
2 Mouvements : Vous êtes enseignante en histoire depuis plus d’une trentaine d’années. Pouvez-vous nous résumer ces quelques années qui ont précédé votre entrée dans la littérature noire ?
3 Dominique Manotti : Je suis d’une génération extrêmement politisée, celle de la fin de la Guerre d’Algérie, marquée par mes premières manifestations de soutien aux étudiants algériens. J’ai milité tout au long de mes études, jusqu’en 1965-66 notamment, à l’Union des étudiants communistes (UEC). Toute ma formation intellectuelle, ma vision du monde a été déterminée dans ces années-là. Je me sentais, et je me sens toujours, marxiste, anti-althussérienne, luxembourgiste, gramscienne, conseilliste, proche du journal italien Il Manifesto dont mon mari a été le correspondant en France durant quelques années. J’ai finalement rompu avec l’UEC lors d’intenses débats internes sur la vision du communisme : nous étions alors très critiques vis-à-vis du Parti communiste soviétique et d’autant plus vis-à-vis du PC français. En fait dès 1965, et la candidature unique de la gauche de Mitterrand, la rupture s’était amorcée.
4 Dans les années soixante-dix alors que j’étais enseignante en histoire à l’université de Vincennes, je suis devenue militante syndicale, à la CFDT. J’ai été secrétaire générale de l’Union départementale de Paris pendant de nombreuses années. Nous avions joué la CFDT dans l’après-68 avec l’idée que c’était là que cela bougeait, qu’il y avait à la CFDT une plus grande perméabilité au mouvement social qu’à la CGT. Je pense rétrospectivement que nous avons sous-estimé l’enracinement catholique de la CFDT. Et nous avons été déçus que cette ouverture des années soixante-dix n’ait pas débouché sur un syndicalisme de type nouveau. Je ne suis pas la seule à avoir fait cette erreur d’analyse. J’étais à la CFDT dans une perspective que les Italiens appellent « movimentistes ». J’étais très proche de B. Trentin et du Manifesto.
5 L’élection de Mitterrand en 1981 a représenté la « fin des haricots ». La CFDT a alors montré sa vraie nature. Toute la dynamique initiée en 1968 a capoté à ce moment-là et ce qui avait pu passer pour un espoir dans les années soixante-dix était totalement détruit : ce ne serait donc pas notre génération qui changerait la société. Je me suis alors remise à la recherche historique. Mais cela ne m’intéressait plus du tout. Je travaillais sur le xixe siècle à la frontière de l’économique et du social et notamment sur les chemins de fer français et le patronat : le rachat des chemins de fer et l’origine de la nationalisation.
6 La recherche historique est passionnante si on a quelque chose à en faire. Mais, après une période qui avait été très active politiquement, je me sentais plutôt démobilisée par la recherche car je ne voyais pas bien comment la réutiliser dans une perspective politique.
7 M : Votre premier roman date du début des années quatre-vingt-dix. Quel est l’événement qui vous a déterminé à vous détourner du militantisme pour vous mettre à écrire de la fiction, et notamment du roman noir ?
8 D. M. : Ce fut, en 1980, le conflit des clandestins turcs du Sentier. Je me disais que la littérature serait le seul moyen de laisser une trace écrite de ce conflit, de ce mouvement social tout à fait extraordinaire à l’époque, et qui curieusement n’avait laissé aucune trace dans la mémoire collective. La CGT n’en avait pas voulu car elle ne souhaitait pas défendre les intérêts de travailleurs « clandestins ». La CFDT s’en est trouvée la dépositaire, en partie involontaire. À partir de l’élection de Mitterrand, l’histoire était tout autre. Tous les gens qui, à la CFDT, avaient mené une série de luttes sociales qui n’étaient plus directement en phase avec la perspective socialiste, ont alors totalement disparu de la mémoire collective. À titre d’exemple, après la publication de Sombre Sentier, j’ai rencontré Jean Le Garrec qui, à l’époque de ce conflit, était chargé des questions d’immigration au PS. Il ne se souvenait absolument pas de cette bataille. Devant le refus de la CGT de prendre ces travailleurs en charge – alors qu’il aurait été naturel qu’elle le fasse – ils sont venus nous voir à la CFDT. Nous avons littéralement sauté dessus contre l’avis de la Fédération Hacuitex. Nous ignorions alors tout de ces travailleurs, de leur culture, de leur langue, de ce métier. Ce fut une aventure extraordinaire.
