1 Le commerce équitable a connu une croissance significative depuis une vingtaine d’années (Boonman et al., 2011) [3]. En 2012, le commerce équitable représentait des ventes de l’ordre 6 milliards d’euros, contre 1 milliard en 2003 [4]. Il est de coutume de distinguer deux types de filières : les filières labellisées et les filières spécialisées, bien que cette dichotomie soit largement caricaturale (cf. Ballet et Carimentrand (2007), pour plus d’analyses). Les filières labellisées, notamment la filière pionnière Fairtrade-Max Havelaar, qui représente l’essentiel des ventes de commerce équitable dans le monde (5,5 milliards d’euros en 2013 [5]), font l’objet depuis quelques années de très vives critiques. Elles sont perçues comme une forme de « dérapage » marchand par rapport à la forme plus ancienne de commerce équitable à travers les filières spécialisées (Jacquiau, 2006 ; Renard, 2003, par exemple). Cette critique nous paraît contestable. Elle ne tient pas compte des enjeux spécifiques et des tensions auxquelles ce type de commerce est confronté. Pour le dire autrement, les relations entre cette forme de commerce et certains enjeux éthiques restent mal explorées [6]. Le Velly (2009) a néanmoins tenté de formuler une première analyse des tensions. Il stipule, en particulier, l’existence d’un triangle d’incompatibilité dans ce type de commerce ; ce triangle d’incompatibilité met en relation les tensions entre les exigences de qualité des produits, la volonté de cibler ce type de commerce sur des petits producteurs et les formes de relations entre organisations du commerce équitable au Nord et petits producteurs au Sud. Si ce triangle d’incompatibilité révèle les tensions qui existent dans le commerce équitable, il nous semble qu’il est excessivement réducteur du débat dans sa présentation, dans la mesure où il ne renvoie pas à des catégories ou à des critères éthiques plus généraux. Un premier objet de cet article est donc de souligner l’intérêt de cette réflexion en la repositionnant dans une construction relevant les tensions entre des critères éthiques plus englobants. Ce repositionnement permet alors de mettre en évidence que le triangle d’incompatibilité proposé par Le Velly n’est qu’un cas particulier et, qu’au-delà de ce cas, la réflexion éthique permet de formuler un cadre plus global dans lequel d’autres cas comparatifs pourraient être discutés.
2 Un second objet de cet article est de proposer un prolongement de ce triangle d’incompatibilité en proposant un losange des tensions du commerce équitable. Il s’agit, ici, de dépasser le cadre du triangle d’incompatibilité qui se limite à la sphère de la production pour faire ressortir les enjeux essentiels en relation avec la sphère de la consommation. Ce losange permet alors de mieux mettre en lumière l’ensemble des tensions du commerce équitable à travers des critères éthiques. Il permet de positionner, simultanément, l’originalité des différentes formes de commerce équitable, comme des modes de gestion de ces tensions. Finalement, en conclusion, la grille de lecture adoptée dans cet article permet de nuancer fortement les critiques adressées aux filières labellisées du commerce équitable. En présentant les tensions éthiques auxquelles est confronté le commerce équitable, nous en soulignons l’originalité sous forme de filières labellisées. Si cette tendance prise par le commerce équitable est vivement contestée, elle n’en reste pas moins originale et novatrice. Elle a le grand mérite de s’attaquer aux rapports de force dans la création de valeur à travers les filières de produits. À l’inverse, le losange des tensions du commerce équitable peut permettre de trouver de quoi alimenter une réflexion critique sur les filières spécialisées.
1. LE TRIANGLE D’INCOMPATIBILITÉ DU COMMERCE ÉQUITABLE ET LES CRITÈRES ÉTHIQUES
3 Dans son article intitulé Quel commerce équitable pour quel développement durable ?, Le Velly (2009), en s’appuyant sur les débats internes à la filière Artisans du monde, propose une lecture des tensions du commerce équitable à partir de ce qu’il appelle le triangle d’incompatibilité. Nous rappelons ce triangle avant d’en proposer une formulation plus générale à partir de critères éthiques.
4 Ce triangle (figure 1) vise à souligner que travailler en direct avec des producteurs n’est généralement possible qu’avec des organisations de producteurs déjà bien structurés, donc en faisant l'impasse sur les producteurs plus marginalisés. À l’inverse, travailler avec des producteurs marginalisés implique que des structures faitières au Sud les soutiennent dans leur production et leur développement, ce qui altère la relation directe. Enfin, il est possible de travailler en direct avec des producteurs marginalisés, mais au prix d'une moindre qualité des produits. Le commerce équitable à travers les filières spécialisées se trouve donc face à des alternatives entre ces trois exigences.
