"Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho. Il tomba au milieu des brigands, qui le dépouillèrent, le chargèrent de coups, et s'en allèrent, le laissant à demi mort. Un sacrificateur, qui par hasard descendait par le même chemin, ayant vu cet homme, passa outre. Un Lévite, qui arriva aussi dans ce lieu, l'ayant vu, passa outre. Mais un Samaritain, qui voyageait, étant venu là, fut ému de compassion lorsqu'il le vit. Il s'approcha, et banda ses plaies, en y versant de l'huile et du vin ; puis il le mit sur sa propre monture, le conduisit à une hôtellerie, et prit soin de lui" Luc-10.
1Dans un article datant de 1975 et intitulé "The Samaritan's Dilemma", James Buchanan devient visionnaire. Selon lui, le monde moderne connaît une disparition de l'autorité et la prolifération de prédateurs : par exemple les étudiants contestataires, les syndicats ouvriers, les terroristes. Face à ce problème, il recommande plus d'autorité et surtout une "responsabilité stratégique" visant à décourager les parasites. Sa conclusion, très imprécatoire, repose sur un dualisme ou une contradiction entre l’utilité de long terme et l’utilité de court terme, entre la responsabilité vis-à-vis de la communauté et l'utilité individuelle.
2Ce texte a donné lieu à une utilisation significative dans le domaine du développement, en particulier concernant l’aide au développement. À cette occasion, il a subi une transformation ou une interprétation, dépassant parfois très nettement le sens originel du dilemme. Cet article vise à remettre en perspective ce dilemme et présente une mise au point critique sur certaines interprétations.
3Le texte initial étant peu disponible, une présentation du dilemme est proposée en première partie. Le Samaritain est un homme qui agit et prend une décision dans un contexte de prédation univoque. Dans la deuxième partie sont analysées les interprétations dans le cadre de l’aide au développement. Elles ont évolué et aboutissent à stigmatiser un Samaritain opportuniste qui s'entend stratégiquement avec un "rotten kid" (enfant gâté). Enfin la troisième partie propose une discussion sur la portée du dilemme [2].
1. PRÉSENTATION DU DILEMME
4Tout d’abord, le dilemme du Samaritain se fonde sur une anthropologie de "l’homme moderne". Cet homme amolli est confronté à des situations réclamant une décision tranchée et courageuse. Le développement économique a permis à l’individu rationnel d’accéder à des options (paniers de biens) qui lui étaient interdites jusqu’ici. Son unique objectif consiste à assurer une position sociale par un niveau de revenu et des choix de consommation. Dès lors, il n’est pas rationnel pour ce nouvel agent économique de s’impliquer personnellement dans des "stratégies courageuses", qui deviennent comparables à un bien inférieur [3]. Si l’on accepte cette hypothèse, cet homme moderne n’est pas apte à former des stratégies dominantes reposant sur un "courage stratégique". Il préfère se comporter "pragmatiquement" en fonction des actions et réactions des individus avec lesquels il interagit. De ce fait, il ne peut se prémunir de la malveillance d’autrui en envoyant un signal dissuasif aux individus opportunistes.
5Pour illustrer ce phénomène, Buchanan construit un jeu mettant en scène un "parasite potentiel", qui cherche à profiter de la charité d’un "Samaritain". Le parasite dispose de deux stratégies. Il peut soit travailler et subvenir lui-même à ses besoins ou être inactif et solliciter la générosité d’autrui. Le Samaritain, quant à lui, a le choix entre un comportement charitable ou l’ignorance des réclamations du parasite potentiel.
6Trois conditions sont alors requises afin que ce jeu puisse se dérouler.
7Premièrement, les joueurs doivent avoir conscience de participer à un tel jeu. Cette requête paraît évidente, mais elle est néanmoins indispensable. En cas contraire, les objectifs des individus ne peuvent plus être évalués en termes de stratégies.
8Deuxièmement, les joueurs doivent connaître toutes les stratégies possibles et accepter de les utiliser rationnellement. A priori, aucun joueur ne doit rejeter une stratégie sous le prétexte d’une contrainte morale.
9Troisièmement, chaque joueur doit être conscient de son "pouvoir stratégique" sur les comportements des autres joueurs et d’une réciprocité prédictive sur ses propres décisions. L’enjeu du choix stratégique apparaît clairement comme l’influence qu’un individu peut avoir sur les autres pour servir ses propres fins. Ainsi, le "dilemme du Samaritain" se présente sous la forme d’un jeu en information complète.
