1Le travail des enfants a pris une place importante en économie du développement à la suite de la Convention sur les droits de l’enfant ratifiée par l’ensemble des pays membres des Nations Unies (hormis les États-Unis et la Somalie), et la création de l’IPEC (International Programme for Eliminating Child Labour), un organisme de l’Organisation internationale du travail (OIT) ayant pour objectif d’éradiquer le travail des enfants. L’IPEC s’est assigné la tâche de recenser le nombre d’enfants travailleurs dans le monde et de déterminer les facteurs les poussant sur le marché du travail.
2Selon le dernier recensement du BIT (2006), 317 millions d’enfants âgés de 5 à 17 ans travaillent dans le monde, dont 218 millions dans les pires formes du travail des enfants. Le phénomène est d’une ampleur considérable. Dans les années 1980 et 1990, la délocalisation des entreprises dans les pays en développement à faible revenu a fait surgir la peur que le travail des enfants détruise l’emploi des adultes dans les pays développés, comme dans les pays en développement. Il devenait donc primordial de comprendre l’interaction entre le travail des enfants et celui des adultes. À cet effet, le modèle de Basu et Van (1998) permet de donner un éclairage. Dans cet article, nous voulons apporter une brève critique de la définition du travail des enfants adoptée par le BIT, dans la mesure où tous les enfants ne contribuent pas forcément à accroître le revenu des ménages. C’est le cas des enfants de la rue, une catégorie des enfants travailleurs qui n’est pas comptabilisée dans la statistique des enfants travailleurs. La première partie présente la définition adoptée par le BIT du travail des enfants. La seconde partie en discute les limites en prenant l’exemple du phénomène des enfants de la rue.
1. LES DIFFÉRENTES DÉFINITIONS DU TRAVAIL DES ENFANTS
1.1 Les enfants économiquement actifs
3Le BIT (2002) se réfère au Système de comptabilité nationale (SCN) pour définir le travail des enfants. Un enfant est économiquement actif s’il est 28 Augendra BHUKUTH impliqué dans une activité marchande, c'est-à-dire un travail dont le produit est destiné au marché. La définition du travail des enfants retient toutes les activités dont la production est destinée au marché, mais aussi les biens fabriqués à des fins de consommation personnelle. De même, les enfants exerçant une activité non rémunérée dont le produit est destiné au marché sont considérés comme des acteurs économiquement actifs. Un enfant peut être économiquement actif tant au sein d’une entreprise familiale (travail non rémunéré) qu’en dehors, dès lors que le produit fabriqué est destiné au marché. C’est le cas des enfants engagés en tant qu’employés de maison, notamment des filles employées comme petites bonnes chez un employeur (travail à domicile) (UNICEF, 2000 ; Jacquemin, 2002). Par contre, les enfants effectuant des activités domestiques dans la maison familiale ne sont pas des acteurs économiquement actifs (activité non marchande). Il découle de cette définition que le travail, quelle que soit sa nature, doit générer un revenu, même si l’enfant n’en bénéficie pas directement (c’est le cas des petites bonnes dont les parents/gardiens ou agents intermédiaires récupèrent le salaire, ou quand celui-ci est gagé auprès de l’employeur pour constituer une épargne) (UNICEF, 2000).
4Cette définition du travail des enfants permet de dégager plusieurs groupes d’enfants ayant des statuts différents. Le BIT (2002) distingue quatre catégories d’enfants :
- ceux ayant le statut de travailleurs, c'est-à-dire qui consacrent tout leur temps au travail ;
- ceux qui consacrent tout leur temps à l’école ;
- ceux qui combinent le travail et l’éducation. Ces enfants travaillent soit pour financer leur propre éducation, soit celle des autres enfants du ménage ;
- ceux qui ne sont ni à l’école ni au travail. Le BIT (2002) appelle cette dernière catégorie d’enfants la catégorie des no where children ou idle. Leur statut n’est pas bien défini.
5Le BIT comptabilise dans les no where les enfants qui sont engagés dans une activité domestique familiale ainsi que ceux ayant une incapacité physique et mentale les empêchant d’être scolarisés et d’exercer une activité rémunératrice. Les apprentis font partie de cette catégorie, de même que les enfants de la rue (BIT 2002). Les enfants de la rue posent problème car, pour survivre dans la rue, ils travaillent, c'est-à-dire qu’ils exercent une activité marchande, alors qu’ils ne sont pas comptabilisés comme enfants travailleurs.
6Fukui (1996,181) donne une définition plus large du travail des enfants : "n’importe quelle activité dont le but direct et indirect est celui de la prise en charge de la vie. Lorsque cette même responsabilité repose sur l’enfant, il est question du travail des enfants". L’ONG Save the Children (2003) en adopte une similaire : "le travail des enfants inclut toutes les activités exercées par les enfants à leur fin personnelle ou celle de leur famille". Ces définitions plus larges du travail permettent de prendre en compte l’activité des enfants no where et de ceux engagés dans les activités illicites. Elles vont au-delà de la simple définition économique retenue par le BIT.