Le triangle d’incompatibilité du commerce équitable (Le Velly, 2009)

marginalisés
Intermédiation d’organisations de Commerce
développement et d’exportation caritatif
Qualité des Relation
produits Producteurs déjà directe
relativement structurés
Le triangle d’incompatibilité du commerce équitable (Le Velly, 2009)
5 Sans dénaturer ce triangle, nous pouvons dire que des exigences de qualité sur les produits s’opposent aux relations directes avec les petits producteurs. Elles supposent, au contraire, la mise en œuvre d’intermédiaires sous la forme de coopératives de développement et d’exportation qui provoquent souvent une sélection des producteurs au détriment des petits producteurs. À l’inverse, le maintien d’une relation directe avec les petits producteurs dévie le commerce équitable vers une forme de commerce caritatif. Ces contraintes se superposent à la dichotomie usuelle au sein du commerce équitable entre les filières labellisées et les filières spécialisées [7]. Cette opposition entre deux formes de commerce a, en fait, été documentée dans un certain nombre de travaux (voir Habbard et al., 2002 pour la typologie initiale, mais aussi Ballet et Carimentrand, 2007, et Carimentrand, 2012, pour plus de nuances), de sorte que la forme dominante actuelle du commerce équitable à travers des filières labellisées a été vivement critiquée comme une forme de « dérapage » marchand par rapport à la forme plus ancienne de commerce équitable à travers les filières spécialisées (Jacquiau, 2006 ; Renard, 2003, par exemple).
6 Cette présentation est cependant loin d’épuiser le débat et nous semble même trop réductrice du problème. Une reformulation à travers des critères éthiques plus globaux permet de révéler les tensions à l’œuvre dans le commerce équitable, sans pour autant les figer dans une opposition.
7 De ce point de vue, trois critères sont retenus ici (figure 2) : l’efficacité, la justice et le care [8].
8 Premièrement, l’efficacité peut être considérée comme un critère éthique de l’économie (voir par exemple Ballet et Mahieu, 2003 pour une discussion). Elle peut, certes, se transcrire sous la forme d’exigences de qualité mais aussi de volumes, de délais de production, etc. Elle signifie simplement que des exigences similaires sont formulées à l’égard des producteurs du commerce équitable qu’aux producteurs de n’importe quel bien conventionnel. Évidemment, ces exigences peuvent entrer en conflit avec la volonté d’aider spécifiquement des petits producteurs marginalisés de pays en développement.
Le triangle éthique des tensions du commerce équitable

Efficacité Care
Le triangle éthique des tensions du commerce équitable
9 Deuxièmement, la justice sociale constitue un critère éthique fondamental. Il peut s’agir d’aider les petits producteurs, mais un autre référentiel peut aussi être développé, de sorte que les tensions entre justice et efficacité soient atténuées. On peut considérer que la figure du petit producteur est un cas extrême de la justice sociale exprimée par le commerce équitable, et qui rejoint en cela le principe lexicographique proposé par Rawls (1971). Cependant, on pourrait renvoyer à un principe de justice moins exigeant, par exemple celui de producteurs moyens des pays en développement, faisant un parallèle, par exemple avec le critère d’utilitarisme moyen d’Harsanyi (1955) [9]. L’opposition entre équité et efficacité (Okun, 1975) apparaît plus ou moins marquée selon à la fois les exigences relatives aux critères d’efficacité et le référentiel utilisé pour définir la justice sociale. Il est néanmoins évident que des exigences d’efficacité identiques vis-à-vis de n’importe quel producteur conduit le commerce équitable à une sélection des producteurs de sorte que les tensions entre efficacité et justice sociale prennent la forme d’une incompatibilité dans ce cas précis.
10 Troisièmement, si des critères de justice sociale sont importants, ils ne résolvent pas tous les problèmes, et, en particulier, les conflits de droits (Tronto, 1993 ; Gilligan, 1982) et une éthique du care constitue une voix complémentaire. L’éthique du care suppose que les relations directes entre les personnes permettent de résoudre un certain nombre de conflits de droits. La relation directe avec les personnes permettrait même de mieux tenir compte de la spécificité de la vulnérabilité des personnes impliquées dans la relation. En ce sens, l’attention portée à autrui permet une meilleure prise en compte des vulnérabilités des populations fragiles et constitue bien souvent une voix alternative à une justice fondée sur les droits. L’éthique du care a été cependant critiquée pour sa forte partialité, liée aux relations directes, et le risque de provoquer des traitements différents de situations similaires [10]. En ce sens, des tensions existent également entre care et justice sociale. Le cas typique de critique qui peut être faite au commerce équitable favorisant les relations directes, donc les filières spécialisées qui s’apparentent à du commerce caritatif, est la création d’îlots de prospérité au milieu de contextes de pauvreté. À l’inverse de l’opposition précédente qui fait valoir le risque de sélection des producteurs sur la base de leurs caractéristiques en matière de performance, l’opposition présente fait valoir le risque de concentration sur un nombre restreint de producteurs, de sorte que les autres en sont exclus. Le dilemme serait donc entre accepter une plus grande production de meilleure qualité, quitte à sélectionner les producteurs, ou se limiter à une production plus faible et peut être de moins bonne qualité, mais en privilégiant les producteurs les plus fragiles, quitte à n’en sélectionner qu’un nombre très restreint en laissant de côté, cette fois, des producteurs défavorisés (même s’ils le sont peut-être un peu moins que les quelques producteurs sélectionnés).