9 M : Pourquoi avoir choisi, pour rendre compte de cette aventure, le registre de la fiction plutôt que celui du document journalistique ou sociopolitique, par exemple ?
10 D. M. : Le choix de la fiction s’est imposé de lui-même, sans doute parce qu’on est dans le registre du désenchantement. Mais aussi parce que ce quartier du Sentier recelait une histoire et une densité magnifique : je ne pouvais traduire toute cette chaleur humaine, complexe, ces émotions et ces sentiments que par le biais de la fiction. Il n’y a que la littérature qui puisse rendre compte de cela.
11 En fait, la littérature a marqué ma rupture avec le combat politique. Il faut être jeune pour militer. Vous ne vous rendez pas compte de ce qu’était le travail de l’UD Paris dans les années soixante-dix. En plus de mon enseignement, je militais de trente à quarante heures par semaine. Cela n’a rien à voir avec ce qui se passe aujourd’hui. Nous étions même ouverts le dimanche. Avec les Turcs nous commencions les réunions à vingt-deux heures.
12 On ne peut pas faire de grandes choses avec des compromis. J’ai donc voulu déplacer mon engagement politique sur un autre terrain, dans un autre domaine. Cela ne veut pas dire que je n’ai plus mes convictions, j’ai simplement déplacer le terrain.
13 M : Le choix du polar comme genre vous a-t-il également été imposé par le fait qu’il pouvait receler une dimension de critique sociale ?
14 D. M. : Le polar est une œuvre littéraire, et donc, en aucun cas, réductible à sa dimension sociologique ou politique. Un livre, ce n’est pas un tract. Et je ne crois pas qu’un livre change la société. Je ne crois absolument pas qu’un livre soit uniquement destiné à faire passer un message, une vision du monde. C’est écraser la dimension littéraire. Si un auteur a un impact à un moment donné, c’est parce que sur le plan politique et social il se passe quelque chose. Victor Hugo n’écrit pas pour faire passer son message républicain. C’est parce qu’il y a des gens qui se battent pour la République que Hugo a un tel impact. L’impact politique et social d’un roman est totalement lié à la lutte politique et sociale que mènent les gens à un moment donné. De façon générale, l’impact d’un roman dépend du contexte sociopolitique dans lequel il a été écrit et dans lequel il sera lu. Et l’écrivain a peu de maîtrise là-dessus.
15 On travaille sur la sensation, sur le sentiment, et donc on a une liaison et une écoute avec les gens qui nous lisent qui ne sont pas de même nature que celle de la conviction politique. En ce sens, on touche autrement, différemment, enfin si on écrit bien. Si on écrit mal, on ne touche pas du tout. Donc ce qui peut faire la grandeur d’un livre, c’est effectivement sa qualité dans ce domaine littéraire qui lui est spécifique, et à travers lequel peuvent passer, si c’est réussi, des formes de critique sociale. Le lecteur est, de ce point de vue, aussi libre que l’auteur. Et il peut interpréter le texte dans un sens qui échappe en grande partie à l’auteur. Je pense par exemple que James Ellroy a dressé un portrait de la nation américaine qui est une critique d’une violence et d’une force extraordinaires. Mais c’est moi qui le lis comme ça et je suis tout à fait libre de le lire comme ça. Je ne m’inquiète pas de savoir si Ellroy l’a écrit avec cette intention. On est donc bien dans un autre domaine que celui de la politique ou de la sociologie.
16 J’écris à partir de ma vision du monde mais on peut me lire de façon sans doute différente.
17 M : Mais n’y a-t-il pas une tension qui peut se créer entre cette exigence littéraire et la volonté de rendre compte d’une certaine réalité sociale ?
