CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La mixité sociale dans la ville est un thème de campagne consensuel. Figurant dans les programmes de la plupart des candidats à l’élection municipale parisienne, elle est cependant loin d’être une idée neuve. Principe structurant des politiques urbaines depuis l’après-guerre, c’est en son nom qu’ont successivement été engagées la construction des grands ensembles, la rénovation des quartiers anciens et la réalisation des villes nouvelles. Elle redevient d’actualité depuis quelques années avec le développement de la politique de la Ville et les démolitions des « grands ensembles » construits il y a trente ans pour, justement, permettre les mélanges sociaux dans l’habitat.

2 Véritable mot d’ordre pour les acteurs des politiques publiques et référence des militants toutes affiliations partisanes confondues, la mixité incarne l’idéal d’une ville où se croisent les groupes sociaux et ethniques sans territoires réservés, sans assignations à résidence et dans une égalité d’accès aux services, équipements et, plus généralement, aux opportunités que procure la vie urbaine. Qui ne souscrirait à une telle organisation, si elle devait résulter du libre choix de chacun de résider et d’utiliser les espaces urbains selon ses propres déterminations et options personnelles ?

3 Mais la réalité est toute autre. Le système résidentiel est simultanément ségrégatif et agrégatif : les « ménages » choisissent d’utiliser la ville et de se rassembler en fonction d’affinités sociales et culturelles, dans un champ de possibilités limité par la contrainte ségrégative. La ségrégation signifie que les populations se distribuent dans l’espace urbain dans un cadre extrêmement contraint où les ressources aussi bien économiques, sociales que culturelles déterminent l’accès à un type de logement, et surtout à une localisation bien précise. Finalement, le phénomène urbain se caractérise non seulement par une forte spécialisation des fonctions (administratives, économiques, commerciales, de loisir, résidentielles), mais aussi par le marquage social et ethnique des quartiers (la « personnalité des quartiers », parfois pittoresque ou exotique, mais souvent décrite par le négatif pour les milieux prolétaires ou immigrés).

4 À Paris la mise en œuvre de politiques de mixité a consisté à introduire des couches moyennes et supérieures dans des quartiers majoritairement populaires. Les opérations de rénovations urbaines ont historiquement constitué le levier opérationnel de cette redistribution des groupes sociaux. La conséquence de cette politique est lisible dans l’éviction programmée et continue sur plus de cinquante ans des couches populaires parisiennes toujours plus loin à l’est et au nord. Les rénovations des arrondissements populaires de Paris se sont conclues par le départ des couches populaires en banlieue, par la disparition de formes de vie sociale structurées autour d’une identité et d’une solidarité ouvrière ou ethnique, et par la cristallisation de poches de pauvreté. Un même processus s’est engagé dans bon nombre de communes de banlieue, de façon parfois très violente comme à Levallois, mais souvent plus larvé dans des villes de gauche.

5 De fait, le discours sur la mixité a légitimé la reconquête des territoires populaires par les couches moyennes et supérieures, laminant les velléités de résistance collective qui n’ont pu s’adosser efficacement à un contre-projet. En effet, quelle force politique progressiste pourrait revendiquer l’instauration d’un développement séparé des groupes sociaux et ethniques ? Difficile dans ces conditions de s’opposer à des pratiques ségrégatives qui se cachent derrière une apparente volonté d’améliorer les conditions d’existence des classes populaires, d’assurer leur promotion et de produire, grâce au mélange, une société plus équilibrée. Ainsi, le discours de la mixité a accompagné le demi siècle de tri social dans la capitale, débouchant sur la constitution d’arrondissements bourgeois dans les anciens quartiers prolétaires. Qui se souvient encore que le XVe et le XIVe arrondissements comptèrent parmi les plus insalubres et populaires de Paris dans la première moitié du XXe siècle ?

