1 Les questions relatives à la responsabilité sociale de l’entreprise, comme les pratiques et stratégies de responsabilité, ne sont pas nouvelles (voir par exemple pour une présentation Ballet et de Bry, 2001). Cependant, les analyses situant la responsabilité sociale de l’entreprise dans un contexte international ne se sont développées que récemment (Donaldson, 1989). La mondialisation renforce le besoin de ce type d’analyses et ce d’autant que la gouvernance de la mondialisation se dessine à travers ses acteurs (Serfati, 2003). Ainsi, certaines firmes sont amenées à jouer un rôle essentiel dans la situation économique et sociale des pays en développement [2].
2La responsabilité sociale de l’entreprise se conjugue, au moins en Europe, avec le développement durable (Bowie et Werhane, 2005). Une manière de développer des stratégies responsables de la part des firmes multinationales a consisté à s’immiscer dans le mouvement du commerce équitable, mouvement lui-même en plein développement (Ballet et Carimentrand, 2007) [3].
3De nombreuses études d’impact ont été réalisées ces dernières années pour le compte des organisations du commerce équitable (Cf. l’étude menée pour Oxfam par Hopkins en 2000, celle menée pour Artisans du Monde par Mestre et al. en 2002, ainsi que des synthèses publiées par Oxford Management Policy (OMP) en 2000, ou celle réalisée pour SOLAGRAL par Daviron et al. en 2002, etc.). Ces études contribuent à générer un ensemble de résultats qui permettent d’avoir une meilleure connaissance de l’impact du commerce équitable (Ballet et Carimentrand, 2007). Les résultats fournis par ces études sont cependant généralement présentés indépendamment de tout cadre contextuel et se contentent de relever l’impact positif ou non du commerce équitable à partir de quelques données de terrain. Cet article vise à resituer des résultats sur la filière quinoa en Bolivie à partir du contexte de développement de la filière. En effet, ce contexte peut jouer très fortement sur l’impact. Plus précisément, les stratégies de construction des filières des acteurs des pays du Nord qui pilotent ces filières ne sont pas neutres sur la situation des producteurs des pays du Sud. Par ailleurs, le commerce équitable, par le paiement d’un prix attractif, peut inciter à la monoculture. Or, comme le note Dercon (2006), la diversification comme stratégie de couverture contre les risques s’accompagne aussi de rendements plus faibles et entretient la pauvreté. Mais d’un autre côté, la spécialisation sur une monoculture accroît le risque d’exposition aux chocs. Les effets positifs en termes de rendements peuvent être contrebalancés par des effets négatifs en termes de vulnérabilité [4]. Nous illustrons spécifiquement les risques liés à la monoculture à partir des effets environnementaux [5].
4Plus précisément, à partir de l’analyse du rôle et des effets des stratégies dites responsables des firmes privées sur le développement durable, dans le cas de la filière quinoa en Bolivie, nous défendons l’idée que ces stratégies ont, d’une part, provoqué une vulnérabilité accrue de certaines organisations de producteurs, d’autre part, incité à la monoculture, provoquant ainsi une pression néfaste sur l’environnement. Les résultats présentés dans cet article s’appuient sur un ensemble d’études disparates et de rapports. Des éléments qualitatifs ont été également collectés par des entretiens auprès des acteurs principaux de la filière en France et en Bolivie depuis 2004. Dans une première partie, nous caractérisons l’implication de plus en plus marquée des firmes privées dans le commerce équitable. Dans une deuxième partie, nous présentons l’évolution de la filière quinoa équitable en Bolivie, le rôle des firmes dans cette évolution et l’impact en termes de vulnérabilité des organisations de producteurs provoqué par les stratégies des firmes du Nord. Dans une troisième partie nous présentons les résultats en termes de développement durable de l’effet de développement de la filière dans le sillage des stratégies responsables des firmes. Ces résultats nous poussent à conclure sur les risques d’effets négatifs de développement des stratégies dites responsables des firmes du Nord.
1. L’IMPLICATION CROISSANTE DES FIRMES PRIVÉES DANS LE COMMERCE ÉQUITABLE
5Le commerce équitable s’est développé en trois grandes étapes (Ballet et Carimentrand, 2007 ; Diaz Pedregal, 2006). Nous retraçons ici de manière succincte ces trois étapes.