18 D. M. : Moi je ne ressens pas cette tension. J’écris lentement. Et je travaille beaucoup le style. Et le moment de bonheur – c’est pas toujours très rigolo d’écrire – c’est lorsqu’on trouve la phrase ou le mot qui colle parfaitement. À travers cette phrase, ce mot, on peut faire passer beaucoup de choses. Trouver le véhicule adapté à l’expression d’un rapport de forces entre deux personnes, d’une sensation, d’un geste, matérialise selon moi la grandeur de la littérature. Je me posais beaucoup moins de problèmes quand je faisais de l’histoire. À de rares exceptions près, on demande à un livre d’histoire de s’attacher à la raison, à la puissance du raisonnement, à l’exactitude des références, à quelque chose de scientifique. On ne demande pas la même chose à un roman. Je ne sens donc pas de tension. De plus, est-ce que je veux faire passer un message ? C’est plus dans le choix des contextes qu’il y a la volonté de faire passer quelque chose. Dans mes trois premiers romans, le choix des contextes était explicite, volontaire : c’étaient les « années Mitterrand ». Sombre sentier représente à mes yeux les derniers feux des années soixante-dix : la dernière grande lutte sociale à la veille du mitterrandisme. Ensuite, il y a eu une référence explicite aux « années fric ». Le dernier de cette série traitera du trafic d’armes (qui va bientôt sortir et qui a été achevé bien avant la découverte de l’affaire Jean-Christophe Mitterrand…). Tout cela est conscient. En revanche, il y a des aspects moins conscients. Le choix d’ouvrir les trois premiers romans sur des meurtres de jeunes filles n’est pas conscient ; c’est l’imaginaire qui émerge. Je construis énormément, je n’écris pas sans plan. En général, je décide de travailler sur un sujet, un thème explicite, souvent lié à mon passé. Par exemple, j’ai décidé de travailler sur le football. Pourquoi le football ? Parce qu’il est évident que dans ces « années fric », le foot était devenu un thème incontournable. À partir de ce thème, je travaille pendant six mois sur de la documentation, c’est-à-dire essentiellement les journaux de la période, des livres d’enquêtes, des interviews ; pour l’immobilier j’avais choisi 1989 car nous étions au summum de la bulle, pour le foot, c’étaient les années Tapie. Durant cette période, je n’écris absolument rien mais les personnages, les anecdotes commencent à venir. Je n’essaie pas de les maîtriser. C’est un travail qui se fait tout seul. Ensuite, je construis une trame de récit. Et comme j’ai toujours un imaginaire assez foisonnant, cette histoire n’est jamais très simple : ce sont souvent des trames qui se croisent, des filières d’histoires : filière de la drogue, filière de l’immobilier, etc. Il s’agit ensuite de construire les interactions. Lorsque je suis parvenue à un résultat satisfaisant, je me mets vraiment à écrire.
19 Autant les personnages dits secondaires ont des trajectoires qui suivent peu ou prou ces filières, autant les flics préexistent aux histoires. Au fur et à mesure des romans, ces personnages me sont devenus de plus en plus proches. Or, j’aime bien tenir mes personnages à distance. Je ne cherche pas l’identification, ni celle de l’auteur, ni celle du lecteur. Je les ai donc abandonnés. Je pense qu’il y a deux grands types de littérature : celle de l’identification et celle de la distanciation. Et je me situe franchement dans la distanciation.
20 M : Pourquoi un héros homosexuel ?
21 D. M. : Il y a d’abord des raisons inconscientes que j’aurais du mal à expliciter. Et des raisons plus conscientes qui sont de double nature. D’une part, l’amitié virile est quelque chose qui m’a toujours fascinée, qui m’intrigue, cette capacité particulière du groupe sexuellement dominant. Daquin, mon commissaire, représente dans une certaine mesure un symbole de l’amitié virile. D’autre part, son homosexualité lui donne une distance considérable et une marge de liberté par rapport à son milieu professionnel. Car ce type d’attitudes est tout à fait impossible dans ce milieu professionnel. Cela m’extrait donc du réalisme. Il y a plein d’homosexuels dans la police, mais des homosexuels assumés et revendiqués comme cela chez les commissaires, c’est plutôt rare.
22 M : Le polar n’est-il pas un moyen assez courant finalement d’unir dans un registre particulier ce qui est du domaine du désenchantement existentiel et ce qui est du domaine du désenchantement politique ?
23 D. M. : C’est tout à fait possible. Pour ma génération, l’effondrement des espérances politiques s’accompagne nécessairement d’un désenchantement existentiel. Qu’on y trouve l’essence du polar, peut-être. Ceci dit, Sombre sentier a été accueilli comme un récit très noir. Mais à bien y regarder, le conflit social s’achève sur une victoire : ils ont gagné ! C’est en fait un livre très optimiste parce qu’il était encore porté par les espoirs des années soixante-dix. Les autres romans sont beaucoup plus sombres car ils correspondent aux « années Mitterrand ». Le prochain, mon cinquième, s’intéressera à la Carlingue, c’est-à-dire la Gestapo française de Bonny et Lafon en 1944. C’est un sujet profondément noir, sur une période complètement hallucinante, et un peu la matrice de la société française dans les années qui vont suivre.
