CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le roman noir n’a pas en Italie la même histoire qu’en France. Nous en avons discuté avec deux auteurs et un universitaire transalpins [*].

2 Les entretiens ont été réalisés séparément, de façon individuelle, mais comme la trame était à peu près identique, nous avons rassemblé les extraits d’entretiens en fonction des questions et des thèmes. Il s’agit d’une recomposition à partir de trois rencontres réalisées à Milan (Laura Grimaldi), Pavie (Renzo Cremante) et Bologne (Loriano Macchiavelli) en janvier 2001.

3 Mouvements : Peut-on établir un lien entre le polar italien et la critique sociale ?

4 Laura Grimaldi : De façon provocatrice, je dirais plutôt que le polar n’a jamais existé en Italie et n’existe toujours pas comme genre littéraire spécifique. Nous n’avons ni la force, ni la diversité du polar américain, anglais ou français. De plus, sa portée critique ou même sociale a toujours été très limitée. C’est encore le cas aujourd’hui. Les romans de Macchiavelli sont peut-être les seuls à contenir cet aspect. Les débuts de la production policière italienne ont été particulièrement difficiles. Dans les années cinquante, on découvre surtout la richesse de la production américaine qui étouffe complètement la possibilité pour des auteurs italiens d’émerger. J’ai par exemple écrit un polar à cette époque-là qui se passe à New York et que j’ai signé d’un pseudonyme masculin anglais !

5 Renzo Cremante : Il faut rappeler que le polar italien naît avec une vocation humoristique, comique et renonce au début à utiliser les ingrédients les plus pessimistes. C’est vraiment Scerbanenco qui introduit le « noir » en s’appuyant sur la ville de Milan d’après-guerre. Il n’y a pas chez lui de connotation idéologique mais une critique sociale implicite. La violence est très présente et on peut y voir une rébellion anarchiste à travers un personnage comme Duca Lamberti. D’autre part, contrairement au cinéma néoréaliste, il y a eu une forte résistance du milieu marxiste au polar.

6 Loriano Macchiavelli : En Italie, le polar a souvent été snobé par la critique « intellectuelle ». Les militants de la gauche parlementaire ou extraparlementaire le regardaient avec méfiance dans les années soixante-dix et le considéraient comme étranger à la tradition italienne, comme une imitation américaine. C’est seulement à partir des années quatre-vingt que l’on commence à s’intéresser vraiment au polar.

7 Lorsque j’ai écrit mon premier polar (années soixante-dix), mon ambition était de faire des romans qui puissent être lus par des ouvriers. Je venais du théâtre politique (Brecht) et voulais donc reproduire le même type d’engagement dans le polar. J’ai hésité à un certain moment, je pensais utiliser le roman d’amour qui pouvait être un moyen plus efficace de pénétrer le monde populaire et de faire passer des choses. Cette dimension politique de mes premiers romans est redécouverte aujourd’hui dans les postfaces des rééditions. Les ventes de Mondadori en 1974-75 étaient de l’ordre de 50 000 exemplaires. J’y ai donc vu un moyen privilégié de toucher un public plus vaste en racontant mes histoires qui, avec le théâtre, étaient réservées à une élite. Je pouvais continuer à développer mon regard critique sur la société. Étant de gauche, je l’appliquais à l’administration de la ville de Bologne qui était perçue alors comme le modèle de gestion des communistes. Je me suis fait de nombreux ennemis.

8 M : La dimension « critique » du polar français semble s’affaiblir en lien avec un certain succès éditorial. En est-il de même du côté italien ?

9 L. M. : C’est une évolution fatale. Il était très difficile de dire du mal de Bologne par exemple dans les années soixante-dix. Désormais, cela se fait autrement sous une forme moins directement politique mais où sont dénoncés des aspects « noirs » de la ville et de la société. J’analyse un lieu à travers son histoire mystérieuse, policière, en donnant un bout de son histoire. Il faut trouver des lieux mystérieux. Si on lit les romans policiers des plus jeunes auteurs, il est évident que la dimension critique et politique est faible voire inexistante.

10 R. C. : Les jeunes auteurs sont beaucoup plus pragmatiques et calculateurs. Ils ont une vision plus claire du marché et des contraintes éditoriales. Ils veulent aussi « réussir » plus vite. Les éditeurs les relaient bien. On le voit par exemple avec la politique des maisons d’éditions comme Einaudi et la collection stile libero dirigée par Carlo Lucarelli. Le polar est en train de se diffuser partout.

11 L. G. : La dimension critique n’a jamais été forte dans le polar italien, c’est particulièrement vrai pour les année quatre-vingt.