1.1 Une première phase caritative
6La première période, débutant après la Seconde Guerre mondiale, est marquée par un ancrage religieux fort. Elle correspond à la mise en place d’activités d’importation d’artisanat en provenance des pays en développement par des organisations religieuses. Les principales organisations sont SERRV International (Sales Exchange for Refugee Rehabilitation Vocation), Ten Thousand Villages (anciennement Mennonite Central Commitee Self Help Crafts) aux États-Unis, OXFAM (Oxford Committee for Famine Relief) en Angleterre, et Kerkrade aux Pays-Bas. Ces organisations offrent, à travers des magasins qu’elles ouvrent, des objets d’artisanat venant de divers pays (Puerto Rico, Palestine, Hong-Kong, Haïti…). En France, le mouvement sera lancé plus tardivement avec l’Abbé Pierre, au début des années soixante-dix, pour venir en aide aux communes du Bangladesh touchées par des inondations. Ainsi l’Ucojuco (Union des comités de jumelage-coopération) sera fondée en 1972. En 1974 seront ouvertes les boutiques de vente de produits artisanaux Artisans du Monde. Cette première période du commerce équitable est une ère de la charité. Les organisations religieuses s’appuient sur le commerce pour venir en aide à des populations touchées par des catastrophes naturelles, économiques, militaires ou politiques.
1.2 Une seconde phase plus politique
7La seconde période, à partir des années soixante-dix, ouvre plutôt la voie à un mouvement de contestation du commerce international. Il s’agit moins d’utiliser le commerce pour venir en aide à des populations ponctuellement touchées par des évènements, que de décrier les règles du commerce international, en particulier dans la mouvance du Tiers-mondisme issu de la conférence Afro-asiatique de Bandoung (1955), puis de la première Conférence des Nations-Unies pour le Commerce et le Développement (CNUCED) en 1964, et du courant critique de la dépendance et de la dégradation des termes de l’échange (Emmanuel, 1969 ; Amin,1973 ). Il s’agit donc d’un mouvement qui devient très politique, avec comme but une critique des règles du commerce international et la mise en place d’un "autre commerce". La Fair Trade Organisatie, fondée en 1967 aux Pays-bas, est très représentative de ce nouveau mouvement. Il faut cependant noter que les mouvements religieux développent eux aussi un discours plus politique, ce qui produit une variété de tendances tiers-mondistes sous la double influence du radicalisme de gauche (plutôt marxiste) et des mouvements religieux. Les produits agricoles, en tant que symbole du déséquilibre dans les termes de l’échange, prennent une place de plus en plus importante dans les magasins de commerce équitable.
1.3 Une troisième phase économique ou le passage d’une convention civique à une convention marchande
8La troisième période s’ouvre avec les années quatre-vingt. Les espoirs de transformation du Monde s’amenuisent et la domination des pays du Nord sur ceux du Sud s’accroît. Le développement du commerce équitable est stagnant. Apparaît alors une ère économique caractérisée par deux faits majeurs : la restructuration-rationalisation des filières existantes et l’apparition des filières labellisées (Ballet et Carimentrand, 2007). En France, par exemple, les boutiques Artisans du Monde se regroupent en une fédération nationale, puis créent une centrale d’importation et de distribution qui deviendra en 1994 une société anonyme, Solidar’Monde. Cette nouvelle ère est aussi marquée par l’apparition de nouvelles filières dont la logique est assez différente. En 1988, l’association Max Havelaar est créée aux Pays-Bas. À la place des réseaux de magasins qui assurent la distribution des produits équitables, l’association Max Havelaar fait assurer la distribution par les grandes et moyennes surfaces de distribution. Max Havelaar se positionne comme une organisation qui délivre une certification sur le caractère équitable des produits, mais qui n’assure aucunement la distribution des produits. Aujourd’hui, il existe en Europe, en Amérique du Nord, au Japon et en Océanie, vingt “initiatives nationales” fondées sur le modèle de l’association hollandaise et regroupées au sein de la Fairtrade Labelling Organization (FLO).