24 M : Ce retour en arrière signifie-t-il que vous n’avez plus envie d’écrire sur le présent, sur ce qui a succédé aux « années Mitterrand » ?
25 D. M. : C’est un peu le travers des historiens : ils remontent toujours le temps. Je reviens à cette période parce que, selon moi, le mitterrandisme est né en 1943-44, c’est-à-dire au moment où une certaine droite prend le virage – rien de gauche là-dedans – avec comme ciment l’antigaullisme et l’atlantisme. Ils ont été réintégrés dans la communauté nationale par les Américains contre les communistes, et en partie contre de Gaulle. Ce nouveau roman noir comportera des personnages de fiction et en arrière-plan des personnages réels.
26 M : Le polar est un genre qui s’alimente et véhicule de nombreux stéréotypes. Certains auteurs cherchent à les déconstruire voire à les détruire. D’autres, tout en les déplaçant, en instituent de nouveaux, naturalisant ainsi la réalité sociale selon un certain type de représentations. Comment vous situez-vous par rapport à cette question des stéréotypes ?
27 D. M. : Mon attitude vis-à-vis du stéréotype est assez contradictoire : tous les auteurs écrivent sur la base de stéréotypes dans le sens où tout a été écrit depuis toujours. Si vous considérez James Ellroy, c’est un spécialiste du stéréotype. Prenez ses personnages : le tueur en série, le flic violent, la femme fatale… C’est toujours un peu le théâtre de boulevard : un homme/une femme, deux hommes/deux femmes… Les combinaisons ne sont pas infinies. D’autre part, si on peut identifier un certain nombre de stéréotypes, par exemple chez Ellroy, cela ne l’empêche pas de les dépasser totalement. Or, la caractéristique du chef-d’œuvre, c’est justement de bouleverser les stéréotypes. Mais il n’y a pas de raisons qu’il y ait plus de chefs-d’œuvre dans le polar que dans tout autre genre. La littérature alimentaire, elle, fonctionne totalement sur les stéréotypes. Et le polar est loin d’être à l’abri des stéréotypes. Mais je ne crois pas que cela soit spécifique au polar.
28 M : Dans le polar, les stéréotypes semblent souvent se concentrer dans l’approche des personnages féminins. Or, vos personnages féminins sont à peine effleurés, et ne sont réduits qu’à des fonctions…
29 D. M. : J’ai beaucoup de mal avec les personnages féminins. Cela provient sans doute de mon propre univers : j’ai toujours été féministe dans le sens où j’ai toujours considéré que j’étais l’égale de n’importe qui. Mais j’ai toujours milité dans un univers très masculin. Et je n’ai jamais pu trouver ma place dans un univers exclusivement féminin. Les mouvements de femmes non mixtes ne m’ont jamais attirée. Et je peux vous dire que dans le Sentier nous n’avons pas rencontré beaucoup de femmes. Le syndicalisme est aussi un univers très majoritairement masculin.
30 M : Quelles sont, enfin, vos principales références littéraires ?
31 D. M. : Mes grands chocs littéraires furent d’abord plutôt américains : Dashiell Hammett et Dos Passos, et, j’aime énormément Ed Mc Bain. J’apprécie ce style direct sans fioritures, la qualité de la composition, ce rythme haletant. Mc Bain est un formidable professionnel. Mais ce n’est pas le choc absolu. Dans les années quatre-vingt, le choc absolu a été James Ellroy. Pour moi, c’est un très grand écrivain toutes catégories confondues de cette seconde moitié du xxe siècle. Et son style nerveux, syncopé m’a beaucoup influencée. Hammett et Ellroy, et peut-être aussi Dos Passos, sont sans doute ceux qui m’ont le plus marquée. J’ai toujours été une fanatique de la littérature. •
Notes
-
[1]
Sombre sentier (Seuil, 1995) est le premier volume d’une trilogie composée d’À nos Chevaux (Rivages, 1997) et de Kop (Rivages, 1998). D. Manotti publiera prochainement un quatrième roman.