11 Au terme de cette généralisation du triangle d’incompatibilité, on voit bien que la proposition faite par Le Velly n’est qu’un cas particulier de tensions multiples qui peuvent être appréhendées à partir de critères éthiques généraux.
2. DU TRIANGLE D’INCOMPATIBILITÉ AU LOSANGE DES TENSIONS DU COMMERCE ÉQUITABLE
12 Le triangle précédent résume les tensions au niveau de la production de biens équitables. Cependant, pour bien comprendre l’ensemble des enjeux il importe d’inclure aussi le niveau de la consommation. À ce dernier niveau, le critère éthique essentiel est la responsabilité, responsabilité que les consommateurs assument à travers leurs comportements d’achats de biens équitables (voir, par exemple, Özçaglar-Toulouse, 2005, Sterckx et al., 2004, pour des résultats empiriques sur les consommateurs de produits équitables). Ici s’opposent des comportements de consommation standards, c’est-à-dire reflétant des exigences de qualité des produits analogues aux biens conventionnels et des comportements responsables destinés à soutenir les petits producteurs du Sud, autrement dit opposant des motivations égoïstes et des motivations altruistes.
Le losange des tensions du commerce équitable

Commerce
Commerce - + équitable
conventionnel
Ef ficacité Care
Justice
sociale
Le losange des tensions du commerce équitable
13 L’introduction de cette partie du losange (figure 3) permet de forger une opposition caricaturale entre un commerce conventionnel qui procède des exigences de qualité des produits des consommateurs, se répercute sur la production standardisée qui n’est guère favorable à la prise en compte des producteurs les plus en difficulté, et un commerce équitable qui procède d’une consommation responsable, dans lequel les producteurs au Sud deviennent « proches et chers » (Whatmore et Thorne, 1997) pour les consommateurs du Nord, grâce aux organisations du commerce équitable qui tissent des liens directs avec ces derniers.
14 À travers cette grille de lecture, on voit que l’évolution du commerce équitable, en particulier la montée en puissance des filières labellisées, constitue bien une solution intermédiaire entre les pôles opposés du losange. Ce type de filière peut ainsi se lire comme une tentative de réduire les tensions entre les critères éthiques (figure 4).

Commerce
Commerce - + équitable
conventionnel
Labels
Packaging
Ef ficacité Care
Organisations
de producteurs
Justice
sociale
15 Tout d’abord, les filières labellisées permettent de concilier les exigences de qualité des consommateurs avec leur volonté de se montrer responsables lors de leurs achats, et ce par le biais des labels. Des études sur les consommateurs ont en effet souligné que les motivations de ces derniers sont rarement alternativement égoïstes ou altruistes, mais plutôt un mixte des deux types de motivations (De Pelsmacker et Janssens, 2007 ; Özçaglar-Toulouse et al., 2006). Ensuite, elles font perdre la forte dimension relationnelle entre la consommation et la production, au point que l’on peut parler d’une dépersonnalisation de l’éthique (Ballet et Carimentrand, 2010). Néanmoins, ce travers peut être partiellement réduit par des stratégies marketing. Les distributeurs de produits conventionnels semblent de ce point de vue avoir eux-mêmes adopté une stratégie de personnalisation des producteurs à travers des images et des photographies de producteurs de plus en plus fréquentes sur le packaging des produits (Bertho et Carimentrand, 2012). Enfin, si les filières labellisées conduisent à une plus grande sélection des producteurs, en raison des exigences d’efficacité, la sélection est en partie atténuée par le biais des coopératives de production dans la mesure où, précisément, ces coopératives peuvent associer des producteurs de différentes tailles, de compétences différentes, etc., dans un processus de pression qui tire vers le haut les plus petits producteurs. En ce sens, si les filières labellisées ont été l’objet de vives critiques, elles peuvent aussi être perçues comme une tentative de trouver un juste milieu à travers l’ensemble des tensions qui opposent le commerce équitable et le commerce conventionnel.