9Avec la décennie quatre-vingt-dix, on assiste ainsi à un changement profond de logique. Suivant la distinction de Boltanski et Thévenot (1991), Renard (2003 et 2005) souligne le passage de conventions civiques qui semblaient présider à la structuration des filières à celui des conventions marchandes. Ce changement procède d’un double phénomène. D’une part, la mise en place d’une nouvelle logique avec la labellisation Max Havelaar qui ouvre la porte du commerce équitable aux groupes de distribution. D’autre part, la pression des ONG qui pousse les firmes multinationales à entrer dans le commerce équitable (Renard et Pérez-Grovas, 2007). Il paraît difficile de ne pas lier ce changement de logique à la forte croissance des ventes du commerce équitable sur la dernière décennie. Ainsi, en Europe, le nombre d’importateurs de produits issus du commerce équitable est passé de 97 en 1999 à 200 en 2004 (Krier, 2005) et le chiffre d’affaires des magasins alternatifs a évolué de 92 millions d’euros en 1999 à 120 millions d’euros en 2004, alors que parallèlement le chiffre d’affaires de tous les produits issus du commerce équitable a quasiment triplé, passant de 260 millions d’euros en 1999 à 660 millions d’euros en 2004, la forte hausse pouvant ainsi être attribuée aux ventes en super et hypermarchés (Ibid.).
10Des groupes comme Carrefour en France, Starbuck aux États-Unis, Ahold aux Pays-Bas s’insèrent dans la niche du commerce équitable. Face à une critique sociale régulière de la part de mouvements de consommateurs et d’ONG, ces groupes intègrent désormais le commerce équitable à leur stratégie pour redorer leur image. Le commerce équitable est alors re-ingéré par le marché (Renard, 2005). D’une position critique à l’égard des inégalités dans l’échange dans les années soixante dix, le commerce équitable est devenu une partie intégrante des stratégies de marché des grands groupes. Le capitalisme digère sa propre critique (Boltanski et Chiapello, 1998). Cette ingestion du commerce équitable dans une convention marchande n’est pas sans conséquence puisque le positionnement dans la niche du commerce équitable par les firmes du Nord a incité l’organisation internationale FLO à certifier des plantations plutôt que des petits producteurs (Renard et Pérez-Grovas, 2007). On peut alors s’interroger sur les répercussions au Sud d’une implication de plus en plus forte des firmes privées du Nord dans le commerce équitable.
2. EXPANSION DE LA FILIÈRE QUINOA EN BOLIVIE ET VULNÉRABILITÉ DES ORGANISATIONS DE PRODUCTEURS
11La question de la vulnérabilité des producteurs insérés dans le commerce équitable n’est pas nouvelle. Renard (1999) a montré dans le cas du café que les organisations mexicaines de commerce équitable étaient extrêmement vulnérables face aux stratégies des firmes multinationales. En effet, les paysans producteurs sont regroupés en coopératives auxquelles le café est fourni. Ces coopératives approvisionnent ensuite les importateurs de la filière commerce équitable. Or, l’approvisionnement des coopératives dépend étroitement du prix international du café. En période de prix faible, en raison du premium payé par les coopératives [6], le prix proposé par le commerce équitable est attractif et la coopérative voit affluer les producteurs. La compétition avec les autres acheteurs n’est pas intense et les coopératives du commerce équitable disposent d’un volume suffisant de café pour approvisionner la chaîne. En revanche, dès que le prix du café augmente, la compétition avec les autres acheteurs s’intensifie. Les firmes multinationales se protègent des fluctuations en élaborant des contrats à terme à des prix avantageux à la période actuelle pour les producteurs. Ces contrats sont proposés à tous les producteurs, y compris ceux engagés dans le commerce équitable. Cependant les coopératives qui doivent acheter le café et ne peuvent rivaliser avec des contrats à terme voient leur approvisionnement souffrir de réductions parfois drastiques. Les producteurs contraints par les ressources immédiates adhèrent aisément au contrat à terme et réduisent leur fourniture aux coopératives du commerce équitable. Ces dernières s’avèrent alors vulnérables parce qu’elles n’ont plus aucune assurance qu’elles arriveront à approvisionner la chaîne du commerce équitable et subissent un risque très élevé de défaut d’engagement vis-à-vis des partenaires. Face à ces risques, certaines coopératives ont mis en place des systèmes de sanctions vis-à-vis des producteurs ne respectant pas leur engagement de long terme avec elles. Mais malgré ces sanctions, Renard (1999) souligne qu’en 1994-1995 plusieurs d’entre elles ont vu leur approvisionnement par les producteurs baisser de 15 à 50%.