6 Il faut bien constater que derrière cet enjeu de mixité, c’est la place des populations pauvres et immigrées dans l’espace et, au-delà, dans la société qui pose problème. Ces indésirables constituent un fardeau dont il s’agit de répartir la charge. En conséquence, leur regroupement dans des quartiers populaires - que l’on ne désigne d’ailleurs plus que sous le nom de quartiers difficiles ou sensibles - doit être évité. Pourtant, l’histoire de Paris et de sa banlieue fournit bien des exemples de quartiers et de villes ouvrières où se sont inventées des formes de contre-société, et où une communauté locale sociale et/ou ethnique a servi de tremplin d’intégration. Le retournement du discours de gauche est de ce point de vue saisissant. Seules les couches moyennes seraient aujourd’hui en mesure d’animer la vie locale culturelle et politique. Le principal problème de l’argument de la mixité est qu’il dénie toute capacité d’organisation aux couches sociales dominées, considérées comme illégitimes dans les espaces qu’elles occupent, et fait des couches moyennes le seul point de référence du « lien social ». Les classes populaires seraient ainsi censées s’éduquer par l’exemple pour atteindre la condition moyenne considérée comme universelle. Cette approche participe à la stigmatisation des quartiers populaires et de leurs habitants et s’inscrit dans une logique de domination sociale, aujourd’hui redoublée par les dissonances ethniques. Dans ses expressions actuelles, le discours de la mixité se présente comme une remise en question du long processus de lutte pour la dignité des classes populaires, des groupes dominés et notamment des immigrés. De la même façon que les prolétaires ont dû lutter pour imposer une reconnaissance de la légitimité de leurs pratiques sociales et, plus généralement, de leur existence, les habitants des « quartiers en difficulté » doivent dépasser l’accumulation de représentations négatives qui s’attachent à leurs conditions de résidence.

7 Bien sur, il ne s’agit pas de négliger les effets de la ségrégation, et la façon dont celle-ci pèse sur la vie des individus et sur la vie sociale : effets d’adresse, sentiment de relégation, ou d’assignation à résidence produisent des effets bien réels. Mais, cinquante ans de politiques urbaines conduites au nom de la mixité ont démontré son inapplicabilité en termes d’intervention sur la société. Toutes les tentatives d’administrer les relations sociales par une distribution « harmonieuse » des populations ont été des échecs. L’orientation autoritaire des groupes sociaux dans l’espace résidentiel ne parvient jamais à créer les conditions d’un véritable mélange et, dans bien des cas, renforce les stratégies de distinctions pour éviter de se voir assimilé aux classes populaires. Loin de réduire les distances sociales, la mixité programmée construit les barrières, attise les antagonismes, généralise les conduites d’évitement aussi bien dans l’espace public (formation de micro-territoires socialement ou ethniquement marqués) que dans les écoles (contournement de la carte scolaire). Peut-on imaginer sérieusement que loger des ménages paupérisés à Neuilly ou dans le XVIe arrondissement produira une quelconque convivialité sociale avec les familles de la grande bourgeoisie qui ont bien des moyens et des stratégies pour protéger leur espace social ? Et finalement, n’est-ce pas l’échec d’un projet politique qui reposait déjà sur ces postulats qui conduit à reposer de façon récurrente cette question de la mixité ?

8 Il faut donc considérer un autre mode de « gouvernance » des populations dans l’espace urbain. Celui-ci passe par l’attribution de moyens largement supérieurs pour les quartiers où les ressources des habitants limitent l’accès au savoir, à l’activité économique et sociale et, en général, à la ville. L’allocation préférentielle de ressources en équipements, en services et en biens ne préjuge pas des modèles d’expression sociale qui seront investis par les populations, ce qui évite ainsi l’axe central de l’idéologie de la mixité sociale : la promotion du mode de vie des classes moyennes comme modèle de référence pour les classes « inadaptées ». Son mode opératoire privilégié, celui de la diffusion du modèle par capillarité, c’est-à-dire par exposition directe dans la fréquentation des mêmes lieux (qui s’assemble se ressemble), perdrait alors sa puissance de domination et, par voie de conséquence, ses effets d’exclusion. •

Mis en ligne sur Cairn.info le 30/11/-0001
https://doi.org/10.3917/mouv.013.0022
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