1 Peut-on penser Paris sans sa banlieue ? Longtemps représentée comme une « non-ville » en comparaison avec la capitale, lieu de culture et du pouvoir, la banlieue s’est constituée dans l’opposition et dans l’ignorance. Les images caricaturales qui en sont encore données aujourd’hui sont celles de toutes les peurs sociales et de la contre-culture. Cependant jamais les échéances électorales n’ont posé le débat du rapport de Paris avec sa banlieue. Cette question est pourtant fondamentale pour penser le devenir de la capitale, qui ne peut plus être simplement abordée comme Paris et ce qui l’entoure, mais comme un espace global.
2 Les limites actuelles de Paris sont récentes : ce n’est qu’en 1860 que la ville a trouvé son unité actuelle. Depuis, c’est la banlieue qui a assuré la quasi-totalité de la croissance démographique de l’agglomération. En un siècle, celle-ci est passée de deux à sept millions d’habitants, croissance exceptionnelle au regard des autres grandes villes françaises. Cette urbanisation centrée induit des déplacements quotidiens inégalés dans les grandes villes d’Europe. Chaque jour 297 000 personnes font la navette Paris/banlieue pour aller travailler, et 844 000 personnes le voyage inverse.
3 La capitale est aussi un centre d’activités économiques. Mais celles-ci sont bien spécifiques : activités tertiaires et de services, sièges d’entreprises et administrations, au détriment d’emplois industriels qui n’ont cessé de disparaître pour être envoyés en banlieue puis en province. Si la région parisienne a connu une désindustrialisation massive, celle-ci s’est faite beaucoup plus tôt et rapidement dans Paris même et s’est accompagnée d’un mouvement d’essoreuse au sein même de l’agglomération. Dès le début du siècle, les communes limitrophes ont hébergé toutes les industries sales et bruyantes que la capitale rejetait. Ce processus a largement dessiné l’urbanisation de la banlieue : zonage où entrepôts, usines polluantes, dépôts des sociétés de transports, usines de retraitement des déchets ont constitué de grandes emprises d’activités. Dès l’époque d’Haussmann, construire la ville lumière signifiait faire disparaître du regard pauvreté, saleté et pollution et c’est ce même objectif que s’est approprié le pouvoir gaulliste pour affirmer Paris comme capitale européenne, mais également construire un électorat captif. Les municipalités de la banlieue communiste y ont d’ailleurs vu leur propre intérêt sociopolitique et électoral.
4 Aujourd’hui encore, chaque année deux millions et demie de tonnes de déchets sont envoyées quotidiennement par la ville de Paris vers les incinérateurs de Vitry, Créteil et Issy-les-Moulineaux. La Ville stocke ses bennes à ordures à Aubervilliers, elle possède nombre d’emprises foncières sur sa périphérie. Préserver Paris se joue même dans le domaine de la pollution atmosphérique largement générée par les déplacements intra-muros : pour réduire les émissions polluantes, certains ont été jusqu’à proposer de fermer les accès des banlieusards aux boulevards périphériques.
5 De même, la plupart des grandes opérations de logements sociaux ont été menées en banlieue. C’est, par exemple, la municipalité parisienne qui a fait construire les quatre mille logements à La Courneuve et il aura fallu attendre le milieu des années quatre-vingt pour leur dévolution à l’office public municipal local. La ville de Paris, par l’intermédiaire de ses sociétés d’économie mixtes, gère toujours des groupes HLM à l’extérieur du périphérique, ensembles non-entretenus, dans lesquels elle loge régulièrement ses immigrés et ses étrangers. Chaque jour, des sans-domicile-fixe sont transférés vers les centres d’accueil à Nanterre ou encore plus loin en périphérie.