12Si cette étude révèle la forte vulnérabilité des organisations du commerce équitable vis-à-vis des stratégies des firmes multinationales, il n’est pas sûr que l’adoption de stratégies dites responsables par ces dernières participe à réduire la vulnérabilité. Les analyses de la filière quinoa en Bolivie tendent, au contraire, à montrer également que les stratégies dites responsables de firmes du Nord accroissent la vulnérabilité de certaines organisations de producteurs du Sud.
13Le quinoa, pseudo céréale andine [7], est reconnu depuis longtemps, avant son entrée dans le circuit international, pour ses qualités nutritionnelles exceptionnelles. Son adoption par la NASA dans le programme nutritionnel des astronautes en atteste (Schlick et Bubenheim, 1996). Il est produit essentiellement en Amérique du Sud dans les zones des hauts plateaux de Bolivie, du Pérou et d’Équateur. Pour ces trois pays, la production était de 17 747 tonnes en 1970 et a atteint 58 443 en 2005 (FAOSTAT, 2005). Comme beaucoup d’autres produits, dans les années soixante-dix, le quinoa a connu une désaffection de la part des consommateurs locaux préférant lui substituer des produits importés des pays du Nord, ces derniers véhiculant une image de modernité (Repo-Carrasco, 1992 ; Hellin et Higman, 2001). À partir des années quatre-vingt, puis encore plus nettement dans les années quatre-vingt-dix, l’image du quinoa va lentement changer en raison d’un accroissement de la demande des pays du Nord, via la demande de consommateurs soucieux des questions sociales, environnementales, mais aussi de leur santé (Cáceres, 2005). Dans les années quatre-vingt, les exportations de quinoa de Bolivie sont très faibles. Au cours des années quatre-vingt, le volume des exportations augmente, passant de 344 tonnes en 1990 à 1 423 tonnes en 2000. Depuis le début des années 2000, on observe un véritable boom : le volume des exportations a atteint 7 641 tonnes en 2006 pour une valeur de près de neuf millions de dollars américains, la France étant un des principaux pays importateurs de quinoa.
14Ce changement dans la tendance de production s’est accompagné de changements organisationnels importants dans la structuration des filières dans le temps. Cáceres et al. (2007) identifient trois périodes dans la construction organisationnelle des filières. La première période, des années soixante-dix aux années quatre-vingt dix, est marquée par la création d’organisations de producteurs (CECAOT et ANAPQUI) et leur renforcement par la mise en place d’activités de transformation du quinoa dans le sillage du commerce équitable pilotées par des organisations caritatives et des mouvements alternatifs du commerce équitable. La seconde période, au début des années quatre-vingt-dix, correspond à la mise en place de standards de production biologique pour l’exportation vers les pays du Nord (Cáceres et Carimentrand, 2004a et b ; Laguna et al., 2006). La troisième période, à partir de la moitié des années quatre-vingt-dix, correspond aux prémices de l’expansion de la filière du quinoa et est associée à la construction de filières biologiques et équitables à destination des pays du Nord, essentiellement pilotée par des entreprises privées des pays du Nord [8]. Elle se caractérise par la création de nouvelles usines de transformation du quinoa et par la mise en place de systèmes de contractualisation de l’agriculture. Si certaines filières sont destinées avant tout à l’approvisionnement de magasins spécialisés dans les produits équitables et biologiques, la plupart se construisent aussi dans le sillage de grands groupes de distribution tel Carrefour (Cacéres et al., 2007). En 2005, le quinoa exporté représentait 20% de la production, et la quasi-totalité du quinoa exporté était biologique (CEPROBOL, 2005).
15Cette dernière période entre pleinement dans le changement de conventions auquel est confronté le commerce équitable sous la pression des firmes multinationales et des stratégies de labellisation, passant d’une convention civique à une convention marchande (Renard 2003 et 2005). L’entrée des firmes privées sur le segment du quinoa consolide le modèle de contrat entre les paysans et les firmes agro-industrielles, établissant une division internationale du travail où le rôle des paysans est limité à la production agricole. Ces derniers sont sujets à sélection en fonction des exigences de qualité. La grande majorité de la plus-value est alors accaparée par les firmes agro-industrielles (Cacéres et Carimentrand, 2004a).