10De ce cadre conceptuel, on dérive alors deux types de problématiques : le cas du Samaritain actif et le cas du Samaritain passif.
1.1 Cas du Samaritain actif
11Considérons les paiements du jeu entre le parasite et le Samaritain (Matrice 1). Chaque couple présente en premier les gains du Samaritain, puis les gains du parasite. Cette première matrice correspond aux différentes issues possibles d’un jeu séquentiel. Le Samaritain (actif) intervient le premier.
Matrice 1. Le dilemme du Samaritain actif

Matrice 1. Le dilemme du Samaritain actif
12Le Samaritain dispose d’une stratégie dominante qui est l’acte charitable, indépendamment des choix du parasite. Inversement, le parasite s’adapte aux décisions du Samaritain. Il anticipe que le Samaritain subirait une perte d’utilité en voulant sanctionner ses comportements opportunistes. Le couple (3,4) correspond à l’équilibre de Nash de ce jeu et coïncide également avec un optimum de Pareto. Ainsi, le parasite exploite la générosité du Samaritain sans que celui-ci ne puisse agir directement afin d’atteindre l’autre optimum du jeu, le couple (4,3).
13Ce résultat paradoxal, qui sanctionne le joueur agissant le premier, résulte de la spécification de la fonction de gain du Samaritain qui dépend positivement de la satisfaction du parasite [4].
14Par conséquent, le Samaritain actif s’efforce de gérer à court terme une situation qu’il ne maîtrise pas. Il est incapable de projeter son calcul sur une période future afin de circonvenir les agissements déviants du parasite, en l’incitant à rentrer dans le "droit chemin". Buchanan illustre ce phénomène par une mère qui répugne à corriger son enfant car la sanction lui procure plus de désutilité que la désobéissance de son fils (ou de sa fille). Celle-ci renonce à faire un exemple afin de prévenir de futurs comportements déviants et s’expose alors à la récidive. Le Samaritain actif dispose donc d’une préférence pour le présent très élevée qui l’empêche d’accorder une grande importance à ses gains anticipés.
15Le drame du Samaritain actif a pour origine l’implication "émotionnelle" de celui-ci, ce qui rend incompatibles les objectifs fixés avec les moyens mis en œuvre pour y accéder. Dans ce cas, les interactions sont guidées par l’intervention de règles morales qui pèsent sur la formation des choix, aussi bien pour le Samaritain que pour le parasite. La rationalité individuelle s’applique alors dans un univers normé préexistant et aucun joueur n’est en mesure, individuellement, de réduire l’importance qu’elles affirment sur l’issue du jeu. Le parasite détourne le sentiment de responsabilité du Samaritain pour parvenir à ses fins, sans en maîtriser toutefois l’intensité et le champ d’application. De même, le Samaritain ne contrôle pas la responsabilité qu’il éprouve vis-à-vis du bien-être du parasite et sa rationalité le conduit vers une solution qui ne satisfait, in fine, que son besoin de charité, sans se soucier si cette solution est véritablement idéale pour le parasite.
16Dans cet ordre d’idées, la responsabilité ressentie par le Samaritain vis-à-vis du parasite se retourne facilement contre ce dernier. En effet, si le parasite se contente de l’aide qu’il reçoit, et s’il anticipe que le Samaritain ne changera pas sa décision, il renonce à travailler et perd la qualification dont il disposait. Ce désinvestissement en capital humain peut s’avérer fatal si le parasite doit se représenter sur le marché du travail.
17L’action du Samaritain le rend responsable des intérêts du parasite à long terme. Nous citerons également l’exemple d’une troupe de théâtre (parasite) demandant une subvention auprès du ministère de la Culture (Samaritain) afin de monter un spectacle avec de jeunes acteurs. Le ministère a le choix d’accorder ou de refuser cette subvention. Réciproquement, la troupe opte soit pour l’élaboration d’un spectacle de qualité susceptible d’intéresser les spectateurs, soit pour un effort minimal. Si les paiements de la matrice 1 sont maintenus, l’équilibre intervient lorsque le gouvernement finance un spectacle de mauvaise qualité. Ainsi, la responsabilité de l’État vis-à-vis du développement des activités culturelles produit un effet opposé au but initial. Non seulement la troupe utilise de façon inefficace les subventions versées et se désintéresse de la satisfaction du public, mais elle sacrifie également le talent de ses membres, qui n’ont pas l’occasion de les exploiter dans de bonnes conditions. Les responsables politiques agissent à la fois contre la qualité du spectacle et contre l’intérêt personnel des acteurs de la troupe.