1.2 Child labour and child work
7La Convention des Nations Unies de 1989 sur les droits de l’enfant interdit le travail nuisible au développement physique, moral des enfants, en d’autres termes est interdit le travail interférant avec la scolarisation. Les enfants travaillent généralement dans le secteur informel en milieu rural ou urbain, mais aussi dans le secteur formel. La diversité du travail des enfants a conduit le BIT à adopter une stratégie particulière en matière de lutte contre leur travail. Le BIT s’est aperçu qu’il serait difficile d’éliminer le travail des enfants dans son intégralité (Schlemmer, 1997). Cette institution internationale distingue, en particulier, deux principales catégories de travail des enfants qualifiées de child work et child labour en s’appuyant sur la nature dangereuse et intolérable, ou non, du phénomène. L’usage de ces termes n’est pas neutre. En effet, le child work est défini comme une activité non nuisible au développement physique et mental des enfants, alors que le terme child labour est utilisé pour les activités considérées comme dangereuses pour leur épanouissement. Le child work fait référence aux travaux n’interférant pas avec leur scolarisation, par opposition au child labour. Selon Leiten (2006) la prise en compte du travail des enfants dans son ensemble accroît la difficulté de la lutte, compte tenu du nombre d’enfants travailleurs dans le monde. Le BIT s’est assigné la tâche immédiate d’éliminer en priorité les pires formes du travail des enfants. À cet effet, il a promulgué la convention C182. La notion de child labour est associée à l’exploitation ; elle comprend deux sous-ensembles d’activités dangereuses : le travail hasardeux ( hazardous work), comprenant les activités mettant en danger le développement physique et mental des enfants, et les inconditionnelles formes du travail des enfants ( the unconditional forms of child labour). Ressortent de cette deuxième catégorie : l’esclavage moderne (le travail forcé et la servitude pour dette), la prostitution, les enfants engagés dans les conflits armés, le commerce illicite (trafic de drogue), le travail dans l’industrie du sexe.
8Les pires formes du travail des enfants dépendent de l’âge de l’enfant, des types de travail, des conditions dans lesquelles ils travaillent et des objectifs des États membres (BIT, 2002). De 1919 à 1971, toutes les conventions concernaient les activités industrielles et excluaient le travail dans le cadre de l’activité domestique. En 1965, la convention N°123 définissait l’âge minimum du travail des enfants à 18 ans dans les industries jugées dangereuses pour la santé des enfants, car menaçant leur développement physique et mental. Ainsi, les travaux considérés comme pénibles, présentant de hauts risques d’exposition à la radiation (convention N°115,1960) et aux substances chimiques dangereuses (convention N°136,1971) entrent dans la catégorie des travaux dangereux pour le développement physique et mental des enfants. Toutefois, le travail dans l’unité familiale échappait à toute forme de réglementation. Pour combler cette lacune, une nouvelle convention a été adoptée, dont le champ d’application plus large englobe également le travail dans l’unité domestique. Dans ce contexte, la convention N°138 de 1973 a été adoptée en vue d’améliorer les instruments de lutte déjà en place, de mieux protéger les enfants et d’être en 30 Augendra BHUKUTH parfaite harmonie avec les législations nationales. Cette convention ne vise plus le secteur industriel mais l’ensemble des travaux effectués par les enfants. Tout État ratifiant la présente convention s’engage à poursuivre une politique nationale visant à assurer l’abolition du travail des enfants et à élever progressivement l’âge minimum d’admission à l’emploi. Cette convention laisse la liberté aux États de fixer l’âge minimum d’admission au travail. Selon le BIT, l’âge minimum légal au travail ne doit pas être inférieur à l’âge auquel cesse la scolarité obligatoire. La particularité de la convention N°138 est de faire la distinction entre les travaux légers et dangereux. Ainsi, l’âge minimum de référence au travail étant 15 ans, celui-ci peut être descendu à 13 ans et 12 ans pour les pays ayant un très faible niveau de développement. Elle répond au besoin de main-d’oeuvre de ces pays compte tenu de la situation économique et financière des ménages. L’âge minimum légal du travail dans les activités dangereuses est fixé à 18 ans et cela quelle que soit la situation économique du pays. Cependant, une dérogation est accordée pour les ménages faisant face à une situation économique défavorable, l’âge peut alors être descendu à 16 ans.
9Compte tenu de ces définitions du travail des enfants, une catégorie des enfants échappe au recensement du BIT, ce sont les enfants de la rue.
