse courageuse de cette période. Trop d’ambiguïtés demeurent sur les responsabilités, à droite comme à gauche, qui font des années de plomb en Italie une période trouble, susceptible de produire des interprétations malsaines des comportements des responsables politiques.
13 De ce point de vue, le grand rassemblement de Rome rassemblait des individus aux motivations diverses : réaction de masse contre l’amalgame entre lutte syndicale et actions terroristes, opposition à la volonté d’assouplir les conditions de licenciement, mais aussi tout le mécontentement contre la politique du gouvernement Berlusconi en général. Avant ces déclarations rapprochant syndicalisme et terrorisme, les stratégies des différents syndicats étaient pour le moins contrastées, à la fois par rapport à la remise en cause de l’article 18, et par rapport à l’élargissement à un mouvement de contestation de l’ensemble des mesures prises par le gouvernement Berlusconi pour redéfinir l’État-providence. La CISL par exemple était loin de rejoindre la stratégie de la CGIL. Sa composante catholique pèse de plus en plus dans les orientations du syndicat qui n’était pas favorable à la grève générale. Depuis la rencontre de Bruxelles avec Fini (Alleanza nazionale), la CISL tend d’ailleurs à devenir un syndicat corporatiste de la fonction publique, sa présence dans le secteur industriel devenant toujours plus faible au profit de la CGIL qui s’est davantage mobilisée sur le travail précaire induit par les nouvelles formes de flexibilité.
14 La CGIL est davantage engagée dans une opposition plus ferme à Berlusconi. Elle est la seule par exemple à avoir immédiatement condamné les violences policières de Gênes, au moment où les Démocrates de gauche tardaient à réagir. C’est aussi le seul syndicat qui partage vraiment des points de vue avec une partie du mouvement anti-mondialisation libérale. Il ne faut donc exagérer ni l’unité du mouvement syndical, très liée à la conjoncture, ni leur capacité à agir ensemble pour structurer un mouvement plus large d’opposition sur le fond à la politique de remise en cause de l’État-providence.
15 Il ne faut pas non plus négliger les dissensions à gauche (au sein de la CGIL) quant aux stratégies syndicales à mener. Une critique s’exprime quant à la position trop systématique de défense des droits acquis des travailleurs les mieux protégés, pourtant de moins en moins représentatifs d’un monde ouvrier touché par les nouvelles formes de précarité. C’est aussi des points de vue différents qui s’expriment entre ce rôle traditionnel du syndicat fortement mobilisé sur le monde du travail et celui plus offensif tourné vers les autres mouvements sociaux organisés (anti-mondialisation libérale) et plus informels (les comités de quartier, toutes les initiatives locales, etc.). La capacité du front syndical à agir comme un levier essentiel de frein à la politique de remise en cause tous azimuts des politiques sociales, et plus largement de la protection garantie par l’État, se joue sans doute aussi sur ce point.
•Des secousses dans les partis de gauche
16 Ces initiatives organisées en dehors des partis politiques de gauche provoquent des secousses au sein de Rifondazione comunista et des Démocrates de gauche. Bertinotti est de plus en plus contesté, poussé par les militants à mettre en avant de nouveaux thèmes et à imaginer une résistance plus forte au sein des institutions. La contestation est tout aussi vive parmi les Démocrates de gauche, avec des oppositions de plus en plus affirmées à la stratégie de D’Alema qui, en connivence avec Cossiga, consistait à légitimer Berlusconi (quitte à lui favoriser le gain de voix au centre) pour marginaliser Fini et consolider une polarisation classique gauche/droite. Cette ligne anti-D’Alema s’exprime d’ailleurs ouvertement dans les colonnes de L’Unità sous la plume de Colombo, mais aussi sous une forme plus médiatique encore par les propos irrités du cinéaste Nanni Moretti s’insurgeant contre le poids des querelles et des ambitions personnelles dans la stratégie des Démocrates de gauche [5]. Les rondes constituent de ce point de vue une parfaite expression de cette remise en cause par les militants eux-mêmes d’une ligne politique reposant davantage sur les alliances et les jeux de pouvoir que sur des actions visant les réformes elles-mêmes. Étant donné aussi la méthode choisie par Berlusconi, consistant à engager les réformes dans l’ombre, sans débat public, que ce soit au Parlement ou dans les médias, les mobilisations et les diverses initiatives sont autant de tentatives pour rompre ce silence, et décloisonner un système de plus en plus opaque. Ce besoin se faisait d’autant plus sentir que, dix ans après l’effervescence provoquée par Tangentopoli, le débat public semblait éteint et largement orchestré par Berlusconi sur des thèmes bien ciblés. •
Notes
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[1]
Je remercie Fabio Quassoli et Tommaso Vitale pour leur aide et leurs commentaires précieux.
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[2]
Cet article s’applique aux entreprises de plus de quinze salariés et prévoit la réintégration d’un salarié lorsque son licenciement est jugé abusif par un tribunal.
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[3]
Des rondes ont d’ailleurs été organisées le 13 avril autour des écoles publiques dans les principales villes italiennes.
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[4]
E. Veltri et M. Travaglio, L’odore dei soldi, Editori Riuniti, 2001.
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[5]
Significative, également, de l’ampleur de la réaction et de la diversité des positions à gauche, la sortie prochaine d’un numéro de la revue MicroMega intitulé « Le printemps des mouvements », avec plus de trente auteurs (hommes politiques, écrivains, journalistes, philosophes, etc.), parmi lesquels Tabucchi, Cofferati, Flores d’Arcais, Camilleri, Colombo, De Luca, Lucarelli, Maraini, Labini, Vattimo, Fini, Rinaldi, Travaglio, Rutelli.