18Cependant, selon Buchanan, le dilemme qui voit le Samaritain incapable d’arbitrer rationnellement entre ses gains à court terme et ses gains à long terme, n’est pas insoluble. Si le Samaritain délègue son pouvoir de décision à un mandataire, extérieur au premier jeu, ce mandataire reprendra les objectifs finals du Samaritain, sans toutefois récupérer les mêmes contraintes liées à l’existence du parasite. On obtient alors la matrice suivante.
Matrice 2. Délégation du pouvoir de décision

Matrice 2. Délégation du pouvoir de décision
19La matrice 2 montre que le mandataire est prêt à soutenir un individu faisant preuve de bonne volonté, ce qui laisse inchangé la première colonne. Cependant, si le parasite potentiel ne produit aucun effort, le mandataire n’est pas incité à la charité. En outre, le parasite est convaincu que le mandataire est prêt à utiliser une "stratégie courageuse". Il anticipe alors des gains inférieurs si son comportement est opportuniste, car il sait que le mandataire n’est pas disposé à supporter une perte d’utilité. L’équilibre de Nash est alors le couple (4,3) qui correspond au seul optimum de ce jeu.
20Cette analyse aboutit à un plaidoyer en faveur d’un transfert des pouvoirs de décision, lorsque la responsabilité du décideur est directement impliquée. Dans un contexte de prédation, les individus dotés de règles morales ne doivent pas participer à une prise de décision impliquant les prédateurs car l’efficacité d’une telle procédure encourage les comportements opportunistes. Buchanan utilise alors cet argument afin de pourfendre les formes d’action collective autogérée (syndicats, lobbies, administrations autonomes…) lorsque celles-ci n’impliquent pas un mécanisme incitatif qui contraint les individus à révéler leurs préférences [5]. En l’absence d’un tel mécanisme, le dilemme du Samaritain montre qu’une configuration efficace n’est pas toujours souhaitable, même si elle coïncide avec l’interaction d’individus rationnels.
21Cette approche normative de la responsabilité pesant sur les agents économiques confrontés à des "problèmes sociaux" rejette la stratégie dominante de la charité car l’homme moderne, contraint par des règles morales et soumis à certaines velléités matérielles, n’est pas en mesure de contrôler les comportements du récipiendaire. Si, dans ce cas, l’individu décisif (Samaritain) perd toute liberté d’action, il est possible d’envisager une autre situation, pour laquelle le parasite joue le premier, ce qui rend passif le comportement du Samaritain.
1.2 Cas du Samaritain passif
22Dans ce cas, l’initiative est accordée au parasite qui décide, ou non, de reconnaître le jeu, i.e. d’agir stratégiquement à l’égard du Samaritain. Lorsque le jeu est lancé - le parasite agit stratégiquement - le Samaritain se contente alors de répondre, au mieux de ses intérêts, aux comportements du parasite. La matrice 3 décrit les paiements associés à ce nouveau jeu.
Matrice 3. Le dilemme du Samaritain passif

Matrice 3. Le dilemme du Samaritain passif
23Dans le cas du Samaritain actif, le donateur souhaitait, quoi qu’il arrive, "faire le bien" autour de lui, ce qui lui procurait en retour des gains d’utilité. Dans le cas du Samaritain passif, la charité ne s’impose pas systématiquement car elle n’intègre pas les objectifs initiaux du donateur qui devient un Samaritain potentiel. Le Samaritain ne dispose donc plus d’une stratégie dominante. Ses décisions dépendent intégralement des choix du parasite, auxquels il réagit au coup par coup. Le parasite anticipe alors le "pragmatisme" de son vis-à-vis : il prend conscience que le calcul du Samaritain est influencé par une règle morale fixée a priori. L’individu responsable, contraint par des présupposés moraux, est un être faible, au sens où il est incapable de menacer son partenaire opportuniste par l’envoi de signaux comportementaux.