2. LES LIMITES DE LA DÉFINITION ÉCONOMIQUE DU TRAVAIL DES ENFANTS : L’EXEMPLE DES ENFANTS DE LA RUE
10L’UNICEF (1988) distingue trois types d’enfants dans la rue : les enfants à risque, les enfants dans la rue et les enfants de la rue. Selon Lalor (1999), les enfants à risque sont des pauvres de milieu urbain qui constituent un réservoir d’enfants de la rue. Les enfants dans la rue sont les enfants travaillant dans la rue pour assurer la survie du ménage. Ils ont des parents et rentrent tous les soirs à la maison (Le Roux, 1996). Les enfants de la rue comprennent plusieurs catégories : les enfants fugueurs, les orphelins, les abandonnés et les enfants à risque. Seuls ces derniers ont des contacts irréguliers avec leurs parents, les autres n’en ont plus. Selon Densley et Joss (2000), les enfants de la rue considèrent la rue comme leur maison, c’est l’endroit où ils vivent, travaillent et construisent des liens familiaux avec d’autres enfants de la rue. Ils ne sont pas comptabilisés en tant qu’enfants travailleurs alors qu’ils exercent une activité marchande pour survivre dans la rue pour la simple raison qu’ils n’ont pas de parent. La méthodologie d’enquête du BIT (SIMPOC) s’adresse aux ménages. Donc, les enfants de la rue n’ayant pas de parent échappent à la statistique, au sens du BIT. Ces enfants de la rue travaillent pour survivre dans la rue, ils reçoivent un salaire ou une rémunération en nature. Économiquement actifs, ils ne sont pas comptabilisés comme enfants travailleurs. L’intégration des enfants de la rue dans les statistiques du BIT viendrait augmenter le nombre des enfants travailleurs dans le monde. La méthodologie d’enquête SIMPOC est donc limitée car elle ne permet pas de recenser l’ensemble des enfants travailleurs dans le monde. Ceux qui sont mis à la marge sont les plus vulnérables, ne disposant d’aucune protection. Ils ne possèdent pas la protection de leur parent ni celle de l’État qui, au contraire, exerce une violence à leur encontre car ils sont considérés comme des marginaux, des parias de la société.
11Certains pourraient arguer que la problématique du travail des enfants et celle des enfants de la rue sont différentes. Dans le premier cas, les enfants travaillent pour assurer la survie du ménage. Dans le second, ils travaillent pour leur propre survie. Les raisons du travail des uns et des autres diffèrent. En effet, les facteurs explicatifs du travail des enfants de la rue trouvent leur origine dans les approches sociologiques, ils sont constitutifs aux problèmes internes des ménages. Cependant, il s’agit moins ici d’étudier ce qui distingue les deux problèmes (Ballet et al., 2006) que de définir le travail de ces deux types d’enfants. En milieu urbain, les enfants dans la rue et les enfants de la rue se côtoient au quotidien, leurs activités sont identiques. La seule différence réside dans le fait que les enfants dans la rue travaillent sous le contrôle de leurs parents, alors que les enfants de la rue ont fuit l’autorité parentale pour être autonomes.
CONCLUSION
12Dans son dernier rapport, le BIT (2006), en présentant les résultats de l’estimation du travail des enfants dans le monde, a montré une certaine satisfaction devant son recul et plus spécifiquement de ses pires formes. La définition retenue par le BIT pour recenser le travail des enfants sous-estime, toutefois, l’ampleur du phénomène et notamment les pires formes. Les enfants de la rue ne sont pas pris en compte dans ce recensement et ils sont les plus susceptibles de sombrer dans les pires formes du travail des enfants, telles que la prostitution, le commerce illicite (trafic de drogue). La non-prise en compte de ces enfants est problématique dans la mesure où ils ne bénéficient pas de leurs droits fondamentaux, garantis par la Convention sur les droits de l’enfant. Cette limite de la définition a un objectif précis, ne s’occuper que de ceux qui peuvent être sauvés dans l’immédiat par des mesures politiques, économiques et législatives. La prise en compte des enfants économiquement actifs s’insère dans une logique de lutte contre le travail préjudiciable à celui des adultes. Dans la mesure où le travail infantile est supposé être substituable au travail des adultes, il entraîne une baisse de salaire des adultes sur le marché du travail, induisant de ce fait une trappe à pauvreté (Basu et Van, 1998). Cependant, la pauvreté intergénérationnelle n’est pas la seule conséquence de la pauvreté monétaire, l’aspect non monétaire contribue aussi à expliquer l’interrelation entre travail des enfants et pauvreté (Emerson et de Sousa, 2003). Selon le BIT, lutter contre la pauvreté peut enrayer le phénomène du travail des enfants. Ainsi, le phénomène des enfants de la rue n’est qu’une conséquence de la pauvreté. La lutte contre la pauvreté passe donc par une politique d’éducation. Le potentiel de croissance d’un pays est élevé lorsque sa population est éduquée. C’est dans cette logique que le Programme d’éducation pour tous est 32 Augendra BHUKUTH appliqué dans les pays en développement. Or, les études sociologiques montrent que le phénomène des enfants de la rue trouve ses racines dans la structure interne des ménages, comme la maltraitance et la négligence.
13La mise à l’écart des enfants de la rue dans la lutte contre les pires formes du travail des enfants souligne une certaine incompréhension du problème car, livrés à eux-mêmes sans la protection familiale, ces enfants ne peuvent pas se développer pleinement dans la rue. Les ONG les prennent en charge pour qu’ils puissent recevoir une éducation. Une recherche approfondie est nécessaire pour rendre compte des difficultés rencontrées par ces enfants.