16Ces changements provoquent une forte vulnérabilité des organisations de producteurs qui deviennent extrêmement dépendantes des exigences des firmes privées. Ainsi, la vulnérabilité des organisations peut être appréciée par les parts de marché qu’elles détiennent à l’exportation. En 1995, l’association ANAPQUI détenait à elle seule 42,1% des parts de marché à l’exportation du quinoa. En 2002, ses parts de marché n’étaient plus que de 24,5%. Deux autres organisations ont, au contraire, vu leurs parts de marché s’accroître très nettement. Il s’agit de l’entreprise Jatariy, avec 24,6% des parts de marché en 2002, tandis qu’au moment de sa création en 1997 elle ne possédait que 3,1% des parts de marché, et DE l’entreprise locale Quinoa Food avec 13,3% des parts de marché à l’exportation en 2002, juste après sa création (Cacéres et al., 2007 sur la base des données du SIVEX, 2004). Par ailleurs, deux autres entreprises dédiées à la transformation et à l’exportation de quinoa biologique ont conquis, depuis leur création en 1999, des parts de marché conséquentes : Andean Valley, avec 8,8% de parts de marché en 2002, et Quinoa-Bol, avec 13,5% de parts de marché en 2002. Bien sûr, les parts de marché représentent un indicateur très relatif de la vulnérabilité, dans la mesure où le marché du quinoa se développe. À cet égard, les fluctuations du nombre de membres appartenant aux organisations de producteurs constituent un indicateur complémentaire de vulnérabilité des organisations. Or, en 1995, ANAPQUI comptait 380 membres. Le nombre de membres a connu un accroissement massif avec le développement très significatif du marché international du quinoa, passant ainsi à 1 237 en 2000. Mais il retombe à 591 en 2002 (suivant en cela les pertes de parts de marché de l’organisation), pour remonter ensuite à 864 en 2005 (suivant là aussi les nouveaux contrats avec l’entreprise Alter Eco).
17Ces revirements s’expliquent aisément par une analyse des contrats passés entre les exportateurs et les importateurs de quinoa. ANAPQUI était l’organisation dominante durant les années quatre-vingt-dix avec une position de quasi-monopole. L’organisation approvisionnait les filières de magasins équitables alternatifs en Europe et les health stores aux États-Unis. Sa situation va basculer avec la création de nouvelles filières qui contribuent à l’augmentation de l’offre de quinoa à l’exportation.
18Tout d’abord, en 1996, l’entreprise Jataryi est créée dans le sillage du groupe EURO-NAT, holding spécialisée dans la transformation et la distribution de produits biologiques. Cette nouvelle organisation vient remplacer ANAPQUI dans la chaîne d’approvisionnement du groupe. Ce changement découle d’une demande de plus en plus forte de quinoa par le groupe en raison d’une stratégie commerciale agressive vis-à-vis des consommateurs du Nord sur ce produit et des accords passés avec le groupe Carrefour pour son approvisionnement. ANAPQUI s’avérant incapable de répondre aux demandes de volume et aux exigences de qualité imposées par EURO-NAT, visant d’une part à développer sa propre gamme de produits transformés à partir de quinoa, et d’autre part à fournir Carrefour, pour sa marque de distributeur "Carrefour Agir Bio", le groupe a décidé de favoriser la création d’une organisation alternative qui contrôle la production de quinoa biologique via la contractualisation de 150 producteurs. Une part essentielle du marché échappe alors à ANAPQUI. De même, l’entreprise française Markal développe depuis 1999 sa propre filière avec la création en Bolivie de l’entreprise Quinoa-Bol, gérée sur place par un ex-dirigeant d’ANAPQUI.
19L’organisation ANAPQUI bénéficiera cependant, à partir de 2004, d’un nouveau contrat passé avec l’entreprise française Alter Eco, entreprise spécialisée dans la distribution de produits issus du commerce équitable pour la grande distribution (notamment Leclerc, Monoprix, Cora et Carrefour). Cette analyse des contrats illustre la forte dépendance, et donc la vulnérabilité, des organisations de producteurs vis-à-vis des stratégies des entreprises privées.