24Selon Buchanan, les applications du dilemme du Samaritain passif sont très nombreuses et montrent la nécessité de se départir de toute "sensiblerie" lorsque la gravité d’une situation réclame une décision courageuse. L’exemple particulièrement adapté est celui des pirates de l’air (Matrice 4) : le pilote d’un avion, pris en otage avec son personnel de bord et ses passagers a le choix entre deux stratégies. Soit il prend la décision d'écraser l’avion et de cette manière, en se sacrifiant, décourage les tentatives futures d’autres pirates de l’air qui savent désormais que les prises d’otage ne sont pas une stratégie efficiente. Soit il obéit, il fait preuve de "mollesse", mais encourage de futurs pirates de l’air à réutiliser cette stratégie. Le dilemme montre bien dans ce cas la contradiction flagrante entre l’utilité de court terme de l’individu, (i.e. le pilote de l’avion et les passagers) et l’utilité à long terme de la communauté, (i.e. tous les autres pilotes et passagers futurs).
Matrice 4. Le courage stratégique

Matrice 4. Le courage stratégique
2. POSTÉRITÉ ET APPRÉCIATION DE L’ANALYSE DANS LE CAS DU DÉVELOPPEMENT
25Le dilemme de Buchanan illustre le fait que le Samaritain réagira en fonction de sa relation au futur. La forte préférence pour le présent implique dans les deux cas présentés des résultats négatifs à long terme. Bien sûr cette relation au temps est purement subjective et dépend de la perte d'utilité qu'endure le Samaritain, par exemple en ne pouvant pratiquer la charité. Ainsi, la mère qui doit donner la fessée à son enfant, pour l'empêcher de mal faire, relie la désutilité immédiate à l'utilité future en fonction de son taux (subjectif) d'actualisation. Cette hypothèse implicite du "plaisir charitable" du Samaritain a connu une très grande popularisation. Mais dans une partie de la littérature, le message initial de Buchanan a été quelque peu déformé. Notons que l’utilisation du dilemme n’a été réalisée que dans la forme du Samaritain actif.
2.1 Le Samaritain actif et l’aide au développement
26Le problème de l’aide au développement constitue la mise en application principale du dilemme proposé par Buchanan. Pedersen (2001) propose typiquement une telle analyse. Il postule qu’une organisation, un pays, "charitable" décide d’allouer ses aides entre différents bénéficiaires. Il s’agit bien du cas du Samaritain actif puisque, d’une part le Samaritain joue le premier (donne l’aide), d’autre part la fonction d’utilité du Samaritain est de type altruistique, le donateur internalise dans sa fonction d’utilité le bien-être du bénéficiaire.
27Les conclusions avancées par Pedersen sont les suivantes :
- Premièrement, conformément au dilemme, le pays bénéficiaire a tout intérêt à ne consentir aucun effort pour pouvoir obtenir l’aide. Comme le soulignent également Kahn et Sharma (1981,17) le pays bénéficiaire a tendance à noircir la situation pour bénéficier des largesses du FMI : "The IMF, given its mandate and cooperative structure, faces what is called the “Samaritan's dilemma”. Countries know that, faced with underperformance and a weak economy, the IMF is unlikely to impose strict conditionality, because it is concerned with the borrowing country's welfare. Simply put, penalties established in advance have limited credibility because they are unlikely to be enforced". Ce résultat reste valable selon Pedersen (2001), même dans le cas où le pays bénéficiaire est bienveillant à l’égard de sa population.
- Deuxièmement, la concurrence entre pays bénéficiaires pousse chacun d’entre eux à une stratégie d’appauvrissement pour obtenir l’aide au détriment des autres pays potentiellement bénéficiaires. La concurrence entre bénéficiaires accentue donc les effets pervers puisque pour bénéficier de l’aide du Samaritain il faut se montrer le plus pauvre du lot des pays potentiellement bénéficiaires.