6 Mais la banlieue ne peut être uniquement considérée dans ce rapport de domination de la capitale sur sa périphérie. Des identités locales fortes s’y sont constituées, appuyées sur une relative homogénéité sociale, une solidarité ouvrière, un ancrage territorial, et une représentation politique. Dans l’entre-deux guerres, le projet du socialiste Henri Sellier à Suresnes, puis dans les années cinquante/soixante la gestion des municipalités communistes ont porté des projets de gestion locale et d’expérimentation : la cité-jardin, les dispensaires et la maison de plein air à Suresnes, les centres de santé, les colonies de vacances, le logement social dans de nombreuses villes de la première couronne. Certes, l’évolution sociale et politique de ces villes ouvrières a largement mis en questions ces identités locales, mais des villes comme Ivry, Saint-Denis ou Nanterre restent des références en terme d’architecture innovante, d’équipements culturels (elles accueillent par exemple des théâtres nationaux) ou encore d’universités. C’est aussi en banlieue qu’a été pensée la politique de la Ville comme nouveau mode de gestion urbaine et qu’ont été tentées des expériences embryonnaires de démocratie locale.
7 En réalité, ni l’espace parisien, ni celui de la banlieue ne sont homogènes ou uniformes. Qu’y a-t-il en effet de commun entre Neuilly, Levallois ou Boulogne et Bobigny, Pantin, Bondy ? Rien de plus qu’entre Belleville, la Goutte d’or et le XVIe et Ve arrondissements. La ligne de partage tend de plus en plus à séparer l’est et l’ouest intra-muros comme extra-muros. Elle s’accompagne d’un embourgeoisement plus marqué à Paris, mais qui se prolonge dans quelques communes de la banlieue proche. Au sein même des villes de banlieue, s’observent des processus de hiérarchisation socio-spatiale, qui tendent à opposer, dans une même ville, des quartiers paupérisés et d’autres en voie de recomposition où s’installent des couches moyennes. Il en est ainsi des centres de Nanterre ou de Saint-Denis, qui, socialement, ressemblent peu aux quartiers des Provinces ou du Franc-Moisin, grands ensembles dits « en difficulté ». D’ailleurs, le discours même de beaucoup d’élus de gauche semble avoir basculé : il ne s’agit plus comme dans les années cinquante de construire ou de gérer une ville pour les « classes laborieuses », mais plutôt de rechercher une hypothétique mixité sociale, centrée sur des couches moyennes qu’il faudrait attirer et stabiliser, celles-ci étant considérées comme les animatrices « naturelles » de la vie locale. Sur ce point, comme le montre l’entretien qui suit, les enjeux de développement et de gestion des quartiers populaires parisiens divergent peu, et l’on peut se demander dans quelle mesure ce consensus de part et d’autre du périphérique sur un objectif de mixité sociale, n’est pas une échappatoire pour éviter de penser la place dans la ville et le rôle politique des groupes dominés, français et étrangers.
8 Ces quelques constats indiquent avant tout un rapport de dépendance réciproque entre Paris et sa banlieue, qui montre bien les limites d’un projet politique qui ne les intégrerait pas. La coupure physique et sociale est accentuée par les modes de gestion politico-administratifs : l’ancien département de la Seine qui fournissait le cadre d’une coordination entre Paris et sa banlieue a été supprimé en 1966. Le débat a pourtant été maintes fois posé. Dès les années trente, Henri Sellier proposait la création d’une structure d’agglomération ; dans les années quatre-vingt, banlieue 89 relançait le projet d’un grand Paris, sans doute de façon trop esthétisante et volontariste. Il reste qu’aujourd’hui, n’existe plus d’espace politique pour penser l’agglomération parisienne et pas d’instance démocratique où soient discutés publiquement les choix d’aménagement de l’agglomération parisienne. L’enjeu des élections municipales ne devrait-il pas être justement de dépasser cette dichotomie et d’envisager la gestion d’un grand Paris sans renier pour autant un siècle de gestion municipale en banlieue mais en servant de point d’appui pour une gestion démocratique locale ? •