3. BOOM DU QUINOA ET IMPACT SUR LE DÉVELOPPEMENT DURABLE
20Les stratégies commerciales des firmes du Nord et la concurrence qu’elles se livrent sur le marché de la consommation responsable sont indéniablement à l’origine de l’expansion du marché international du quinoa, l’offre créant sa propre demande. Ce boom du quinoa au Nord n’est pas sans répercussion au Sud. Nous venons de souligner qu’il était associé, en raison des stratégies de construction de filières, à une forte vulnérabilité des organisations de producteurs. Nous indiquons maintenant que le boom du quinoa a aussi des effets sur le développement durable via un changement radical dans le système de production. Avant le boom du quinoa, le système de production traditionnel était principalement basé sur la culture manuelle de quinoa et de pommes de terre en rotation sur des parcelles de montagne et sur l’élevage extensif de lamas. Ce système de production garantissait un certain équilibre écologique grâce au transfert de fertilité assuré par le bétail. Avec le boom du quinoa, la culture mécanisée (tracteurs, charrues à disques et semoirs en ligne) du quinoa en plaine s’est développée au détriment de l’élevage et de la culture de la pomme de terre qui a quasiment disparu des systèmes de production (Laguna, 2000 ; Félix, 2004 ; Moreau et Bres, 2005). Ces transformations dans le système de production ont des répercussions fortes sur l’environnement et la gestion durable de la culture du quinoa, passant notamment par deux effets : une baisse de la fertilité des sols et une prolifération des ravageurs.
3.1 La baisse de la fertilité des sols
21Premièrement, les transformations de la production liées à l’expansion du marché international du quinoa provoquent une baisse de la fertilité des sols. Cette baisse est attribuable à trois facteurs au moins : l’accroissement de l’érosion liée à la mécanisation de la culture, la réduction de la période de jachère et la perte de diversité de quinoa cultivé.
22Dans l’Altiplano du sud de la Bolivie, l’érosion a été estimée, en moyenne, à soixante-dix tonnes de terre par hectare et par an (Cossio, 1993). Des estimations moins pessimistes [9] évaluent cette érosion à environ 36 tonnes de terre par hectare et par an dans certaines municipalités productrices de quinoa (en particulier de Salinas de Garci Mendoza, Pampa Aullagas et Quillicas). Cette érosion facilite l’apparition de dunes de sable qui commencent à se développer dans les principaux couloirs empruntés par les vents (Félix, 2004). Cette érosion est accentuée par la mécanisation de la culture (Morlon, 1992) et amplifiée par le comportement inadapté de la plupart des tractoristes. En effet, dans la norme de production du quinoa biologique diffusée par le programme de promotion du quinoa naturel (PROQUINAT) de l’organisation ANAPQUI à ses membres, il est spécifié que la charrue à disque est interdite "sauf si le terrain a été fertilisé" (BOLICERT, 2004). Or cette exception semble s’être transformée en règle et une grande partie des producteurs utilise désormais une tractation mécanique. La fertilisation est généralement insuffisante pour contrebalancer l’érosion (Félix, 2004). De plus, les tractoristes arrachent couramment les haies et refusent de labourer dans le sens horizontal à la pente, ce qui aggrave l’effet négatif de l’utilisation de la charrue à disques (Ibid.).
23La réduction de la période de jachère contribue aussi à la réduction de la fertilité des sols. Dans le système traditionnel, la rotation des sols s’étalait sur une longue période avec un temps de jachère consécutif à la culture du quinoa de 4 à 8 ans. Avec le boom du quinoa, cette période à été limitée à moins de 4 ans et, dans certains cas, le quinoa est cultivé de façon continue (Risi, 2001). Ces périodes réduites de jachère sont insuffisantes dans ces zones semi-arides, comme le confirme le directeur administratif de l’organisation de certification biologique de Bolivie, Bolicert (Viscarra, 2007).
24Enfin, d’après Félix (2004), la réduction du nombre de variétés de quinoa cultivées en plaine pourrait aussi avoir un impact négatif sur la fertilité des sols, chacune d’entre elles ayant des propriétés agronomiques différentes. Il constate une baisse de variétés cultivées, seulement quatre d’entre elles se trouvent couramment et dans certains cas les producteurs cultivent la même variété d’une année sur l’autre. Ce phénomène de perte de diversité est étroitement lié aux exigences des firmes du Nord sur les caractéristiques du quinoa.