28Cette application du dilemme trouve de nombreux échos dans les mesures d’aide aux pays pauvres. Par exemple, le système instauré en 1996 de l’aide sélective aux pays pauvres très endettés (PPTE) renforce la référence au dilemme du Samaritain. Les partisans de l’annulation de la dette des pays les plus pauvres pourraient aussi être amenés à reconsidérer leur position. L’annulation de la dette aurait pour effet de pousser les pays en développement à faire partie du classement de queue des pays les plus pauvres. Elle provoquerait, en raison des comportements de parasite des bénéficiaires, une concurrence entre pays pour devenir le plus pauvre et s’avérerait particulièrement perverse en termes d’effets. Ce type de difficulté connaît bien sûr une solution conforme au dilemme. Le donateur a une relation de principal-agent avec ses pays bénéficiaires. Ainsi, connaissant les efforts et leurs effets, il peut limiter l'aide jusqu'à ce que le pays ait donné satisfaction. Comme l’indiquent Calmette et Kilkenny (2001,108) "If the charity can observe both the actual effort and the outcome of the effort, it can commit to withhold aid until the recipient country exerts a satisfactory effort. This is related to The Samaritan Dilemma".
2.2 Le Samaritain devient un altruiste impur
29La rationalité stratégique des gouvernements prédateurs face aux experts constitue le premier aspect de l’application. Une déviance significative par rapport au message initial du dilemme consiste à caractériser le Samaritain par un altruisme impur. Cet altruisme impur n’est pas comme chez Andréoni (1988) un effet d’aise (warm glow effect), mais consiste la plupart du temps à considérer que le Samaritain a un intérêt bien compris à aider le bénéficiaire. L'aide devient opportuniste. Elle détruit encore plus le pays aidé, mais renforce le pouvoir du Samaritain.
30Koulibaly (1998,276) exprime parfaitement cette opinion : "Ainsi, l’aide matérielle, l’altruisme humanitaire, le don gratuit, deviennent des impératifs, de la part de B (le donateur) en faveur de A (le bénéficiaire). B sera donc prompt à enfermer A dans des attitudes de soumission et d’impuissance, à lui faire tendre la main et attendre quelque chose". Dans cette optique, le Samaritain n’agit pas par "mollesse", comme le soulignait avec force Buchanan, il agit au contraire en usant de son pouvoir pour réduire la stratégie inopérante des pays bénéficiaires et les soumettre à sa volonté, ce qui, en contrepartie, suppose l’aide qui crée la dépendance à l’égard de l’assistance du donateur.
Matrice 5. La stratégie du Samaritain impur

Matrice 5. La stratégie du Samaritain impur
31Comme cette matrice l’indique, la stratégie dominante consiste dans la solution (5,4). La seule différence, mais essentielle avec la matrice de Buchanan, réside dans le gain que le Samaritain retire de la stratégie de dépendance du parasite. Cependant, il s’agit là bien moins d’un parasite que d’une victime de l’aide. Pour restaurer l’aspect stratégique du parasite, le schéma maintenant usuel consiste à caractériser le pays bénéficiaire comme un "rotten kid".
2.3 L’intrusion du "rotten kid"
32Ce type d’analyse a, par exemple, été développé par Bruce et Waldman (1990) et par Koulibaly (1998).
33Rappelons que le théorème du "rotten kid", proposé par Becker (1974), s’énonce comme suit : si un agent bienveillant peut augmenter son utilité en réalisant un transfert vers un bénéficiaire quelconque, alors ce bénéficiaire, recherchant son intérêt propre, sera amené à simuler l’altruisme envers le donateur afin d’obtenir en fin de compte un transfert plus important que s’il ne s’était pas comporté de manière altruiste. Le bénéficiaire fait donc en sorte de choisir une stratégie qui maximise l’utilité du donateur pour, à son tour, en retirer un gain maximum.
34Notons que l’utilisation du "rotten kid" dans l’analyse suppose de respecter les conditions de validité de ce théorème, en l’occurrence :
- pour le donateur, le bien-être du bénéficiaire est un bien normal,
- le revenu du donateur est toujours supérieur à celui du bénéficiaire (avant et après transfert),
- l’aide apportée par le donateur doit atteindre un seuil qui induit la collaboration du bénéficiaire,
- le donateur doit avoir le dernier mot dans le jeu,
- il n’y a qu’un seul enjeu, le revenu [6].
35La quatrième condition est particulièrement importante. Dans le jeu, le donateur doit avoir le dernier mot, sinon aucune incitation à agir ne se produirait sur le bénéficiaire. Or, cette hypothèse est totalement contradictoire avec le dilemme du Samaritain posé par Buchanan qui stipule, au contraire, que le Samaritain, dans le cas du Samaritain actif, joue le premier.