CONCLUSION : COMMERCE ÉQUITABLE ET RAPPORT DE FORCE
16 En nous situant assez proche de l’idée que se font du commerce équitable les fondateurs des filières labellisées Max Havelaar, Roozen et Van der Hoff (2002), nous pouvons considérer que le commerce équitable tente de modifier le déséquilibre dans le rapport de force entre distributeurs au Nord et producteurs au Sud. L’objectif visé par le commerce équitable sous forme de filières labellisées n’est certes pas de rendre la production plus juste, mais du moins de réduire la domination de la distribution sur cette dernière. Pour cela, d’une part cette forme de commerce labellise les produits de sorte qu’ils puissent se distancier des autres et émettre un signal aux consommateurs qui peuvent faire jouer leur responsabilité en payant un prix plus juste, d’autre part, pousse à la création d’organisations de producteurs au Sud de sorte que l’efficacité (volume, délai, qualité des produits) soit assurée, mais aussi qu’une forme de redistribution puisse s’opérer à l’intérieur des coopératives de production au Sud. Il apparaît, en effet, vain de segmenter la justice en sphères de production et de consommation, alors que le problème réside dans l’articulation de ces sphères par des processus de domination et d’exploitation. À l’inverse, le commerce équitable, à travers les filières spécialisées, peut être vu avec un objet plus limité. Il n’a pas pour objet de modifier les rapports de force dans le commerce. Il se limite à une démarche de type caritatif pour certains producteurs, sans rien impacter sur le reste du commerce. À l’inverse, le commerce équitable, à travers les filières labellisées vise directement, de par l’ampleur de la consommation qu’il tente d’atteindre, de modifier les rapports de force entre distributeurs du Nord et producteurs du Sud. Opposer les filières spécialisées aux filières labellisées en critiquant ces dernières en contrepoint des premières n’est pas reconnaître d’une part que ces types de filières visent des objectifs radicalement différents ; d’autre part, que les filières labellisées tentent de concilier des tensions de manière originale, là où les filières spécialisées se cantonnent à une démarche d’assistance relativement classique. Porter des critiques sur les filières labellisées suppose de les profiler par rapport aux objectifs éthiques de ces filières et non par rapport à ceux des filières spécialisées.
Notes
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[1]
Université de Bordeaux, Groupe de Recherche en Économie Théorique et Appliquée (GREThA-CNRS). jerome.ballet@u-bordeaux.fr
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[2]
Université de Bordeaux, Laboratoire Aménagement, Développement, Environnement, Santé, Sociétés (ADESS-CNRS) et IUT Bordeaux Montaigne. aurelie.carimentrand@iut.u-bordeaux-montaigne.fr
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[3]
Pour une présentation de l'évolution de cette forme de commerce voir, par exemple, Ballet et Carimentrand (2007), Barratt-Brown (1993) et Adams (1989).
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[4]
Source : PFCE (Plate-Forme pour le Commerce Équitable), Le commerce équitable en France et dans le monde, chiffres 2013.
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[5]
Source : Fairtrade International, Strong Producers, Strong Future, Fairtrade Annual Report 2013-14. Au niveau mondial, les trois premiers pays en termes de chiffre d'affaires des produits issus du commerce équitable labellisés Fairtrade-Max Havelaar sont le Royaume-Uni (deux milliards d'euros de chiffre d'affaires), l'Allemagne (653 millions d'euros) et la France (354 millions d'euros).
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[6]
Pour des discussions, voir Diaz Pedregal et Ballet (2012) et Diaz Pedregal (2007).
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[7]
Notons que Le Velly ne tire pas ces conclusions, puisqu'il ne s'appuie que sur l'analyse d'une filière spécialisée, celle d'Artisans du monde, et en fait ressortir les tensions. Mais, de fait, ces tensions reflètent aussi le choix opéré par les filières labellisées.
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[8]
Nous utilisons le terme anglo-saxon de care car sa traduction française par « sollicitude » ne reflète qu'imparfaitement ce critère éthique. Il serait plus juste d'utiliser l'expression « attention portée à autrui », mais, pour des raisons évidentes de lourdeur, nous gardons le terme care.
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[9]
Voir aussi Ballet et Carimentrand (2012) pour une première discussion du critère d'équité.
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[10]
Rappelons que le fait de traiter deux situations similaires de la même manière est un critère fondamental de la démarche éthique. Voir Singer (2009) pour une défense de ce critère éthique, et voir, par exemple, Tugendhat (1998), pour une critique de l'éthique de la compassion ou du care.