3.2 L'augmentation du nombre de ravageurs
25Deuxièmement, le boom du quinoa a incité à la monoculture, favorisant ainsi le développement de ravageurs. Il semblerait, en effet, que les parasites qui ravagent les cultures sont plus nombreux depuis l’introduction de la culture mécanisée du quinoa en plaine. D’après l’agronome péruvien Angel Mujica [10], des attaques massives de ravageurs, de l’ordre de 300 larves de chenilles "kcona kcona" (de son nom scientifique eurysacca melanocampta) par panicule, ont été déplorées dans des champs de quinoa situés dans la zone de la capitale du quinoa royal en Bolivie.
26Ce phénomène a incité les producteurs à intensifier l’utilisation d’insecticides auxquels les chenilles et les coléoptères ont rapidement développé des résistances. De ce point de vue, deux problèmes majeurs se posent. Tout d’abord, les producteurs certifiés en agriculture biologique se voient contraints d’utiliser des insecticides autorisés. L’usage du pyrèthre a d’abord connu un développement significatif avec sa distribution aux producteurs par les organisations de producteurs ou les entreprises du Nord de transformation du quinoa biologique. Son utilisation a ensuite été limitée, notamment en raison des effets néfastes qu’il peut produire aussi bien sur la santé des producteurs que sur l’environnement même. La recherche d’insecticides biologiques de substitution constitue alors un enjeu essentiel des recherches et des débats actuels (Aroni et Arequipa, 1996 ; Rojas et al., 2004). Des techniques comme les pièges à lumière et la pulvérisation de préparations à base d’extraits naturels de plantes sont de plus en plus utilisées par les producteurs. Mais il apparaît cependant que ces mesures sont insuffisantes lors d’attaques massives de ravageurs, ce qui tend à être fréquent en raison de la concentration des champs (Tapia et Aroni, 2001). Ensuite, la concentration des champs facilite la contamination entre parcelles biologiques et parcelles non biologiques, sur lesquelles des insecticides de synthèse sont encore utilisés. Félix (2004) note, à cet égard, qu’une partie des producteurs non certifiés biologiques procèdent à des pulvérisations massives d’insecticides de synthèse provoquant une contamination significative des champs biologiques. Cette contamination pourrait remettre en cause le développement des producteurs biologiques, car le marché à l’exportation pour ce produit est fortement orienté vers les certifications biologiques.
27Les transformations de la culture liées à l’expansion du marché international du quinoa affectent donc significativement les possibilités futures de production. Et au-delà des effets sur l’environnement, c’est bien la survie des producteurs qui est mise en question, notamment pour ceux qui ne disposent pas de sources de revenu non agricoles. Le développement du quinoa dans le sillage des stratégies des entreprises du Nord est susceptible, à terme, d’accroître la vulnérabilité des producteurs du Sud.
CONCLUSION
28Le cas du quinoa illustre la vulnérabilité des organisations de producteurs et des producteurs eux-mêmes face à la mainmise des entreprises privées sur les filières du commerce équitable. Les standards des organisations internationales de commerce équitable, tels les standards FLO, ne comprennent pas de critères spécifiques pour le quinoa et se limitent aux recommandations générales s’appliquant à l’ensemble des produits labellisés. Il ne semble d’ailleurs pas qu’une volonté quelconque soit à l’œuvre pour tenter de résoudre certains problèmes tels l’érosion des sols. Comme l’indiquait le service communication de l’association Max Havelaar France dans une interview de 2008, "les critères généraux pour les petits producteurs sont déjà très exigeants sur ce point" [11]. Mais comme le souligne Vancauteren (2005), le cahier des charges ne mentionne que des recommandations générales et finalement laisse la responsabilité reposer entièrement sur les leaders des organisations de producteurs. Il y a bien là, au-delà de l’hypocrisie évidente, une asymétrie manifeste entre les firmes du Nord donneurs d’ordre, qui par leurs exigences imposent des conditions de production aux producteurs du Sud et les producteurs du Sud sur lesquels reposent toute la responsabilité de la mise en œuvre de critères de production plus durables. En suivant Renard (2005), on peut alors penser que le risque devient grand que les firmes du Nord imposent progressivement leurs conditions et en fassent payer le prix aux producteurs. Les stratégies responsables des firmes du Nord pourraient bien s’avérer un miroir aux alouettes.