36Deux solutions sont alors envisageables :
- Premièrement, il s’agit d’un cas de Samaritain passif. Mais cette solution ne fonctionne pas non plus. En effet, selon Buchanan, ce type de situation, où le Samaritain joue en second, apparaît par mollesse de ce dernier, qui au contraire préférerait ne pas réaliser de transfert (Cf. Matrice 3). Or, le "rotten kid" ne fonctionne que si l’utilité du donateur est accrue, ce qui est contradictoire avec l’hypothèse de Buchanan. Autrement dit, dans un cas de Samaritain passif, si le pays bénéficiaire consentait à des efforts, simulait l’altruisme, il n’aurait aucune incitation à donner.
- Deuxièmement, le Samaritain est un altruiste impur, ce qui renvoie à la matrice 5. Dans ce cas, le "rotten kid" est compatible avec le Samaritain, puisque la stratégie dominante réunit à la fois la charité du Samaritain et le parasitisme du "rotten kid". Chacun des protagonistes y trouve son intérêt bien compris. C’est cette interprétation que l’on trouve chez Bruce et Waldman (1990) ou Koulibaly (1998). Le Samaritain donne pour asseoir son pouvoir et le bénéficiaire joue le "rotten kid" en se montrant bon disciple pour bénéficier des largesses du Samaritain. Une telle interprétation est cependant fort éloignée de l’analyse menée initialement par Buchanan. L’hypothèse supposerait plutôt de parler de Samaritain impur.
3. DISCUSSION : RESPONSABILITÉ DU COURT AU LONG TERME
37 Dans la Bible, le Samaritain ne connaît pas de dilemme ; il montre la voie qui mène à la vie éternelle. Il vient secourir un être de la communauté opposée que ses propres frères n'ont pas voulu aider. Son aide est purement gratuite et cet "altruisme pur" est très éloigné des opportunismes qui entourent les interprétations du dilemme.
38Buchanan déplore que les Samaritains actuels cèdent aux exigences des prédateurs, mettant en cause le futur. Ils ne rentrent pas dans une vision plus stratégique qui accepterait des pertes provisoires au profit des communautés futures. Buchanan manie un amalgame provocateur entre terroristes, syndicats, étudiants, autant de prédateurs/parasites. Le mal vient de l'homme moderne empreint de trop de compassion et focalisé sur son utilité à court terme.
39Notons que le concept d'altruisme n'est pas utilisé dans cet essai, au contraire de celui de compassion. L'enjeu le plus intéressant, derrière le fatalisme antisocial, est le traitement de la responsabilité par rapport aux prédateurs et aux autres Samaritains. Un point remarquable soulevé par Buchanan est l’importance de la responsabilité à l’égard de la communauté. Or, cet aspect est resté relativement dans l’ombre et n’a pas donné de postérité à son analyse. De plus, le raisonnement de Buchanan repose sur un calcul de court terme des joueurs, tandis que la solution du dilemme consiste à prendre en compte l’utilité de long terme pour la communauté. Ces deux aspects sont insuffisamment explorés et nous proposons ici une réflexion critique.
3.1 La responsabilité à l’égard de la communauté
40Le dilemme montre la supériorité de la responsabilité collective sur l'utilité individuelle. La responsabilité devient un problème de bien public et la stratégie "molle" de court terme implique des externalités négatives vis-à-vis du reste de la communauté, présente ou future.
41Cet aspect a été oublié dans les analyses qui suivront sur l’aide au développement. Elles se réfèrent systématiquement à un Samaritain unique, sans en entrevoir les effets sur la communauté des Samaritains, pour se concentrer sur les conséquences concernant les bénéficiaires. Or, en la matière, certains développements pourraient être riches en enseignements.
42Si on se réfère, par exemple, à une communauté de donateurs altruistes, le résultat devient intéressant non pas du côté du bénéficiaire, mais du côté de l’aide versée, ce qui éclaire sur l’insuffisance de l’aide au développement. Le résultat habituel des contributions au financement d’un bien public en présence d’un altruisme généralisé du côté des donateurs indique que la provision pour ce bien sera inférieure à l’optimum et l’altruisme généralisé s’avère inefficace en matière de redistribution (Atkinson et Stiglitz, 1980). La solution à ce problème consiste habituellement à introduire une forme quelconque d’altruisme impur [7], ce qui rejoint la lignée des modèles de Samaritain impur. Dans un tel cadre, peut-on assister à une guerre de dons entre pays donateurs où chacun tente d’imposer sa puissance au détriment des autres ?