12 M : Établissez-vous un lien entre la crise du militantisme politique et le succès du polar ?

13 L. M. : Je suis complètement convaincu de ce lien. À la fois pour les auteurs et les lecteurs. Les deux sont assis et ne militent plus. Parce qu’il n’est plus possible de militer. Alors chacun trouve des moyens d’exprimer son mécontentement. Mais écrire des polars même très engagés ne sert à rien du point de vue politique, seulement à me faire vivre. C’est une situation de tranquillité, nous écrivons et d’autres lisent.

14 L. G. : Ce sont deux choses radicalement différentes pour moi. J’ai toujours fait des choix politiques extrémistes. Durant la période des années soixante-dix, j’étais totalement engagée dans le combat politique et je n’écrivais pas de polar. Je n’ai pas de vision politique du polar.

15 M : Pourquoi cet intérêt des journaux et des médias pour le polar en Italie ?

16 L. M. : Parce que le polar se vend (Camilleri, moi-même et Guccini avec Macaroni, Lucarelli, etc.). Les éditeurs ont compris que le polar italien pouvait se vendre lorsque des livres d’auteurs italiens publiés d’abord chez de petits éditeurs ont bien marché. Ils ont à leur tour publié davantage de polars qui se sont bien vendus (Einaudi, Mondadori, etc.), surtout de jeunes auteurs comme Lucarelli, Fois, Cacucci.

17 R. C. : Les gros tirages de la Mondadori dans les années d’après-guerre concernaient un public plus populaire. Il y a aujourd’hui un nouveau public. C’est particulièrement vrai en Emilie-Romagne qui est la région où l’on trouve le plus de diplômés et où les consommations culturelles sont parmi les plus importantes d’Italie. L’instauration d’un prix littéraire par la Cattolica, attribué entre autres à Loriano Macchiavelli, a contribué aussi à donner ses lettres de noblesse au polar.

18 M : Le groupe 13 de Bologne a été très actif pour faire connaître le polar italien. Avait-il des objectifs politiques ou « critiques » ?

19 L. M. : Non pas du tout, il s’agissait surtout de faire reconnaître ce genre littéraire. Les auteurs de ce groupe écrivent : c’est leur métier. C’est le cas de huit d’entre eux qui ont clairement fait le choix professionnel d’écrire des polars. Il n’y a pas d’identité collective, ni même une idée commune du polar. Chacun porte sa propre conception du genre. Ce n’est pas une école.

20 L. G. : Je ne vois pas un groupe mais des auteurs individuels avec des styles différents.

21 M : Le polar italien se rattache de façon plus nette qu’ailleurs au local, aux villes (Bologne, Milan, Turin), ou encore à des réalités régionales très typées ? Comment l’expliquez-vous ?

22 L. M. : Vous avez aussi en France des auteurs qui se réfèrent de façon précise à des lieux (Marseille avec Izzo, la banlieue avec Daeninckx). Les auteurs italiens sont profondément enracinés dans une réalité locale.

23 R. C. : La dimension locale est fondamentale en Italie. Des thèmes comme ceux de Mani pulite ou la crise du Parti communiste seront vus à travers le local. C’est une caractéristique de la littérature et de la société italienne.

24 L. G. : Il y a aussi un certain provincialisme du polar italien.

25 M : Comment expliquez-vous le succès d’un Camilleri ou d’un Fois qui situent leurs intrigues dans le Mezzogiorno traditionnel, la Sicile ou la Sardaigne ?

26 L. M. : En tous cas pas par la dimension critique, qui n’est absolument pas présente dans les romans de Camilleri. Je ne sais pas expliquer ce succès. Peut-être que le plaisir du lecteur passe moins par la violence ou l’aspect sociologique du polar. Il y a aussi un aspect « exotique » comme celui que l’on pouvait trouver en lisant des polars américains.

27 R. C. : C’est un succès difficile à expliquer. Camilleri n’a pas du tout eu de succès lorsque ses premiers écrits ont été publiés. Voilà qu’ils sont réédités et il connaît un succès incroyable. Le succès télévisuel de la série la Piovra dont il a écrit le scénario explique en partie sa médiatisation. C’est surtout un grand écrivain, profondément attaché à la Sicile et dont le recours au dialecte est magistralement articulé à la langue italienne.

28 L. G. : Ce sont tous les deux de « vrais » écrivains. Camilleri est un écrivain noble, honnête, qui croit ce qu’il écrit. Il parle d’une Sicile qu’il connaît. •

Notes

  • [*]
    Renzo Cremante, professeur de littérature à l’université de Pavie, est l’un des grands spécialistes du roman policier italien. Il co-dirige la revue Delitti di carta, entièrement consacrée au roman policier italien. Laura Grimaldi, traductrice, a fondé et dirigé certaines des plus importantes collections de roman policier et a elle-même écrit de nombreux polars à succès. Loriano Macchiavelli, co-fondateur du groupe 13 et co-directeur de la revue Delitti di carta, est l’un des auteurs de polars les plus connus en Italie.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/09/2005
https://doi.org/10.3917/mouv.015.0055
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