29Bien sûr, une telle conclusion ne peut être généralisée abusivement à partir du cas traité dans cet article. D’autres analyses comparatives sur d’autres produits mériteraient d’être approfondies. De ce point de vue, si les effets purement économiques ont été le support d’investigations en termes d’impact (Ballet et Carimentrand, 2007), les effets environnementaux ont été largement délaissés. Or, les conditions environnementales sont aussi un élément central de la possibilité de gains futurs. Si le commerce équitable se veut durable, il convient alors de les évaluer sérieusement. À cet égard, il semble que certaines organisations du commerce équitable, telle Solidar’Monde, aient pris conscience du problème et cherchent à centrer leur approvisionnement sur le quinoa de montagne encore produit, pour des raisons géographiques, traditionnellement de manière non mécanisée.
Notes
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[1]
Aurélie Carimentrand est A.T.E.R à l’Institut des Hautes Etudes de l’Amérique Latine (IHEAL). Jérôme Ballet est maître de conférence à l’Université de Versailles Saint Quentin en Yvelines, UMR 063 C3ED (IRD-UVSQ). aaureliecarimentrand@ yahoo. fr, jjballetfr@ yahoo. fr
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[2]
Le Billon et Hocquard (2007) en fournissent une illustration remarquable avec le tantale, métal servant à fabriquer des condenseurs pour les petits appareils électroniques portables. En raison de l’accroissement très fort du prix de ce métal avec le développement des téléphones portables, il aurait assuré l’approvisionnement financier depuis 1996 de groupes armés en République Démocratique du Congo, contribuant ainsi largement aux conflits qui ont ravagé ce pays.
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[3]
On peut lire sur le site internet de l’enseigne Carrefour, dans la rubrique "développement durable", que le groupe de la grande distribution s’engage à "Encourager nos clients à la consommation : consommation engagée, gestes et comportements plus responsables... Nous pouvons tous, au quotidien, contribuer au développement durable. Carrefour assume son rôle de "distrib’acteur" en sensibilisant ses clients et en leur proposant des produits et des services intégrant des critères environnementaux et sociaux" Parmi ces produits figurent sur le site ceux issus du commerce équitable. wwww. carrefour. com,consulté le 20.04.08.
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[4]
Nous utilisons la notion de vulnérabilité au sens de la Banque mondiale (World Bank, 2001), c’est-à-dire comme la probabilité qu’un choc entraîne une diminution de bien-être. Voir aussi Dercon (2006) pour une plus ample discussion.
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[5]
Pour des éléments relatifs à l’impact économique direct voir Cáceres et Carimentrand (2004a et b) et Cáceres et al. (2007).
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[6]
Le premium est le différentiel entre le prix payé aux producteurs et le prix de marché, généralement en utilisant comme référence le prix sur le marché international. Ce premium constitue un élément souvent important du commerce équitable en assurant aux producteurs une meilleure rémunération que ne le ferait le marché international.
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[7]
Le quinoa est une graine de la famille des chénopodiacées.
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[8]
Notons qu’à partir de cette période il devient difficile, si ce n’est impossible, de distinguer le commerce du quinoa équitable de celui biologique. La filière se structure, en effet, autour du double attribut de qualité équitable et biologique. Actuellement, la quasi-totalité du quinoa exporté vers l’Europe possède les deux attributs simultanément. Nous raisonnerons donc par la suite en supposant qu’il n’y a pas deux marchés séparés : un pour l’équitable et un pour le biologique. De ce point de vue, la thèse que nous défendons s’appuie sur les stratégies des firmes du secteur biologique au Nord, ces dernières visant d’ailleurs directement à entrer en concurrence avec les réseaux du commerce équitable en se positionnant elles aussi sur ce créneau.
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[9]
Estimations de la Direction bolivienne des Ressources naturelles et de l’environnement citées par le quotidien bolivien La Prensa (édition d’Oruro) daté du 16 juillet 2006.
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[10]
Conférence donnée le 10 octobre 2005 à Lima (Pérou) dans le cadre d’un projet de recherche sur le quinoa biologique.
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[11]
Interview accordée à la journaliste Marjolaine Normier pour l’hebdomadaire Politis : "La petite graine qui monte", 31 janvier 2008, p.6.