3.2 Utilités de court et de long terme
43Le dilemme proposé par Buchanan exprime la contradiction entre la maximisation de l'utilité à court terme et la maximisation de l’utilité à long terme. Cette dernière contradiction est privilégiée par Buchanan qui refuse l'arbitrage des collectivités, ces dernières se complaisant dans les solutions douces pour les criminels.
44L’hypothèse du mal moderne, selon laquelle la société riche devient permissive et perd ses valeurs est au cœur du problème. La compassion molle l'emporte le plus souvent. Seule la responsabilité stratégique, et donc la stratégie de courage qui nécessite parfois des sacrifices, peut éliminer les prédateurs de plus en plus nombreux.
45Cette conclusion de Buchanan repose néanmoins sur un présupposé extrêmement fort : le Samaritain serait en mesure de faire un calcul de long terme s’il n’était pas si faible de caractère, par contre les prédateurs ne feront pas ce type de calcul. Un doute sérieux peut être émis à l’encontre de ce présupposé. Et si les prédateurs conscients de la stratégie potentielle de long terme du Samaritain réalisaient, eux aussi, un calcul stratégique de long terme ? La stratégie forte de dissuasion proposée par Buchanan ne se trouverait-elle pas alors en échec ? Les "terroristes"seront-ils impressionnés ? Les terroristes qui s’écrasent contre les tours jumelles du World Trade Center, ceux qui prenant des otages n’hésitent pas à se sacrifier pour le bien de leur communauté et pour une récompense future dans l’au-delà, ne seront probablement guère intimidés par la stratégie de courage revendiquée par Buchanan. Leur calcul ne consiste pas dans un gain de court terme, mais dans une responsabilité de long terme, quitte à se sacrifier en espérant une récompense dans un autre monde.
CONCLUSION
46La démonstration de Buchanan (1975) s'appuie de façon prémonitoire sur l'exemple des pirates de l'air et illustre les comportements dans les cas du Samaritain actif et passif. Il raisonne sur la responsabilité du Samaritain en distinguant le court du long terme.
47Le dilemme du Samaritain est souvent cité pour fustiger l'aide inconséquente attribuée à des pays en difficultés. Ces pays peuvent être des prédateurs au même titre que les étudiants ou les syndicalistes dans la formulation initiale de Buchanan. Le dilemme est renforcé par son association avec le "Rotten Kid theorem" de Becker. Institutions donatrices et pays demandeurs sont d'accord pour s'installer dans l'aide. À la limite, le dilemme devient "laissez-moi mes pauvres car j'ai tellement de plaisir à les enfoncer dans la pauvreté !".
48Ainsi, il y a très loin entre le dilemme initial et les interprétations extensives et il convient d'être prudent dans son utilisation. La répression immédiate du prédateur (et de ses victimes) et la mise sous tutelle étroite des pays assistés ont des conséquences imprévisibles qu'il convient de mieux cerner.
Notes
-
[1]
C3ED/Université de Versailles St-Quentin-en-Yvelines. jjballetfr@ yahoo. fr,baarillot@ club-internet. fr,frrmahieu@ yahoo. fr
-
[2]
Le dilemme du Samaritain est utilisé plus largement par les logiciens à partir de la règle de Leibnitz : "nécessité fait loi". S'il est nécessaire que le Samaritain aide le Juif blessé, alors il est obligatoire qu'un Juif soit blessé.
-
[3]
Bien dont la demande diminue lorsque le revenu du consommateur augmente.
-
[4]
Par construction, les gains du Samaritain et ceux du parasite évoluent dans le même sens.
-
[5]
Buchanan (1965) montre qu’un mécanisme incitatif n’est pas nécessairement explicite (péage) lorsque les individus concernés par l’action collective coopèrent. Dans le cas du Samaritain, des règles préétablies et le contexte de prédation stérilisent toute négociation directe entre le Samaritain et le parasite.
-
[6]
Pour une discussion de ces hypothèses et les implications de leur relâchement, on peut consulter : Hirschleifer (1977,1985), Lindbeck et Weibull (1988), Bergstrom (1989), Cornes et Silva (1999) et Dijkstra (2000).
-
[7]
Pour une présentation de ce débat, voir Ballet (2000).